Montaigne et l’expérience du scepticisme
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2016 – 2, n° 64. varia - Auteur : Frigo (Alberto)
- Pages : 159 à 171
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Montaigne
et l’expérience du scepticisme
Montaigne et le scepticisme, ou plutôt Montaigne et ses scepticismes. Car il convient sans doute de faire état du caractère multiforme des thèses sinon des postures sceptiques dont témoignent les pages des Essais. La nécessité d’opérer un distinguo s’impose d’ailleurs presque comme une évidence lorsque l’on compare des passages où Montaigne revient sur des thèmes et des thèses qu’il a déjà abordés ailleurs, ou tout simplement reprend, dans des chapitres différents et d’une édition à l’autre de son livre, un même argument. C’est de ce cas de figure que relèvent les deux pages capitales de l’« Apologie de Raimond Sebond » et du dernier des Essais, « De l’expérience », sur lesquelles nous voudrions nous attarder ici. Elles constituent un excellent point de départ pour articuler la question des rapports entre scepticisme et expérience, en suggérant que Montaigne pense l’expérience du scepticisme (c’est-à-dire autant l’expérience qu’on fait du scepticisme que celle que le scepticisme permet malgré tout, encore et toujours, de faire) à partir du concept de réformation. Finalement, si « les Pyrrhoniens ne se servent de leurs arguments et de leur raison que pour ruiner l’apparence de l’expérience1 », celle-ci constitue néanmoins le dernier mot des Essais. Et Montaigne de décrire une réformation de l’entendement qui définit précisément l’espace d’une connaissance par expérience en régime sceptique.
160Venons donc à notre lecture en parallèle de l’« Apologie » et de l’essai « De l’expérience », et soit d’abord une page de la dernière section du plaidoyer paradoxal pour Sebond. Après avoir persiflé la diversité des opinions philosophiques, Montaigne y stigmatise l’incapacité des hommes à « tirer2 » une forme de sagesse à partir des échecs de leur jugement : « Combien diversement jugeons-nous des choses ? Combien de fois changeons-nous nos fantaisies ? » Or l’inconstance de nos opinions et de nos jugements ne suffit pas pour miner notre attachement aux vérités que nous « tenons » pour certaines : « Ce que je tiens aujourd’hui et ce que je crois, je le tiens et le crois de toute ma croyance, tous mes outils et tous mes ressorts empoignent cette opinion et m’en répondent sur tout ce qu’ils peuvent, je ne saurais embrasser aucune vérité, ni conserver avec plus de force, que je fais cette-ci. J’y suis tout entier, j’y suis voirement. » Ainsi, « toujours la présente et la dernière » de nos fantaisies « c’est la certaine et l’infaillible ». Et pourtant, avoue Montaigne, « ne m’est-il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d’avoir embrassé quelque autre chose à tout ces mêmes instruments, en cette même condition, que depuis j’aie jugée fausse3 ? » L’expérience réitérée de l’erreur devrait déboucher sur la prise de conscience de la condition « fautière4 » de notre jugement : « Au moins faut-il devenir sage à ses propres dépens. » Hélas, il n’en est rien : nulle sagesse ne naît d’une histoire de fautes.
Comme le résumera Pascal dans les Pensées, « l’expérience nous pipe », car « nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre5 ». Et Frédéric Brahami de gloser, dans Le Scepticisme de Montaigne, « aucune réforme de l’entendement n’est possible6 ». Le mot est sans doute choisi à dessein car, en 1588, Montaigne ajoute à ce 161passage de l’« Apologie » quelques lignes où il oppose à l’impossible autocorrection de l’entendement la nécessité de l’action réformatrice de la grâce :
Les choses qui nous viennent du ciel ont seules droit et autorité de persuasion, seules marque de vérité – laquelle aussi ne voyons-nous pas [éd. 1588 : « vérité. Aussi celle-là, ne la voyons-nous… »] de nos yeux, ni ne la recevons par nos moyens : cette sainte et grande image ne pourrait pas en un si chétif domicile, si Dieu pour cet usage ne le prépare, si Dieu ne le réforme et fortifie par sa grâce et faveur particulière et supernaturelle7.
Formule remarquable à plusieurs titres. D’abord, en ce qu’elle fait de la vérité même une « marque » des choses « divines » et sa « grande image ». Depuis toujours la théologie chrétienne distingue en effet l’image et la vérité pour soumettre la première à la seconde, voire pour pointer la distance qui sépare l’homme, fait à l’image de Dieu (Gn. I, 26-27 ; IX, 6 ; Sag. II, 23) du Christ qui en est l’image (Col. I, 15, « eikôn »)8. Montaigne suggère au contraire qu’il faut comprendre la vérité elle-même comme une image – mais une image de quoi ? Ensuite, parce que Montaigne y fait une belle profession de synergisme qui prolonge ses thèses sur la notion de « foi vive » et sur l’usage des « raisons et […] discours humains9 » : la grâce ne vient pas nier la nature ni l’anéantir, mais la fortifie et la réforme. Ainsi, l’histoire sans mémoire de notre jugement qui ne cesse de s’illusionner d’avoir saisi le vrai et de retomber fatalement dans la désillusion, se trouve contrastée avec la réformation de l’âme (« un si chétif domicile ») opérée par Dieu. En vertu de cette préparation « supernaturelle », l’âme devient capable de la vérité, Dieu lui donnant la force de la « concevoir et loger » en elle. Ailleurs, Montaigne dénoncera « l’affirmation et l’opiniâtreté » de notre entendement à l’aide d’une comparaison avec le héros de la mythologie grecque Antée, qui reprenait « nouvelle fermeté et se renforçait par sa chute » : de même l’homme « aura donné du nez à terre, cent fois pour un jour : le voilà sur ses ergots, aussi résolu et entier que devant, vous diriez qu’on lui a infus, depuis, quelque nouvelle âme et vigueur d’entendement ». Loin d’exhiber la « défaillance » et d’imposer la « réformation », l’erreur 162renouvelle la présomption de l’entendement : s’il prend une « nouvelle âme » ou nouvelle forme, c’est n’est donc que manque de pouvoir véritablement se ré-former10.
Il convient de rapprocher la page de l’« Apologie de Raymond Sebond » que nous venons d’évoquer d’un passage du dernier des Essais qui s’ouvre avec un propos célèbre : « Quel que soit donc le fruit que nous pouvons avoir de l’expérience, à peine servira beaucoup à notre institution celle que nous tirons des exemples étrangers, si nous faisons si mal notre profit de celle, que nous avons de nous-mêmes : qui nous est plus familière, et certes suffisante à nous instruire de ce qu’il nous faut. Je m’étudie plus qu’autre sujet : C’est ma métaphysique, c’est ma physique11. » Or, au premier chef de cette étude dont il est à double titre le sujet, Montaigne retrouve la question déjà abordée dans II, 12 : comment « devenir sage à ses propres dépens » ? Pourtant le constat de l’échec (dans la suite de nos erreurs, « l’exemple nous instruit peu ») le cède ici à l’affirmation d’une instruction possible, car à portée de main et ne relevant finalement que de nous. « N’est-ce pas sottise de me laisser tant de fois piper à un guide ? », lisions-nous dans l’« Apologie » ; « Qui se souvient de s’être tant et tant de fois mécompté de son propre jugement, est-il pas un sot, de n’en entrer pour jamais en défiance ? », répètent les pages de « De l’expérience ». Mais ce n’est que pour déboucher sur une conclusion fort différente : « De l’expérience que j’ai de moi, je trouve assez dequoi me faire sage, si j’étais bon écolier », car « quand je me trouve convaincu par la raison d’autrui, d’une opinion fausse, je n’apprends pas tant ce qu’il m’a dit de nouveau, et cette ignorance particulière – ce serait peu d’acquêt – comme en général j’apprends ma débilité et la trahison de mon entendement12 ».
Qui plus est, l’expérience de soi impose non seulement de mettre à profit le passé pour mieux se conduire dans ses actions à venir, mais aussi, et plus radicalement, de passer d’un constat ponctuel à la formulation d’une « règle » :
163En toutes mes autres erreurs, je fais de même, et sens de cette règle grande utilité à la vie. Je ne regarde pas l’espèce et l’individu, comme une pierre où j’aie bronché. J’apprends à craindre mon allure partout, et m’attends à la régler. D’apprendre qu’on a dit ou fait une sottise, ce n’est rien que cela. Il faut apprendre qu’on n’est qu’un sot, Instruction bien plus ample et importante13.
Alors que l’« Apologie » dénonçait l’impossibilité de devenir sage à ses propres dépens en condamnant l’esprit à la volubilité infinie de ses croyances erronées, le dernier des Essais tire au contraire de la souvenance des fautes de notre jugement une règle de son bon usage. La conscience « qu’on n’est qu’un sot » remplace le registre des multiples « sottises » et permet à Montaigne d’accéder à une vérité d’un autre ordre : une instruction « bien plus ample et importante », « plus ample », parce qu’elle porte sur une faculté, et non seulement sur son usage ponctuel ; « plus importante », car on en sent une « grande utilité à la vie ». « J’apprends à craindre mon allure partout, et m’attends à la régler », résume Montaigne. Et Descartes de lui faire écho en écrivant dans une page du Discours de la méthode truffée de réminiscences des Essais : « Je tâche toujours de pencher vers le côté de la défiance, plutôt que vers celui de la présomption14. » Bref, l’expérience à la première personne du scepticisme aboutit à la résolution de douter systématiquement du bien-fondé de nos jugements.
En partant d’un même diagnostic de la condition « fautière » de notre entendement, les deux pages des Essais que nous venons d’évoquer définissent donc deux figures du scepticisme de Montaigne. Dans un cas, le travail du doute vient ébranler toute position de science considérée comme acquise et toute certitude prétendument fondée. Il s’agit d’un remède contre l’opiniâtreté dont il faut sans cesse user, car l’entendement est oublieux de ses erreurs et de ses errances. Dans l’autre cas, au contraire, l’expérience du scepticisme débouche sur une sagesse qui fait de la défiance généralisée sa première règle. Or Montaigne nomme ce « fruit que nous pouvons avoir de l’expérience » de nous-mêmes une réformation. Relisons : « Je n’apprends pas tant ce qu’il m’a dit de nouveau, et cette ignorance particulière – ce serait peu d’acquêt – comme 164en général j’apprends ma débilité et la trahison de mon entendement : d’où je tire la réformation de toute la masse15. » Le terme n’a rien d’anodin : une analyse détaillée de ses occurrences dans les Essais permettrait de montrer que Montaigne lui reconnaît le statut d’un véritable concept, tout en lui accordant un rôle central dans sa discussion du repentir et dans sa réflexion sur l’apprentissage de la vertu16. Nous nous bornerons ici à rappeler que son apparition dans ces lignes du chapitre « De l’expérience » ne passa pas inaperçue aux yeux de ce « suffisant » lecteur des Essais que fut Pascal.
Médusé, sinon véritablement obsédé par ce propos de Montaigne, Pascal le reprend en effet et le commente à maintes reprises dans les Pensées17. Il s’agit tantôt d’une paraphrase : « Je me suis trouvé tant de fois en faute de jugement droit, qu’enfin je suis entré en défiance de moi et puis des autres », lit-on par exemple dans le fragment Lafuma 520. Ailleurs, Pascal se plaît à orchestrer une mise en abyme du passage de l’ignorance particulière à la conscience de la débilité de notre entendement : « En écrivant ma pensée, elle m’échappe quelquefois ; mais cela me fait souvenir de ma faiblesse que j’oublie à toute heure, ce qui m’instruit autant que ma pensée oubliée, car je ne tiens qu’à connaître mon néant » (Lafuma 656). Mais c’est surtout en creux, c’est-à-dire par les critiques qu’il lui adresse, que Pascal fait ressortir l’importance et les difficultés de l’idée d’une réformation du jugement qui libérerait une sagesse se fondant sur l’expérience du doute sceptique. C’est le cas en particulier de deux notes de lecture, rédigées sans doute à partir de notre page de l’essai « De l’expérience » : « Qui s’aperçoit d’avoir dit ou fait une sottise croit toujours que ce sera la dernière. Loin d’en conclure qu’il en fera bien d’autres, il conclut que celle-là l’empêchera d’en faire18. » L’instruction 165que Montaigne tire de l’expérience de ses erreurs est correcte, mais reste, aux yeux de Pascal, inaccessible à la plupart des hommes, sinon à tout homme. Surtout, elle ne débouche pas sur une « institution » de soi. L’expérience de soi finit ainsi par appuyer une conclusion qui n’est, en réalité, qu’un faux espoir : celui d’une « réformation de toute la masse ». Hélas, les hommes semblent tout à fait incapables d’atteindre cette règle de défiance généralisée dont Montaigne « sent » si grande « utilité pour la vie ». Pascal reprend sa critique ailleurs, d’une façon encore plus nette : « On a bien de l’obligation à ceux qui avertissent des défauts, car ils mortifient, ils apprennent qu’on a été méprisé, ils n’empêchent pas qu’on ne le soit à l’avenir, car on a bien d’autres défauts pour l’être. Ils préparent l’exercice de la correction, et l’exemption d’un défaut » (Lafuma 422). Si les termes et l’argument font écho à ceux de Montaigne, la thèse en constitue une véritable palinodie. La correction fraternelle ne fait que « préparer l’exercice de la correction », et, ce qui plus est, cette correction ne saurait porter sur « toute la masse », son effet se limitant, dans le meilleur des cas, à « l’exemption d’un défaut ». Bref, « non content de professer qu’on n’est qu’un sot », [Montaigne] se risque à préciser que ce sot-là n’en demeure pas moins réformable19 ». Or, si la conséquence de la sottise à la conscience de la « débilité et trahison » de notre entendement est bonne, Pascal rejette toute prétention à « tirer » de cette dernière une réformation. Que l’on croie pouvoir se défaire de la sottise, après avoir reconnu que l’on n’est que des sots, voilà, selon Pascal, la dernière des sottises de « l’excellent auteur de l’Art de conférer20 ».
On aurait de quoi s’interroger sur cette prise de position de Pascal, furieusement allergique à l’idée d’une reformation avancée par Montaigne. Il y a certes là le réflexe du croyant qui dans sa Prière pour le bon usage des maladies écrivait : « Vous seul [Dieu] avez pu créer mon âme […]. Vous seul y avez pu former votre image : vous seul pouvez la réformer21 ». Mais il y a aussi sans doute l’effet d’une lecture de Montaigne à partir de Descartes et de Descartes sous Montaigne : « Jamais mon dessein ne s’est étendu plus avant que de tâcher à réformer mes propres pensées, et de bâtir dans un fonds qui est tout à moi », 166écrit en effet l’auteur du Discours de la méthode22. Aux yeux de Pascal, la réformation de Montaigne annonce déjà cette volonté de refonder en propre et, dès lors, de s’approprier du privilège de la réformation qui, au contraire, ne peut que revenir uniquement au Christ. Mais, pour notre propos, ce bref détour par la critique pascalienne ne valait qu’à confirmer l’importance de la décision théorique accomplie par Montaigne lorsqu’il écrivit : « En général j’apprends ma débilité et la trahison de mon entendement : d’où je tire la réformation de toute la masse. » Il nous reste désormais à montrer comment l’expérience de soi, donc de notre raison fautive et « fautière », peut donner accès à une expérience sur fond de scepticisme, c’est-à-dire, si l’on se tient à la caractérisation aristotélicienne de l’empeiria dont Montaigne s’inspire manifestement dans son dernier essai, à une forme de connaissance qui tout en n’accédant pas à l’universel atteint néanmoins un premier degré de généralité.
Dans les premières pages de la Métaphysique, la médecine est le savoir paradigmatique de ce statut intermédiaire (sinon indécis) que Aristote assigne à l’expérience, car elle permet d’articuler la différence entre le médecin empirique et le praticien qui possède l’art, c’est-à-dire la technè médicale23. Montaigne, sans doute informé des débats qui opposaient justement sur ce point les théoriciens de la médecine de son temps24, rappelle que « l’expérience est proprement sur son fumier au sujet de la médecine, où la raison lui quitte toute la place25 ». À ce titre, la médecine fait « profession d’avoir toujours l’expérience pour touche de son opération26 ». Une grande partie de l’essai « De l’expérience » sera ainsi consacrée par Montaigne à la description de sa « santé corporelle » et au rejet des discours de l’ars medica, qui se voient remplacés par une médecine 167de soi et par soi. Or nous voudrions suggérer, à titre d’hypothèse, que dans ce long développement sur la maladie et la nécessité de jouir loyalement de notre condition « merveilleusement corporelle27 », Montaigne nous livre indirectement l’exemple d’une expérience accomplie par un esprit qui a réformé son entendement. Autrement dit, dans le dernier des Essais, Montaigne montre que, tout en étant devenu sage à ses propres dépens et en ayant désormais incorporé le scepticisme comme une règle de l’allure de son esprit, il ne renonce pas pour autant à relater ce que « l’expérience » lui « a appris » et même à en affirmer la vérité comme une certitude inébranlable : « Je ne crois rien plus certainement que ceci : que je ne saurais être offensé par l’usage des choses que j’ai si longtemps accoutumées28. »
Prenons donc au sérieux une formule que Montaigne risque ailleurs, dans le chapitre « De la ressemblance des enfants aux pères », toujours à propos des leurres des praticiens : « La médecine se forme par exemples et expérience : aussi fait mon opinion29. » Finalement, penser l’expérience du scepticisme, l’expérience sur fond de scepticisme, reviendra à montrer comment ces opinions, que Montaigne n’hésite pas à nommer ailleurs ses « dogmes30 », se forment « par exemples et expérience ». Nous nous bornerons à indiquer ici deux éléments qui, aux yeux de Montaigne, caractérisent la possibilité d’un savoir empirique en régime sceptique.
a Premièrement, lorsqu’il y va des dogmes auxquels accède l’expérience d’un entendement qui s’est réformé, le temps importe plus que le vrai. Le souvenir des erreurs passées impose comme règle de pencher toujours vers le côté de la défiance en doutant de la certitude de vérités auxquelles s’attache notre croyance. À la certitude du vrai, Montaigne préfère dès lors le long usage. Au tout début de son étude de sa santé corporelle, il affirme :
J’ai assez vécu, pour mettre en compte l’usage qui m’a conduit si loin : Pour qui en voudra goûter, j’en ai fait l’essai, son échanson. En voici quelques articles, comme la souvenance me les fournira. Je n’ai point de façon qui 168ne soit allée variant selon les accidents : mais j’enregistre celles que j’ai plus souvent vues en train : qui ont eu plus de possession en moi jusqu’asteure31.
La valeur d’une croyance ne se mesure pas à sa (prétendue) certitude, mais à sa capacité d’endurer plus longtemps en notre entendement. Les préceptes médicaux de Montaigne peuvent bien avoir été démentis par les accidents de sa vie : leur validité relève de ce qui arrive « le plus souvent ». Et cela vaut aussi pour les autres principes durables que Montaigne est parvenu à mettre en évidence au cours des essais de son jugement. Dans « De la présomption », une remarquable généalogie des « dogmes » souligne cette centralité du temps :
Les plus fermes imaginations que j’aie, et générales, sont celles qui, par manière de dire, naquirent avec moi, elles sont naturelles et toutes miennes. Je les produisis crues et simples, d’une production hardie et forte, mais un peu trouble et imparfaite ; depuis je les ai établies et fortifiées par l’autorité d’autrui, et par les sains discours des anciens auxquels je me suis rencontré conforme en jugement : ceux-là m’en ont assuré la prise, et m’en ont donné la jouissance et possession plus entière32.
Le travail de la comparaison – voire de la critique – qui passe par le dialogue avec les Anciens ne transforme pas les imaginations hardies et « généreuses » en certitudes, mais en assure la possession et la prise : sans être plus vraies, elles « ont plus de possession en moi », deviennent plus « fermes ». Si elle renonce à la certitude inébranlable, l’expérience du scepticisme livre pourtant des imaginations fermes qui ne valent, dit Montaigne, que parce que depuis longtemps « l’usage m’en informe33 ».
b Mais cette généalogie de ses « plus fermes imaginations » n’était introduite par Montaigne dans « De la présomption » que pour expliquer ses opinions « infiniment hardies et constantes à condamner » son « insuffisance » et « cette capacité de trier le vrai », « cette humeur libre, de n’assujettir aisément » sa « créance34 » qui constitue la maîtresse forme de son esprit. 169D’où le deuxième caractère de l’expérience d’un entendement réformé : si le temps l’emporte sur la vérité, celle-ci le cède face à la liberté. De nouveau, l’expérience de la santé corporelle fournit le modèle pour toute démarche de la pensée. Certes, Montaigne affirme en toutes lettres : « Ma santé, c’est maintenir sans destourbier mon état accoutumé35. » D’où le rejet de tout artifice de l’ars medica qui trouble l’état habituel du patient. Mais, au-delà de cette santé, il y a une santé plus haute : celle à laquelle la vieillesse n’a désormais plus accès, mais dont jouissent les jeunes – et qui reste le modèle pour la vie de l’esprit. En effet,
l’accoutumance […] peut duire non seulement à telle forme qu’il lui plaît (pour tant, disent les sages, nous faut-il planter à la meilleure, qu’elle nous facilitera incontinent), mais au changement aussi et à la variation. Qui est le plus noble et le plus utile de ses apprentissages. La meilleure de mes complexions corporelles, c’est d’être flexible et peu opiniâtre. J’ai des inclinations plus propres et ordinaires, et plus agréables, que d’autres : Mais avec bien peu d’effort je m’en détourne, et me coule aisément à la façon contraire36.
Hélas, glose Montaigne,
quoique j’aie été dressé autant qu’on a pu à la liberté et à l’indifférence : si est-ce que, par nonchalance, m’étant en vieillissant plus arrêté sur certaines formes (mon âge est hors d’institution, et n’a désormais de quoi regarder ailleurs qu’à se maintenir) la coutume a déjà, sans y penser, imprimé si bien en moi son caractère, en certaines choses, que j’appelle excès de m’en départir37.
La liberté et l’indifférence, désormais perdues par Montaigne « par nonchalance » en son vieil âge38, restent le modèle d’une intelligence « libre, saine et entière39 ». Ainsi, lit-on encore dans « De la présomption », les « belles âmes […] sont les âmes universelles : ouvertes et prêtes à tout : sinon instruites, au moins instruisables40 », alors que Montaigne se voit désormais « hors d’institution ». Bref, l’expérience 170du scepticisme n’interdit pas de « fermes imaginations » dont le long usage assure une possession plus entière. Cependant, cette jouissance du long usage se trouve subordonnée à la joie plus haute de la « liberté d’en user autrement41 ». De nouveau, ce n’est pas la vérité qui décide de l’approche de Montaigne. L’universel ne s’oppose pas au particulier, comme le nécessaire au contingent, mais il indique le privilège à accorder à une posture « ployable et souple42 » sur toute forme de durcissement. Il s’agit finalement de proposer des « dogmes » non pas de les établir.
Concluons. Dans les pages du dernier des Essais, l’expérience du scepticisme débouche sur une réformation de l’entendement qui libère en retour la possibilité de concevoir une forme d’expérience en régime de doute sceptique. S’engager dans une « réformation de toute la masse » signifie pour Montaigne se résoudre au doute et faire de « la défiance » un précepte, une « règle43 » de l’art de bien penser, en gardant la « vue » de l’esprit « libre, saine et entière44 ». Ainsi, la réformation relève moins d’un mouvement en arrière que d’une décision de garder et perpétuer une « posture » : Montaigne a appris à faire de la circonspection, de la retenue dans l’acte de juger45, la règle de « l’allure » de son entendement ; il a compris à quel point il est nécessaire « d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention », comme le dira Descartes46, en vérifiant par lui-même la vérité de la maxime cicéronienne : « Nihil est turpius quam cognitioni et perceptioni assertionem approbationamque praecurrere47. » Il pourra alors risquer des « dogmes » et tenir ses « imaginations » les plus expérimentées pour « les plus fermes », tout en sachant que la « jouissance » de ces croyances qu’un long usage a fait passer en nous « en substance48 » reste subordonnée à la santé plus parfaite de la liberté de l’esprit qui sait qu’« on se doit adonner aux meilleures règles, mais non 171pas s’y asservir49 ». De cette réformation de l’entendement accomplie par un esprit expérimenté en scepticisme Montaigne esquisse la figure dans un raccourci remarquable où chaque mot appellerait un commentaire et avec lequel il convient de conclure :
À ma faiblesse si souvent reconnue, je dois l’inclination que j’ai à la modestie : à l’obéissance des créances qui me sont prescrites : à une constante froideur et modération d’opinions – et la haine à cette arrogance importune et querelleuse, se croyant et fiant toute à soi : ennemie capitale de discipline et de vérité50.
Alberto Frigo
Université de Reims Champagne-Ardenne
1 II, 12, p. 385 (VL, p. 571). Nous citons les Essais d’après l’édition en trois volumes d’André Tournon (Paris, Imprimerie Nationale, 1998), en indiquant les numéros de livre, de chapitre et de page (les trois volumes correspondent aux trois livres des Essais. Pour des raisons typographiques, nous remplaçons le point en haut utilisé par l’éditeur par des signes de ponctuation). Nous donnerons aussi, entre parenthèses, la page de l’édition Villey-Saulnier (Paris, PUF, 2004, abrégée VL). Voir enfin, pour l’annotation, l’établissement du texte et les variantes, l’édition fournie par J. Balsamo, M. Magnien, C. Magnien-Simonin et A. Legros pour la « Bibliothèque de la Pléiade » (Paris, Gallimard, 2007) et celle d’E. Naya, D. Reguig-Naya et A. Tarrête (Paris, Gallimard, 2009, 3 vol).
2 III, 13, p. 425 (VL, p. 1065).
3 II, 12, p. 371 (VL, p. 563).
4 II, 12, p. 372 (VL, p. 564) : « Au moins devrait notre condition fautière nous faire porter plus modérément et retenûment en nos changements. Il nous devrait souvenir, quoi que nous reçussions en l’entendement, que nous y recevons souvent des choses fausses, et que c’est par ces mêmes outils qui se démentent et qui se trompent souvent ». Voir André Tournon, « Route par ailleurs ». Le « nouveau langage » des Essais, Paris, Champion, 2006, p. 214-216.
5 Pensées, Lafuma 148. Voir Vincent Carraud, « De l’expérience : Montaigne et la métaphysique », dans Vincent Carraud et Jean-Luc Marion (dir.), Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, Paris, PUF, 2004, p. 49-87, p. 81, no 2.
6 Paris, PUF, 1997, p. 72.
7 II, 12, p. 372 (VL, p. 563-564), nous soulignons.
8 Voir Olivier Boulnois, Une archéologie du visuel au Moyen Âge, ve-xvie siècle, Paris, Seuil, 2008.
9 II, 12, p. 183 (VL, p. 449).
10 III, 13, p. 441-442 (VL, p. 1075) : « Cettui-ci aura donné du nez à terre, cent fois pour un jour : le voilà sur ses ergots, aussi résolu et entier que devant, vous diriez qu’on lui a infus, depuis, quelque nouvelle âme et vigueur d’entendement, Et qu’il lui advient comme à cet ancien fils de la terre, qui reprenait nouvelle fermeté et se renforçait par sa chute, cui, cum tetigere parentem/ Jam defecta vigent renovato robore membra. »
11 III, 13, p. 437 (VL, p. 1072).
12 III, 13, p. 438-439 (VL, p. 1073-1074).
13 Ibid.
14 AT VI, p. 3, nous soulignons. Voir l’article capital de Geneviève Rodis-Lewis, « Doute pratique et doute spéculatif chez Montaigne et Descartes », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, 182, 1992, p. 439-449 et plus récemment, la mise au point de Dan Arbib, « Le moi cartésien comme troisième livre. Note sur Montaigne et la première partie du Discours de la méthode », Revue de métaphysique et de morale, 74, 2012, p. 161-180.
15 III, 13, p. 439 (VL, p. 1074), nous soulignons.
16 Pour une analyse plus fouillée de III, 13, p. 438-439 (VL, p. 1073-1074) et quelques remarques sur le concept de « réformation » chez Montaigne, nous permettons de renvoyer à notre étude : « Un sujet bien mal formé : expérience de soi, forme et réformation dans les Essais de Montaigne » (Cahiers de philosophie de l’Université de Caen, no 52, 2015, p. 69-92) dont nous avons repris ici les conclusions.
17 Voir les remarques d’Emmanuel Martineau dans son édition de Pascal, Discours sur la religion et sur quelques autres sujets qui ont été trouvés après sa mort parmi ses papiers, Paris, Fayard/Armand Colin, 1992, p. 259-260.
18 Il s’agit de l’une des pensées découvertes par Jean Mesnard dans un manuscrit de la collection de Joly de Fleury (voir Blaise Pascal, Textes inédits, Paris, Desclée de Brouwer, 1962) ; éd. Lafuma, pensée inédite XI.
19 Voir Pascal, Discours sur la religion et sur quelques autres sujets, op. cit., p. 260.
20 Ces remarques confirment la lecture que fait Martineau du fragment Lafuma 780. Voir Pascal, Discours sur la religion et sur quelques autres sujets, op. cit., p. 148 et 260.
21 Pascal, Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies (Œuvres complètes, éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, t. IV, 1992, p. 1002).
22 AT VI, p. 15. Cf. III, 9, p. 267 (VL, p. 958) : « Mais d’entreprendre à refondre une si grande masse, et à changer les fondements d’un si grand bâtiment, c’est à faire à ceux qui pour décrasser effacent : qui veulent amender les défauts particuliers par la confusion universelle » (nous soulignons).
23 Voir Carlos Steel (éd.), Aristotle’s Metaphysics Alpha (with an edition of the Greek text by Oliver Primavesi), « Symposium Aristotelicum », Oxford-New York, Oxford University Press, 2012.
24 Voir Ian Maclean, Logic, Signs and Nature in the Renaissance : the Case of Learned Medicine, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. On pourrait utilement rapprocher la première page de « De l’expérience » de l’incipit des Aphorismes d’Hippocrate : « Ars longa, vita brevis, occasio praeceps, experimentum periculosum, iudicium difficile » (nous soulignons).
25 III, 13, p. 446 (VL, p. 1079).
26 III, 13, p. 447 (VL, p. 1079).
27 III, 8, p. 229 (VL, p. 930).
28 III, 13, p. 447 (VL, p. 1080).
29 II, 37, p. 680 (VL, p. 764).
30 Voir Alain Legros, « Qu’est-ce qu’un “dogme” pour Montaigne », dans O Cepticismo e Montaigne, éd. R. Bertand Romão, Covilhã, Universidade da Beira Interior, 2003, p. 59-82.
31 III, 13, p. 448 (VL, p. 1080).
32 II, 17, p. 522-523 (VL, p. 657-658). Voir aussi III, 2, p. 55 (VL, p. 812) et Francis Goyet, Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux xvie et xviie siècles, Paris, Garnier, 2009, p. 238-244 ; 482.
33 III, 13, p. 443 (VL, p. 1076).
34 II, 17, p. 522 (VL, p. 657-658).
35 III, 13, p. 448 (VL, p. 1080).
36 III, 13, p. 452-453 (VL, p. 1082-1083).
37 III, 13, p. 453-454 (VL, p. 1083).
38 Voir Thierry Gontier, « Que philosopher, c’est apprendre à vieillir », dans Montaigne, sous la dir. de P. Magnard et T. Gontier, Paris, Cerf, 2010, p. 293-314.
39 III, 6, p. 182 (VL, p. 899).
40 II, 17, p. 513 (VL, p. 652).
41 III, 13, p. 484 (VL, p. 1103).
42 III, 13, p. 453 (VL, p. 1083).
43 Voir sur ce thème Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, Paris, PUF, 2007.
44 III, 6, p. 171 (VL, p. 899).
45 Emmanuelle Baillon, « Une critique du jugement », Revue Internationale de Philosophie, 181, 1992, 46, p. 138-156.
46 AT VI, p. 18.
47 III, 13, p. 441 (VL, p. 1075).
48 III, 10, p. 346 (VL, p. 1011) : « Somme, me voici après à achever cet homme, non à en refaire un autre. Par long usage cette forme m’est passée en substance, et fortune en nature. »
49 III, 13, p. 456 (VL, p. 1085).
50 III, 13, p. 441 (VL, p. 1075).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06632-3
- EAN : 9782406066323
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06632-3.p.0159
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/12/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français