Le scepticisme comme art de penser sans concepts
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2016 – 2, n° 64. varia - Author: Giocanti (Sylvia)
- Pages: 37 to 50
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Le scepticisme
comme art de penser
sans concepts
À l’issue d’une conférence d’Emiliano Ferrari consacrée à son ouvrage Montaigne, une anthropologie des passions1, des auditeurs ont fait part de leur crainte de lire une étude des Essais centrée sur une anthropologie philosophique. L’un craignait que l’écriture montanienne de soi n’apparaisse plus d’une manière suffisamment concrète, l’autre que l’impact du contexte social sur l’histoire personnelle de Montaigne ne se perdent dans les limbes. Dans les deux cas, ce qui était redouté dans la lecture philosophique des Essais, était l’abstraction à laquelle devrait conduire nécessairement une discipline théorique pourvoyeuse de concepts ou de formes (eidos) universelles qui font perdre de vue la matière : Montaigne tel qu’il s’est peint avec les couleurs les plus bigarrées dans le chatoiement du devenir.
Nous voudrions montrer que cette crainte serait fondée si la philosophie de Montaigne n’était pas sceptique, ou si on plaquait sur les Essais une métaphysique, ce dont il faut bien se garder si l’on veut en effet comprendre les Essais ; qu’elle n’est en rien fondée si l’on considère, que le scepticisme de Montaigne, comme art de penser sans concepts, ne précède pas les Essais à titre de doctrine, ou même de position théorique préalable qui y serait exprimée, mais au contraire résulte de la forme même de l’essai comme genre littéraire
Ainsi, nous prendrons le contre-pied d’une déclaration de Bernard Sève selon laquelle « le dogme reçu du scepticisme de Montaigne nous paraît non seulement affaiblir et déformer la portée de ces textes, mais interdire même, en un sens, de les lire2 ». Il nous importera au contraire de montrer que le scepticisme est la seule philosophie qui, en tant que 38philosophie de la non-position déployant une pensée jamais installée, ne trahisse pas l’écriture des Essais, et permette de les « lire ».
C’est ce qu’exprime explicitement Montaigne lorsqu’il déclare que si son âme pouvait prendre pied, il n’écrirait pas des essais (ne s’essaierait pas), mais se résoudrait, c’est-à-dire ne serait pas sceptique3. En d’autres termes, le scepticisme est la traduction philosophique de l’essai comme écriture de l’irrésolution de la pensée.
Une philosophie anti-métaphysique de l’informe,
de la transformation
et démultiplication des formes
La philosophie est associée à l’élaboration intellectuelle des concepts, car dans sa partie métaphysique, elle est en quête d’une forme essentielle, détachée (abstraite) des qualités concrètes et particulières, forme qui porte la signification de l’universel et est exprimée par un terme adéquat susceptible d’être défini.
Lorsque Montaigne déclare que sa métaphysique et sa physique ne sont pas autre chose que l’étude du « moi » dans sa singularité4, il rompt de manière polémique avec la philosophie de la forme universelle, c’est-à-dire avec la métaphysique. La forme ne peut être qu’individuelle et passagère, et si « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition », ce n’est pas en référence à la forme universelle de l’homme, comme le prétend Jean-Luc Marion5, mais comme l’analyse André Tournon6, en référence à toutes les manières d’être homme que chacun 39porte en soi virtuellement et qu’il peut adopter tour à tour, au fil du temps, selon les circonstances : « La forme de notre estre despend de l’air, du climat et du terroir où nous naissons, non seulement le teint, la taille, la complexion et les contenances, mais encore les facultez de l’âme », si bien que les hommes sont « bons ou mauvais, selon que porte l’inclination du lieu où ils sont assis7 ».
L’environnement naturel n’est pas le seul facteur de cette diversification de la forme de l’homme qui l’apparente à un caméléon. Il faut savoir en effet que selon Montaigne, « c’est à la coustume de donner forme à nostre vie, telle qu’il lui plaist, et qu’elle peut tout en cela », en raison de son pouvoir métamorphique8. Ainsi, la forme maîtresse qui semble (si l’on ne prend pas garde au contexte) résister à l’institution de la coutume en III, 29 est dénoncée comme une illusion en II, 32, p. 72510, car elle n’est saisissable que comme prise de vue instantanée du « moi », abstraction faite des transformations successives qui le façonnent.
Si on examine le « moi » comme l’essayiste s’efforce de le faire, c’est-à-dire compte tenu des circonstances internes et externes, en accommodant son histoire à l’heure, de jour en jour, de minute en minute11, le « moi » ne déploie pas les potentialités d’une forme première. Il change sans cesse de « forme », c’est-à-dire d’aspect, selon les âges de la vie12, si bien qu’il apparaît d’une difformité étonnante13. Non seulement le « moi » se situe dans le passage entre plusieurs formes qui s’ajoutent d’elles-mêmes, « surpoids qui ne condamnent point la première forme14 », vestige d’un premier jet de la pensée sous 40les alongeails, mais encore il est ouvert à l’adoption d’autres formes, afin de faire valoir la souplesse de son âme15. Les formes naturelles et permanentes prisées par la philosophie scolastique sont dissoutes. Elles ne persistent que dans le langage, ce qui explique les nombreuses occurrences du terme « forme » dans les Essais, selon un sens banalisé qui en défait le sens technique.
Ainsi, le projet de ressaisir le « moi » en en dressant le portrait n’est pas articulé à un projet d’être, à l’actualisation d’« une forme du total », d’un concept de soi et des actions à accomplir qui serait déjà présente en sa tête16. « Réciter l’homme », c’est décliner ses manières d’être, sans chercher à le « former17 », c’est-à-dire sans chercher un universel qui viendrait unifier la recherche et dessiner le point d’accomplissement vers lequel il devrait tendre après corrections successives. Il ne s’agit pas de coïncider avec l’homme en soi en réalisant pour soi la perfection portée par le concept (ou forme), puisqu’il y a incompatibilité entre être et vivre dans le passage, c’est-à-dire rechercher des usages appropriés de soi : « C’est estre, mais ce n’est pas vivre, que se tenir attaché et obligé par necessité à un seul train18 ». L’essayiste a bien rompu avec une recherche métaphysique de l’essence de l’homme, précédée d’une recherche de l’être en tant qu’être, situé hors du temps, dont l’homme n’a aucune expérience19. Philosopher signifie désormais examiner des pensées fluctuantes dans lesquelles on ne trouvera rien de permanent, penser n’étant pas autre chose qu’empoigner de l’eau, tenter de saisir ce qui par nature coule partout20.
Il n’est donc pas même envisageable de se jauger à partir d’une forme extraite de la comparaison des données sensibles semblables dont on aurait l’expérience. Ce travail aristotélicien d’abstraction de la forme (ou concept) est également hors de portée, puisque l’expérience du monde selon Montaigne est celle d’« une perpétuelle multiplication et vicissitude 41de formes », qui n’en offre pas moins que celles produites par la raison21. La réduction de la métaphysique et de la physique à l’étude de soi a exclu toute approche ontologique, au profit d’une approche kaléidoscopique de soi, qui consiste à manifester le « moi » à partir d’une phénoménologie comprise sceptiquement comme un discours se proposant de faire état de ce qui apparaît (le phénomène).
Ainsi, lorsque Montaigne présente ses Essais comme l’enregistrement de ses pensées, enrôlées dans l’exercice d’écriture22, il apparente sa démarche à l’enquête sceptique telle que la caractérise Sextus Empiricus, comme un récit qui a valeur de témoignage, de rapport : « De rien de ce qui sera dit nous n’assurons qu’il est complètement comme nous le disons, mais pour chaque chose nous faisons, en historien, un rapport, conformément à ce qui nous apparaît sur le moment23 ». Philosopher consiste à montrer ce qui nous apparaît, à prendre sceptiquement la mesure de la condition de l’homme, d’un point de vue qui ne peut en unifier la diversité.
L’exploration sceptique de l’expérience
comme irréductible à l’unité conceptuelle
Il ne suffit pas en effet de renoncer à une approche métaphysique de la philosophie pour, en adoptant une attitude empiriste, unifier l’expérience et dépasser le scepticisme. Le « moi » chez Montaigne n’est pas en effet, comme il le sera chez Hume, ce qui organise l’expérience selon des lois d’association constante des idées dans l’imagination, puisque la pensée elle-même se dérobe à la régularité propre à la logique naturelle. Ce en quoi il ne suffira pas d’ajouter à Hume ce que Kant lui a ajouté, une conscience originaire (transcendantale) qui confère au « moi » une permanence et une fixité – dont il est dépourvu dans la perception interne du flux des phénomènes – une unité formelle qui, par-delà les opérations de l’imagination, opère la synthèse du divers des représentations par 42la recognition dans le concept24. Pour Montaigne, il n’y a pas de forme substantielle (Aristote), ni de sujet métaphysique fondateur (Descartes), ni d’identité fonctionnelle par laquelle la diversité empirique serait unifiée (Hume), et encore moins une conscience de l’unité de la synthèse de tous les phénomènes (Kant). Le « moi » montanien est en effet « non un » (« Moy à cette heure et moy tantost sommes bien deux »), d’« une ressemblance [qui] ne faict pas tant un comme la difference fait autre25. D’une contexture informe, faite de lopins, il n’est que rapiècement et bigarrure, si bien qu’il prend conscience de lui-même lorsque son esprit « fait le cheval eschappé », c’est-à-dire lorsque, livré à son indiscipline, il fait l’expérience de l’égarement, de sa tendance à se soustraire à toutes les liaisons, en raison de sa volubilité et dissolution26.
Il y a donc bien une spontanéité de l’esprit chez Montaigne, mais elle n’est pas comme chez Kant spontanéité par laquelle la pensée range diverses représentations sous une représentation commune, opérant ainsi la synthèse des phénomènes. L’esprit se manifeste aussi par son inventivité, son mouvement de production de sens au sein de l’écriture des Essais, à partir d’une interprétation des phénomènes qui l’arrêtent, l’étonnent. Mais dans sa manifestation première, l’esprit est d’abord puissance de dérèglement, puissance de déliaison, de dissolution, et non pas puissance d’organisation du réel suivant des fonctions de synthèse opérées par un entendement législateur. L’esprit montanien ne produit pas spontanément des concepts, mais des pensées imprévisibles qui ne se laissent pas attacher ou lier au moyen de discours ou raisons, suivant la tradition dialectique inaugurée par Platon. Elles se laissent davantage « entasser », sans « ordre, suite ny proportion que fortuite27 ». Ces rêveries surgissant de manière impromptue, pour s’évanouir ensuite, il ne faut 43pas s’étonner si l’épineuse entreprise qui consiste à suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit signifie pour Montaigne, qui renoue avec le sens étymologique de discourir (discore), courir ça et là, « à sauts et à gambades », de manière fortuite, pour s’égarer « plustot par licence que par mesgarde28 » : « Mon dessein est de representer en parlant une profonde nonchalance et des mouvements fortuites et impremeditez, comme naissant des occasions presentes29 ».
Prendre acte de la spontanéité de la pensée ne signifie donc pas pour le philosophe sceptique se rendre attentif à la production de concepts comme fonctions d’unification de la pensée sans lesquelles la connaissance ne serait pas possible, mais bien plutôt accueillir les opinions qui se rencontrent par hasard en nous, nous « tombent en la fantaisie », et nous font dire avant de les énoncer « il se trouve que ». Il importe au philosophe de reconnaître avant toute chose la spontanéité non conceptuelle (car imaginative) de l’esprit et la contingence dans la production des pensées, puisqu’il se donne pour tâche de représenter continuellement leur agitation et mutation en quelque matière « qu’elles tombent30 ».
Au-delà de cette représentation des pensées, il s’agit de les examiner, c’est-à-dire de les « peser » et « contrebalancer », conformément à l’étymologie du mot « penser ». Ceci revient certes à les juger, mais sans que ce jugement procède d’une liaison conceptuelle par laquelle une connaissance serait produite. Car si les Essais sont des essais du jugement31, c’est d’abord au sens sceptique de défaire les jugements qui ont été faits (par d’autres) et qui résident précisément dans les concepts (et les lexiques qui y ont été associés) qui ont été confectionnés par les philosophes et en constituent l’organon. Toutefois, parce que l’objet examiné est « en perpétuelle mutation et branle32 », on ne saurait adéquatement énoncer à la première personne des propositions stables à son sujet, s’en remettre à la permanence du langage pour dire ce qu’il « est », alors qu’il s’agit d’en montrer le devenir, la seule réalité dont on puisse faire l’expérience. Et 44c’est bien l’erreur que commettent les philosophes scolastiques, qui, en prétendant découper le réel d’une manière intelligible, par l’exhibition d’un universel (les formes essentielles que réalisent les êtres individuels) le rendent en vérité inintelligible, car méconnaissable : « Je ne recognois pas chez Aristote la plus part de mes mouvements ordinaires : on les a couverts et revestus d’une autre robe pour l’usage de l’eschole33 ».
La philosophie, en tant qu’elle se définit par un travail d’élaboration conceptuelle censé servir à la connaissance des choses, apparaît aux yeux du sceptique, et ce dès Pyrrhon, en réaction à la philosophie du langage d’Aristote34, comme une activité normative qui procède d’une mise en ordre arbitraire du réel à partir du discours. Montaigne, qui défend un parler « sans definition, sans partition, sans conclusion35 » s’inscrit en porte-à-faux par rapport à cette prétention à unifier la diversité du réel au moyen de formes universelles qui ne renvoient qu’aux seules catégories du langage. Puisqu’il « n’est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et varieté36 », il s’agira moins de connaître que de saisir des singularités qui échappent à toute logique, à partir de l’expérience que le « moi » fait de lui-même, et qui lui permet moins de se dire, que de se peindre par touches et retouches successives.
La métaphore picturale, qui décrit l’activité littéraire, s’inscrit dans une démarche philosophique qui consiste à défaire ou désarticuler les concepts, pour penser le réel suivant le modèle de l’art, plutôt que de la science.
Le discours sceptique
comme exercice de déliaison conceptuelle
Le discours sceptique donne à penser en défaisant les limites conceptuelles propres au discours dogmatique. Le concept en effet vient en effet de conceptus, qui désigne l’action de contenir dans des limites, alors que ce qu’il y a à penser est ce qui ne peut pas être contenu entre des limites, parce qu’il n’a pas d’être, mais s’écoule sans cesse, dans un 45flux continu37. Comment dire ce qui n’a aucune stabilité, puisque le langage, comme l’analyse Montaigne, est fait pour dire l’être ? Faudrait-il, comme le suggère l’essayiste, inventer un nouveau langage38 pour être en adéquation avec l’entre deux (ce qui est situé entre l’être et le non-être) que les sceptiques veulent exprimer ?
La solution consiste à tirer doublement parti de la forme littéraire de l’essai. Elle consiste, premièrement, dans le prolongement des expressions sceptiques de Sextus Empiricus, à donner un nouveau statut au discours par l’utilisation des modulateurs « qui amollissent et moderent la temerité de nos propositions39 » ; deuxièmement à substituer l’image au concept, la métaphorisation à la conceptualisation, c’est-à-dire en effet à inventer un nouveau discours philosophique.
Modalisation sceptique
On peut laisser de côté ceux qui rejettent le scepticisme au point d’y voir une défense obstinée de l’ignorance universelle et l’interdiction formelle de juger ou de croire, en en faisant un dogmatisme à l’envers, dans la mesure où ces accusations ne correspondent à aucune caractéristique des écrits sceptiques. Mais ceux qui les lisent, et s’étonnent d’y voir, au lieu d’un exposé continuel de doutes, des affirmations qui leur paraissent contredire la position sceptique et en montrer l’impraticabilité, doivent retenir toute notre attention.
Ces lecteurs, en effet, commettent l’erreur de ne pas s’interroger sur le statut du discours sceptique, de ne pas « taster de toutes parts » la manière dont la pensée « est logée en son autheur40 ». Le sceptique peut très bien faire des déclarations avec certitude, à partir du moment où il ne présente pas son discours comme une vérité, mais seulement comme l’énoncé de son opinion, exprimée par manière de devis et non d’avis41. Le sceptique 46demeure sceptique, tant que son âme ne prend pas pied, ne s’ancre pas dans ce qu’elle pense. Même si lorsqu’il dit et écrit ce qu’il pense, il y croit, à partir du moment où il le dit sans avoir l’assurance que les choses sont complètement comme il le dit, pour parler comme Sextus Empiricus42, il n’en est pas moins sceptique. Un sceptique peut dire fermement ce qu’il pense, s’il n’occulte pas la boiterie de sa raison – attitude spirituelle caractéristique du dogmatisme43 – et garde pleinement conscience de son pas naturellement détraqué. Il n’y a pas d’incompatibilité entre l’affirmation et le scepticisme, si l’on n’est pas dupe du fait que ce qui est affirmé l’est de manière précaire propre à l’essai d’une pensée, toujours en apprentissage et à l’épreuve44, et qui se poursuivra indéfiniment, tant « qu’il y aura de l’encre et du papier au monde45 ».
Pour inscrire dans la construction discursive cette modalité spécifique du scepticisme, Montaigne agence les énoncés à plusieurs niveaux. Ceci lui permet de prendre du recul par rapport au point de vue présenté, qui n’est pas nécessairement le sien, et qu’il peut selon les cas, accepter, avec certaines réserves, comme le refuser. Et même s’il le considère comme sien, cela ne peut pas être sans distance, eu égard au fait que la position adoptée peut toujours être remise en cause ultérieurement. La raison ayant une infinité de formes, c’est-à-dire pouvant produire une infinité de raisons, il convient de défendre un point de vue à titre hypothétique seulement, pour le mettre à l’épreuve, sans estimer que l’on doive s’y arrêter définitivement, faire des « arrêts » qui mettraient un terme au jugement, puisque le scepticisme se distingue au contraire par le retrait de ce droit46. Ceci implique une prudence dans l’exercice du jugement et une mise à distance par l’ironie de l’esprit de sérieux caractéristique du juge et du philosophe dogmatiques. C’est en quoi un sceptique peut dire sans plaisanter que, ne pas tenir grand compte de la philosophie, c’est vraiment philosopher47.
47La pensée de l’essayiste est sceptique, parce qu’étant en perpétuelle mutation et branle, et faite d’imaginations irrésolues et parfois contraires48, elle n’est pas unifiée d’emblée par le locuteur. Et il est remarquable qu’elle relève à la fois de la diaphonia ou discordance sceptique, de type externe, qui met en regard des discours qui correspondent à des positions ou des arguments dogmatiques différents et, comme l’analyse Kirsti Sellevold49, de la polyphonie linguistique, de type interne, qui explore les potentialités de la raison du locuteur, en soumettant le discours à « l’obligation particuliere à ne dire qu’à demy, à dire confusément, à dire discordamment50 », c’est-à-dire en contraignant la raison à manifester son pouvoir de déliaison.
Le résultat de ce travail sceptique est, d’une manière pleinement assumée par Montaigne, la discontinuité, la fragmentation du dire et de la pensée : « Je prononce ma sentence par articles descousus, ainsi que de chose qui ne se peut dire à la fois et en bloc51 ». C’est ce qu’André Tournon appelle le « langage coupé » des Essais, parler « court et serré », « desreglé, descousu et hardy52 » promu par Montaigne contre le déploiement continu du logos philosophique qui enchaîne les raisons.
Il s’agit en effet de refaçonner le discours philosophique en le rompant, en produisant des segments d’énoncés, mais aussi inversement en élargissant les limites des concepts par l’extension métaphorique de leur contenu.
Les limites du concept
repoussées par métaphorisation
Si le travail sur les concepts relève de l’art plus que de la science, ce n’est donc pas par refus opiniâtre de savoir. C’est parce que, dans le cadre de l’invention de ce nouveau langage sceptique, le traitement poétique de l’image, en s’appuyant sur le transport propre à la métaphore et le retour au sens propre mis à la place du sens figuré (par transplantation et 48ravaudage53), est particulièrement fécond philosophiquement. L’image a en effet une fonction suggestive qui permet de repousser les limites du concept, d’élargir l’horizon spéculatif en restaurant le lien ave la réalité enclavée par la mise en forme conceptuelle. Ayant des contours plus flous que le concept, elle convient mieux à ce qui est indéterminé, évanescent, confus, obscur. Elle a une puissance d’évocation qui, par synonymie, métonymie, et glissement de sens, permet d’associer d’autres figures aux précédentes, et ainsi de rendre compte de l’ambiguïté et du mélange qui caractérisent les mouvements de notre esprit.
Par exemple, la métaphore du « cheval eschappé » évoque avec plus de puissance la spontanéité débridée des productions de l’esprit qu’une critique en bonne et due forme de la rationalité, telle qu’elle a été comprise par les philosophes dogmatiques.
Il en va de même pour la correction sceptique de la métaphore philosophique de la chasse de la vérité. Au moyen d’une inversion hiérarchique entre le point de départ et l’arrivée (la prise, c’est-à-dire la vérité) en II, 12, p. 507-510, puis en III, 5, p. 881, de son ancrage dans une érotique d’inspiration platonicienne, Montaigne opère un renversement plus percutant et plus radical que celui qui aurait pu être défendu sur la base d’une réfutation de la position idéaliste initiale.
Enfin, pour prendre un troisième exemple, la métaphore de la peinture de soi fait l’économie d’une critique sceptique de l’entreprise socratique du « connais-toi toi-même » (telle qu’elle est esquissée à la fin de III, 9) et surtout d’un « discours de la méthode » sur ce qu’il faudrait mettre en œuvre pour y parvenir. Cette méthode ne relève pas en effet du repérage des idées, formes ou concepts qui sont en notre âme, mais d’un exercice d’invention de soi à partir d’un matériau naturel qui est déjà informé, mais qu’il faut néanmoins sans cesse retoucher, puisqu’il s’agit en se peignant et en peignant ses pensées de refaçonner le « moi » par l’écriture des Essais, au moyen de « (re)configurations textuelles » (selon l’expression d’André Tournon) qui conjuguent des contrariétés que la philosophie dogmatique, qui fonctionne par couples de concepts opposés, estime inconciliables.
Se découvrir au naturel, ainsi, de manière paradoxale, n’est possible « qu’en se parant sans cesse54 », c’est-à-dire à la fois en se couvrant d’ornements (ou parures) et en se mettant à nu (puisque « parer » peut aussi vouloir dire, 49préparer en ôtant les parties inutiles, « peler »), les deux sens étant réunifiés par l’idée de « rendre propre à l’usage ». On peut certes le dire autrement (comme en III, 5, p. 874) qu’en s’appuyant sur l’ambiguïté d’une métaphore : on peut dire que pour atteindre la nature, il faut de l’art, art de défaire les procédés artificiels qui ont rendu la nature inaccessible, art qui rend toute entreprise d’authentification de soi artificieuse. Mais s’exprimer ainsi, c’est précisément assortir des concepts mal assortis, en faisant surgir des contradictions par leur heurt, ce qui se comprend mieux si on fait aussi tomber leurs limites, si on mêle les contenus qu’on a tort dissociés.
C’est de cette manière, pour prendre un dernier exemple, que Montaigne repousse les limites qui distinguent nature et coutume, à l’intérieur du chapitre i, 23 : ce qui est au début était présenté dans un rapport d’opposition avec la nature (la dénaturant), s’apparente peu à peu à un processus de naturalisation qui fait que l’on peut à bon droit « appeler nature l’usage et condition de chacun de nous55 », c’est-à-dire ce à quoi nous sommes accoutumés.
C’est ainsi que Montaigne s’emploie, par le travail de mise en forme des Essais, à penser le réel selon des modalités non dogmatiques. Les images qui ressurgissent des concepts défaits sont combinées par l’essayiste pour faire réapparaître la mobilité, la variabilité, les contrariétés, de nos pensées et du monde, caractéristiques qui avaient été évincées des discours philosophiques, parce qu’étant contradictoires, elles ne pouvaient s’accorder avec les principes fondateurs des doctrines philosophiques.
Ce en quoi la métaphorisation n’est pas seulement un mode d’exposition qui se prête à exprimer ce qui est « sans certaine figure56 ». Elle est aussi ce qui, au moyen de fictions, démultiplie les formes, et par là même rompt avec les systèmes de pensées accréditées57.
On peut en conclure que les études littéraires ou linguistiques ont sauvé la lecture philosophique des Essais en les rendant à la philosophie par la reconnaissance de ce que Nicolas Le Cadet appelle « leur scepticisme stylistique », nouveau langage qui permet au scepticisme de se dire d’une manière plus appropriée que le langage dogmatique58.
50Ce scepticisme stylistique se caractérise premièrement, comme l’ont montré les travaux d’André Tournon, par la segmentation des énoncés caractéristiques de la rationalité dogmatique, sous l’effet de la ponctuation, des majuscules de scansion, et de leur agencement polyphonique sur plusieurs niveaux ; deuxièmement, par la reconfiguration métaphorique (et non conceptuelle) de l’opinion, des fantaisies, des rêveries ; troisièmement, par le recours à des modalisateurs sceptiques qui délimitent la portée des jugements et le degré d’engagement du locuteur.
Ces caractéristiques discursives configurent la pensée de manière précaire, conformément à la zététique pyrrhonienne selon laquelle, dans la quête de la vérité, « il y a tousjours place pour un suivant59 », puisque sous l’impulsion du doute, la pensée n’est jamais freinée, mais réélaborée en permanence et réajustée60. Celui qui estime, quand il est allé le plus avant qu’il peut, qu’il voit encore du pays au-delà (selon la métaphore de I, 26, p. 146), voit les choses ainsi parce qu’« il a une vue trouble et en nuage », c’est-à-dire qu’il fait l’expérience indépassable du doute compris comme démarche chancelante et tâtonnante.
Ainsi, le scepticisme de Montaigne n’est pas une position de départ, mais la position la plus avancée. Il ne peut pas désigner une doctrine qui serait un préalable à l’essai et qui précéderait sa rédaction, puisqu’il renvoie à l’essai du jugement, et par ce biais à la forme de l’essai qui en procède, dans sa plasticité61.
C’est pourquoi l’essai est aussi un travail permanent de réécriture, interrompu par la mort de l’essayiste, mais relayé par des lecteurs suffisamment philosophes pour avoir envie de poursuivre l’investigation. Et c’est sans doute eux que Montaigne invite, après avoir entassé des têtes62, à produire, avec ou sans concepts, d’infinis essais.
Sylvia Giocanti
Université Toulouse – Jean Jaurès, ENS-Lyon IHRIM
1 Paris, Classique Garnier, 2014. La conférence s’est tenue à l’ENS-Paris, le 28 octobre 2014, dans le cadre de l’assemblée générale du BSIAM.
2 Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, PUF, 2007, p. 352.
3 III, 2, p. 805 (éd. PUF, Quadrige, 1992) : « Si mon âme pouvoit prendre pied, je ne m’essaierois pas, je me resoudrois […] »
4 III, 13, p. 1072 : « Je m’estudie plus qu’autre subject. C’est ma métaphysique, c’est ma physique ».
5 Jean-Luc Marion, « Qui suis-je pour ne pas dire ego sum, ego existo », in Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, V – La forme entière, Paris, PUF, Épiméthée, 2004, p. 249 et suiv. Pour une réfutation de cette lecture, voir Sylvia Giocanti, « Montaigne, un scepticisme sans tranquillité ? » SIAM, 2012, no 55, p. 78-84 « Une quiétude conquise contre l’ontologie de la forme universelle ».
6 André Tournon, La Glose et l’essai, Paris, H. Champion, 2000, chap. vi, p. 273 ; Route par ailleurs. Le nouveau langage des Essais, H. Champion, 2006, p. 130 ; « L’humaine condition : Que sais-je ? Qui suis-je ? », in Montaigne et la question de l’homme, PUF, 1999, p. 15-31. Voir dans le même recueil l’article de Jean-Yves Pouilloux, « La forme maîtresse », p. 33-45.
7 II, 12, p. 575. C’est moi qui souligne. Sur l’importance des « circonstances voisines », cf. II, 1, p. 334-335 et III, 2, p. 814.
8 III, 13, p. 1080. Montaigne ajoute : « C’est le breuvage de Circé, qui diversifie nostre nature comme bon luy semble. »
9 III, 2, p. 811 : « il n’est personne, s’il s’escoute, qui ne descouvre en soy une forme sienne, une forme maistresse, qui luicte contre l’institution […] »
10 II, 32, p. 725 : « Il semble à chascun que la maistresse forme de nature est en luy ; touche et rapporte à celle là toutes les autres formes. Les allures qui ne se reglent aux siennes, sont feintes et artificielles. Quelle bestiale stupidité ! ».
11 III, 2, p. 805.
12 Voir III, 13, p. 1102, la comparaison des différents portraits de Montaigne.
13 III, 11, p. 1029 : « plus je me hante et me connois, plus ma difformité m’estonne ». Cf. aussi III, 2, p. 804 où Montaigne présente l’homme qu’il récite comme « bien mal formé ».
14 III, 9, p. 964.
15 III, 3, p. 818, « Il ne faut se clouer si fort à ses humeurs et complexions. Notre principale suffisance, c’est sçavoir s’appliquer à divers usages. […] Les plus belles ames sont celles qui ont plus de variété et de souplesse ».
16 II, 1, p. 337.
17 III, 2, p. 804.
18 III, 3, p. 818.
19 Voir II, 12, p. 603.
20 II, 12, p. 601 : « Et si de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins qui voudroit empoigner l’eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu’il vouloit tenir et empoigner. »
21 Voir III, 6, p. 908 et III, 13, p. 1065 : « La raison a tant de formes, que nous ne sçavons à laquelle nous prendre ; l’experience n’en a pas moins. »
22 I, 8, p. 33 et III, 13, p. 1079.
23 Voir Esquisses pyrrhoniennes, I, 1, 4, traduction P. Pellegrin, édition Du Seuil, 1997.
24 Kant, Critique de la raison pure, Logique transcendantale, Livre I, analytique des concepts, chap. 2, III – De la synthèse de la recognition dans le concept, PUF, 1986, traduction Tremesaygues et Pacaud, p. 115-121.
25 Voir respectivement III, 9, p. 964 et III, 13, p. 1065.
26 Voir successivement II, 1, p. 337 (les lopins), II, 20, p. 675 (« L’homme en tout et par tout, n’est que rapiessement et bigarrure »), I, 8, p. 33 (« le cheval eschappé ») II, 12, p. 559 (l’esprit « outil vagabond, dangereux et temeraire »).
27 III, 5, p. 876 : « mon ame me desplait de ce qu’elle produict ordinairement ses plus profondes resveries, plus folles et qui me plaisent le mieux, à l’improuveu et lors que je les cerche moins ; lesquelles s’esvanouissent soudain, n’ayant sur le champ où les attacher ». Voir aussi I, 28, p. 183 (les grotesque sans proportion ni suite) et II, 12, p. 546 : « Nouvelle figure : un philosophe impremedité et fortuite ! ».
28 Voir III, 6, p. 378 et III, 9, p. 994.
29 III, 9, p. 963.
30 III, 9, p. 946 : « Et quand serai-je à bout de representer une continuelle agitation et mutation de mes pensées, en quelque matière qu’elles tombent […] ? »
31 Voir I, 50, p. 301. Nous nous permettons de renvoyer à notre article « De quel jugement les Essais sont-ils l’essai ? », in Méthode ! revue de littératures française et comparée, no 18, Vallongues, 2010, p. 71-78.
32 II, 12, p. 601.
33 III, 5, p. 874.
34 Voir à ce sujet Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, Puf, 1994.
35 II, 17, p. 637.
36 III, 13, p. 1065.
37 II, 12, p. 601 : « Finalement, il n’y a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects. Et nous, et nostre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse. Ainsi il ne se peut establir rien de certain de l’un à l’autre, et le jugeant et le jugé estant en continuelle mutation et branle. »
38 II, 12, p. 527 : « Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune maniere de parler : car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies […] ».
39 III, 11, p. 1030.
40 III, 8, p. 936.
41 III, 11, p. 1035.
42 « De rien de ce qui sera dit nous n’assurons qu’il est complètement comme nous le disons », Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, op. cit., I, 1 (4).
43 Comme l’analyse Nicolà Panichi dans « La boiterie de la raison », BSAM, janv-juin 2001, p. 179.
44 III, 2, p. 805 : « Elle [mon âme] est toujours en apprentissage et en espreuve. »
45 III, 9, p. 945 : « Qui ne voit que j’ay pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’iray autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde ? »
46 III, 8, p. 923 : « Nous autres, qui privons nostre jugement du droict de faire des arrests […] ». Le « nous » renvoie ici aux philosophes sceptiques.
47 Voir II, 12, p. 511. Pour une analyse des montages ironiques paradoxaux dans les Essais, voir Papa Gueye « Les subtilités de l’auto-dérision dans les Essais », BSIAM, juillet-déc. 1995, p. 39-45.
48 III, 2, p. 805 : « C’est une contrerolle de divers et muables accidens et d’imaginations irresoluës et, quand il y eschet, contraires : soit que je sois autre moy-mesme, soit que je saisisse les subjects par autres circonstances et considerations ».
49 « Phônai skeptikai et expressions modalisantes », in L’Écriture du scepticisme de Montaigne, Genève, Droz, 2004, p. 25-37.
50 III, 9, p. 996.
51 III, 13, p. 1076.
52 I, 40, p. 171.
53 Voir III, 5, p. 874.
54 II, 6, p. 378.
55 III, 10, p. 1009.
56 I, 28, p. 183.
57 André Tournon, « “Et séparément considérées”, Mélancolie : les leurres des lectures synthétiques », in BSAM, janv-juin 2006, p. 173.
58 Voir Nicolas Le Cadet, NBSAM, 2e semestre 2007, « La maxime et le “nouveau langage” des Essais », p. 86-87.
59 III, 13, p. 1068.
60 Voir André Tournon, SIAM, 2e semestre 2009, « Le doute investigateur : métamorphoses d’un “refrain” de Plutarque dans les Essais », p. 11.
61 Voir André Tournon, « La plasticité des Essais », BSAM, janv-juin 1999.
62 I, 40, p. 251.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-06632-3
- EAN: 9782406066323
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06632-3.p.0037
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-22-2016
- Periodicity: Biannual
- Language: French