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Classiques Garnier

Le scepticisme comme art de penser sans concepts

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2016 – 2, n° 64
    . varia
  • Author: Giocanti (Sylvia)
  • Abstract: Skepticism is the only philosophical traduction of the essay, as litereray genre elaborated by Montaigne to express the irresolution of his mind. The Montaigne’s essay implies on one hand the dissociation between philosophy and metaphysics and on the other hand the association between philosophy and the skeptical experience of transformation of mental representations. Thus, Montaigne’s thought will be characterized by its irreducibility to concepts and its devices for untying concepts.
  • Pages: 37 to 50
  • Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406066323
  • ISBN: 978-2-406-06632-3
  • ISSN: 2261-897X
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06632-3.p.0037
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 12-22-2016
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
37

Le scepticisme
comme art de penser
sans concepts

À lissue dune conférence dEmiliano Ferrari consacrée à son ouvrage Montaigne, une anthropologie des passions1, des auditeurs ont fait part de leur crainte de lire une étude des Essais centrée sur une anthropologie philosophique. Lun craignait que lécriture montanienne de soi napparaisse plus dune manière suffisamment concrète, lautre que limpact du contexte social sur lhistoire personnelle de Montaigne ne se perdent dans les limbes. Dans les deux cas, ce qui était redouté dans la lecture philosophique des Essais, était labstraction à laquelle devrait conduire nécessairement une discipline théorique pourvoyeuse de concepts ou de formes (eidos) universelles qui font perdre de vue la matière : Montaigne tel quil sest peint avec les couleurs les plus bigarrées dans le chatoiement du devenir.

Nous voudrions montrer que cette crainte serait fondée si la philosophie de Montaigne nétait pas sceptique, ou si on plaquait sur les Essais une métaphysique, ce dont il faut bien se garder si lon veut en effet comprendre les Essais ; quelle nest en rien fondée si lon considère, que le scepticisme de Montaigne, comme art de penser sans concepts, ne précède pas les Essais à titre de doctrine, ou même de position théorique préalable qui y serait exprimée, mais au contraire résulte de la forme même de lessai comme genre littéraire

Ainsi, nous prendrons le contre-pied dune déclaration de Bernard Sève selon laquelle « le dogme reçu du scepticisme de Montaigne nous paraît non seulement affaiblir et déformer la portée de ces textes, mais interdire même, en un sens, de les lire2 ». Il nous importera au contraire de montrer que le scepticisme est la seule philosophie qui, en tant que 38philosophie de la non-position déployant une pensée jamais installée, ne trahisse pas lécriture des Essais, et permette de les « lire ».

Cest ce quexprime explicitement Montaigne lorsquil déclare que si son âme pouvait prendre pied, il nécrirait pas des essais (ne sessaierait pas), mais se résoudrait, cest-à-dire ne serait pas sceptique3. En dautres termes, le scepticisme est la traduction philosophique de lessai comme écriture de lirrésolution de la pensée.

Une philosophie anti-métaphysique de linforme,
de la transformation
et démultiplication des formes

La philosophie est associée à lélaboration intellectuelle des concepts, car dans sa partie métaphysique, elle est en quête dune forme essentielle, détachée (abstraite) des qualités concrètes et particulières, forme qui porte la signification de luniversel et est exprimée par un terme adéquat susceptible dêtre défini.

Lorsque Montaigne déclare que sa métaphysique et sa physique ne sont pas autre chose que létude du « moi » dans sa singularité4, il rompt de manière polémique avec la philosophie de la forme universelle, cest-à-dire avec la métaphysique. La forme ne peut être quindividuelle et passagère, et si « chaque homme porte la forme entière de lhumaine condition », ce nest pas en référence à la forme universelle de lhomme, comme le prétend Jean-Luc Marion5, mais comme lanalyse André Tournon6, en référence à toutes les manières dêtre homme que chacun 39porte en soi virtuellement et quil peut adopter tour à tour, au fil du temps, selon les circonstances : « La forme de notre estre despend de lair, du climat et du terroir où nous naissons, non seulement le teint, la taille, la complexion et les contenances, mais encore les facultez de lâme », si bien que les hommes sont « bons ou mauvais, selon que porte linclination du lieu où ils sont assis7 ».

Lenvironnement naturel nest pas le seul facteur de cette diversification de la forme de lhomme qui lapparente à un caméléon. Il faut savoir en effet que selon Montaigne, « cest à la coustume de donner forme à nostre vie, telle quil lui plaist, et quelle peut tout en cela », en raison de son pouvoir métamorphique8. Ainsi, la forme maîtresse qui semble (si lon ne prend pas garde au contexte) résister à linstitution de la coutume en III, 29 est dénoncée comme une illusion en II, 32, p. 72510, car elle nest saisissable que comme prise de vue instantanée du « moi », abstraction faite des transformations successives qui le façonnent.

Si on examine le « moi » comme lessayiste sefforce de le faire, cest-à-dire compte tenu des circonstances internes et externes, en accommodant son histoire à lheure, de jour en jour, de minute en minute11, le « moi » ne déploie pas les potentialités dune forme première. Il change sans cesse de « forme », cest-à-dire daspect, selon les âges de la vie12, si bien quil apparaît dune difformité étonnante13. Non seulement le « moi » se situe dans le passage entre plusieurs formes qui sajoutent delles-mêmes, « surpoids qui ne condamnent point la première forme14 », vestige dun premier jet de la pensée sous 40les alongeails, mais encore il est ouvert à ladoption dautres formes, afin de faire valoir la souplesse de son âme15. Les formes naturelles et permanentes prisées par la philosophie scolastique sont dissoutes. Elles ne persistent que dans le langage, ce qui explique les nombreuses occurrences du terme « forme » dans les Essais, selon un sens banalisé qui en défait le sens technique.

Ainsi, le projet de ressaisir le « moi » en en dressant le portrait nest pas articulé à un projet dêtre, à lactualisation d« une forme du total », dun concept de soi et des actions à accomplir qui serait déjà présente en sa tête16. « Réciter lhomme », cest décliner ses manières dêtre, sans chercher à le « former17 », cest-à-dire sans chercher un universel qui viendrait unifier la recherche et dessiner le point daccomplissement vers lequel il devrait tendre après corrections successives. Il ne sagit pas de coïncider avec lhomme en soi en réalisant pour soi la perfection portée par le concept (ou forme), puisquil y a incompatibilité entre être et vivre dans le passage, cest-à-dire rechercher des usages appropriés de soi : « Cest estre, mais ce nest pas vivre, que se tenir attaché et obligé par necessité à un seul train18 ». Lessayiste a bien rompu avec une recherche métaphysique de lessence de lhomme, précédée dune recherche de lêtre en tant quêtre, situé hors du temps, dont lhomme na aucune expérience19. Philosopher signifie désormais examiner des pensées fluctuantes dans lesquelles on ne trouvera rien de permanent, penser nétant pas autre chose quempoigner de leau, tenter de saisir ce qui par nature coule partout20.

Il nest donc pas même envisageable de se jauger à partir dune forme extraite de la comparaison des données sensibles semblables dont on aurait lexpérience. Ce travail aristotélicien dabstraction de la forme (ou concept) est également hors de portée, puisque lexpérience du monde selon Montaigne est celle d« une perpétuelle multiplication et vicissitude 41de formes », qui nen offre pas moins que celles produites par la raison21. La réduction de la métaphysique et de la physique à létude de soi a exclu toute approche ontologique, au profit dune approche kaléidoscopique de soi, qui consiste à manifester le « moi » à partir dune phénoménologie comprise sceptiquement comme un discours se proposant de faire état de ce qui apparaît (le phénomène).

Ainsi, lorsque Montaigne présente ses Essais comme lenregistrement de ses pensées, enrôlées dans lexercice décriture22, il apparente sa démarche à lenquête sceptique telle que la caractérise Sextus Empiricus, comme un récit qui a valeur de témoignage, de rapport : « De rien de ce qui sera dit nous nassurons quil est complètement comme nous le disons, mais pour chaque chose nous faisons, en historien, un rapport, conformément à ce qui nous apparaît sur le moment23 ». Philosopher consiste à montrer ce qui nous apparaît, à prendre sceptiquement la mesure de la condition de lhomme, dun point de vue qui ne peut en unifier la diversité.

Lexploration sceptique de lexpérience
comme irréductible à lunité conceptuelle

Il ne suffit pas en effet de renoncer à une approche métaphysique de la philosophie pour, en adoptant une attitude empiriste, unifier lexpérience et dépasser le scepticisme. Le « moi » chez Montaigne nest pas en effet, comme il le sera chez Hume, ce qui organise lexpérience selon des lois dassociation constante des idées dans limagination, puisque la pensée elle-même se dérobe à la régularité propre à la logique naturelle. Ce en quoi il ne suffira pas dajouter à Hume ce que Kant lui a ajouté, une conscience originaire (transcendantale) qui confère au « moi » une permanence et une fixité – dont il est dépourvu dans la perception interne du flux des phénomènes – une unité formelle qui, par-delà les opérations de limagination, opère la synthèse du divers des représentations par 42la recognition dans le concept24. Pour Montaigne, il ny a pas de forme substantielle (Aristote), ni de sujet métaphysique fondateur (Descartes), ni didentité fonctionnelle par laquelle la diversité empirique serait unifiée (Hume), et encore moins une conscience de lunité de la synthèse de tous les phénomènes (Kant). Le « moi » montanien est en effet « non un » (« Moy à cette heure et moy tantost sommes bien deux »), d« une ressemblance [qui] ne faict pas tant un comme la difference fait autre25. Dune contexture informe, faite de lopins, il nest que rapiècement et bigarrure, si bien quil prend conscience de lui-même lorsque son esprit « fait le cheval eschappé », cest-à-dire lorsque, livré à son indiscipline, il fait lexpérience de légarement, de sa tendance à se soustraire à toutes les liaisons, en raison de sa volubilité et dissolution26.

Il y a donc bien une spontanéité de lesprit chez Montaigne, mais elle nest pas comme chez Kant spontanéité par laquelle la pensée range diverses représentations sous une représentation commune, opérant ainsi la synthèse des phénomènes. Lesprit se manifeste aussi par son inventivité, son mouvement de production de sens au sein de lécriture des Essais, à partir dune interprétation des phénomènes qui larrêtent, létonnent. Mais dans sa manifestation première, lesprit est dabord puissance de dérèglement, puissance de déliaison, de dissolution, et non pas puissance dorganisation du réel suivant des fonctions de synthèse opérées par un entendement législateur. Lesprit montanien ne produit pas spontanément des concepts, mais des pensées imprévisibles qui ne se laissent pas attacher ou lier au moyen de discours ou raisons, suivant la tradition dialectique inaugurée par Platon. Elles se laissent davantage « entasser », sans « ordre, suite ny proportion que fortuite27 ». Ces rêveries surgissant de manière impromptue, pour sévanouir ensuite, il ne faut 43pas sétonner si lépineuse entreprise qui consiste à suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit signifie pour Montaigne, qui renoue avec le sens étymologique de discourir (discore), courir ça et là, « à sauts et à gambades », de manière fortuite, pour ségarer « plustot par licence que par mesgarde28 » : « Mon dessein est de representer en parlant une profonde nonchalance et des mouvements fortuites et impremeditez, comme naissant des occasions presentes29 ».

Prendre acte de la spontanéité de la pensée ne signifie donc pas pour le philosophe sceptique se rendre attentif à la production de concepts comme fonctions dunification de la pensée sans lesquelles la connaissance ne serait pas possible, mais bien plutôt accueillir les opinions qui se rencontrent par hasard en nous, nous « tombent en la fantaisie », et nous font dire avant de les énoncer « il se trouve que ». Il importe au philosophe de reconnaître avant toute chose la spontanéité non conceptuelle (car imaginative) de lesprit et la contingence dans la production des pensées, puisquil se donne pour tâche de représenter continuellement leur agitation et mutation en quelque matière « quelles tombent30 ».

Au-delà de cette représentation des pensées, il sagit de les examiner, cest-à-dire de les « peser » et « contrebalancer », conformément à létymologie du mot « penser ». Ceci revient certes à les juger, mais sans que ce jugement procède dune liaison conceptuelle par laquelle une connaissance serait produite. Car si les Essais sont des essais du jugement31, cest dabord au sens sceptique de défaire les jugements qui ont été faits (par dautres) et qui résident précisément dans les concepts (et les lexiques qui y ont été associés) qui ont été confectionnés par les philosophes et en constituent lorganon. Toutefois, parce que lobjet examiné est « en perpétuelle mutation et branle32 », on ne saurait adéquatement énoncer à la première personne des propositions stables à son sujet, sen remettre à la permanence du langage pour dire ce quil « est », alors quil sagit den montrer le devenir, la seule réalité dont on puisse faire lexpérience. Et 44cest bien lerreur que commettent les philosophes scolastiques, qui, en prétendant découper le réel dune manière intelligible, par lexhibition dun universel (les formes essentielles que réalisent les êtres individuels) le rendent en vérité inintelligible, car méconnaissable : « Je ne recognois pas chez Aristote la plus part de mes mouvements ordinaires : on les a couverts et revestus dune autre robe pour lusage de leschole33 ».

La philosophie, en tant quelle se définit par un travail délaboration conceptuelle censé servir à la connaissance des choses, apparaît aux yeux du sceptique, et ce dès Pyrrhon, en réaction à la philosophie du langage dAristote34, comme une activité normative qui procède dune mise en ordre arbitraire du réel à partir du discours. Montaigne, qui défend un parler « sans definition, sans partition, sans conclusion35 » sinscrit en porte-à-faux par rapport à cette prétention à unifier la diversité du réel au moyen de formes universelles qui ne renvoient quaux seules catégories du langage. Puisquil « nest aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et varieté36 », il sagira moins de connaître que de saisir des singularités qui échappent à toute logique, à partir de lexpérience que le « moi » fait de lui-même, et qui lui permet moins de se dire, que de se peindre par touches et retouches successives.

La métaphore picturale, qui décrit lactivité littéraire, sinscrit dans une démarche philosophique qui consiste à défaire ou désarticuler les concepts, pour penser le réel suivant le modèle de lart, plutôt que de la science.

Le discours sceptique
comme exercice de déliaison conceptuelle

Le discours sceptique donne à penser en défaisant les limites conceptuelles propres au discours dogmatique. Le concept en effet vient en effet de conceptus, qui désigne laction de contenir dans des limites, alors que ce quil y a à penser est ce qui ne peut pas être contenu entre des limites, parce quil na pas dêtre, mais sécoule sans cesse, dans un 45flux continu37. Comment dire ce qui na aucune stabilité, puisque le langage, comme lanalyse Montaigne, est fait pour dire lêtre ? Faudrait-il, comme le suggère lessayiste, inventer un nouveau langage38 pour être en adéquation avec lentre deux (ce qui est situé entre lêtre et le non-être) que les sceptiques veulent exprimer ?

La solution consiste à tirer doublement parti de la forme littéraire de lessai. Elle consiste, premièrement, dans le prolongement des expressions sceptiques de Sextus Empiricus, à donner un nouveau statut au discours par lutilisation des modulateurs « qui amollissent et moderent la temerité de nos propositions39 » ; deuxièmement à substituer limage au concept, la métaphorisation à la conceptualisation, cest-à-dire en effet à inventer un nouveau discours philosophique.

Modalisation sceptique

On peut laisser de côté ceux qui rejettent le scepticisme au point dy voir une défense obstinée de lignorance universelle et linterdiction formelle de juger ou de croire, en en faisant un dogmatisme à lenvers, dans la mesure où ces accusations ne correspondent à aucune caractéristique des écrits sceptiques. Mais ceux qui les lisent, et sétonnent dy voir, au lieu dun exposé continuel de doutes, des affirmations qui leur paraissent contredire la position sceptique et en montrer limpraticabilité, doivent retenir toute notre attention.

Ces lecteurs, en effet, commettent lerreur de ne pas sinterroger sur le statut du discours sceptique, de ne pas « taster de toutes parts » la manière dont la pensée « est logée en son autheur40 ». Le sceptique peut très bien faire des déclarations avec certitude, à partir du moment où il ne présente pas son discours comme une vérité, mais seulement comme lénoncé de son opinion, exprimée par manière de devis et non davis41. Le sceptique 46demeure sceptique, tant que son âme ne prend pas pied, ne sancre pas dans ce quelle pense. Même si lorsquil dit et écrit ce quil pense, il y croit, à partir du moment où il le dit sans avoir lassurance que les choses sont complètement comme il le dit, pour parler comme Sextus Empiricus42, il nen est pas moins sceptique. Un sceptique peut dire fermement ce quil pense, sil nocculte pas la boiterie de sa raison – attitude spirituelle caractéristique du dogmatisme43 – et garde pleinement conscience de son pas naturellement détraqué. Il ny a pas dincompatibilité entre laffirmation et le scepticisme, si lon nest pas dupe du fait que ce qui est affirmé lest de manière précaire propre à lessai dune pensée, toujours en apprentissage et à lépreuve44, et qui se poursuivra indéfiniment, tant « quil y aura de lencre et du papier au monde45 ».

Pour inscrire dans la construction discursive cette modalité spécifique du scepticisme, Montaigne agence les énoncés à plusieurs niveaux. Ceci lui permet de prendre du recul par rapport au point de vue présenté, qui nest pas nécessairement le sien, et quil peut selon les cas, accepter, avec certaines réserves, comme le refuser. Et même sil le considère comme sien, cela ne peut pas être sans distance, eu égard au fait que la position adoptée peut toujours être remise en cause ultérieurement. La raison ayant une infinité de formes, cest-à-dire pouvant produire une infinité de raisons, il convient de défendre un point de vue à titre hypothétique seulement, pour le mettre à lépreuve, sans estimer que lon doive sy arrêter définitivement, faire des « arrêts » qui mettraient un terme au jugement, puisque le scepticisme se distingue au contraire par le retrait de ce droit46. Ceci implique une prudence dans lexercice du jugement et une mise à distance par lironie de lesprit de sérieux caractéristique du juge et du philosophe dogmatiques. Cest en quoi un sceptique peut dire sans plaisanter que, ne pas tenir grand compte de la philosophie, cest vraiment philosopher47.

47

La pensée de lessayiste est sceptique, parce quétant en perpétuelle mutation et branle, et faite dimaginations irrésolues et parfois contraires48, elle nest pas unifiée demblée par le locuteur. Et il est remarquable quelle relève à la fois de la diaphonia ou discordance sceptique, de type externe, qui met en regard des discours qui correspondent à des positions ou des arguments dogmatiques différents et, comme lanalyse Kirsti Sellevold49, de la polyphonie linguistique, de type interne, qui explore les potentialités de la raison du locuteur, en soumettant le discours à « lobligation particuliere à ne dire quà demy, à dire confusément, à dire discordamment50 », cest-à-dire en contraignant la raison à manifester son pouvoir de déliaison.

Le résultat de ce travail sceptique est, dune manière pleinement assumée par Montaigne, la discontinuité, la fragmentation du dire et de la pensée : « Je prononce ma sentence par articles descousus, ainsi que de chose qui ne se peut dire à la fois et en bloc51 ». Cest ce quAndré Tournon appelle le « langage coupé » des Essais, parler « court et serré », « desreglé, descousu et hardy52 » promu par Montaigne contre le déploiement continu du logos philosophique qui enchaîne les raisons.

Il sagit en effet de refaçonner le discours philosophique en le rompant, en produisant des segments dénoncés, mais aussi inversement en élargissant les limites des concepts par lextension métaphorique de leur contenu.

Les limites du concept
repoussées par métaphorisation

Si le travail sur les concepts relève de lart plus que de la science, ce nest donc pas par refus opiniâtre de savoir. Cest parce que, dans le cadre de linvention de ce nouveau langage sceptique, le traitement poétique de limage, en sappuyant sur le transport propre à la métaphore et le retour au sens propre mis à la place du sens figuré (par transplantation et 48ravaudage53), est particulièrement fécond philosophiquement. Limage a en effet une fonction suggestive qui permet de repousser les limites du concept, délargir lhorizon spéculatif en restaurant le lien ave la réalité enclavée par la mise en forme conceptuelle. Ayant des contours plus flous que le concept, elle convient mieux à ce qui est indéterminé, évanescent, confus, obscur. Elle a une puissance dévocation qui, par synonymie, métonymie, et glissement de sens, permet dassocier dautres figures aux précédentes, et ainsi de rendre compte de lambiguïté et du mélange qui caractérisent les mouvements de notre esprit.

Par exemple, la métaphore du « cheval eschappé » évoque avec plus de puissance la spontanéité débridée des productions de lesprit quune critique en bonne et due forme de la rationalité, telle quelle a été comprise par les philosophes dogmatiques.

Il en va de même pour la correction sceptique de la métaphore philosophique de la chasse de la vérité. Au moyen dune inversion hiérarchique entre le point de départ et larrivée (la prise, cest-à-dire la vérité) en II, 12, p. 507-510, puis en III, 5, p. 881, de son ancrage dans une érotique dinspiration platonicienne, Montaigne opère un renversement plus percutant et plus radical que celui qui aurait pu être défendu sur la base dune réfutation de la position idéaliste initiale.

Enfin, pour prendre un troisième exemple, la métaphore de la peinture de soi fait léconomie dune critique sceptique de lentreprise socratique du « connais-toi toi-même » (telle quelle est esquissée à la fin de III, 9) et surtout dun « discours de la méthode » sur ce quil faudrait mettre en œuvre pour y parvenir. Cette méthode ne relève pas en effet du repérage des idées, formes ou concepts qui sont en notre âme, mais dun exercice dinvention de soi à partir dun matériau naturel qui est déjà informé, mais quil faut néanmoins sans cesse retoucher, puisquil sagit en se peignant et en peignant ses pensées de refaçonner le « moi » par lécriture des Essais, au moyen de « (re)configurations textuelles » (selon lexpression dAndré Tournon) qui conjuguent des contrariétés que la philosophie dogmatique, qui fonctionne par couples de concepts opposés, estime inconciliables.

Se découvrir au naturel, ainsi, de manière paradoxale, nest possible « quen se parant sans cesse54 », cest-à-dire à la fois en se couvrant dornements (ou parures) et en se mettant à nu (puisque « parer » peut aussi vouloir dire, 49préparer en ôtant les parties inutiles, « peler »), les deux sens étant réunifiés par lidée de « rendre propre à lusage ». On peut certes le dire autrement (comme en III, 5, p. 874) quen sappuyant sur lambiguïté dune métaphore : on peut dire que pour atteindre la nature, il faut de lart, art de défaire les procédés artificiels qui ont rendu la nature inaccessible, art qui rend toute entreprise dauthentification de soi artificieuse. Mais sexprimer ainsi, cest précisément assortir des concepts mal assortis, en faisant surgir des contradictions par leur heurt, ce qui se comprend mieux si on fait aussi tomber leurs limites, si on mêle les contenus quon a tort dissociés.

Cest de cette manière, pour prendre un dernier exemple, que Montaigne repousse les limites qui distinguent nature et coutume, à lintérieur du chapitre i, 23 : ce qui est au début était présenté dans un rapport dopposition avec la nature (la dénaturant), sapparente peu à peu à un processus de naturalisation qui fait que lon peut à bon droit « appeler nature lusage et condition de chacun de nous55 », cest-à-dire ce à quoi nous sommes accoutumés.

Cest ainsi que Montaigne semploie, par le travail de mise en forme des Essais, à penser le réel selon des modalités non dogmatiques. Les images qui ressurgissent des concepts défaits sont combinées par lessayiste pour faire réapparaître la mobilité, la variabilité, les contrariétés, de nos pensées et du monde, caractéristiques qui avaient été évincées des discours philosophiques, parce quétant contradictoires, elles ne pouvaient saccorder avec les principes fondateurs des doctrines philosophiques.

Ce en quoi la métaphorisation nest pas seulement un mode dexposition qui se prête à exprimer ce qui est « sans certaine figure56 ». Elle est aussi ce qui, au moyen de fictions, démultiplie les formes, et par là même rompt avec les systèmes de pensées accréditées57.

On peut en conclure que les études littéraires ou linguistiques ont sauvé la lecture philosophique des Essais en les rendant à la philosophie par la reconnaissance de ce que Nicolas Le Cadet appelle « leur scepticisme stylistique », nouveau langage qui permet au scepticisme de se dire dune manière plus appropriée que le langage dogmatique58.

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Ce scepticisme stylistique se caractérise premièrement, comme lont montré les travaux dAndré Tournon, par la segmentation des énoncés caractéristiques de la rationalité dogmatique, sous leffet de la ponctuation, des majuscules de scansion, et de leur agencement polyphonique sur plusieurs niveaux ; deuxièmement, par la reconfiguration métaphorique (et non conceptuelle) de lopinion, des fantaisies, des rêveries ; troisièmement, par le recours à des modalisateurs sceptiques qui délimitent la portée des jugements et le degré dengagement du locuteur.

Ces caractéristiques discursives configurent la pensée de manière précaire, conformément à la zététique pyrrhonienne selon laquelle, dans la quête de la vérité, « il y a tousjours place pour un suivant59 », puisque sous limpulsion du doute, la pensée nest jamais freinée, mais réélaborée en permanence et réajustée60. Celui qui estime, quand il est allé le plus avant quil peut, quil voit encore du pays au-delà (selon la métaphore de I, 26, p. 146), voit les choses ainsi parce qu« il a une vue trouble et en nuage », cest-à-dire quil fait lexpérience indépassable du doute compris comme démarche chancelante et tâtonnante.

Ainsi, le scepticisme de Montaigne nest pas une position de départ, mais la position la plus avancée. Il ne peut pas désigner une doctrine qui serait un préalable à lessai et qui précéderait sa rédaction, puisquil renvoie à lessai du jugement, et par ce biais à la forme de lessai qui en procède, dans sa plasticité61.

Cest pourquoi lessai est aussi un travail permanent de réécriture, interrompu par la mort de lessayiste, mais relayé par des lecteurs suffisamment philosophes pour avoir envie de poursuivre linvestigation. Et cest sans doute eux que Montaigne invite, après avoir entassé des têtes62, à produire, avec ou sans concepts, dinfinis essais.

Sylvia Giocanti

Université Toulouse – Jean Jaurès, ENS-Lyon IHRIM

1 Paris, Classique Garnier, 2014. La conférence sest tenue à lENS-Paris, le 28 octobre 2014, dans le cadre de lassemblée générale du BSIAM.

2 Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour lesprit, PUF, 2007, p. 352.

3 III, 2, p. 805 (éd. PUF, Quadrige, 1992) : « Si mon âme pouvoit prendre pied, je ne messaierois pas, je me resoudrois [] »

4 III, 13, p. 1072 : « Je mestudie plus quautre subject. Cest ma métaphysique, cest ma physique ».

5 Jean-Luc Marion, « Qui suis-je pour ne pas dire ego sum, ego existo », in Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, V – La forme entière, Paris, PUF, Épiméthée, 2004, p. 249 et suiv. Pour une réfutation de cette lecture, voir Sylvia Giocanti, « Montaigne, un scepticisme sans tranquillité ? » SIAM, 2012, no 55, p. 78-84 « Une quiétude conquise contre lontologie de la forme universelle ».

6 André Tournon, La Glose et lessai, Paris, H. Champion, 2000, chap. vi, p. 273 ; Route par ailleurs. Le nouveau langage des Essais, H. Champion, 2006, p. 130 ; « Lhumaine condition : Que sais-je ? Qui suis-je ? », in Montaigne et la question de lhomme, PUF, 1999, p. 15-31. Voir dans le même recueil larticle de Jean-Yves Pouilloux, « La forme maîtresse », p. 33-45.

7 II, 12, p. 575. Cest moi qui souligne. Sur limportance des « circonstances voisines », cf. II, 1, p. 334-335 et III, 2, p. 814.

8 III, 13, p. 1080. Montaigne ajoute : « Cest le breuvage de Circé, qui diversifie nostre nature comme bon luy semble. »

9 III, 2, p. 811 : « il nest personne, sil sescoute, qui ne descouvre en soy une forme sienne, une forme maistresse, qui luicte contre linstitution [] »

10 II, 32, p. 725 : « Il semble à chascun que la maistresse forme de nature est en luy ; touche et rapporte à celle là toutes les autres formes. Les allures qui ne se reglent aux siennes, sont feintes et artificielles. Quelle bestiale stupidité ! ».

11 III, 2, p. 805.

12 Voir III, 13, p. 1102, la comparaison des différents portraits de Montaigne.

13 III, 11, p. 1029 : « plus je me hante et me connois, plus ma difformité mestonne ». Cf. aussi III, 2, p. 804 où Montaigne présente lhomme quil récite comme « bien mal formé ».

14 III, 9, p. 964.

15 III, 3, p. 818, « Il ne faut se clouer si fort à ses humeurs et complexions. Notre principale suffisance, cest sçavoir sappliquer à divers usages. [] Les plus belles ames sont celles qui ont plus de variété et de souplesse ».

16 II, 1, p. 337.

17 III, 2, p. 804.

18 III, 3, p. 818.

19 Voir II, 12, p. 603.

20 II, 12, p. 601 : « Et si de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins qui voudroit empoigner leau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce quil vouloit tenir et empoigner. »

21 Voir III, 6, p. 908 et III, 13, p. 1065 : « La raison a tant de formes, que nous ne sçavons à laquelle nous prendre ; lexperience nen a pas moins. »

22 I, 8, p. 33 et III, 13, p. 1079.

23 Voir Esquisses pyrrhoniennes, I, 1, 4, traduction P. Pellegrin, édition Du Seuil, 1997.

24 Kant, Critique de la raison pure, Logique transcendantale, Livre I, analytique des concepts, chap. 2, III – De la synthèse de la recognition dans le concept, PUF, 1986, traduction Tremesaygues et Pacaud, p. 115-121.

25 Voir respectivement III, 9, p. 964 et III, 13, p. 1065.

26 Voir successivement II, 1, p. 337 (les lopins), II, 20, p. 675 (« Lhomme en tout et par tout, nest que rapiessement et bigarrure »), I, 8, p. 33 (« le cheval eschappé ») II, 12, p. 559 (lesprit « outil vagabond, dangereux et temeraire »).

27 III, 5, p. 876 : « mon ame me desplait de ce quelle produict ordinairement ses plus profondes resveries, plus folles et qui me plaisent le mieux, à limprouveu et lors que je les cerche moins ; lesquelles sesvanouissent soudain, nayant sur le champ où les attacher ». Voir aussi I, 28, p. 183 (les grotesque sans proportion ni suite) et II, 12, p. 546 : « Nouvelle figure : un philosophe impremedité et fortuite ! ».

28 Voir III, 6, p. 378 et III, 9, p. 994.

29 III, 9, p. 963.

30 III, 9, p. 946 : « Et quand serai-je à bout de representer une continuelle agitation et mutation de mes pensées, en quelque matière quelles tombent [] ? »

31 Voir I, 50, p. 301. Nous nous permettons de renvoyer à notre article « De quel jugement les Essais sont-ils lessai ? », in Méthode ! revue de littératures française et comparée, no 18, Vallongues, 2010, p. 71-78.

32 II, 12, p. 601.

33 III, 5, p. 874.

34 Voir à ce sujet Marcel Conche, Pyrrhon ou lapparence, Puf, 1994.

35 II, 17, p. 637.

36 III, 13, p. 1065.

37 II, 12, p. 601 : « Finalement, il ny a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects. Et nous, et nostre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse. Ainsi il ne se peut establir rien de certain de lun à lautre, et le jugeant et le jugé estant en continuelle mutation et branle. »

38 II, 12, p. 527 : « Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune maniere de parler : car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies [] ».

39 III, 11, p. 1030.

40 III, 8, p. 936.

41 III, 11, p. 1035.

42 « De rien de ce qui sera dit nous nassurons quil est complètement comme nous le disons », Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, op. cit., I, 1 (4).

43 Comme lanalyse Nicolà Panichi dans « La boiterie de la raison », BSAM, janv-juin 2001, p. 179.

44 III, 2, p. 805 : « Elle [mon âme] est toujours en apprentissage et en espreuve. »

45 III, 9, p. 945 : « Qui ne voit que jay pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, jiray autant quil y aura dencre et de papier au monde ? »

46 III, 8, p. 923 : « Nous autres, qui privons nostre jugement du droict de faire des arrests [] ». Le « nous » renvoie ici aux philosophes sceptiques.

47 Voir II, 12, p. 511. Pour une analyse des montages ironiques paradoxaux dans les Essais, voir Papa Gueye « Les subtilités de lauto-dérision dans les Essais », BSIAM, juillet-déc. 1995, p. 39-45.

48 III, 2, p. 805 : « Cest une contrerolle de divers et muables accidens et dimaginations irresoluës et, quand il y eschet, contraires : soit que je sois autre moy-mesme, soit que je saisisse les subjects par autres circonstances et considerations ».

49 « Phônai skeptikai et expressions modalisantes », in LÉcriture du scepticisme de Montaigne, Genève, Droz, 2004, p. 25-37.

50 III, 9, p. 996.

51 III, 13, p. 1076.

52 I, 40, p. 171.

53 Voir III, 5, p. 874.

54 II, 6, p. 378.

55 III, 10, p. 1009.

56 I, 28, p. 183.

57 André Tournon, « “Et séparément considérées”, Mélancolie : les leurres des lectures synthétiques », in BSAM, janv-juin 2006, p. 173.

58 Voir Nicolas Le Cadet, NBSAM, 2e semestre 2007, « La maxime et le “nouveau langage” des Essais », p. 86-87.

59 III, 13, p. 1068.

60 Voir André Tournon, SIAM, 2e semestre 2009, « Le doute investigateur : métamorphoses dun “refrain” de Plutarque dans les Essais », p. 11.

61 Voir André Tournon, « La plasticité des Essais », BSAM, janv-juin 1999.

62 I, 40, p. 251.