Curiosité et erreur religieuse chez Montaigne
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2015 – 2, n° 62. varia - Auteur : Ménager (Daniel)
- Pages : 87 à 99
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Curiosité et erreur religieuse
chez Montaigne
Réfléchir sur l’erreur a le grand avantage de faire l’économie des mots en -isme, qui brouillent la pensée plus qu’ils ne l’aident. D’une certaine façon, la perspective choisie pour ce colloque regarde avec pertinence vers le xviie siècle et tous les philosophes qui ont cherché à conduire leur pensée avec méthode. C’est pour aller dans le même sens qu’il est peut-être utile d’établir un dialogue entre l’erreur et un autre mot qui n’appartient pas au vocabulaire philosophique, mais qui peut s’avérer d’une grande utilité : celui de curiosité. Pour les auteurs du xvie siècle, beaucoup de notions et d’affects se greffent sur lui. Nous sommes naturellement curieux, c’est la Bible qui le dit. Est-ce pour notre bien ? Quels sont les bienfaits de la curiosité, ou, au contraire, ses méfaits ? Le mot lui-même se trouve plusieurs fois dans les Essais1 et il prend toute son importance quand on remarque que, souvent, il entraîne avec lui une réflexion sur l’erreur, notamment dans le domaine de la religion. Une lecture rapide des Essais nous ferait penser que la foi n’a rien à tirer de bon d’une trop grande curiosité ; et que le mieux, après tout, ce serait le mol oreiller de l’« incuriosité2 ». Que n’a-t-on pas écrit à ce sujet, en oubliant que Montaigne ne perd jamais une occasion de discuter des questions religieuses agitées par son temps, ce que le Journal de voyage confirme de multiples façons. Tous ces sujets, difficiles, le sont un peu moins grâce au livre de Bernard Sève3.
Partons, si vous le voulez bien, d’une dichotomie assez efficace, qui distingue une bonne curiosité et une mauvaise curiosité4. La première
nous conduit vers d’autres horizons, et je prends le mot au sens propre et au sens figuré. Elle ouvre pour nous l’espace du monde, rapproche le ciel de nos yeux, ouvre les entrailles de la terre. Elle fait vivre l’homme de la Renaissance (si tant est qu’il existe) et personne, semble-t-il, n’ose la condamner. Sublunaire, elle ne prétend pas que l’homme peut tout connaître. Elle s’est incarnée dans un personnage créé par Pontus de Tyard, celui du « Curieux5 ». Il existe en revanche une autre curiosité, condamnée avec un bel ensemble par les auteurs de la Renaissance et qui a le front de vouloir connaître ce que Dieu a caché : les vérités ultimes de la foi, le « vrai » sens de la Bible, notamment dans ses passages les plus difficiles comme celui qui rapporte les paroles du Christ lors de son dernier repas avec ses disciples, ajoutons aussi l’avenir qui appartient à Dieu. Les plus hostiles à ce mouvement de la curiosité, ce sont sans doute les « évangéliques », qui, à la manière de Rabelais dans sa Pantagruéline Prognostication, tancent vertement ceux qui lui cèdent6. Ils les jugent dangereux, car cette curiosité-là fera pulluler l’erreur, comme le dit aussi un poète qui n’est pas vraiment évangélique : Ronsard lui-même, dans ses Discours des misères de ce temps7. Les inscriptions que Montaigne a fait graver sur les poutres de son cabinet de travail et dont il sera de nouveau question plus loin, s’inscrivent à première vue dans ce courant de pyrrhonisme chrétien, dont la critique a souvent parlé. Puisées pour certaines d’entre elles dans l’Ecclésiaste, elles ne laissent aucune chance à la curiosité, comme Alain Legros l’a dit d’une manière excellente. C’est la « soif d’apprendre » en général que condamne l’une de celles qui se trouvent sur la première travée8. Inscription d’autant
plus intéressante qu’elle trouve un écho dans les Essais, en II, 17 : « La curiosité de connoistre les choses a esté donnée aux hommes pour fleau, dit la saincte parole9 ». Ailleurs, Montaigne n’est pas loin d’envisager le péché originel comme péché de curiosité10. C’est dans ce sens que l’on peut interpréter l’interdiction de goûter à l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Gn, 2, 17)11. Montaigne ne condamne pas à proprement parler le désir de connaître Dieu, mais ce que nous pouvons faire de mieux, c’est de lire la Bible, sans vouloir percer les mystères du christianisme et les secrets du dogme.
Ce qui précède ne fait que résumer une certaine vulgate, encore présente dans une partie de la critique montaignienne. Tout cela s’arrange bien, et même un peu trop bien. D’autant qu’apparaît alors la notion de fidéisme, que l’on peut définir, avec Frédéric Brahami, comme « la position théologique qui refuse d’articuler la foi à la raison, et plus particulièrement qui rejette la validité théorique et propédeutique des préambules de la foi12 ». Comme le précise l’auteur de cette définition « le fidéisme n’est pas une tradition unifiée ». Beaucoup de critiques, plus ou moins informés des questions théologiques, semblent admettre que ce fidéisme va en quelque sorte de soi, ce que conteste à juste titre Brahami, lorsqu’il écrit que la position fidéiste est « hérétique13 ». Autre bienfait du décapage opéré par son livre : il conteste que ce fidéisme-là ait quelque chose à voir avec la philosophie de saint Augustin, appelé parfois à la rescousse. Pour savoir si Montaigne est vraiment fidéiste, il faut maintenant aller un peu plus loin dans sa philosophie et réfléchir avec lui sur les mouvements de l’esprit.
Bernard Sève, que je citerai souvent14, écrit que l’esprit, selon Montaigne, est essentiellement volubile15. C’est à lui que nous devons, pour notre malheur, toutes sortes d’interprétations arbitraires, et les erreurs engendrées par la précipitation. S’il est ainsi en lui-même, on imagine les désastres
qu’il engendre quand il se mêle de la Bible. « Il n’est aucun sens ni visage, ou droit, ou amer, ou doux ou courbe que l’esprit humain ne trouve aux écrits qu’il entreprend de fouiller16 ». À bon droit, on peut faire le procès de l’esprit, puisqu’il entrave le bon usage de l’entendement (ce qui n’est pas tout à fait mon sujet) et qu’il dérange les certitudes utiles auxquelles la foi du croyant était habituée. Par exemple, il fait douter de la « présence réelle » du Christ dans l’Eucharistie17. On pourrait, en théorie, justifier une foi à deux vitesses : le peuple se contenterait de la tradition, et les théologiens, mieux informés, prendraient avec elle des libertés intérieures. Mais je ne crois pas que ce partage soit du goût de Montaigne. D’autre part, dans son mouvement propre, l’esprit n’obéit à aucune loi. C’est pourquoi, l’auteur des Essais ne lui reconnaît pas le droit de dire n’importe quoi en matière d’exégèse. Si l’on peut donner plusieurs sens à un passage de Tite-Live18, il vaut mieux s’abstenir de le faire à propos de la Bible. Il me semble, soit dit presque en passant, que, sur cette question, Montaigne opère une rupture avec la tradition médiévale de l’étagement des sens de l’Écriture, telle que le père De Lubac nous l’a exposée19. Avec prudence, ajoutons aussi qu’il rompt avec la tradition rabbinique du commentaire infini20, qu’il connaissait peut-être. Tout cela renvoie à la conviction que l’Esprit Saint, le grand absent (avec Jésus, ce qui fait quand même beaucoup !) de la théologie de Montaigne, n’inspire en rien la lectio divina, devenue la chose la plus commune du monde. L’idéal, c’est que nous soyons aussi « simples et ignorans » que les apôtres que Dieu a choisis « pour nous instruire de ses admirables secrets21 ». Il y aurait beaucoup à dire sur cette fameuse ignorance des apôtres, qui fait encore aujourd’hui, pour des raisons douteuses, les délices de certains. En fait, nous ne savons absolument pas quelle était la culture des Douze. Quand on a dit que saint Pierre était un pêcheur, on ne va pas très loin. On oublie que les Évangiles ont été écrits par des hommes de culture. Il est curieux que Montaigne, si prompt à relever chez d’autres des faiblesses de raisonnement, ait, sur ce point, prêté le flanc à notre critique. En fait, ce qu’il dit ici ne relève
pas de la réflexion mais d’une idéologie catholique qui n’a rien trouvé de mieux pour décourager le travail des exégètes.
Il y aurait donc des textes que l’on a le droit d’éplucher et d’autres qu’il faudrait protéger. En fait, cette dichotomie ne fonctionne pas vraiment dans les Essais. Mais il n’est pas facile de distinguer les deux types d’objets, ce que montrera un coup d’œil sur l’une des doxographies de Montaigne, chargée en principe, comme les autres22, d’humilier la raison, incapable d’atteindre la vérité. Elle se trouve dans le long passage de II, 12, où Montaigne fait un « amas des âneries de l’humaine prudence23 ». Sa présentation ressemble à celle des autres : sous une forme stylistique tout à fait minimale (le nom du philosophe et ce qu’il pense de Dieu) sont cataloguées les opinions des philosophes sur la divinité, tout cela puisé dans Cicéron et Corneille Agrippa24. Thalès estime que Dieu est un esprit « qui fit d’eau toute chose » ; Parménide, « un cercle entourant le ciel » et ainsi de suite25. Voilà qui dénonce la « merveilleuse yvresse de l’entendement humain », aisément perceptible dans ce « tintamarre de tant de cervelles philosophiques26 », expression qui rappelle peut-être le Cymbalum mundi27. Cette longue doxographie, ajoutée sur l’Exemplaire de Bordeaux, met cependant la puce à l’oreille du lecteur attentif. Et cela pour deux raisons. Montaigne ne distingue pas dans sa liste des manières de philosopher pourtant bien différentes. Il y a celle des dogmatiques, représentés notamment par les présocratiques28, mais aussi celle des philosophes qui doutent de leurs propre certitudes, comme Démocrite dont la position sur le sujet est présentée par un « tantost », « tantost29 ». Et que dire de Platon, qui « dissipe sa creance à divers visages30 » ? N’est-il
pas, à sa manière, un homme du doute ? Que lui reprochera-t-on en la matière : d’avoir changé d’idée ou d’avoir tenté de saisir un objet, en l’occurrence Dieu, qui échappe à l’entendement humain ? Montaigne ne le dit pas. Le changement d’idée, l’hésitation, c’est aussi, toujours d’après cette doxographie, le fait d’Aristote31, et, selon Xénophon, celui de Socrate32. On se débarrasse trop vite des ambiguïtés de cette fameuse liste en parlant d’une condamnation de la curiosité. Demandons-nous aussi pourquoi, si tout cela n’est que vanité, Montaigne s’amuse à dresser cette liste ? Sauf erreur, la curiosité se dédouble. Il y a celle, peut-être condamnable, des philosophes en question ; et il y a celle de Montaigne pour cette avalanche d’opinions. Il prend soin en règle générale de ne pas parler de l’être de Dieu, auquel la raison ne peut atteindre, comme le dira Kant33. Mais il ne se prive pas du plaisir de passer en revue les conceptions de Dieu.
Allons un peu plus loin. Il n’est même pas sûr que Montaigne ne s’intéresse pas à Dieu lui-même. Ce ne sera pas pour le définir, à la manière des scolastiques, mais pour rechercher les signes qu’il nous donne. Regardons un instant le chapitre i, 27 (« C’est folie de rapporter le vray et le faux à nostre suffisance »). Montaigne y dénonce la manière dont nous limitons la puissance de Dieu, ou, pour reprendre ses propres mots, dont nous donnons des « bornes et des limites » à sa puissance et à sa volonté34, ce qui revient, comme le pensait Voltaire, à le rapetisser. Mais la curiosité, explicitement nommée35, est dans son droit lorsqu’elle cherche des signes de ce qui nous dépasse, comme le faisait déjà saint Augustin36 ou les chroniqueurs à la manière de Bouchet37. Dès sa première rédaction, ce chapitre emprunte beaucoup à la Cité de Dieu qui rapporte des faits surprenants auxquels seul convient le nom de « miracle ». Chacun connaît la prudence philosophique de Montaigne quand il aborde ce genre de sujet. Raison de plus pour donner toute leur
importance à certaines phrases de ce chapitre, mais aussi à ce qu’il dit en I, 23, où il admet que certains faits ne se peuvent comprendre que comme des « coups de [la] main divine » et comme des « tesmoignages de sa toute-puissance38 ». Ce qui renverse les cartes du jeu puisque de cette façon, la curiosité devient louable et l’incuriosité, tout à fait condamnable parce que incapable de s’étonner. Or, comme le dit fort bien Montaigne après Aristote, l’« admiration est fondement de toute philosophie39 ». Je serais tenté d’ajouter : le début de la foi. Pour revenir aux signes de Dieu, on peut dire, avec Jean Céard40, que la manière dont Montaigne en parle est une excellente définition du miracle et que sa curiosité pour ce genre de manifestations divines ne se démentira jamais chez lui. Est-ce à dire que la foi repose entièrement sur celles-ci ? Ce serait aller trop loin. Dans celle de l’auteur des Essais, la tradition joue à coup sûr un rôle important.
Il faut bien distinguer par ailleurs ce discours sur les signes et la manière dont s’en sert la théologie naturelle, ce que nous permet la réfutation de la théologie de Raymond Sebond. Le théologien catalan donnait la plus grande importance, comme chacun le sait, à l’idée de l’« échelle des êtres », par laquelle l’homme monterait de la connaissance de soi à celle de son créateur41. Traduisant le passage où Sebond en traite42, Montaigne écrit ainsi que, « tout d’un fil […] il enjambera jusqu’à Dieu43 ». Il y a quelque chose de comique dans cet enjambement métaphysique44, puisque, livré à lui-même, l’homme est bien incapable d’enjamber quoi que ce soit. Par contraste, la bonne curiosité n’enjambe rien du tout, mais son humilité est infiniment précieuse. Elle se contente de dire qu’il y a de l’incompréhensible dans le monde, mais pour le trouver, il faut se mettre en mouvement. Elle possède aussi le grand avantage d’être en alerte, de voir dans le temps bien autre chose qu’une suite d’instants tous identiques à eux-mêmes. Elle n’engendre pas d’erreur car elle est modeste, son refrain étant de dire qu’il ne faut pas ramener Dieu à notre suffisance.
Si l’on en croit son fils, la maison de Pierre Eyquem était largement ouverte aux savants de son temps. « Mon père rechercha avec grand soin et despence l’accointance des hommes doctes, les recevant chez luy comme personnes sainctes et ayans quelque particuliere inspiration de sagesse divine, recueillant leurs sentences et leurs discours comme des oracles, et avec d’autant plus de reverence et de religion qu’il avoit moins de loy d’en juger, car il n’avoit aucune connaissance des lettres45 ». Parmi ces « hommes doctes », figurait ce Pierre Bunel46 qui lui aurait « fait présent » de la Theologia naturalis. De nos jours, on interprète un peu cette phrase47. Peu importe. Ce qui m’intéresse ici, c’est, en quelque sorte, l’existence d’un cercle d’invités qui satisfait la curiosité intellectuelle du père de Montaigne. Moins illettré peut-être que ne le dit son fils48, celui-ci aurait reçu le livre de Sebond à l’époque où se diffusaient les idées de Luther, c’est-à-dire entre 1540 et 1550. Les idées, ou plutôt, du point de vue catholique, les « erreurs » du théologien allemand, qu’on ne combat donc pas avec un acte de foi, mais par un livre plutôt systématique.
Montaigne ne professe pas pour les « hommes doctes » la même admiration, plutôt touchante, que son père. Toute sa vie pourtant, il a recherché l’accointance des théologiens, en particulier lors de son voyage en Allemagne et en Italie : catholiques, comme Maldonat49, protestants de diverses obédiences50, peut-être même rabbins51. S’il avait vraiment fait profession d’« incuriosité », il n’aurait pas agi de la sorte, il ne serait
pas allé spontanément à leur rencontre, comme le note son secrétaire52. Il assiste aussi à Rome à des « disputes de théologie53 »dont nous ne connaissons pas la teneur exacte. Si on l’imagine dans l’état d’esprit qu’il décrit au chapitre « De l’art de conferer », il est probable qu’il observe avec attention l’échange des raisons, l’ordre de la discussion, bref tout ce qui, selon lui, fait l’intérêt de la conférence. Il ne semble pas que ces disputes aient ébranlé sa foi. Mais il n’en a pas été toujours ainsi, si l’on en croit la fin du chapitre i, 27, où il reproche à certains catholiques d’abandonner trop facilement des articles de leur croyance. Le plus intéressant, c’est cet aveu. « Je le puis dire pour l’avoir essayé, ayant autrefois usé de cette liberté de mon choix et triage particulier, mettant à nonchaloir certains points de l’observance de nostre Eglise, qui semblent avoir un visage ou plus vain ou plus estrange54 ». À une certaine époque de sa vie, sur laquelle on peut hésiter, Montaigne se serait donc mis à « trier » parmi les articles de son Credo. Il aurait fait en somme son « curieux ». Assez vite cependant, comme le précise la fin de cette même phrase, il se rend compte de son erreur : « Venant à en communiquer aux hommes sçavans, j’ay trouvé que ces choses-là ont un fondement massif et tressolide et que ce n’est que bestise et ignorance qui nous les fait recevoir avec moindre reverence que le reste55 ». Ce qui veut dire en somme, que, tout comme Ronsard56, Montaigne aurait été attiré à un certain moment de sa vie par les idées de la Réforme, qu’il n’aurait cependant pas embrassée (à la différence de l’un de ses frères57) parce que des théologiens lui auraient expliqué que la doctrine forme un tout. Il se distingue ainsi d’un certain nombre de catholiques, qui, entre 1560 et 1570, étaient prêts à modifier certains articles de leur foi, par exemple au sujet de l’Eucharistie58. Contrairement à ce qu’on laisse entendre parfois, ce n’étaient pas des tièdes et encore moins des politiques. Quand il se
penche sur ce passé, Montaigne accuse « la gloire et la curiosité, ces deux fléaux de nostre âme59 ». C’est un peu vite dit. L’important, ici, c’est sa manière d’écrire l’histoire de la curiosité religieuse : dans l’enfance de la foi, elle n’existe pas ; à l’âge adulte, elle se croit tout permis ; vient enfin le temps de la sagesse et de l’orthodoxie : las d’être porté par les vents de la mode, l’intellectuel catholique (car il faut bien donner un nom à cet homme-là) écoute les conseils des « hommes doctes » et rentre sagement dans le giron de son église, où il est d’autant mieux accueilli qu’il pourra devenir (sait-on jamais ?) un excellent apologiste. On aura reconnu dans ces trois étapes l’une des formes du schéma triadique qui est l’un des opérateurs intellectuels de notre auteur60.
Regardons de plus près, avec l’aide d’André Tournon61 et de Bernard Sève62, l’une de ses apparitions les plus notables : elle se trouve à la fin du chapitre « Des vaines subtilitez » (I, 54). Je rappelle ce texte très connu. Les « esprits simples », peu « curieux » et peu « instruicts » et les « grands esprits » feraient de « bons croyants », alors qu’en « la moyenne vigueur des esprits », on ne trouve que l’erreur des opinions63. Le plus souvent, quand Montaigne reprend ce schéma, ce sont les gens du milieu, qui ne sont ni vraiment ignorants, ni vraiment savants, qui ont la plus mauvaise part. Ils ont quitté l’« ignorance abecedaire », mais ont le tort de suivre l’« apparence du premier sens ». Ils regardent de haut ceux qui sont arrêtés en l’« ancien train », fiers d’avoir quitté « le premier siege d’ignorance de lettres64 », mais incapables d’aller plus loin, ils restent, selon la vigoureuse expression de l’auteur, « le cul entre deux chaises ». Par souci de modestie, mais aussi de vérité, Montaigne se range parmi ceux du milieu qu’il appelle aussi « mestis ». Si on regarde d’un peu près le fonctionnement de ce schéma, on s’aperçoit qu’il est travaillé par la dialectique, clé de ce cheminement religieux, et que l’« ignorance doctorale » ne rejoint pas l’« ignorance abécédaire ». Je relis la phrase-clé : « Il se peut dire avec apparence qu’il y a ignorance abecedaire qui va devant la science, une autre, doctorale, qui vient après la science ». Souvent, on s’arrête là. Pourtant ce que Montaigne ajoute
est absolument capital : « ignorance que la science faict et engendre, tout aussi comme elle deffaict et destruit la premiere65 ». Plus importante encore est une autre phrase qui vient peu après le coup de chapeau aux « grands esprits » qui « par longue et religieuse investigation […] sentent le misterieux et divin secret de nostre police Ecclesiastique66 ». La voici : « Pourtant, en voyons nous aucuns estre arrivez à ce dernier estage par le second avec merveilleux fruict et confirmation67 ». Je suis moins sûr que Bernard Sève68, que « pourtant » veuille dire « pour cela ». Mais cela n’a pas tellement d’importance. Ce qui compte, chez Montaigne comme chez Pascal69, c’est la fécondité intellectuelle du passage par le second étage de la connaissance, qui se fait à nos risques et périls, les plus grands étant ceux de l’hérésie. Ce sera encore mieux en citant B. Sève : « le passage à l’état de chrétien parfait peut demander le passage tout humain par l’hérésie70 ». Il y aurait comme une « logique » de la croyance : l’étude fait sortir de la « foi du charbonnier », une investigation plus poussée peut accréditer les grandes vérités du dogme et même les pratiques institutionnelles, mais à la fin du parcours, on ne revient pas à la foi de son enfance71. On comprend seulement, selon Montaigne, que la religion forme un tout, et que, si on enlève une pièce du bâtiment, celui-ci risque de s’effrondrer. Dans ce mouvement de la réflexion, la curiosité aura tenu toute sa place car c’est elle qui nous aura fait bouger. Il n’est même pas dit qu’elle ne se remettra pas au travail pour de nouveaux tours de piste. Tant l’esprit, dans son vrai rôle, est inlassable. En attendant, le sens du mot a changé : on est passé d’une activité intellectuelle à une intuition spirituelle72.
Une notion sans doute étrangère à la pensée de Montaigne est venue brouiller les cartes : je veux parler de la « docte ignorance ». On peut hésiter à le dire car on la rencontre sous la plume du grand Hugo
Friedrich73. Mais il me semble qu’elle fausse la compréhension des Essais. Selon le critique allemand, Montaigne l’aurait trouvée dans les parages de Nicolas de Cuse, de Pic de La Mirandole et de Bovelles. Vérifier ces filiations demanderait de longues recherches74. On se contentera d’une observation factuelle et d’une idée plus générale. Selon Villey, les Opera omnia du cardinal allemand, comprenant le De docta ignorantia, figuraient dans la bibliothèque de Montaigne75. Mais l’histoire que Montaigne nous raconte à leur sujet est assez curieuse. Lors de son voyage en Italie, il se serait procuré, à Venise, une édition de ses Œuvres, mais, bizarrement, il s’en sépare presque aussitôt, pour la céder à un certain François Bourges76. On ne donne pas, même à un ami, un livre de chevet. Observation plus générale : Montaigne n’était sans doute pas à l’aise avec les démonstrations mathématiques de Nicolas de Cuse sur la coïncidence des opposés, et encore moins avec l’orientation résolument christologique du livre III du De docta ignorantia77. Le grand absent de la théologie de Montaigne, répétons-le, c’est le Christ, qui est au cœur du livre du cardinal allemand. On peut sans doute construire une théologie morale avec un minimum de références au Christ : elle ne mènera pas très loin. Le Cusain a des accents mystiques qu’on ne trouve pas dans les Essais. En définitive, il s’agit quand même pour lui de se reposer en Dieu. Montaigne n’a jamais eu cette intention. Sa curiosité, toujours en alerte, assume seulement le risque de l’erreur religieuse car rien n’est pire que la mort du mouvement.
Risquons un anachronisme et comparons la situation religieuse de Montaigne à celle des intellectuels catholiques, en France, au moment de la crise moderniste. L’autorité religieuse leur disait qu’il ne fallait
pas tenir compte de Renan et des autres. Comment n’auraient-ils pas eu la curiosité de les lire ? Presque tous sont passés par l’examen critique des vérités de la foi. Ils ont appris par exemple que les Évangiles étaient tardifs et qu’ils ne disaient pas tous la même chose. Sans doute, avaient-ils quitté depuis longtemps l’ignorance abécédaire, ce qui fait que le schéma de Montaigne ne leur convient pas tout à fait. Certains ne se sont pas remis de leurs doutes. D’autres sont restés fidèles à l’Eglise : comme Montaigne, semble-t-il. Mais avec lui, il ne faut jamais jurer de rien. Une chose est sûre en tout cas. Même dans le domaine de la foi, rien n’est pire pour lui que l’incuriosité. Le fidéisme est une théologie de la paresse d’esprit. On pourrait même dire qu’il fait injure à Dieu. Si l’esprit, réhabilité dans son véritable rôle, est incapable de chercher en ce monde les signes de sa puissance ou de sa présence, il ne sert pas à grand-chose. Il faut croire, sans doute, mais il est bon aussi d’éprouver sa croyance, de chercher ceux qui veulent bien engager la discussion sur les vérités de la foi : calvinistes, luthériens, peut-être même rabbins. La feront-ils vaciller ? Peut-être, mais il faut savoir courir le risque d’être « hérétique » à un moment ou à un autre.
Daniel Ménager
Paris Ouest – Nanterre
1 Huit fois d’après la Concordance de Leake.
2 Le mot, qui, en français, semble un néologisme, se trouve dans la phrase fameuse de III, 13 : « O que c’est un doux et mol chevet et sain que l’ignorance et l’incuriosité » (Essais, édition Villey-Saulnier, p. 1073). Nos citations renverront toutes à cette édition, qui n’est pas sans reproches.
3 Montaigne, Des règles pour l’esprit, Paris, PUF, 2007.
4 Voir André Godin, « Pia / impia curiositas », La Curiosité à la Renaissance, Paris, SEDES, 1986. Pour ne pas trahir la pensée de l’auteur, précisons quand même que ce n’est pas seulement l’objet qui justifie ou condamne la curiosité. La connaissance des choses de ce monde, même si elle ne porte pas atteinte à Dieu, peut être condamnée en raison de son inutilité.
5 Il apparaît pour la première fois dans le Solitaire second, consacré à la musique. Voir Sylviane Huot-Bokdam, « La Figure du Curieux dans Les Discours philosophiques de Pontus de Tyard », La Curiosité à la Renaissance, op. cit., p. 99-110.
6 Rabelais, Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1994, p. 922 et suiv.
7 Voir notamment, dans la « Remonstrance au peuple de France », les vers 153-166 qui s’en prennent à l’« homme curieux » qui veut comprendre les mystères du texte biblique (Œuvres complètes, édition Céard-Ménager-Simonin, Gallimard, La Pléiade, t. II, 1994, p. 1023-1024).
8 Voir par exemple cette inscription : « Cognoscendi studium homini dedit Deus torquendi causa » (la soif d’apprendre, Dieu l’a donnée à l’homme pour le mettre à l’épreuve, Ecclésiaste), Les Essais, édition La Pléiade, Paris, Gallimard, 2007, p. 1911. Voir, bien sûr, Alain Legros, Essais sur poutres. Peintures et inscriptions chez Montaigne, Paris, Klincksieck, 2000, p. 283-284.
9 Montaigne, Les Essais, II, 17, éd. Villley-Saulnier, p. 635.
10 « La premere loy que Dieu donna jamais à l’homme, ce fust une loy de pure obeissance », II, 12, p. 488.
11 Ou : « la connaissance du bonheur et du malheur ».
12 Le scepticisme de Montaigne, Paris, PUF, 1997, p. 29.
13 Ibid., p. 29.
14 Montaigne. Des règles pour l’esprit, Paris, PUF, 2007.
15 Ibid., p. 45.
16 Essais, II, 12 (« Apologie de Raymond Sebond »), p. 583.
17 Ibid., p. 527.
18 Essais, I,26, « De l’Institution des enfans », p. 156.
19 Exégèse médiévale […], Paris, Aubier, 1959-1964.
20 Voir David Banon, La Lecture infinie, Paris, Seuil, 1987.
21 Les Essais, II, 12, p. 500.
22 Voir Frédéric Brahami, op. cit., p. 68.
23 Les Essais, II, 12, p. 545.
24 Voir les notes de l’édition « La Pléiade », pour les pages 543-545.
25 Essais, II, 12, p. 515.
26 Ibid., p. 516.
27 Les spécialistes du pyrrhonisme de Montaigne n’ont pas fait de recherches de ce côté-là. Le nom de Des Périers ne figure pas dans l’index de Montaigne. Apologie de Raimond Sebond. De la « Théologia » à la Théologie, Paris, Champion, 1990.
28 Le dogmatisme lui-même est peut-être moins dogmatique qu’il ne semble : voir II, 12, p. 507.
29 Ibid., p. 515.
30 Ibid., Il y a dans ce bref passage un programme de lecture de Platon, qui se distingue des autres : le philosophe n’est plus l’homme d’un système, comme chez Ficin, mais l’inventeur du dialogue (qui permet d’explorer les différents visages d’une question), peut-être même, surtout dans Les Lois, un anthropologue avant la lettre.
31 Ibid., p. 515. Les variations d’Aristote sont présentées par un « asture » « asture » (tantôt, tantôt) qui a de quoi faire frémir les partisans de la pensée unique.
32 Ibid.
33 La Religion dans les limites de la simple raison, 1793.
34 Essais, I, 27, p. 179.
35 Ibid.
36 Cité de Dieu, XXII, 8.
37 Montaigne ne croit pas à tout ce que rapporte Jean Bouchet au sujet des miracles de saint Hilaire dans ses Annales d’Aquitaine, I, 14-15. Mais, s’empresse-t-il d’ajouter, ce n’est pas une raison de « condamner d’un train toutes pareilles histoires » (I, 27, p. 181).
38 Essais, I, 23, p. 121.
39 Ibid., III, 11, p. 1030. « Admiration » a bien entendu le sens de « étonnement ».
40 La Nature et les prodiges, Genève, Droz, « Titre courant », 1996, p. 409 et suiv.
41 Sur cette question, voir en particulier Raymond Esclapez, « L’échelle de nature dans la Théologie Naturelle et dans l’Apologie de Raimond Sebond », Montaigne. Apologie de Raimond Sebond, op. cit., p. 220.
42 Raimond Sebond, Theologia naturalis […], Stuttgart, 1966, p. 3.
43 Montaigne, traduction de Sebond, cité par R. Esclapez, p. 221.
44 Voir André Tournon, La Glose et l’essai, Lyon, 1983, p. 238.
45 Les Essais, II, 12 (« Apologie de Raymond Sebond »), p. 438-439.
46 Cet humaniste originaire de Toulouse, formé à Padoue, séjourna à Montaigne entre 1538 et 1546. Voir à son sujet Henri Busson, Le Rationalisme dans la littérature française de la Renaissance, Paris, Vrin, 1957, p. 96-100.
47 Mireille Habert explique bien que l’ouvrage offert par Bunel avait « toutes les qualités d’un traité de vulgarisation », bien utile en ces temps de pénétration de l’hérésie (Dictionnaire de Montaigne, s. v. Bunel, Paris, Champion, 2004).
48 Voir Les Essais, édition « La Pléiade », op. cit., note 2, p. 1565.
49 Pendant son grand voyage, Montaigne rencontra Maldonat à deux reprises : une première fois à Épernay, où il eut avec lui « plusieurs propos de sçavoir », une seconde fois à Rome : voir le Journal de voyage, éd. F. Rigolot, Paris, PUF, 1992, p. 5 et 25.
50 À Lindau, Montaigne parle au « ministre », « de qui il n’apprint pas grand-chose, sauf la haine ordinaire contre Zvingle et Calvin » (ibid., p. 33) : ce ministre est donc un luthérien ! À Isny, il alla « comme estoit sa coutume » trouver « soudain » un « docteur theologien de cette ville, pour prendre langue, lequel docteur disna avec lui ». De lui et de certains calvinistes, il apprend que les successeurs de Luther ont altéré sa doctrine de l’Eucharistie (p. 33). À Kempten, Montaigne « alla à l’eglise des Lutheriens » (ibid., p. 35).
51 Sur ce sujet, le Journal de voyage ne dit cependant rien de précis.
52 Ibid., p. 33.
53 Ibid., p. 126.
54 Essais, I, 27 (« C’est folie de rapporter le vray et le faux à nostre suffisance »), p. 182. Notons que ce passage appartient à la première édition des Essais.
55 Ibid.
56 Si du moins l’on tient pour autobiographique un passage de la « Remonstrance au peuple de France », v. 207-219, Œuvres complètes, édition citée, t. II, p. 1025.
57 Thomas de Beauregard, l’un des frères de Montaigne, avait embrassé le calvinisme : voir M. Lazard, Montaigne, Paris, Fayard, 1992, p. 52.
58 Voir Mario Turchetti, Concordia o tolleranza ? Storia, politica e religione nel pensiero di François Bauduin […] ed i « Moyenneurs », Genève, Droz, 1984.
59 Ibid.
60 Voir Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Gallimard, 1993, p. 250-265.
61 La Glose et l’essai, Presses Universitaires de Lyon, 1983, p. 214.
62 Montaigne, Des règles pour l’esprit, op. cit., p. 92 et suiv.
63 Essais, I, 54, p. 312-313.
64 Ibid., p. 313.
65 Ibid., p. 312.
66 Ibid., p. 313.
67 Ibid.
68 Op. cit., p. 92.
69 Pensées, fr. 77, édition Le Guern, Paris, Gallimard, 2000, p. 566. Selon l’éditeur, l’intermédiaire entre Montaigne et Pascal pourrait être Pierre Charron, La Sagesse, I, 43.
70 Montaigne. Des règles pour l’esprit, op. cit., p. 93.
71 Ce que, de son côté, Pascal souligne avec force : après avoir parcouru tout l’espace du savoir, « les grandes âmes […] se rencontrent à cette même ignorance d’où ils étaient partis, mais c’est une ignorance savante qui se connaît » (Pensées, fr. 77, édition Le Guern, p. 566).
72 Toujours selon B. Sève, op. cit., p. 97.
73 Montaigne, op. cit., p. 327.
74 Ces recherches passeraient par une étude des relations entre Sebond et Nicolas de Cuse lui-même : voir à ce sujet : Eusebi Colomer, « Raimond Sebond, un humaniste avant la lettre », Montaigne, Apologie de Raimond Sebond […], op. cit., p. 49-67.
75 D’une parfaite honnêteté, comme toujours, Pierre Villey n’hésite pas à se contredire pour expliquer le commerce singulier de Montaigne avec Nicolas de Cuse. Pour lui, il ne fait guère de doute qu’il a récupéré l’exemplaire prêté à François Bourges. Le De docta ignorantia rappelle (ou annonce) à ses yeux plus d’une page des Essais. Pourtant, ajoute-t-il, il n’en trouve aucune trace dans le livre III, écrit après le retour d’Italie (Les Sources et l’évolution des Essais de Montaigne, Paris, Hachette, 1931, t. I, p. 121-122).
76 Journal de voyage ; édition citée, p. 71.
77 Voir Nicolas de Cues, La Docte Ignorance, tr. fr., Rivages poche / Petite Bibliothèque, 2011, Livre III.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-05748-2
- EAN : 9782406057482
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05748-2.p.0087
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/04/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français