La lecture des Confessions d’Augustin à travers les Essais de Montaigne
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2013 – 2, n° 58. varia - Author: Comparot (Andrée)
- Pages: 41 to 52
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
La lecture des Confessions d’Augustin
à travers les Essais de Montaigne
D’autres auteurs s’étaient comme Montaigne racontés dont l’anecdote, ou l’affirmation plus générale ouvraient la voie à une réflexion profonde. Augustin, dans les Confessions avait donné l’exemple. Le vin de Monique1 appelait la honte, le vol des poires2 le repentir et, dans tous les cas, la saisie d’un premier dépassement du vécu dans la recherche de soi que poursuit tout l’ouvrage. Ces exemples nous autorisent à notre tour à tirer des Essais une page surprenante pour en chercher le sens dans sa source, l’importance dans la pensée du reste de l’ouvrage.
Les chapitres du premier livre sont plus transparents pour le lecteur parce qu’ils restent proches des sources livresques, de la pensée du moins, qui a suscité la réflexion. Par la suite, plus libre dans l’ « Apologie de Raymond Sebon » ou le chapitre « De l’expérience », Montaigne prolonge et développe l’affirmation première.
C’est ainsi que chapitre xxiv, qui, par son titre déjà, « Divers événemens de mesme conseil », prétend attirer notre attention, impose un propos étrange chez un auteur qui devrait chercher à être entendu de ses lecteurs. En fait, cette phrase révèle la pensée politique largement humaine de Montaigne et, éclairée par sa source, une métaphysique chrétienne.
On a, depuis longtemps, refusé à Montaigne la connaissance des Confessions d’Augustin parce qu’au chapitre « De l’affection des pères aux enfans3 », il a supposé qu’il y aurait impiété à Augustin « si d’un costé on luy proposoit d’enterrer ses escrits de quoy nostre religion reçoit un si grand fruit, ou d’enterrer ses enfans, au cas qu’il en eut4 », il ne preferât
enterrer ses enfants. La proposition incise « au cas qu’il en eut » paraît donner absolument raison à ses détracteurs. Mais il ne faut pas l’isoler du contexte. L’amour d’Épicure pour sa doctrine a paru, en lui, remplacer l’affection des pères aux enfants, comme peut-être la lettre rapportée par Cicéron au De Finibus (II-xxx) ou Diogène Laërce (X-22)5 le justifie. Mais Montaigne ajoute aussi, pour appuyer ce choix, la supposition d’un enfant « contrefait et mal nay6 », ce qui est peu respectueux pour le philosophe dont il doit contrebalancer l’œuvre écrite, même s’il appelle cela « mal heur7 » et caractérise le livre de « sot et inepte », du moins celui qui entre dans le jeu. Montaigne assurément s’amuse dans cette supposition. Passant à Saint Augustin, il ne présente plus tout à fait la même situation. Ce sont ses contemporains qui imposeront au Père de l’Église d’enterrer ses écrits ou ses enfants. Ce sont eux qui l’accuseront d’impiété. La supposition alors n’est plus parallèle à celle qui frappait Épicure. Car Montaigne ajoute aussitôt au nom de Saint Augustin, la précision très importante : « pour exemple ». La critique porte, non point sur l’Augustin que nous connaissons, dans sa vie particulière, mais sur ceux dont il peut être pris pour modèle, sur tout théologien et justifie alors pleinement la réserve : « au cas qu’il en eut ». De plus, en s’attaquant au nom d’Augustin, Montaigne touchait l’Église de son époque qui portait à la légère les accusations d’impiété, non sans conséquence. Le coup de patte n’est plus du domaine du rire qui frappait le philosophe et servait à préparer une attaque plus subtile. Les contemporains, sans doute, l’ont saisi, ce qui explique que Montaigne ait rajouté dans l’édition de 1588 une addition personnelle et plus souriante : « Je ne scay si je n’aimerais pas mieux beaucoup en avoir produict un, parfaitement bien formé, de l’acointance des Muses, que de l’acointance de ma femme8 ». Irons-nous dire que Montaigne, s’assimilant à la même situation ne se souvient pas qu’il a lui-même enterré bien des enfants et conserve une fille ? Non. Mais la majesté des divinités païennes fait négliger l’absence du particulier et sa réalité. Ainsi, dégradée chez le philosophe et hypothétique chez l’homme d’Église, la paternité, en l’auteur même,
se trouve par un effacement volontaire, oubliée derrière le prestige des humanités. Admirons l’art de l’escamotage littéraire, mais ne refusons pas à Montaigne la connaissance des Confessions.
Au contraire, dans un chapitre consacré aux guerres de religion et aux trahisons que ces passions soulèvent, « Divers evenemens de mesme conseil », Montaigne puise chez Augustin, avec une phrase qui soulève notre étonnement, l’affirmation même d’une tolérance qu’impose la faiblesse de la raison humaine.
Il n’est pas besoin de faire appel à la lecture des Confessions pour expliquer les nombreux exemples donnés par Montaigne de ces « fureurs estrangères9 » qui, dit-il surprennent le médecin comme l’homme de guerre. Montaigne les dit « heureux », « la fortune prête la main » et c’est appuyé sur son expérience personnelle des guerres auxquelles il a participé qu’il développe :
Quand je prens garde de prez aux plus glorieux exploicts de la guerre, je vois, ce me semble, que ceux qui les conduisent n’y emploient la délibération et le conseil que par acquit, et que la meilleure part de l’entreprise, ils l’abandonnent à la fortune, et, sur la fiance qu’ils ont à son secours, passent à tous les coups au delà des bornes de tout discours10.
Délibérément, le chef de guerre aux yeux de l’auteur des Essais refuse le secours de la logique humaine pour recourir à cette puissance. « Quelque inspiration » ajoute-t-il en conclusion du paragraphe. Il faut alors revenir aux sources de la page pour percer la nature de cette force cachée.
Dans la pensée platonicienne, l’expérience pratiquée sur le jeune esclave du Menon qui redécouvre les règles de la géométrie, dirigé par les questions de Socrate, conduit à affirmer une réminiscence de l’au-delà dans l’âme humaine11. Il y a donc pour l’homme une connaissance des lois éternelles, soit une atteinte du divin. Sans doute, dans le paragraphe de Montaigne considéré, peut-on retrouver chez les différents artistes mis en scène une telle dimension supérieure qui supplée à la raison humaine. « Ils grossissent leur courage au-dessus de la raison », « Ils y estoient conviez par quelque inspiration12 ». La « fortune » ainsi dépeinte
n’est point le hasard. Le renoncement à la raison, volontaire, assure une exaltation de la personne, un épanouissement en une vérité supérieure. L’homme de guerre se confie en la Providence. L’abandon du « discours » n’est point perte et diminution de la personne, mais élévation à une réalisation supérieure. Comme le médecin qui réussit sa cure, il est « heureux ». Il n’en va pas de même de l’auteur.
Le poète jouit bien d’une inspiration divine dans son exaltation mais celui que Montaigne appelle « l’autheur », et le lecteur même ne jouissent, au contraire, d’aucun dépassement de leur personne, mais d’une limitation. C’est alors que Montaigne, quittant le lieu commun philosophique touche à la source théologique. « Un suffisant lecteur » écrit-il, « descouvre souvant ès escrits d’autruy des perfections autres que celles que l’autheur y a mises et aperceües, et y preste des sens et des visages plus riches13 ». Tout l’enthousiasme de la personne disparaît dans ce qu’on peut appeler déjà une controverse. La suffisance de l’auteur, sa compétence, son autorité s’effacent devant celles du lecteur, égales et même supérieures. Plus de propriété du texte, mais un partage et une limitation de l’intelligence et de la pensée chez celui qui l’exprime comme chez celui qui la reçoit. C’est en cela que se révèle l’appel aux Confessions.
Achevant le livre XII de son ouvrage, Augustin avait ramené la discussion à Moïse, le seul homme qui ait eu commerce avec Dieu le Père et en avait tiré cette Loi qui devait imposer sa pensée dans les religions judaïque puis catholique ou calviniste. Moïse, la première voix de Dieu auprès des hommes, représente ainsi la vérité même. Augustin vient de l’affirmer. Il poursuit ainsi son propos :
Ita cum alius dixerit « Hoc sensit, quod ego », et alius : « Immo illud, quod ego », religiosius me arbitror dicere : « Cur non utrumque potius, si utrumque uerum est, et si quid tertium et si quid quartum et si quid omnino aliud uerum quispiam in his uerbis uidet, cur non illa omnia uidisse credatur, per quem deus unus sacras litteras uera et diuersa uisuris multorum sensibus temperauit14 ».
L’opposition « alius », « alium », la brièveté des répliques reproduisent le ton même de la discussion et en imposent les passions. Augustin présente les adversaires parlant avec cette autorité que Montaigne qualifie de suffisance, non sans une note péjorative. Tous n’ont qu’une part de vérité. L’une et l’autre affirmation sont vraies, dit le texte. Mais par là, toutes aussi ne présentent qu’un aspect d’une vérité qui, en sa totalité, ne repose qu’en Dieu. Ainsi s’explique l’affirmation si surprenante chez Montaigne que l’auteur n’ait point lui-même la pleine intelligence de son texte, que le lecteur y puisse découvrir mieux, soit : « des perfections », mais non toute la perfection qui n’appartient qu’à Dieu seul.
L’affirmation n’est pas isolée dans les Essais. Montaigne la reprend au chapitre « De l’institution des enfans ». Elle fonde tout l’essai et explique que tout forme l’enfant, la sottise d’un valet ou la diversité du monde. L’enseignement s’opère non point tant par l’enrichissement de la mémoire que dans la saisie, par l’intelligence de la part de vérité que l’on peut tirer de toute chose. « L’institution des enfans » fait appel à la même pensée des Confessions et l’affirmation en est tout aussi audacieuse : « J’ay leu en Tite Live cent choses que tel n’y a pas leu. Plutarque en y a leu cent outre ce que j’y ay sceu lire et à l’adventure outre ce que l’autheur y avoit mis15 ». Il ne s’agit plus alors d’emplir la mémoire de connaissances livresques, mais de parvenir par elles à une compréhension nouvelle, à un accès partiel à la vérité. Jugeant librement des plus grands auteurs, l’enfant apprendra tout autant avec les accidents de l’existence : « Les principes d’Aristote ne luy soyent principes16 », « Tout ce qui se présente à nos yeux sert de livre suffisant : la sottise d’un valet, un propos de table17 » sans oublier le recours à la variété des voyages. La phrase d’Augustin, pourrait-on dire, pose le fondement du système pédagogique. Bien davantage, elle domine tout l’ouvrage. Que sont les Essais sinon un recueil d’anecdotes qui, comme le chapitre considéré l’avoue dans son titre, cherche dans le livresque ou le vécu le développement d’une pensée personnelle ? Modestie de l’ouvrage ? Non point, mais dans la limitation affirmée de la pensée humaine et la variété du monde, le genre de l’essai revendique la recherche d’une vérité supérieure.
Fondamental est pour Montaigne ce libre recours à l’intelligence du monde dont il a trouvé le principe affirmé au livre XII des Confessions. S’il l’applique à une pédagogie neuve, elle justifie bien davantage sa position dans les controverses religieuses, une pensée philosophique qui assura à son temps la tolérance. Toutes les vérités humaines sont partielles et se rejoignent dans un absolu refusé à l’homme.
Il n’est point surprenant, vu le titre de l’essai considéré, que Montaigne ait ainsi retrouvé la pensée théologique des Confessions. Le chapitre se fondait sur des faits contemporains, soit les luttes des différents partis engagés dans les guerres de son temps. Sans doute avait-il fait sienne la belle prière d’Augustin qui précède le passage et qu’Arnaud d’Andilly traduit ainsi :
Mon Dieu qui êtes la vérité même, accordez tant de diverses opinions, toutes véritables et faites-nous miséricorde, afin que nous puissions faire un hommage de votre loi en la rapportant à sa fin qui est une vraie charité18.
La pensée d’Augustin éclaire le sens des essais du premier livre, mais aussi la pensée profonde de Montaigne dans la suite de son ouvrage, comme peut-être son action politique. La limite de la pensée humaine doit faire taire toute lutte religieuse. L’idée se trouve largement développée dans toute l’ « Apologie de Raymond Sebon ». Enrichie de la lecture de Plutarque, et peut-être de celle des Divines Institutions de Lactance, Montaigne y développe avec complaisance les faiblesses de la raison chez l’homme. Liée à nos sens elle est, comme eux, limitée. Les bêtes en ont plus que nous. Les éléphants élèvent une mystérieuse prière à Dieu et l’homme n’a pu établir une philosophie ni une religion. Toutes se contredisent. Les sources de l’essai sont très nombreuses, et parmi elles les Confessions occupent encore une place prépondérante.
Aux livres VII et VIII Augustin, dans sa quête de Dieu, rappelle tous ses efforts pour accéder à la vérité et l’insuffisance de la raison. Il a déjà atteint toutes les limites de la philosophie, manichéisme et platonisme. « Violent combat que je livre à mon âme dans le plus profond de mon cœur19 » analyse-t-il avant d’affirmer « n’avoir pas l’esprit moins troublé que le visage20 ». Déjà il a avoué : « impuissante à trouver la vérité par la
raison pure, notre faiblesse a besoin de l’appui des saints livres21 ». Plus loin, s’adressant à Dieu, il rappelle son intervention : « C’est vous, oui, et nul autre… c’est vous qui m’avez guéri22 ». « C’est vous, Seigneur, très juste modérateur de l’univers qui, par une inspiration mystérieuse faites en sorte, du fond de l’abîme de votre équitable justice, que celui qui consulte reçoive la réponse qu’il lui est utile d’entendre23 ». À cette affirmation, sans cesse reprise dans les Confessions, du secours nécessaire de Dieu à la faiblesse de l’homme, il ne reste plus qu’à ajouter l’image que reprendra Montaigne et qui se trouve en filigrane sous un mot ou un autre dans tout ce livre VIII. Augustin constate que des erreurs de son esprit « dextera tua suscepit me24 », la main de Dieu le retira. Au livre IX « dextera tua respiciens profunditatem mortis meae et a fundo cordis mei exhauriens abyssum corruptionis25 » : Votre main a fait sortir du fond de mon cœur un abîme de corruption. Les verbes mêmes qui soutiennent l’image, verbes de mouvement, soulignent, dans toutes ces citations, l’effort, la réalité du soulèvement (suscepit, exhauriens). La puissance de la métaphore ne pouvait échapper à un bon lecteur.
Ainsi, après la faiblesse de la raison humaine si longuement développée par Augustin et par lui-même, Montaigne conclut son essai en en rappelant tout l’enseignement :
De faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras et d’espérer enjamber plus que de l’estanduë de nos jambes, cela est impossible et monstrueux. Ny que l’homme se monte au dessus de soy et de l’humanite ; car il ne peut voir que de ses yeux, ny saisir que de ses prises. Il s’eslevera si Dieu lui preste extraordinairement la main ; il s’eslevera abandonnant et renonçant à ses propres moyens et se laissant hausser et soubslever par les moyens purement celestes26.
La reprise de la main qui se prête, de l’énergie des verbes d’action « hausser » et « soubslever » suppose la présence du texte même des Confessions dans la mémoire de l’auteur. La faiblesse de la raison humaine dans l’essai n’appartient pas à une pensée sceptique. Elle se fonde sur
l’ouvrage d’un théologien qu’il connaît à fond et affirme un dépassement de l’homme toujours possible dans l’appel au divin.
Cette illumination supérieure, Augustin, dans les Confessions, rappelle l’avoir vécue deux fois. Isolé du monde dans un jardin et inquiet de l’orientation de sa vie il entend la voix mystérieuse d’un enfant qui lui dit : « Tolle, lege, tolle, lege27 » (Prends et lis). Le livre de l’Apôtre est là sur la table pour opérer la conversion en prêchant le renoncement aux plaisirs de la sensualité. Au livre IX, Augustin est encore plus précis en relatant le détachement de l’esprit puis l’envahissement d’une illumination plus puissante encore. C’est à la fenêtre d’Ostie, dans la vision d’un autre jardin silencieux, à l’embouchure du Tibre où l’eau du fleuve se perd dans l’infini de la mer qu’« oubliant le passé pour ne plus penser qu’aux biens à venir28 » avec sa mère, Augustin s’éleva, dit-il, « vers cette immuable félicité par les mouvements d’une affection violente29 ». Ainsi est dépeint par deux fois, dans les Confessions, l’accès à l’éternel qui peut seul donner à l’esprit humain la connaissance de l’immuable. Fugitives, sans doute, mais pleinement conscientes ces atteintes au divin, présentées comme exceptionnelles, accomplissent, en quelque sorte, le recours à la loi de Moïse, au livre de l’Apôtre, à la Révélation même sur lesquels se peut fonder Montaigne en la conclusion de son essai pour formuler l’appel final de l’« Apologie de Raymond Sebon » : « il s’eslevera si Dieu luy preste extraordinairement la main30 ». Il précise encore sa pensée dans une addition « C’est à nostre foy Chrestienne […] de pretendre à cette divine et miraculeuse metamorphose31 ». Comment ne pas juger que suivant le théologien de la limitation de l’esprit humain, Montaigne s’est élevé jusqu’à une pensée personnelle qui est aussi prise de position religieuse ?
Après avoir dans son premier livre révélé par un emprunt remarquable l’apparentement Chrétien de sa pensée, puis dans le chapitre privilégié de son deuxième livre développé l’idée même qui fonde les Confessions, de l’impossibilité pour la seule raison humaine d’accéder à Dieu, Montaigne termine encore son ouvrage par un chapitre « De l’Expérience ». Un tel titre embrasse toute la connaissance du monde en
un siècle qui est celui des grandes découvertes, dans tous les domaines. Il suppose une prise de position dans l’optimisme de l’époque. Ce sera celle d’un humaniste Chrétien.
Si l’augustinisme des Confessions entraîne la relativité de la pensée humaine, il impose aussi la libre interprétation de tout emprunt dans l’édification d’une pensée originale. Dans le chapitre « De l’Expérience », plus que partout ailleurs, pour conclure son ouvrage, Montaigne épanouit sa pensée personnelle en la transcendant dans le souvenir de la pensée antique.
Montaigne attaque ainsi son chapitre : « Il n’est desir plus naturel à l’homme que le desir de connoissance. Nous essayons tous les moyens qui nous y peuvent mener. Quand la raison nous faut, nous y employons l’experience32 ». En soi le procédé connaît aussi ses limites : « moyen plus foible et moins digne » que la raison précise-t-il aussitôt. Dans un monde où tout est dissemblable, l’instrument de connaissance est incertain : « la ressemblance ne faict pas tant un comme la difference faict autre33 ». Dans tous les domaines Montaigne, ensuite, poursuit son investigation. Il commence par le juridique, qui fut celui de sa profession : « les gloses augmentent les doubtes et l’ignorance34 ». Toutes les sciences de son époque tombent ensuite sous la même critique : « Tout fourmille de commentaires, d’auteurs il en est grande cherté. Le principal et le plus fameux sçavoir de nos siecles est ce pas sçavoir entendre les sçavans35 ? ». Ayant précédemment détruit la prétention des auteurs, comme des lecteurs à atteindre la vérité, il ne peut admettre cette poursuite des érudits de son temps. Ouvert sur son époque, il en corrige les excès : « Il n’y a point de fin en nos inquisitions, nostre fin est en l’autre monde36 ». Une addition généralise : « Nul esprit genereux ne s’arreste en soy ; il pretend toujours et va outre ses forces : il a des eslans au delà de ses effects37 ». Ainsi retrouve-t-on l’affirmation du premier livre dans cette limitation apportée à l’expérience humaine. Ses « eslans » portent l’homme « outre ses forces » et « au delà de ses effects ». C’est dire que la connaissance complète lui est refusée parce qu’elle ne se trouve
qu’en Dieu seul. L’auteur n’avait pas pleine intelligence des paroles qu’il écrivait, le savant n’atteint qu’une parcelle de science. Mais tous se rejoignaient dans une même aspiration à cette connaissance parfaite qu’est l’intelligence du divin.
Mesurant ainsi la portée de l’expérience, Montaigne poursuit le chapitre en rapportant l’enseignement d’autrui, des anciens, comme celui de son époque, et le sien propre dans sa manière de prendre la vie. Cette expérience du monde, il achève de l’énoncer en célébrant l’ordre de toutes choses : « Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste38 ». Cette nature intelligente qui secourt l’homme avec sagesse et presque tendresse n’est point matérialisme. La notion de justice lui donne une dimension supérieure. Une addition postérieure précisait l’appartenance profonde de la pensée en ajoutant au remerciement qu’il adressait à « ce grand et tout puissant donneur » que le terme de Nature cache sous ses dons : « Tout bon, il a faict tout bon ». « Omnia quae secundum naturam sunt, aestimatione digna sunt39 ». La page suivante pouvait alors revenir sur la faiblesse humaine. Jusque dans l’orgueil de la royauté, l’ironie bafouait l’homme par la grossièreté du terme employé : « Au plus eslevé throne du monde si ne sommes nous assis que sur nostre cul ». L’essai s’achevait alors par une élévation de la pensée vers Dieu. La reconnaissance de l’ordre de Nature entraînait une véritable prière à Dieu. L’auteur lui confiait sa vieillesse : « Recommandons la à ce Dieu protecteur de santé et de sagesse, mais gaye et sociale40 ». Et le paganisme d’Horace prêtait son autorité à ce Dieu si largement chrétien, Apollon : le Dieu de Plutarque qui apporte la lumière aux hommes, venait clore l’essai. La contemplation du monde assurée par l’expérience de Montaigne réunissait ainsi l’humanisme à la pensée moderne dans une même aspiration humaine à la sagesse.
En confirmant sa pensée et en terminant son livre par un appel à Horace, Montaigne imite peut-être encore Augustin qui, lui, cite plus volontiers Virgile. Ainsi par exemple, au De Ordine IV-V41 dans la joie que lui cause la conversion d’un de ses disciples il emprunte à l’Énéide
une prière adressée au même Apollon : « fasse le père des Dieux, fasse le sublime Apollon, qu’il en soit ainsi » car ajoutait-il « celui qui vient de nous donner ce présage et de pénétrer nos cœurs nous conduira lui même jusqu’au bout, si nous le suivons où il veut que nous allions et fixions notre demeure42 ». Il se justifiait ensuite :
C’est que le sublime Apollon n’est pas celui qui dans les cavernes, dans les montagnes, dans les bois, excité par l’odeur de l’encens et le massacre des animaux, s’empare de l’esprit des insensés. C’est d’un tout autre qu’il s’agit, de celui qui est véritablement sublime, de celui, pour parler sans détour, qui est la Vérité elle-même et qui a pour devins tous ceux qui pensent parvenir à la sagesse43.
Ainsi Apollon peut-il entrer dans la pensée chrétienne figurant cette Vérité qui repose en Dieu. Avec lui tous les sages de l’antiquité et de tous les temps peuvent apporter cette part du divin qu’ils portent en eux et ont placée en leurs ouvrages. L’affirmation n’est pas isolée dans Augustin. C’est elle aussi qui anime la poursuite des Essais à travers la richesse de la pensée humaine.
Ces dernières pages de Montaigne, son recours à la peinture du monde, comme sa prière finale sont, autant que le premier livre ou l’ « Apologie de Raymond Sebon », riches de la pensée augustinienne. Augustin dans les Confessions achève son ouvrage au XIIe livre sur une contemplation du monde. Elle est fondée sur les termes de la Genèse. Au sixième jour, « Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon44 ». Après avoir longuement repris les divers éléments de la Création, en chaque journée, Augustin termine ainsi : « Je rends grâce mon Dieu de tous les ouvrages merveilleux que vous avez faits45 ». Plus proche du texte sacré, il ajoute : « Nous voyons toutes ces choses. Nous voyons que chacune d’elles est bonne et que toutes ensemble elles sont très bonnes46 ». Comme dans les Essais de Montaigne, la conclusion alors du père de l’Église à toute sa recherche sur lui-même et la création tenait déjà dans cette saisie du divin dans le monde et dans cette fidélité à la parole première de Dieu. Ainsi en demandant à son tour à Dieu
protection de sa vieillesse, dans une prière riche de la connaissance de soi et de tout l’humanisme, Montaigne ne faisait que reprendre la ligne générale de l’ouvrage d’Augustin. Son humanisme rassemblait les pensées philosophiques et antiques dans une même pensée Chrétienne.
Les emprunts de Montaigne aux Confessions ont donc permis de préciser à la fois la nature des limitations de la raison humaine qui fondent la pensée des Essais et la part d’espoir que laisse à l’homme le recours au divin. Ils nous révèlent dans l’achèvement des deux ouvrages une parenté profonde. Montaigne privilégiant les rappels de sa vie militaire ou politique, très longuement de sa vie physiologique, de la souffrance que lui apporte sa maladie, achève sa réflexion sur une acceptation de sa condition. Qu’il la dépasse par la richesse de son humanisme et l’exemple des philosophes anciens, il n’accepte jamais totalement leur leçon, mais s’en différencie par une pensée personnelle et neuve « Pour moy, conclut-il, j’aime la vie47 ». Comme Augustin dans les Confessions s’appuie sur la beauté du monde célébrée par la Genèse, Montaigne de l’expérience de toute sa personne élève une prière à Dieu. Le souci de la fixer et grandir par un appel à Horace impose incontestablement son humanisme Chrétien.
Ainsi plaisantant à l’occasion sur une descendance charnelle d’Augustin, Montaigne ne montre nullement en ses Essais ignorer l’œuvre la plus répandue du Père de l’Église que représentent les Confessions. La composition de son ouvrage peut-être, la sagesse qu’il exprime en sont sans doute profondément inspirées. Sa pédagogie, sa philosophie fondée sur les limites de la raison, mais aussi son aspiration au divin, dans une sagesse qui se veut largement humaine portent la marque d’une connaissance profonde.
Andrée Comparot
1 Confessions IX-VIII Pierre de Labriolle, CUF, Paris 1969, p. 222 sq.
2 Ibid. II-IV.
3 Essais II, 8, p. 637. L’ouvrage de référence est, pour les Essais, l’édition du Livre de Poche, Jean Céard (dir.), Paris 2008.
4 Ibid.
5 Essais II, 8, p. 636. Épicure eut une fille. Dans son testament, il se préoccupe de la marier. Diogène Laërce, tome II, p. 205, trad. Robert Genaille, éd. Garnier, Paris s.d.
6 Essais, II, 8, p. 636-637.
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Essais I, 23, p. 196.
10 Ibid.
11 Platon Menon, 82 à 86 trad. Alfred Croiset, CUF, Paris 1969, p. 251 sq.
12 Essais I, 23, p. 196.
13 Ibid.
14 Confessions XII-XXXI, op. cit. : « Ainsi quand l’on vient me dire “Moïse a pensé tout comme moi” et un autre “Pas du tout, sa vraie pensée est ma mienne” je réponds, dans un esprit je crois plus vraiment religieux : “Pourquoi n’aurait-il pas plutôt songé à l’une et l’autre interprétations si elles sont toutes deux vraies ? Vit-on dans ces paroles un troisième, un quatrième sens, et ainsi de suite, du moment que ce sens est vrai, pourquoi ne pas croire que Moïse les a tous vus, lui par qui le Dieu unique a accommodé les écrits sacrés à l’intelligence de tant de lecteurs, qui devait y voir des choses différentes” ».
15 Essais I, 25, p. 240-241.
16 Ibid., p. 232.
17 Ibid., p. 235.
18 Les Confessions de Saint Augustin, trad. d’Arnaud d’Antilly. Paris, Garnier, SD-XII-XXX p. 524.
19 Ibid., VIII-VIII p. 287.
20 Ibid.
21 Confessions, CUF, VI-V p. 125.
22 Ibid., VII-VI p. 153.
23 Les confessions, éd. Garnier, IX-I p. 301.
24 Ibid.
25 Ibid.
26 Essais II-XIII p. 932.
27 Confessions, VIII-XII p. 200, éd. Budé.
28 Ibid., IX-X p. 227.
29 Ibid.
30 Essais, II, 13, p. 932.
31 Ibid.
32 Ibid., III, 13, 1655.
33 Ibid., 1656.
34 Ibid., 1660.
35 Ibid., 1663.
36 Ibid., 1662.
37 Ibid.
38 Ibid., 1736.
39 Ibid.
40 Ibid., 1740.
41 Œuvres de Saint Augustin, Dialogues philosophiques, trad. R. Jolivet, Paris, Desclées de Brouwer, 1939, p. 1939 et Éneide, X, 875.
42 Ibid.
43 Ibid.
44 Bible de Jérusalem, éd. du Cerf, 1988, 1 p. 35.
45 Confessions, XIII-XXXII, éd. Garnier, p. 584.
46 Ibid.
47 Essais, 1735.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-3039-8
- EAN: 9782812430398
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3039-8.p.0041
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-13-2014
- Periodicity: Biannual
- Language: French