L’italien du Journal de voyage de Montaigne De l’impact de la traduction
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2013 – 2, n° 58. varia - Author: Schneikert (Élisabeth)
- Pages: 75 to 93
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
L’italien du Journal de voyage
de Montaigne
De l’impact de la traduction
Montaigne nous a laissé de son long voyage qui l’a conduit pendant plus d’un an en France, en Allemagne, en Suisse, en Autriche et en Italie un journal, texte à première vue fort éloigné des Essais, qui n’était vraisemblablement pas destiné à la publication1. Le Journal de voyage peut être lu comme le journal d’un malade, d’un gentilhomme du xvie siècle ou encore d’un touriste piqué d’archéologie. Ce panel de lectures s’explique par les motivations variées qui sont à l’origine du voyage. La plus évidente est la cure thermale, puisque Montaigne souffrait de la gravelle2. Or la maladie est une dépossession majeure, si bien que l’on peut abonder dans le sens d’une lecture qui relève de la quête ontologique. Le voyage est le moyen de contrer l’exil à soi et de recouvrer un ordre qui ne soit pas celui de la mort.
Dans cette quête ontologique, la voie de l’altérité est celle choisie par Montaigne. Puisque le moi est instable et opaque, il faut tenter de trouver quelque lumière ailleurs. C’est en entrant dans l’espace de l’autre que Montaigne ménage une distanciation maîtrisée qui amène une partie obscure du moi à la surface tout en évitant les effets de violence. Il ne cesse de mettre en place des « stratégies protectrices » par lesquelles « je négocie le lieu de son énonciation3 ». Dans cette entreprise de dévoilement, Montaigne use de plusieurs voies, le secrétaire, l’italien et les œuvres d’art4.
La première partie du Journal, écrite de la main d’un secrétaire, creuse la distance à l’intérieur même de Montaigne, préliminaire nécessaire à la saisie éclairée du moi. La voix du secrétaire est une propédeutique à la prise de parole personnelle. L’essai de la voix de l’autre permet ainsi et de se conquérir comme énonciateur et d’ouvrir la parole sans prendre le risque du naufrage ou de l’hémorragie du moi. À la relation du secrétaire succède la partie du Journal rédigée par Montaigne lui-même en français. Elle couvre quatre mois de voyage, de février à mai 1581, ce qui au regard de l’ensemble est assez peu. Très vite Montaigne passe à la rédaction de son Journal en italien, soit un tiers du Journal.
Dès le début, l’ouverture intellectuelle sur l’étranger et ses mœurs prépare l’essai de l’italien. D’emblée, Montaigne a manifesté une curiosité pour l’Allemagne et la Suisse, pour leurs coutumes et les multiples indices qui ponctuent les découvertes quotidiennes et signalent au voyageur qu’il est en pays étranger5. La même attitude est naturellement reconduite en Italie. Montaigne est dès lors prêt à être séduit aussi par la langue de l’autre et à se laisser conduire par elle au fil de son voyage. Si dans un premier temps l’italien est un outil de communication avec l’étranger et permet de le découvrir un peu mieux, il apparaît surtout comme le moyen de délier la parole et de lâcher prise. L’italien est d’abord dépositaire de l’expérience traversée, puis devient à la fois un instrument de dévoilement et une défense de l’existence qui perdure, par delà sa fragilité et son caractère fragmenté. En effet, l’entre-deux de la langue inconnue et de la langue familière invite dans un premier temps au décentrage. En prenant le risque de la langue étrangère, le voyageur-essayiste accepte de lâcher prise pour passer, s’essaie à être autre pour devenir soi. L’italien est un instrument de déchiffrement qui déporte le moi dans un « à côté » et le fait dans un premier temps « dédevenir6 » afin de lui permettre de devenir. Le passage à l’italien déplace dans un nouvel espace de langue qui installe de nouveaux repères, permettant d’ouvrir de nouveaux pans de soi-même7. À terme, il permet de passer
de l’absence à la présence à soi. Ainsi, lorsque l’italien l’emporte sur le français, c’est aussi toute la quête du moi qui est en jeu : l’italien est un moyen de « se ravoir ». On ne peut dès lors que s’étonner de la négligence avec laquelle les éditeurs successifs du Journal en France ont traité la partie italienne et sa traduction8, alors même qu’elles interrogent toute la présence au monde. Il est ainsi nécessaire d’examiner l’impact que peut avoir la traduction.
Les nourritures italiennes de Montaigne sont fort importantes. Sa bibliothèque est remarquable par ses ouvrages d’auteurs italiens en langue vulgaire. La table des lectures établie par Villey permet d’en prendre la mesure9. Montaigne a ainsi fréquenté L’Arétin, L’Arioste, Boccace, Gelli, Pétrarque, Le Tasse… On se souviendra aussi de la réflexion de Montaigne sur les historiens, Machiavel et surtout Guichardin dont il lit la Storia d’Italia dans le texte original dès 1572. Montaigne a ainsi développé selon C. Dédéyan « des affinités intellectuelles indestructibles avec l’Italie10 ». Qui plus est, les Essais sont émaillés d’allusions et de citations indirectes d’auteurs italiens11. Ainsi, lorsqu’il part en voyage, ni
l’Italie ni l’italien ne lui sont totalement étrangers. Il emmène dans son bagage un fonds culturel, un fonds linguistique et des représentations – le travail de la fantaisie est déjà à l’œuvre – sur le pays dont il foulera bientôt le sol12. Mais il est vrai, comme le fait remarquer J. Balsamo, que « le voyage d’Italie n’a que rarement servi d’initiation à la littérature italienne13 », tant l’italien faisait partie de la formation de l’homme cultivé au xvie siècle.
Il entre en Italie à Trente le 28 octobre 1580, il en part plus directement par le Mont Cenis le 3 novembre 1581. Le lieu et le moment où Montaigne passe à l’autre langue ne tiennent cependant pas à l’entrée en pays italophone et ne relèvent pas non plus du hasard. Il change d’une part de langue dans le contado de Florence. Certes, il a eu le temps de fourbir sa pratique de l’italien, qui lui est devenu plus coutumier depuis des mois qu’il l’entend parler autour de lui, mais surtout il se trouve dans la contrée où il lui « semble entendre le parler le plus parfait de la Toscane14 ». Le changement de langue s’inscrit d’autre part dans la trame de l’univers affectif du voyageur-curiste15. Enfin il change à un moment où le corps se fait particulièrement sentir. Aux Bains de la Villa, Montaigne se comporte en diariste scrupuleux, le journal mar
quant la progression du mal ou les épisodes de rémission. Le passage à l’italien ne participe donc pas au premier chef d’un processus d’ordre intellectuel, il est dicté par ce que Montaigne vit dans son corps et les douleurs auxquelles il fait face. Si l’expérience corporelle constitue la mesure du monde, le respect du texte à propos du Journal, dont la tâche est d’enregistrer tout ce que perçoit l’auteur d’une manière particulièrement dépouillée, réaliste, voire crue, s’impose.
Dès l’origine, les conditions de publication du Journal ont constitué un écueil de taille16. Le manuscrit a disparu, si bien que le point de repère dont on dispose est la première édition du Journal par Meunier de Querlon qui date de 1774. Or cette édition fut publiée par Le Jay en trois formats différents qui ne présentent pas le même texte et dont les variantes ne sont pas insignifiantes. À cela s’ajoutent les variantes de la copie Leydet17. Le texte présente donc des problèmes philologiques de taille, qui seront insolubles tant que le manuscrit original n’aura pas été retrouvé.
La difficulté s’accroît naturellement avec le texte en italien. Le manuscrit a dû faire l’objet d’une lecture malaisée et d’une mauvaise transcription par Prunis qui avait appris rapidement l’italien sans en dépasser les rudiments. Dans son Discours préliminaire, Querlon critique la traduction faite par Prunis en amateur18 et parle des corrections apportées par son collaborateur Bartoli19, car « il n’y avait guère qu’un italien qui pût bien déchiffrer cette partie et la mettre en état d’être entendue. M. Bartoli, Antiquaire du Roi de Sardaigne et nouvellement élu Associé Etranger de l’Académie d’Inscriptions et Belles Lettres, se trouvoit heureusement à Paris pendant qu’on imprimoit le premier volume ; il voulut bien se charger de ce travail. » Querlon lui confie, alors que le travail de l’équipe éditoriale est déjà avancé, la lecture de la partie italienne du manuscrit, sa copie, ainsi que la traduction, les notes grammaticales et historiques et les commentaires nécessaires. Selon C. Cavallini, « tout prouve que Bartoli avait sous les yeux le manuscrit de Montaigne qu’il décrit, qu’il commente, qu’il corrige20 ». Il travaille sur la partie italienne jusqu’à la
fin de l’été 177321. La précision et la rigueur de ses notes témoignent de son érudition22, mais pour F. Moureau, il n’est pas interdit « d’envisager une toilette du texte par Bartoli, bien que Querlon s’en soit défendu23 », tandis que C. Cavallini soutient qu’il n’y a pas de doute sur la qualité de la transcription du texte italien24. Bartoli a corrigé la traduction de Prunis25. Il avait sans aucun doute des compétences en italien supérieures à son prédécesseur, de sorte que s’il pouvait lire et déchiffrer un texte italien difficile, il lui manquait cependant une bonne pratique et une bonne connaissance du français. Peu de notes de Bartoli en italien sont reprises en français. Le français de Bartoli est cité une seule fois explicitement26 et se révèle quelque peu malaisé. Une autre note de Bartoli, sur Muley Ahmet, est traduite dans un français plus élaboré, mais prend ses distances avec l’italien de Bartoli27. C’est à partir de la traduction de Bartoli que Querlon a rédigé sa propre traduction en prenant des libertés, alors même qu’il avait montré beaucoup de scrupules pour le texte français. Il est vraisemblable que la traduction de Querlon n’ait pas été relue par Bartoli28.
Ainsi, mis à part G. Bartoli, qui a dû travailler dans la plus grande hâte, puisqu’il n’arrive à Paris qu’au début de 1773, l’édition intervenant en avril 1774, aucun des autres acteurs de l’édition n’a fait une lecture suffisamment informée du texte rédigé en italien. Le texte en italien a subi les avanies d’une série d’intermédiaires plus ou moins compétents, qui empêchent de le restaurer rigoureusement et de le mettre à l’abri de toute contestation philologique. Quant à la traduction qu’offre Meunier de Querlon, elle est souvent fautive, quand Montaigne donne à lire un
italien d’une qualité certaine29. C. Cavallini donne un aperçu du travail de traduction fait par Querlon : il tend à la paraphrase, à la simplification et à la généralisation, il omet ou ajoute des éléments, produit des contresens dus à une mauvaise ponctuation30.
Dès lors, pour un non italianophone, la lecture de la partie italienne du Journal devient problématique. Comment lire un texte dans une traduction dévoyée et peu respectueuse ? Nous nous proposons donc d’examiner quelques passages fautifs, en relation avec la triple lecture possible du Journal.
Un touriste curieux
Lors de son second séjour à Rome, Montaigne est amené à voir en compagnie de Paul de Foix, ambassadeur à Rome, des pièces du mobilier du cardinal Orsini mort récemment. L’inventaire tient du cabinet de curiosités. Couverture de plumes de cygnes ou œuf d’autruche ouvrent sur l’insolite ou sur un horizon plus lointain et exotique. Un coffret fait partie des rares objets soigneusement décrits dans le Journal :
Di più una cassetta quadra a metter gioie, nella quale ce n’era qualche quantità : ma essendo la cassa molto artatamente d’ogni banda acconcia di spere, come s’apriva la cassa, pareva che d’ogni lato, e di sopra, e di basso, fosse molto più larga, e cupa, e che ci fussino dieci volte più di gioie che non ci erano, una medesima cosa vedendosi più volte per il riverbero delle spere, delle quali spere malagevolmente si poteva scorgere31. (p. 208)
« De plus, un petit coffret à joyaux carré, dans lequel il s’en trouvait une certaine quantité ; mais comme le coffret était très artificieusement garni de miroirs de tous côtés, dès que le coffret s’ouvrait, il semblait que de toutes parts, et dessus et dessous, il fût beaucoup plus large et plus profond et qu’il y eût dix fois plus de joyaux qu’il n’y en avait, puisqu’un même objet était vu plusieurs fois à cause du reflet des miroirs, miroirs qu’on ne pouvait apercevoir que très malaisément. » (p. 209)
Querlon :
« […] plus un petit coffre carré pour mettre des bijoux, et il y en avait quelques uns. Mais comme ce coffre étoit fort artistement rangé, et qu’il y avait des gobelets de cristal, en l’ouvrant il paroissoit qu’il fût de tous côtés, tant par-dessous que par-dessus, beaucoup plus large et plus profond, et qu’il y eût dix fois plus de joyaux qu’il n’en renfermoit, une même chose se répétant plusieurs fois, par la reflection des cristaux qu’on n’apercevoit pas même aisément. » (p. 285)
La traduction de Querlon ne permet pas de se faire une représentation exacte de l’objet, les gobelets de cristal renvoyant plutôt à l’image d’une nature morte flamande du xviie siècle. Or avec cette description l’instabilité du regard est installée au cœur même de l’objet le plus statique qui soit, car le monde lui-même est d’une instabilité fondamentale. L’usage en italien du verbe réflexif, come s’apriva la cassa, n’est ainsi pas anodin, ce que gomme la traduction de Querlon qui normalise ou banalise l’usage du coffret. La référence à l’artifice, et non à l’art, induit de plus une fascination pour l’illusion par la mise en abyme qui démultiplie jusqu’à l’infini. La représentation de l’objet ouvre en fait sur un vertige baroque où la vision est démultipliée et le sens visuel troublé par des phénomènes de diffraction, renvoyant à l’interrogation montaignienne fort connue sur la paradoxale profondeur des apparences.
Lors de son dernier séjour à Florence, Montaigne assiste aux festivités de la Saint Jean de 1581, qu’il détaille abondamment32. Les fêtes urbaines revêtaient dans l’Italie du xvie siècle une grande importance33, dont Montaigne a lui-même conscience puisqu’il note que cette fête est « la fête la plus importante de Florence et la plus célébrée34 ». Elles obéissent
à une codification mise en place au xve siècle, qui a évolué et subi des modifications, avec un accent plus ou moins mis sur la dimension religieuse, mais elles présentent des éléments récurrents : les processions des confréries et des compagnies, un défilé de chars qui permet à chaque confrérie de montrer sa puissance, le palio, la cérémonie des offrandes, le feu d’artifice, les rues pavoisées, ornées de verdure et de tenture.
Que nous en dit Montaigne ? La relation des fêtes est rythmée par l’écriture du Journal et les activités du voyageur. Ainsi la description est inscrite dans un cadre chronologique donné par le diariste mais est entrecoupée de notations relatives à la fois aux autres visites et à l’état de santé, de sorte qu’elle apparaît sur un mode discontinu. Montaigne arrive à Florence le 23 juin, il voit « les processions publiques et le grand Duc en coche » et remarque la somptuosité des chars, s’attardant en particulier sur la description du char de la confrérie de Saint Georges :
Tra l’altra pompa ci vedeva un carro in faccione di teatro dorato di sopra, où erano quattro Fanciullini, & un Frate vestito, e che rappresentava S. Francesco, dritto, enendo le mani come si vede dipinto, una corona sul cucullo : o Frate, o uomo travestito da Frate con una barba posticcia. (p. 114)
« Entre autres somptuosités, j’y voyais un char en forme de théâtre doré sur le dessus, sur lequel étaient quatre petits-enfants et un moine en froc qui représentait Saint François debout, tenant ses mains comme on le voit sur les peintures, une auréole au-dessus du capuchon : un moine, ou un homme déguisé en moine avec une barbe postiche. » (p. 115)
Querlon :
« Entre autres somptuosités, on voyait un char en forme de théâtre doré par-dessus, sur lequel étoient quatre petits enfants et un moine, ou un homme habillé en moine, avec une barbe postiche, qui représentoit S. François debout, et tenant les mains comme il les a dans ses tableaux, avec une couronne sur le capuchon. » (p. 253)
La traduction de Querlon est plus fluide que le texte italien, qui procède par ajouts successifs, et elle minimise la correction restrictive finale. Montaigne revient pourtant sur ses notations à d’autres endroits du texte, mais Querlon procède alors de même :
[…] & alla cima che veniva d’altezza a pari delle più alte case, un S. Giovanni, uomo travestito a suo modo, legato a un pezzo di ferro. (p. 122)
« […] et au sommet, qui égalait en hauteur les plus hautes maisons, un Saint Jean, un homme travesti de cette façon, attaché à une barre de fer. » (p. 123)
Querlon :
« Au sommet de cette pyramide qui égaloit en hauteur les plus hautes maisons, étoit un Saint Jean, c’est-à-dire un homme travesti en Saint Jean, attaché à une barre de fer. » (p. 255)
« C’est-à-dire » est explicatif et introduit dans le texte une logique, une rationalité superflue. La traduction amoindrit la perception étrange qu’a Montaigne des acteurs de la fête elle-même. Or le traitement des fragments descriptifs relatifs aux festivités s’avère problématique. Malade, Montaigne est en effet à la fois dans et hors du spectacle de la fête et use d’un regard déporté. Les tournures du type « Passèrent encore là un char et une grande pyramide de bois carrée, qui portait sur des gradins étagés autour d’elle des enfants habillés différemment les uns des autres, en anges ou en saints35 » ou encore « vers vingt-trois heures eut lieu la course de char36 » donnent le sentiment que les fêtes se déroulent d’elles-mêmes. Montaigne est pris dans l’agitation des rues, dans le tourbillon festif, dans la foule, il subit la chaleur, – autant de facteurs qui ne permettent qu’une vision partielle, fragmentée ou faussée –, tout en se ménageant des temps où il se tient à l’écart. Il voit les festivités, mais comme de biais, depuis une posture instable qui trouve son pendant dans l’instabilité des scènes auxquelles il assiste. Les éléments décrits apparaissent comme des facteurs d’irréalité et Montaigne semble osciller entre illusion et réalité, même s’il a d’emblée inscrit la scène dans la théâtralité et ses mirages en ouvrant sur : « on voyait un char en forme de théâtre ». À dire vrai, Montaigne semble un peu perdu. Ou bien est-il rendu sensible, en raison de son état, à ce que le spectacle a de trompeur et d’artificiel ? Il réussit en tous cas à faire du compte rendu des festivités une opération à mi chemin entre le sujet et l’objet.
Expérience de l’étrangeté à soi, étourdissement, ivresse, chaleur extérieure et intérieure : ce n’est pas seulement l’existence du sujet lui-même, le rapport à soi, qui sont mis en cause, mais c’est aussi une
relation trouble avec l’environnement, déformé, qui est installée et que la traduction de Querlon vient atténuer.
À Rome, Montaigne assiste à un spectacle qui l’a marqué. La succession des gestes exécutés est relevée avec précision. Cette suite d’actions dynamiques a attiré l’œil et l’attention de Montaigne, et l’écriture retrace le déroulement de la représentation de telle sorte qu’elle manifeste une volonté de fixer sur le papier la virtuosité de l’artiste, pour mieux s’en imprégner et l’ajouter à son propre champ d’expériences :
La Domenica alli 8 d’Ottobre 1581 andai a vedere ne i termi di Diocleziano in sul Monte Cavallo un Italiano il quale essendo suto molto tempo schiavo de i Turchi aveva imparato mille rare cose nel cavalcare ; come, che correndo a tutta briglia si stava dritto in piè sulla sella, e gittava con ogni forza un dardo, e poi d’un tratto si calava nella sella. Correndo in furia, e tenendo d’una mano all’arcione, scendeva del cavallo, toccando del piè dritto a terra, il mancino tenendo nella staffa : e più volte scendeva, e saliva sulla sella a questo modo. Faceva parrecchi giri del corpo sulla sella correndo sempre. Tirava d’un arco Turchesco dinanzi, e di dietro con grande agevolezza. Appogiando la testa, e la spalla sul collo del cavallo, e stando i piè in su dritto, dava carriera al cavallo. Avendo una mazza in mano, la gittava in l’aria, e ripigliava correndo. Essendo in piede sulla sella, una lancia in mano dritto dava in un guanto, e l’infilava, come si corre all’anello. A piedi girava una piqua intorno al collo dinanzi, e dietro, avendola prima spinta forte con la mano. (p. 204-206)
« Le dimanche 8 octobre 1581, j’allai voir aux thermes de Dioclétien, à Monte Cavallo, un Italien qui, ayant été très longtemps esclave des Turcs, avait appris mille choses très rares dans l’art de chevaucher : par exemple, en courant à bride abattue, il se tenait les pieds droits sur la selle et projetait de toutes ses forces une lance et puis, d’un coup, se rasseyait sur la selle. Courant à folle allure et tenant l’arçon d’une main, il descendait de cheval, touchait terre du pied droit, le gauche maintenu dans l’étrier ; et plusieurs fois de la sorte il montait et descendait de la selle. Et de tourner plusieurs fois sur lui-même en selle, sans cesser de courir. Il tirait avec un arc turc devant et derrière avec une grande aisance. Appuyant la tête et l’épaule sur le cou du cheval et se tenant droit les pieds en l’air, il donnait carrière à son cheval. Une massue à la main, il la jetait en l’air et la reprenait en courant. Debout sur sa selle, une lance dans sa main droite, il donnait dans un gant et le transperçait à la façon dont on court la bague. À pied, il faisait tourner une pique autour de son cou d’avant en arrière, après l’avoir fortement poussée de sa main. » (p. 205-207)
Querlon :
« Le Dimanche 8 octobre 1581, j’allai voir aux Thermes de Dioclétien à Monte Cavallo, un Italien, qui ayant été long-tems esclave en Turquie, y
avoit appris mille choses très-rares dans l’art du manège. Cet homme par exemple, courant à toute bride, se tenoit droit sur la selle, et lançoit avec force un dard, puis tout d’un coup il se mettoit en selle. Ensuite au milieu d’une course rapide, appuyé seulement d’une main sur l’arçon de la selle, il descendoit de cheval touchant terre du pied droit, et ayant la gauche dans l’étrier ; et plusieurs fois on le voyait ainsi descendre et remonter alternativement. Il faisoit plusieurs tours semblables sur la selle, en courant toujours. Il tiroit d’un arc à la Turque devant et derriere avec une grande dextérité. [Quelquefois] appuyant sa tête et une épaule sur le col du cheval, et se tenant sur ses pieds, il le laissoit courir à discrétion. Il jettoit en l’air une masse qu’il tenoit dans sa main et la rattrapoit à la course. Enfin, étant debout sur la selle, et tenant de la main droite une lance, il donnoit dans un gant et l’enfiloit, comme quand on court la bague. Il faisoit encore à pied tourner autour de son col devant et derriere une pique qu’il avoit d’abord fortement poussée avec la main. » (p. 285)
Il est indéniable que ce spectacle scandé et rythmé a marqué Montaigne. La scène décrite est très dynamique et oppose mouvement et stabilité, fuite et « assiette ». Tout dans l’art du cavalier manifeste une exacerbation du mouvement, rendue par l’accumulation paratactique des actions. Or c’est justement cet aspect que la traduction de Querlon « corrige », puisqu’il ajoute du liant avec les adverbes temporels qui ordonnent chronologiquement la suite des actions. Le somptueux délire entre dans un cadre structuré de façon chronologique. Or l’image qu’offre ce cavalier virtuose et à laquelle Montaigne adhère manifeste une mainmise sur l’horizontalité et la verticalité. Les déplacements latéraux, verticaux ou circulaires sont effectués avec la même facilité, de sorte que ce qui est valorisé chez Montaigne relève de l’espace, maîtrisé et dynamisé. L’ajout de « on le voyait » réduit par ailleurs l’intensité de la scène, rendue à un spectacle banal, servi à un quidam.
Pourquoi Montaigne est-il si attentif à cette scène ? Les épisodes que Montaigne choisit de relater dans le détail sont vraisemblablement, selon F. Garavini, « ceux où il reconnaît la marque du processus de formation de sa personne, le sédiment de sa propre expérience symbolique37 ». Ainsi, la qualité du regard porté sur la scène est déterminée non par la réalité mais par le sujet regardant et son identité profonde. Le regard est une projection et la scène relatée est le lieu où s’inscrit le phantasme du scripteur. Quand l’écrivain rêve de maintenir tant bien que mal son
équilibre grâce au flux des mots après avoir pris conscience de l’instabilité inhérente à la condition humaine, le cavalier saltimbanque, dans un mouvement jubilatoire, s’abandonne sans restriction au mouvement, qui est indispensable à l’exécution de son art et lui permet non seulement de prouver son adresse, mais encore, comme le prince de Sulmone évoqué à la fin de l’essai « Des Destriers », d’affirmer une indéfectible stabilité38.
Il n’est sans doute pas anodin que le passage descriptif qui suit celui-ci concerne justement le coffret à joyaux dont il a été question plus haut. La prouesse du cavalier donne à lire le rêve d’entrer dans l’intimité du mouvement, car là est la stabilité, tandis que le coffret invite à considérer les effets de profondeur et de diffraction, à entrer dans la complexité du monde, qui relève dans ces passages au premier chef du rapport à l’espace, par le truchement soit du corps, soit du regard. Le corps et la perception sensorielle sont la mesure juste du monde.
Un gentilhomme
Conformément à la coutume, Montaigne donne à Lucques un bal. Il s’agit au premier chef pour le malade d’échapper aux préoccupations imposées par le corps souffrant. Le bal apparaît comme une parenthèse dans la cure, au moment où Montaigne est la proie de violentes crises : il est à proprement parler une distraction, qui permet de fuir pour un temps la misère du corps. Il est aussi un moment de convivialité où Montaigne peut mettre à l’essai la courtoisie digne du gentilhomme qu’il est. Cet épisode est longuement développé. Le diariste expose le détail des préparatifs, insistant en particulier sur les prix qui seront attribués aux meilleurs danseurs. La remise des prix présentera Montaigne au centre d’une assemblée féminine, qui lui donne grande satisfaction.
Come il giorno cominciò a calare, sulle 22, m’indrizzai alle Gentildonne di più importanza : e dicendo, che non mi bastava l’ingegno e l’ardire di giudicar di tante bellezze e grazia e buon modi39 ch’io vedeva a queste giovani, le pregava pigliassino questo carico di giudicare esse, e premiare la compagnia secondo i meriti. Fummo là su le cerimonie, perché esse rifiutavano questo carico, che pigliavano a troppa cortesia. In fine ci mescolai questa condizione, che se lor piacesse ricevermi ancora di consiglio loro40, ne diria la mia opinione. Per effetto fu, ch’i andava scegliendo con gli occhi or questa, or quella : dove non mancai a aver certo rispetto alla bellezza e vaghezza41, proponendo che la grazia del baIlo non dipendeva solamente del movimento de’ piedi, ma ancora del gesto e grazia di tutta la persona, e piacevolezza e garbo. (p. 78-80)
« Comme le jour commença à baisser vers 22 heures, je m’adressai aux dames de plus haut rang social : et leur disant que je n’avais ni suffisamment de talent ni suffisamment de hardiesse pour juger tant de beautés, de grâces et de belles manières que je voyais dans ces jeunes femmes, je les priai de se charger elles-mêmes de cette tâche de juger et de distribuer les prix à la compagnie selon les mérites. Nous fîmes quelque temps assauts de cérémonies, car elles refusaient d’assumer une telle responsabilité, qu’elles prenaient pour un excès de courtoisie. Je finis par ajouter cette condition : s’il leur agréait de m’accueillir aussi dans leur assemblée, je leur donnerais mon avis. Il en résulta que je les passais en revue, choisissant tantôt l’une, tantôt l’autre : ce faisant, je ne manquai pas de prendre en quelque considération la beauté et le charme, avançant que la grâce de la danse ne dépendait pas seulement du mouvement des pieds, mais aussi du geste et de la grâce de toute la personne, de son agrément et de son élégance. » (p. 79-81)
Querlon :
« Le jour commençant à baisser, vers les 22 heures, je m’adressai aux Dames les plus distinguées, et je leur dis que n’ayant ni le talent, ni la hardiesse
d’apprécier toutes les beautés, les graces et les gentillesses que je voyois dans ces jeunes filles, je les priois de s’en charger elles-mêmes, et de distribuer les prix à la troupe selon le mérite. Nous fûmes quelque tems sur la cérémonie, parce qu’elles refusoient ce délicat emploi, prenant cela pour pure honnêteté de ma part. Enfin, je leur proposai cette condition, que si elles voulaient m’admettre dans leur conseil, j’en donnerois mon avis. En effet, j’allois choisissant des yeux, tantôt l’une tantôt l’autre, et j’avois toujours égard à la beauté et à la gentillesse : d’où je leur faisois observer que l’agrément d’un bal ne dépendoit pas seulement du mouvement des piés, mais encore de la contenance, de l’air, de la bonne façon et de la grace de toute la personne. » (p. 240)
La scène est d’emblée inscrite dans un univers de haut degré social. Ainsi, di più importanza ne concerne pas tant la distinction, plus ou moins grande, qu’un critère social ; Montaigne s’entoure des dames du plus haut lignage ou dont le statut social est le plus élevé. Dans la lignée de S. Guazzo, Montaigne nous montre que la sociabilité, par laquelle s’exprime aussi le moi, s’accompagne nécessairement de bonnes manières42. Les mots tout à fait techniques que propose Montaigne (à part gesto) montrent que, manifestement, il connaît les traités sur le comportement, l’art de se tenir à la cour. Il s’agit de ce qui, dans le comportement du parfait courtisan, apparaît tout à la fois comme le résultat d’un art élaboré et se donne pourtant comme naturel, inné. Dans tout ce qu’il fait, converser, chanter, chevaucher, dessiner, danser,… se manifeste l’excellence, en même temps qu’une désinvolture sans la moindre affectation. Ainsi il garbo renvoie à une extrême courtoisie, très raffinée, à une attitude fruit d’une parfaite éducation, que le mot « grâce » rend de façon trop générale. De même, Querlon traduit vaghezza par gentillesse, semblant ignorer que le mot désigne la beauté, la grâce ou encore le charme.
Une traduction précise permet de mieux saisir la réalité sociale de l’Italie du xvie siècle, de ses mœurs et d’entrer plus intimement dans cette atmosphère empreinte de grâce, de frivolité, de courtoisie et de beauté, quand bien même les jeunes filles du bal sont de simples paysannes.
Un curiste
Lors du second séjour aux Bains de la Villa, Montaigne traverse un épisode extrêmement pénible, qui découvre l’enfer intérieur. Le compte rendu de ces neuf jours couvre trois pages. À l’allégresse du début succède l’accumulation de douleurs. La dégradation de la santé de Montaigne est très rapide, ce dont rend compte la dramatisation du texte. Visiblement écrit a posteriori, il présente les événements selon un rythme ménageant des amplitudes de la douleur plus ou moins resserrées, qui peuvent faire croire à une rémission, pour s’achever sur l’expulsion d’une pierre à la forme symbolique puissante. Pour T. Cave, « c’est ici que le récit atteint à sa plus grande intensité ; c’est ici que se joue le drame de la douleur et de la mort43 ».
La mattina mi sentii alleggerito molto, avendo sgombrato ventosita infinite. Mi restai con stracchezza assai, ma di dolore nulla. Desinai un poco senza appetito, bevvi senza gusto, con cio fusse ch’io mi sentissi assetato assai. Dappoi aver desinato, mi si attacco ancora una volta questo travaglio delle guancia manca, del quale patii assaissimo per infino dell’ora del desinare a quella della cena. Tenendo per certo, che queste ventosita mi fussino causate del bagno, lo lasciai stare. Passai la notte con buon sonno.
La mattina mi ritrovai al destare, lasso et affannato, la bocca asciutta, con asprezza, e mal gusto, e il fiato come se avessi avuto la febbre. Non sentiva nulla che mi dolesse, ma continuava sempre mai questo orinare estraordinario, e torbidissimo, recando seco tuttavia sabbio e arenella rossa non in molta quantita.
Al 24 la mattina buttai una pietra la quale si fermo al canale. Mi stetti perfino di quella ora a quella del desinare, senza orinare, accio me ne venisse gran voglia. Allora non senza disagio e sangue, e innazi, e dopo, la buttai, grande et lunga come una nocciola di pino, ma all’un capo grossa a pari d’una fava, avendo a dire il vero la forma d’un cazzo44 affatto affatto. Fu mia grande ventura di poterla spinger fuora. Non ne ho mai messo che stesse a petto di questa in grandezza. Aveva troppo veracemente indovinato della qualita delle mie orine questo successo. Verro quel che n’è da seguire. (p. 170)
« Le matin, je me sentis très soulagé, parce que j’avais évacué une quantité infinie de vents. Il me resta une très grande fatigue, mais de douleur, point. Je déjeunai peu sans appétit, je bus sans goût, bien que je me sentisse très assoiffé. Après avoir déjeuné, je fus saisi encore une fois par la même douleur lancinante à la joue gauche, dont je souffris terriblement de l’heure du déjeuner jusqu’à celle du souper. Tenant pour certain que ces vents avaient pour cause le bain, je le laissai tomber. Je passai la nuit d’un bon sommeil.
Le matin à mon lever, je me retrouvai las et haletant, la bouche sèche, avec un goût âpre et mauvais, et le souffle comme si j’avais eu la fièvre. Je ne ressentais aucune douleur, mais je continuais à rendre sans répit et anormalement des urines très troubles, qui portaient constamment avec elles sable et gravelle, mais non en grande quantité.
Le 24 au matin, je rejetai une pierre, qui s’arrêta dans le canal. De cette heure-là jusqu’à celle du déjeuner, je m’abstins d’uriner, pour qu’il m’en vînt une grande envie. Alors, non sans douleur et sang, avant et après, je la rejetai, grande et longue comme une noisette de pin, mais à l’une des extrémités aussi grosse qu’une fève : si je devais dire la vérité, tout à fait, tout à fait la forme d’un catze. Ce fut une grande chance pour moi de pouvoir l’expulser. Je n’en avais jamais éjecté qui pût soutenir la comparaison avec cette dernière pour ce qui est de la grandeur. J’avais très justement deviné à la qualité de mes urines cette issue. Je verrai ce qui va s’ensuivre. » (p. 171)
Querlon :
« Le lendemain matin, je me trouvai fort soulagé, parce qu’il m’avoit fait sortir beaucoup de vent. J’étois fort fatigué, mais sans aucune douleur. Je mangeai un peu à dîner, sans nul appétit ; je bus aussi sans goût, quoique je me sentisse altéré. Après dîner, la douleur me reprit encore une fois à la joue gauche, et me fit beaucoup souffrir, depuis le dîner jusqu’au souper. Comme j’étois bien convaincu que mes vents ne venoient que du bain, je l’abandonnai, et je dormis bien toute la nuit.
Le jour suivant à mon réveil je me trouvai las et chagrin, la bouche sèche avec des aigreurs et un mauvais goût, l’haleine comme si j’avois eu la fievre. Je ne sentois aucun mal, mais je continuois de rendre des urines extraordinaires et fort troubles.
Enfin, le 24 au matin, je poussai une pierre qui s’arrêta au passage. Je restai depuis ce moment jusqu’à dîner sans uriner, [quoique] j’en eusse grande envie. Alors je rendis ma pierre non sans douleur et sans effusion de sang avant et après l’éjection. Elle étoit de la grandeur et longueur d’une petite pomme ou noix de pin, mais grosse d’un côté comme une fève, et elle avoit exactement la forme du membre masculin. Ce fut un grand bonheur pour moi d’avoir pu la faire sortir. Je n’en ai jamais rendu de comparable en grosseur à celle-ci ; je n’avois que trop bien jugé, par la qualité de mes urines, ce qui en devoit arriver. Je verrai quelles en seront les suites. » (p. 272)
La traduction de Querlon présente un grand nombre d’erreurs ou d’imprécisions qui rendent malaisée la compréhension de cet épisode pourtant essentiel. De surcroît, elle est plutôt plate, insipide. Pour dire la quantité de vents dont il désencombre son ventre, Montaigne utilise en effet une hyperbole, qu’on ne retrouve pas dans la traduction de Querlon. Montaigne souffre à la joue gauche d’une manière horrible. Querlon ne rend pas le « assaissimo », le réduisant à un simple « assai ». Or les douleurs de Montaigne sont ici portées à un point extrême, c’est ce qu’il nous dit, en montrant qui plus est sa connaissance de l’italien, en usant du superlatif d’un superlatif, tournure précisément italienne. Par ailleurs Montaigne insiste sur la durée de cette terrible douleur, qui agit sans interruption : il déploie ainsi une longue phrase, où les prépositions se superposent, « per » : à travers ; « insino » : jusqu’à ; « dell’ora » : à partir de ; « all’ora » : jusqu’à. Il faut restituer cette longueur à la phrase, qui est parallèle à la durée de la douleur ressentie, et rendre cet effet mimétique, montrant à quel point le corps conquiert une position d’énonciateur. La journée du 22 août s’achève par une bonne nuit. La traduction « et dormis bien toute la nuit » affadit le « con buon sonno ». Et la coordination n’est pas nécessaire. Montaigne en effet note ce qui se passe en lui, en utilisant abondamment la parataxe, ce qui a d’ailleurs frappé ses premiers lecteurs du xviiie siècle. Il énumère, laconiquement, passant d’un fait à un autre, notant une sensation, une conviction. La journée du 23 s’ouvre sur un malaise physique, d’autant plus que Montaigne fait référence, dans la même phrase, à la fièvre, de sorte que l’état ne saurait être « chagrin ». La fin de la phrase suivante n’est pas traduite par Bartoli, qui a dû trouver qu’elle manquait d’intérêt. Il est vrai que la première réception du Journal est négative tant les lecteurs répugnaient à lire des détails portant sur le corps et la maladie. Enfin, la traduction que donne Querlon de l’acmé de l’épisode est très édulcorée, le texte de Montaigne est bien plus cru et violent. Le terme italien cazzo, à la connotation érotique, est beaucoup plus vulgaire que membre. De plus, Montaigne répète affatto : la pierre a très exactement cette forme, ce qui en renforce la signification symbolique. Le bonheur, ventura, dont parle Querlon est en fait un heureux hasard, qui fait échapper Montaigne à la mort. Enfin, faire sortir ne rend pas compte de la brutalité du verbe spinger : pousser dehors, expulser. L’expérience que fait Montaigne, où voisinent la mort et la vie, porte une intensité et une violence qui doivent être rendues.
La relation de la cure révèle de façon particulièrement aigüe les insuffisances de la traduction de Querlon45. C’est en effet lors de sa cure aux Bains de la Villa, alors même que Montaigne affronte ses douleurs et que le discours du corps prend le pas sur le discours sur le corps, qu’il écrit en italien46. En d’autres termes, nous lisons avec Querlon un texte fautif sur le moment où nous sommes aussi au plus près de la vérité de Montaigne.
Quel que soit l’angle d’approche adopté – journal d’un gentilhomme, d’un touriste curieux ou d’un curiste –, la traduction de Querlon ne saurait être satisfaisante. Plus que les mots eux-mêmes, c’est surtout le rythme de la langue qui est en cause. Lorsque Querlon atténue ou corrige l’aspect syncopé ou paratactique, il amoindrit en fait les troubles de l’aperception liés à la prégnance du corps souffrant ou malade. L’usage de l’italien doit faire l’objet d’une interrogation. Langue d’un théâtre intérieur que Montaigne joue pour lui et pour les autres, l’essai de la langue étrangère est essentiel. Le voyageur n’est plus seulement mis en face de l’étranger, celui qui vient de l’extérieur, il s’essaie aussi à l’autre du moi. C’est que l’italien accompagne la nosographie de sorte que le discours du corps et l’usage de l’italien sont pris dans une concordance significative. Le dialogue entre Montaigne et l’italien est alors du même ordre que celui de l’essayiste avec l’essai, à la fois instrument et produit du dévoilement. Dès lors, offrir une traduction de la partie italienne précise et respectueuse, et néanmoins lisible pour un lecteur du xxie siècle, est indispensable.
Élisabeth Schneikert
Université de Strasbourg, EA 1337
1 Il a voyagé du 22 juin 1580 au 30 novembre 1581.
2 Le voyage en Italie était aussi à la mode et chaque humaniste désirait voir la ville éternelle. Encore qu’en cette fin de siècle, les voyageurs étaient attirés vers des contrées plus lointaines et plus exotiques.
3 F. Garavini, « Voyage du je au pays de l’écriture », dans Espace, voyage, écriture, Actes du congrès international de Thessalonique, 1992, Paris, Champion, 1995, p. 241. Le propos est tenu à propos des anecdotes.
4 Voir É. Schneikert, « Les œuvres d’art dans le Journal de voyage de Montaigne », BSAM, 43-44, juilletdécembre 2006, p. 31-46.
5 Il s’étonne avec plaisir des habitudes et des technologies ; les mécanismes hydrauliques de la Suisse suscitent son admiration, la literie italienne offre un confort et un moelleux sans comparaison avec le couchage français : les exemples sont innombrables.
6 Le mot est de Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1983.
7 Le décentrage amené par la rédaction en italien n’est pas un procédé étranger aux Essais ; analysant le bilinguisme des Essais et le travail des citations et anecdotes, F. Gray note : « Chaque citation, allusion, métaphore figure comme une nouvelle mise en abyme d’un écrivain dont le centre est partout et la circonférence nulle part », Montaigne bilingue : le latin des Essais, Paris, Champion, 1991, p. 133, ce qui correspond à la définition pascalienne de la nature, Pensées, Lafuma, frag. 199. L’essai « De l’Amitié », qui parle de l’ami perdu, est riche de citations. F. Gray signale que les chapitres qui présentent le plus de citations sont aussi ceux où Montaigne touche à ses sujets fondamentaux : la mort, la vie, l’amour. Le latin permet de voiler le propos et de le nuancer.
8 L’édition de Louis Lautrey, qui date de 1906, propose une nouvelle traduction. Il a été le premier dans les éditions modernes à accorder sa juste place à la partie italienne et à manifester un souci de rétablir scrupuleusement un texte original, mais il explicite et corrige souvent de façon excessive. Le docteur Armaingaud, en 1924-1929, corrige la traduction de Querlon, « le cas échéant », tandis que Maurice Rat, en 1942, corrige « les erreurs indubitables ». Charles Dédéyan, propose en 1946 une édition bilingue et met en regard le texte français et le texte italien, mais reprend la traduction de Querlon. L’édition de la Pléiade de 1962 par Thibaudet et Rat donne uniquement la traduction de Querlon, sans même citer le texte italien. Pierre Michel procède à l’identique, mais ne donne pas « telle quelle la traduction de Meusnier de Querlon, celle-ci étant trop loin du texte. » Plus récemment, dans son édition de 1983, Fausta Garavini corrige la traduction de Querlon lorsqu’elle est manifestement fautive. François Rigolot, en 1992, insère le texte italien à sa place et donne la traduction de Querlon en appendice, en reprenant les remarques de F. Garavini. Dans son édition de 1998, Claude Pinganaud corrige la traduction de Querlon, mais il en actualise la langue plus qu’il ne va au texte italien.
9 Les Sources et l’évolution des Essais, Paris, Hachette, 1908.
10 Essai sur le Journal de voyage de Montaigne, Paris, Boivin, 1946, p. 73.
11 Par ailleurs, la forme des Essais a vraisemblablement subi quelque influence des genres alors en vogue en Italie, comme le dialogue, la conversation ou la lettre, qui préfigure l’essai. Montaigne fait référence aux lettres d’A. Caro, qui lui semblent les meilleures dans le genre, Essais, I, 40, édition P. Villey, Paris, PUF, 1988, p. 253.
12 L’Italie s’invite jusque dans la maison de Montaigne, qui déplore le triste sort d’« un page gentilhomme italien, qu’[il] nourrissais soigneusement ; et fut éteinte en lui une très belle enfance, et pleine de grande espérance », Ibid., II, 5, p. 366. On ne sait rien de ce page, mais en admettant les strates du texte établies par Villey, on pourrait supposer que Montaigne l’a ramené de son voyage en Italie.
13 Les Rencontres des Muses. Italianisme et anti-italianisme dans les lettres françaises de la fin du xvie siècle, Genève, Slatkine, 1992, p. 180.
14 À ce propos, voir les grands propagandistes du « volgare » toscan, depuis la fin du xve siècle : Léon Battista Alberti, I libri della famiglia, Torino, Einaudi, 1969, IIIe livre, p. 185-189 ; Laurent le Magnifique, Comento ad alcuni sonetti, in Opere, Torino, UTET, 1971, p. 306-311 ; Machiavel au début du xvie siècle, Discorso o dialogo intorno alla nostra lingua, in Opere, Milano, Feltrinelli, vol. VIII, 1965, p. 181-198. Par ailleurs, en 1511, le poète J. Lemaire évoque la découverte de la « magnificence, élégance et douceur » de la langue toscane par les Français et invite à fréquenter « les Ytalles », voir P. Burke, J. Le Goff, La Renaissance européenne, Paris, Seuil, 2000, p. 116.
15 Montaigne passe à l’italien lors du premier séjour aux Bains de la Villa, après le séjour à Rome et le pèlerinage à Lorette. Or ces deux lieux sont des étapes du voyage vers les profondeurs, l’intimité et l’origine. Le dernier épisode important avant la prise de parole en italien concerne La Boétie, de sorte que la nécessité de changer de langue est confortée par l’accès de mélancolie qui afflige Montaigne. Il semble que les expériences successives de retour à l’origine, suivies du retour au deuil, invitent à la dépossession.
16 À ce propos, voir C. Cavallini, Cette belle besogne, Fasano, Schena editore, 2006.
17 Prunis confie en 1771 le manuscrit à son confrère Leydet qui en fait une copie.
18 F. Rigolot, Journal de voyage de Michel de Montaigne, Paris, PUF, 1992, p. 308.
19 Pour sa biographie, voir C. Cavallini, op. cit., p. 57-62.
20 C. Cavallini, ibid., p. 71.
21 Ibid., p. 49.
22 Ibid., p. 62.
23 « Autre enquête sur un manuscrit perdu », dans La plume et le plomb, Paris, PUPS, 2006, p. 537. En outre, « la copie Leydet permet de déceler d’assez nombreuses manipulations imposées par Querlon au texte qu’il était chargé d’éditer », voir « La copie Leydet du Journal de voyage », dans Autour du Journal de voyage de Montaigne, Actes des Journées Montaigne, Mulhouse-Bâle, octobre 1980, Genève-Paris, Slatkine, 1982, p. 113.
24 Op. cit., p. 71.
25 Voir Correspondance littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, et alii, t. X, Paris, Garnier Frères, 1879, p. 432.
26 Corpus Montaigne, éd. C. Blum, Paris, Champion /Bibliopolis, Cdérom, 1998, édition B diplomatique, [157].
27 Ibid., [190] et [191].
28 C. Cavallini, op. cit., p. 80.
29 Sur la qualité de l’italien de Montaigne, voir C. Dédéyan, op. cit., p. 162-164 ; A. Rosellini, « Quelques remarques sur l’italien du Journal de Voyage de Michel de Montaigne », dans Zeitschrift für romanische Philologie, 83, 1967, p. 381-408 ; F. Garavini, Itinéraires à Montaigne. Jeux de texte, Paris, Champion, 1995, p. 97-128 ; C. Cavallini, op. cit., p. 67 ; É. Schneikert et L. Vendrame, Journal de voyage, partie en italien, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 40-49.
30 Elle conclut néanmoins que « selon les normes de l’époque, il s’agit d’un bon travail. », op. cit., p. 79.
31 A. d’Ancona rectifie « Delle quali spere malagevolmente si poteva scorgere » en « ci si poteva accorgere », L’Italia alla fine del secolo xvi. Giornale del Viaggio di Montaigne in Italia nel 1580-1581, Città di Castello, S. Lapi-Tipografo – Editore, 1889, note 5, p. 532. « Scorgere » est en effet transitif. La traduction prend en compte la rectification d’A. d’Ancona. Tous les passages en italien et la traduction renvoient au Journal de voyage, Partie en italien, éd. citée La traduction de Querlon renvoie à l’édition citée de F. Rigolot.
32 Journal de voyage, Partie en italien, éd. citée, p. 119-128.
33 Voir F. Decroisette et M. Plaisance, Les fêtes urbaines en Italie à l’époque de la Renaissance, Paris, Klincksieck, 1993.
34 Journal de voyage, Partie en italien, éd. citée, p. 119, « la festa principale di Firenze, e la più celebrata. »
35 « Passò ancora là un carro, e una piramide quadrata di segno, grande, portando intorno certi gradi delli Putti vestiti chi d’un modo, chi d’un altro, da Angeli, o Santi. », éd. citée, p. 122.
36 « In su le 23 si fece il corso delli cocchi. », ibid., p. 116.
37 Monstres et chimères. Montaigne, le texte et le fantasme, Paris, Champion, 1993, p. 22.
38 « En mon enfance le Prince de Sulmone, à Naples, maniant un rude cheval de toute sorte de maniemens, tenoit soubs ses genouz et soubs ses orteils des reales, comme si elles eussent esté clouées, pour montrer la fermeté de son assiette », Essais, I, 48, p. 295. J. Balsamo note que la référence à l’enfance égare le lecteur, puisque Montaigne n’a pas pu connaître le personnage, mais que par là même il s’efforce de faire sienne cette illustration du cavalier parfait, voir « Montaigne, le style du cavalier et ses modèles italiens », Nouvelle Revue du xvie siècle, 17/2, 1999, p. 259.
39 Dans l’énumération qui est faite, « bellezze » et « buon modi » sont au pluriel, tandis que « grazia » est au singulier. Mais on peut fort bien concevoir que le « a » de « grazia » ne soit qu’une mauvaise lecture du copiste pour « e ». Par ailleurs, comme souvent en italien, le bon peut être entendu dans le sens esthétique de beau.
40 Plutôt qu’à l’expression de Montaigne « di consiglio loro », on penserait à « ricevermi nel loro consiglio », « consiglio » ayant la signification de « conseil », « assemblée ». Nous avons retenu, pour la traduction, la proposition d’A. d’Ancona : « accogliermi nel loro seno, fra i consiglieri [m’accueillir en leur sein, parmi leurs conseillers] », op. cit., note 3, p. 433.
41 Vaghezza est en quelque sorte redondant, puisque le mot redouble l’idée de beauté. L’on retrouve là un cas de doublon, ou « dittologia » en italien, fréquent dans le Journal comme dans les Essais. Il est fait plus généralement référence à des qualités courtoises et sociales, voir par exemple Essais, I, 13, 49 : « C’est au demeurant une tres utile science que la science de l’entregent. Elle est, comme la grace et la beauté, conciliatrice des premiers abords de la societé et familiarité. » Le doublet « beauté et grâce » est assez fréquent dans les Essais : I, 28, 187 ; II, 10, 411 ; II, 34, 736 ; III, 5, 879 ; I, 24, 127 ; II, 17, 632 ; III, 5, 850.
42 Voir S. Guazzo, La Civile Conversation et B. Castiglione, Le Courtisan, et M. Tetel, « Montaigne et Stefano Guazzo. De deux conversations », dans Études montaignistes en hommage à Pierre Michel, par le concours de Claude Blum et de François Moureau, Paris, Champion, 1984, p. 239-246.
43 T. Cave, « Le récit montaignien : un voyage sans repentir », dans Espace, voyage, écriture, Actes du congrès international de Thessalonique, 1992, Paris, Champion, 1995, p. 134.
44 « Ils s’essuyaient le catze de laine perfumée », Essais, I, 49, 298. Le mot « catze » est courant au xvie siècle, on le trouve en particulier chez Brantôme, Œuvres, éd. Lalannne, 1864, t. VI, p. 315.
45 Le lecteur pourra lire cette analyse complétée par d’autres exemples dans Journal de voyage, partie en italien, éd. citée, p. 27-30 et p. 56-57.
46 Sur la question, voir en particulier É. Schneikert, « Montaigne et le corps en voyage », dans Itinéraires littéraires du voyage, Travaux de littérature, Genève, Droz, XXVI, 2013, p. 23-31.
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- ISBN: 978-2-8124-3039-8
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- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3039-8.p.0075
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-13-2014
- Periodicity: Biannual
- Language: French