Marcel Conche dans le Bulletin de la Société des Amis de Montaigne Ou comment Montaigne redevint un philosophe
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2012 – 2, 56. varia - Author: Sève (Bernard)
- Pages: 69 to 79
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Marcel Conche
dans le Bulletin de la Société
des Amis de Montaigne
Ou comment Montaigne redevint un philosophe
Montaigne n’a jamais cessé d’être un philosophe. Mais il a souvent eu un peu de mal à être considéré comme un philosophe à part entière par « les philosophes ». Sous le vocable « les philosophes », j’entends ce que qu’on pourrait appeler « le monde de la philosophie », au sens où Arthur Danto parle du « monde de l’art ». Le monde de la philosophie (monde bigarré et traversé de fortes contradictions) comporte les enseignants de philosophie du secondaire et du supérieur, leurs élèves et étudiants, les Inspecteurs de philosophie, les jurys de concours (Agrégation, Capes, ENS), les chercheurs, mais aussi les éditeurs en sciences humaines et sociales, les comités de lecture ou de rédaction des revues de philosophie, les journalistes parlant de philosophie.
Pendant longtemps Montaigne n’a pas été réellement pris en considération par le monde de la philosophie et les philosophes de métier, du moins en France. C’était un philosophe à la marge, un demi-philosophe, un cousin pas très sérieux. On peut relever quelques exceptions, comme Léon Brunschvicg1, Pierre-Maxime Schuhl2, ou encore Martial Gueroult, professeur de « Technologie des systèmes philosophiques » au Collège de France, dont presque personne ne cite l’étude « Montaigne pour et contre la tradition3 ». On peut également mentionner l’article écrit par Merleau-Ponty en 1947, « Lecture de Montaigne4 », ou la référence
montanienne chez Lévi-Strauss5. Mais les maîtres de la « modernité philosophique française », de Sartre et Ricoeur6 au marxisme et au post-structuralisme, en passant par Deleuze, Foucault ou Derrida, ne considéraient pas Montaigne. Ils n’étaient ni pour lui ni contre lui, ils ne le lisaient pas. Montaigne appartenait aux « littéraires », non aux « philosophes ».
Littéraires et philosophes
Je voudrais dire un mot sur cette distinction entre littéraires et philosophes, que l’on ne gagne rien à occulter, alors même qu’elle semble particulièrement impertinente quand il est question de Montaigne. J’ai souvent remarqué, dans les discussions concernant Montaigne, que les malentendus entre littéraires et philosophes tenaient davantage aux habitus professionnels qu’au caractère des personnes. Quand un philosophe emploie le mot « rhétorique », quand un littéraire emploie le mot « philosophie », le malentendu n’est souvent pas loin. J’y vois quatre raisons principales.
1) Nous lisons et travaillons nos auteurs en relation avec les bibliothèques que nous portons dans la tête. Les bibliothèques mentales d’un littéraire et d’un philosophe, même tous deux lecteurs assidus de Montaigne, ne sont pas les mêmes. Un littéraire qui a consacré des milliers d’heures à étudier les langues anciennes, la rhétorique, la grammaire historique, l’ancien français, la philologie, l’histoire de la langue, sans compter bien sûr les écrivains et les poètes classiques et contemporains, n’a pas dans la tête la même bibliothèque qu’un philosophe qui a consacré des milliers d’heures à lire Platon et Aristote, Descartes, Leibniz et Spinoza, Kant et Hegel, Hobbes et Hume, Husserl et Heidegger, et qui a dû étudier, volens nolens, la logique des prédicats
et celle des propositions, l’épistémologie et l’histoire des sciences, et un peu d’esthétique et de philosophie de l’art.
2) À tort ou à raison, le philosophe a tendance à lire un texte et à interpréter une pensée non seulement à la lumière des doctrines philosophiques qui l’ont précédé, mais aussi, et parfois surtout, à la lumière de celles qui l’ont suivi. On lit Montaigne d’une certaine manière quand on a travaillé, difficultueusement, l’Éthique de Spinoza, la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, les trois Critiques de Kant, et d’autres grandes constructions architectoniques ; ces grandes architectures spéculatives jettent une lumière rétroactive (et parfois obscurcissante) sur la pensée de Montaigne, philosophe imprémédité, fortuit, et gambadant. On lit Montaigne d’une autre manière quand on est intimement familier de Cicéron et Virgile, de Rabelais, Ronsard, Marguerite de Navarre, de la rhétorique de la Renaissance et de la poésie néo-latine, ou encore quand on est familier de la littérature romantique, du surréalisme ou du nouveau roman. Les méthodes de lecture, les attentes, les échos inter-textuels, les hypotextes réels ou supposés, ne peuvent pas être les mêmes.
3) Du littéraire au philosophe, les questions posées au texte de Montaigne ne sont pas les mêmes et ne relèvent pas des mêmes registres intellectuels. D’une manière générale, le chercheur a tendance à poser à un texte des questions qui ne sont pas celles que se posait l’auteur du texte. Mais le littéraire et le philosophe ne poseront pas les mêmes questions, et par conséquent ne souligneront pas les mêmes passages des Essais, n’opéreront pas les mêmes prélèvements. La philosophie est née du triple souci de « rendre raison », de tenir un discours cohérent et soucieux de vérité, et de ne pas proposer de thèses sans l’argumentation qui les rend, en droit, universellement partageables. Montaigne, à cet égard, ne peut que poser quelques problèmes au philosophe.
4) La réception de Montaigne au xxe siècle, en France, a été essentiellement une réception littéraire. Sauf erreur de ma part, les différentes éditions de Montaigne ont été faites exclusivement par des littéraires – je nommerai en vrac, et sans exhaustivité, Pierre Villey, André Tournon, Jean Céard, Jean Balsamo, Emmanuel Naya, Alain Legros, Fausta Garavini, Philippe Desan, François Rigolot. Je n’en connais pas qui ait été établie par un philosophe, et les philosophes sont d’ailleurs relativement indifférents aux querelles d’édition. Il en va de même pour les grands instruments de travail montaniens : la Correspondance
de Leake, les diverses bibliographies scientifiques, ou le Dictionnaire de Michel de Montaigne de Philippe Desan, sont dus à des spécialistes de littérature. La Société des Amis de Montaigne, dont le premier président fut Anatole France, était d’emblée une société littéraire. Les « sociétés d’amis » ne sont d’ailleurs pas dans la tradition de la philosophie française (et bien peu de philosophes adhèrent à la Société Internationale des Amis de Montaigne).
Tout cela explique que Montaigne ait été pendant si longtemps rangé, par les philosophes, du côté des « écrivains » ou des « moralistes », et ait été considéré comme un représentant typique de « l’opinion » et de la « pensée subjective » – à l’extérieur donc du temple de la philosophie.
Marcel Conche et le Bulletin de la Société
des Amis de Montaigne
Montaigne a été le grand absent de l’espace de confrontation de la philosophie française de la deuxième moitié du xxe siècle. Il n’est ni un enjeu des débats idéologiques de l’époque, comme l’étaient Hegel, Marx, Freud, Nietzsche et Spinoza, ni un objet dans les vifs débats portant sur les techniques d’interprétation, comme l’étaient Descartes, Kierkegaard ou Nietzsche. Pour les philosophes français des années 1960-1980, Montaigne ne pouvait jouir ni de la légitimité du Système ni de celle de la Fiction – car les philosophes, s’ils aiment les systèmes, aiment aussi la littérature. On respectait Hegel, on respectait Proust. Mais Montaigne ! L’humanisme n’avait pas bonne presse, le scepticisme non plus.
Le paradoxe est que c’est dans le Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, Société essentiellement littéraire, et à l’écart du « tintamarre » des débats philosophiques du temps, que Montaigne va retrouver son statut de philosophe, grâce à Marcel Conche.
Marcel Conche avait publié chez Seghers, en 1964, un petit livre intitulé Montaigne ou la conscience heureuse7 ; il avait également publié
dans la Revue de l’enseignement philosophique, en 1969, un article important intitulé « L’homme sans définition, introduction à la philosophie de Montaigne ». Pourquoi Marcel Conche, à l’époque maître-assistant de philosophie à l’université Paris I, choisit-il le Bulletin de la Société des Amis de Montaigne pour publier ses articles postérieurs consacrés à Montaigne ? Je l’ignore. Je note que le Bulletin avait recensé en 1965 le Montaigne paru chez Seghers, et recensera en 1974 le livre de Conche intitulé Pyrrhon ou l’Apparence. Entre 1970 et 2000, le Bulletin publie sept articles de Marcel Conche ; les cinq premiers seront regroupés dans Montaigne et la philosophie, que Conche publie en 1987 en auto-édition aux éditions de Mégare (qui contient aussi l’article sur « L’homme sans définition ») ; le sixième de ces articles, « La signification de Dieu pour Montaigne », sera ajouté à la réédition de ce livre parue aux PUF en 1996.
Le Bulletin de la Société des Amis de Montaigne comportait à l’époque peu d’articles de philosophie. Les numéros où sont publiés les cinq premiers articles de Conche contiennent presque exclusivement des études et des notes littéraires, ainsi que des articles d’érudition militaire, politique, historique, médicale ou généalogique. Les articles de Conche tranchent sur leur environnement ; six fois sur sept ils sont placés en première position, s’imposant d’eux-mêmes comme le point saillant du numéro considéré.
Il faut aussi signaler que Marcel Conche est l’auteur du substantiel article « Montaigne » paru dans le Dictionnaire des Philosophes en 19848. Mais ce fut principalement le recueil d’articles paru en 1987 qui fit événement et attira l’attention des philosophes. On peut comparer les effets et les bienfaits de ce livre à ceux du livre de Jean-Yves Pouilloux, Lire les Essais de Montaigne, publié près de vingt ans auparavant9. Conche et Pouilloux, par des voies très différentes, ont rendu à Montaigne sa force théorique et ce qu’on pourrait appeler sa lisibilité.
Le Montaigne de Marcel Conche
Lorsque Marcel Conche lit Montaigne, c’est en spécialiste de la philosophie ancienne, celle-là même que Montaigne cultivait10 ; Conche, traducteur d’Épicure, des présocratiques, historien du scepticisme ancien, lit Montaigne à partir de ce que Montaigne lisait lui-même, non à partir d’auteurs postérieurs que Montaigne ne pouvait pas connaître. Conche connaît d’ailleurs très bien la grande métaphysique classique ou la pensée de Heidegger et de Nietzsche, mais il aborde Montaigne par son versant antique – il faut cependant immédiatement souligner que, pour Conche, les grandes questions éthiques et philosophiques posées par la philosophie antique sont des questions actuelles et même des questions urgentes. Conche ne dissout pas Montaigne dans l’histoire : il le lit comme un philosophe qui appartient à un certain moment historique mais qui, précisément, dépasse ce moment pour atteindre à l’universel.
Une des raisons de la force de la lecture de Conche est qu’elle n’assigne pas Montaigne à une place prédécoupée sur le Kampfplatz de la philosophie. Pour Conche Montaigne est sans doute un sceptique, mais (1) il est un sceptique d’une espèce particulière, et (2) il n’est pas seulement un sceptique. C’est non seulement un Montaigne philosophe que Conche reconstruit au fil de sept numéros du Bulletin, mais c’est un philosophe complexe, et dont la complexité est manifestée avec tout le brio de l’analyse rigoureuse des textes démontrée par Conche dans ses études de philosophie antique, et toute la profondeur spéculative déployée dans ses travaux plus personnels11.
Le titre même du livre de 1987 est, dans son apparente banalité, très significatif : Montaigne et la philosophie. Imagine-t-on un livre intitulé Kant et la philosophie ou Descartes et la philosophie ? Si le titre de Conche est pertinent, c’est qu’il n’est pas évident que Montaigne soit vraiment un philosophe de plein exercice. Or ce que montre Conche, c’est que la pensée de Montaigne, sans être systématique, est profondément
cohérente, ce qui est une première condition pour être pris au sérieux en philosophie. Conche n’hésite pas, par exemple, à construire le plan de chapitres qui paraissent particulièrement désordonnés : plan de L’Apologie de Raimond Sebond, plan du chapitre Des Coches.
Là n’est pas l’essentiel. Conche aborde Montaigne par le biais des concepts et des problèmes. Ces concepts et ces problèmes permettent de faire dialoguer Montaigne avec la grande tradition de la philosophie occidentale : l’homme sans définition, le pyrrhonisme dans la méthode, l’action comme activité immanente, le primat de la conscience, le sens et la valeur du plaisir, la signification de Dieu et de la religion. Montaigne n’est plus un essayiste subjectif perdu dans son siècle et dans son doute, il devient un penseur vigoureux qui peut tenir tête aux plus fortes têtes de la philosophie occidentale. À vrai dire, le rôle de Montaigne dans la philosophie personnelle de Marcel Conche est central : aux métaphysiques marquées de religiosité, que sont celles de Descartes ou de Hegel, Conche va opposer l’authentique démarche philosophique qui raisonne sans présupposé religieux, ce qui serait d’après notre auteur le cas de Montaigne. Conche ne se contente donc pas de faire entrer Montaigne dans le panthéon des grands hommes de la philosophie occidentale, il fait de la philosophie de Montaigne une machine de guerre contre la métaphysique théologique. Est-ce à dire que Conche ait construit un Montaigne à sa main ? On peut bien sûr toujours l’en soupçonner, mais il s’en défend vigoureusement dans la 4e édition de son Montaigne ou la conscience heureuse : « On a cru que “mon” Montaigne me ressemblait, que je l’avais bâti d’après moi-même. Il est difficile de se tromper plus complètement. Que l’on lise, si l’on veut, “Existence et culpabilité” dans l’Orientation philosophique, et l’on verra quelle sorte d’homme j’étais à l’époque – et combien j’étais plus près de Pascal, ou même de Jansénius, que de Montaigne » (p. 5).
Le Montaigne de Conche est d’abord un sceptique. « Le pyrrhonisme dans la méthode », tel est le titre et le thème du premier article de Conche publié dans le Bulletin de la Société des Amis de Montaigne en 1971, sous un titre d’ailleurs différent : « La méthode pyrrhonienne de Montaigne ». Le titre du Bulletin était descriptif, le titre modifié dans le livre devient une thèse : il y a un pyrrhonisme de Montaigne, et ce pyrrhonisme réside dans la méthode. Les titres des autres articles de Conche seront également modifiés en passant du Bulletin au livre, et
toujours dans le même sens, du descriptif au thétique12. Rassembler en un livre les articles disséminés dans plusieurs numéros du Bulletin leur a permis de se renforcer mutuellement, de faire apparaître l’intuition centrale qui les gouvernait tous et que chacun essayait de dire de son point de vue. On note à cet égard que le recueil de 1987 suit à une exception près l’ordre chronologique de publication des articles, et cette exception est significative : l’étude « Le pari tragique », parue en 1975 (sous le titre « Montaigne et l’ardeur de la vie ») est placée après l’étude « Le temps, la mort, l’ignorance » parue en 1978 (sous le titre « Le temps dans les Essais »). Le pari tragique apparaît ainsi comme une réponse à une situation marquée par le temps, la mort et l’ignorance. Le recueil de 1987 suit ainsi une courbe qui va de l’homme sans définition à la conscience – je ne dis pas du problème à sa solution, ce qui serait manquer le sens même de l’entreprise montanienne selon Conche.
Cette entreprise est pyrrhonienne. Conche écrit « pyrrhonisme » et non pas « scepticisme », et ce point est capital. Ce choix renvoie à l’opposition que fait Conche entre le scepticisme simplement phénoméniste de Sextus Empiricus et le véritable pyrrhonisme qui est, pour Conche, une doctrine de l’Apparence pure. Le vrai pyrrhonisme n’est pas pour Conche à chercher chez Sextus, mais dans les témoignages d’Aristoclès cité par Eusèbe ou d’Enésidème résumé par Photios13. Je ne puis analyser ici cette conception, très discutée par les spécialistes du scepticisme ancien, mais qui me paraît d’une très grande profondeur spéculative. Conche refuse de faire de Montaigne un représentant de ce scepticisme moderne dont Hegel moquait les « demi-mesures », il voit au contraire en Montaigne un penseur radical admettant la nihilité des choses du monde, réduites à un pur apparaître sans substratum ni destinataire. « Rien est plutôt que non est », selon la traduction assez rude que donne Montaigne du ou mallon estin è ouk esti pyrrhonien14 :
ce ou mallon généralisé est pour Conche la clé du pyrrhonisme authentique. C’est dans le sens de ce scepticisme radical que Conche interprète Montaigne : un scepticisme qui va bien au-delà de ce qu’on appelle couramment « scepticisme ». Conche maintiendra cette interprétation anti-phénoméniste du scepticisme de Montaigne jusque dans son article de 1993, « La signification de Dieu pour Montaigne », dans le numéro spécial du Bulletin consacré à « La question de Dieu ».
Sceptique, donc, Montaigne – mais d’un genre de scepticisme qui ne se laisse pas aussi facilement réfuter par un Hobbes ou un Descartes que le scepticisme phénoméniste inspiré de Sextus. En ce sens et paradoxalement, au moment même où Conche réintroduit Montaigne dans la grande histoire de la philosophie, c’est pour l’arracher à l’histoire convenue du scepticisme « d’Érasme à Spinoza », pour reprendre le titre de Popkin. Montaigne est sans doute sceptique, mais selon les lignes d’une complexité théorique et d’une radicalité philosophique dont les sceptiques tout-venant n’ont pas idée. Avec Conche Montaigne redevient philosophe parce qu’il devient radical. C’est aussi pourquoi Conche, contre une opinion aujourd’hui grandissante, refuse de faire de Montaigne un bon catholique, refuse d’en faire un penseur catholique et même, plus généralement, chrétien. Le plus récent article de Conche paru dans le Bulletin, « Tendances matérialistes chez Montaigne » (juillet-décembre 2000) confirme cette position. Il y fait assez drôlement dialoguer Lénine et Montaigne (p. 13) et résume très clairement sa position : « Montaigne nous apparaît comme un pur produit de la civilisation latine. Vivant au xvie siècle, il professa la religion catholique, à laquelle il était trop honnête pour ne pas ajouter foi – au moins autant que cela était possible au païen qu’il demeurait » (p. 21).
Je ne m’arrêterai pas sur le contenu de cet article, mais plutôt sur le mot « tendance ». Ce mot un peu vieilli me paraît, concernant Montaigne, précieux. La philosophie de Montaigne est travaillée par des tendances en partie divergentes. C’est pourquoi quand on a dit « scepticisme » on n’a pas épuisé l’identité philosophique de Montaigne. Le Montaigne de Conche sait aussi être épicurien, ou plutôt lucrétien, mais aussi stoïcien, voire platonicien et aristotélicien. Il ne s’agit pas là d’un éclectisme désinvolte, malgré les apparences de désinvolture que Montaigne, par une pudeur que peu de philosophes comprennent, aime à affecter. Ces tendances ne sont pas des caprices ou des humeurs, mais des lignes de
force – et c’est ici à Nietzsche qu’il faudrait comparer Montaigne, à la façon dont Nietzsche s’efforce d’articuler sinon de complètement concilier les tendances divergentes qui travaillent ses textes et ses pensées15. Je disais plus haut que le rassemblement en un livre des articles de Conche faisait apparaître l’unité de son travail, qui répond à l’intuition qu’à tort au à raison il lit chez Montaigne. Cette intuition, c’est que les questions de l’être, de la mort, du savoir, du temps et de l’homme sont une seule et même question dont Montaigne nous permet de penser l’unité. Et la réponse à cette quintuple question c’est, d’après Conche, la conscience, « la fidélité à la foi que je me suis jurée à moi-même » (Montaigne et la philosophie, p. 119). « Montaigne découvre la conscience d’abord où elle est : en lui-même » (p. 120). La conscience est pour Montaigne, selon Conche, un absolu, parce qu’elle est « tout à fait indépendante de ce que sont les hommes et de la façon dont ils se comportent » (p. 128). Dans la lecture de Conche, la conscience ne relève pas de la seule région éthique. Elle règle le rapport à soi, à sa propre parole et au commerce des hommes, au désir de savoir et au désir de dominer, elle couvre donc le champ entier de la philosophie.
Nul ne conteste plus aujourd’hui la pleine appartenance de Montaigne à la philosophie16. Le renouveau des études seiziémistes chez les philosophes a élargi l’espace d’interprétation des Essais ; les lectures non hexagonales de Montaigne sont mieux connues, et beaucoup plus largement prises en compte : Montaigne est aussi (re)devenu un philosophe à proportion qu’il n’était plus perçu comme un philosophe principalement « français » ; en dehors même du champ de l’histoire de la philosophie, Montaigne est étudié et discuté dans la teneur de ses positions éthiques, religieuses, politiques, philosophiques. Ce bouillonnement intellectuel autour de Montaigne conduit souvent à des conclusions fort éloignées
de celles soutenues par Marcel Conche, notamment en ce qui concerne les questions religieuses, éthiques et politiques. Mais si Montaigne est aujourd’hui un philosophe qu’il faut prendre au sérieux, c’est en partie grâce au travail de Marcel Conche.
Il est remarquable que Marcel Conche, professeur déjà reconnu, savant traducteur d’Epicure, d’Héraclite, de Parménide, d’Anaximandre, enseignant en Sorbonne, ait choisi une voie de biais assez inattendue pour faire lire Montaigne par les philosophes, et que cette voie de biais ait été le Bulletin de la Société des Amis de Montaigne. Beaucoup de lecteurs lui doivent une lecture renouvelée, plus exigeante, plus riche, plus philosophique, des Essais de Michel de Montaigne.
Bernard Sève
Université Lille 3, UMR 8163, « Savoirs, textes, langage »
1 Léon Brunschvicg, Descartes et Pascal, lecteurs de Montaigne, La Baconnière, 1945 ; Pocket, Agora, 1995.
2 Pierre-Maxime Schuhl et Georges Gougenheim, Trois essais de Montaigne, Vrin, 1951.
3 Martial Gueroult, Histoire de l’histoire de la philosophie, tome I, Aubier, posthume, 1984, p. 155-167 ; le texte, publié posthume, date des années 1950.
4 Maurice Merleau-Ponty, « Lecture de Montaigne », repris in Éloge de la philosophie, Gallimard, Idées, 1975. Cet article reste un hapax dans l’œuvre de Merleau-Ponty.
5 Voir notamment Claude Lévi-Strauss, Histoire de Lynx, Plon, 1991 ; Lévi-Strauss approuve explicitement la lecture de M. Conche p. 287 de ce livre.
6 Il est particulièrement symptomatique que Paul Ricoeur ne fasse aucune place à Montaigne dans sa pensée, notamment dans Soi-même comme un autre (Seuil, 1990), comme le remarque justement Jean-Yves Pouilloux (Avant-Propos du numéro de janvier-juin 2006 du Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, « Montaigne. Malaise dans la Philosophie », p. 7).
7 Épuisé, ce livre a reparu aux Éditions de Mégare en 1992, puis aux PUF en 2007.
8 Dictionnaire des Philosophes, sous la direction de Denis Huisman, PUF, 1984, tome 2 pour l’article « Montaigne ». Marcel Conche a donné à ce Dictionnaire un grand nombre d’excellents articles, consacrés pour l’essentiel à la philosophie antique et, parmi les philosophes antiques, aux sceptiques (voir notamment Agrippa, Arcésilas, Carnéade, Pyrrhon, Sextus Empiricus, Timon de Phlionte), mais aussi à La Boétie.
9 Jean-Yves Pouilloux, Lire les Essais de Montaigne, Maspéro, 1969 ; repris in Montaigne, l’éveil de la pensée, Champion, 1995.
10 Je remercie Olivier Guerrier qui a attiré mon attention sur ce point.
11 Voir Marcel Conche, Orientation philosophique, éditions de Mégare, 1974 (et PUF, 1996) ; Temps et destin, éditions de Mégare, 1980 (et PUF, 1999).
12 « Montaigne et l’ardeur de la vie » (Bulletin, janvier-mars 1975) devient « Le pari tragique » ; « Le temps dans les Essais » (Bulletin, janvier-juin 1978) devient « Le temps, la mort, l’ignorance » ; « Montaigne et le plaisir » (Bulletin, janvier-juin 1979) devient « Plaisir et communication » ; « La découverte de la conscience morale chez Montaigne » (Bulletin, janvier-juin 1981) devient « La conscience ».
13 Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, éditions de Mégare, 1973 (et PUF, 1994).
14 Montaigne, Essais, II, 12, « Apologie de Raimond Sebon », PUF, édition Villey-Saulnier, 1965, p. 526 ; édition Tournon, Imprimerie Nationale, 2003, p. 311. Montaigne attribue cette sentence à Nausiphanès.
15 « Non qu’il y ait un système de Montaigne, car la cohérence, Montaigne ne l’a nullement cherchée […] mais il y a un “système Montaigne” au sens où Lou Andréas-Salomé parle d’un “système Nietzsche” », Marcel Conche, Montaigne et la philosophie, éditions de Mégare, 1987, p. 5.
16 Plusieurs numéros du Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne en portent témoignage, notamment le numéro coordonné par Jean-Yves Pouilloux et intitulé « Montaigne. Malaise dans la philosophie » (janvier-juin 2006), le numéro « Montaigne parmi les philosophes » (1er semestre 2007), et le numéro 1 de l’année 2012, également coordonné par Jean-Yves Pouilloux.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-3977-3
- EAN: 9782812439773
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3977-3.p.0069
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-21-2013
- Periodicity: Biannual
- Language: French