Après la controverse
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2012 – 2, 56. varia - Author: Tournon (André)
- Pages: 249 to 267
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Après la controverse
Que peut faire un amateur de dialogues socratiques lorsque les partenaires pressentis se sont discrètement absentés ? Le voici seul, non contre tous mais contre Personne, et d’autant plus isolé. Réduit à discuter avec l’ombre muette d’Ulysse1, il devra donner vie à celle-ci grâce à « l’incomparable auteur de l’art de conférer » que serait Montaigne selon Pascal2, et à ses formules canoniques de la discussion entre amis un peu brusques : « Tu es un sot, tu rêves » (III, 8, IN p. 218 / PUF p. 924). Règle du jeu : à chaque occurrence de ces mots-clefs (en italiques ci-après) mieux assortis à quelque Polyphème, un postulat implicite les tiendra pour adressés au signataire du présent article, qui se tirera d’affaire comme il pourra.
Il fut un temps où la question principale était celle de l’authenticité respective de l’E.B. et de l’édition posthume. La question paraît se diluer, faute de dialogue propre à conclure par la réfutation de l’une des thèses – et pourquoi pas la mienne ? – sur le point discriminant : le respect du « langage coupé » des Essais et des modes de segmentation qui lui sont propres. Le débat aurait été de toute façon positif, en vertu
des conclusions de Karl Popper sur ce qui caractérise une assertion vraiment scientifique : pouvoir être réfutée (falsified = déclarée fausse). C’est ce qui a été sollicité, en vain, à la fin de plusieurs articles publiés dans notre bulletin entre 1990 et 20113…
– Tu es un sot, tu rêves : c’était là un problème purement formel, de logique ou au mieux d’épistémologie – un de ceux sur lesquels, selon Chrysippe ou Montaigne qui le cite, « Platon et Aristote avaient écrit […] par jeu et par exercice », loin qu’ils « eussent parlé à certes d’une si vaine matière » (II, 12, p. 282/508). Et puis, à quoi bon revenir sur des controverses que tu déclares périmées ?
– La réplique est juste. Revenons donc au texte des Essais, notre seul objet réel.
Les échantillons recensés et commentés dans ces articles convergeaient sur l’idée que les bévues de l’édition posthume ont pour cause commune la méconnaissance du sens littéral des énoncés correspondants de l’Exemplaire de Bordeaux : type d’erreurs que l’on ne pourrait imputer à l’écrivain qu’en supposant que lors même qu’il procédait, plume en main, à une révision générale de la version de 1588, avec une acuité que l’on admire
toujours dans ses additions marginales, il ne comprenait plus ce qu’il avait écrit naguère, et méconnaissait tout spécialement le rôle des retouches de segmentation dont il avait émaillé le texte imprimé tout au long des quatre années de cette révision. Ainsi pourrait s’expliquer par conjectures qu’en ces mêmes années, sur une « copie » disparue, il aurait supprimé ou laissé supprimer des milliers de scansions de son « langage coupé », qu’il avait inscrites de sa main en surcharge de l’E.B., parfois en revenant à plusieurs reprises sur ses retouches, et confirmées par avis autographe à un futur imprimeur, inscrit au verso de la page de garde ; le tout sans qu’aucune trace du projet de dévastation soit perceptible sur le document authentique, ni bien entendu sur les factices.
Faisons pourtant comme si l’hypothèse était recevable. Nous devrions y gagner du temps pour des recherches plus fécondes que celles que polarisent les questions d’authenticité. Car celles-ci, quelle que soit leur importance, peuvent avoir un effet pervers : inscrire les investigations dans le cadre d’une enquête quasi-judiciaire, à conclure par la confirmation ou le rejet d’une inculpation de « faux et usage de faux ». Et surtout, l’intérêt du « langage coupé » de l’E.B. serait ainsi réduit à un nombre infime de cas critiques (quelques centaines tout au plus) où ses scansions rectifieraient par avance des contresens de 1595…
– Tu es un sot, tu rêves : non seulement les retouches de bévues sont en petit nombre, mais les autres, qui modifient la segmentation sans rectifier des erreurs, sont, dans l’ensemble, négligeables en raison de leur disproportion avec la masse de données textuelles où elles se perdent. On te présente une peau d’ours, et tu t’ingénies à y chercher des puces !
– L’objection pourrait être discutée : saut de puce, le transfert de I, 14 à la 40e place ?
La cohérence, la signification et la portée de la séquence de trois chapitres inséparables (I, 39, 40 et 41 de l’E.B.) sont rendues invisibles par l’intrusion de la pièce déplacée, et avec elles l’une des plus audacieuses autocritiques des Essais4. Mais la discussion serait tatillonne et sans doute ennuyeuse, sauf addiction aux textes. Déclarons forfait sur ce point
encore, pour adopter une perspective plus large, et mieux appropriée à la majeure partie des segmentations autographes dont Montaigne a muni le document originel.
Au point de départ, une constatation à première vue décevante : beaucoup de ces segmentations ne modifient guère la signification des énoncés. On peut évaluer à quelque 80 % la proportion de celles qui ne déterminent aucune inflexion notable des propos, et paraissent se borner à des effets soudains d’insistance réductibles à une stylistique assez floue (celle qui célèbre l’énergie primesautière de la prose de Montaigne, ou la déplore, selon les goûts du critique). Il serait à la rigueur possible, au prix d’une attention pointilleuse à de telles données, de déclarer que pour un bon tiers d’entre elles ces interventions très discrètes sur la segmentation arrivent à modifier quelque chose dans le texte…
– Faudra-t-il donc considérer que les autres, et même celles-ci que tu avoues « très discrètes », ne changent à peu près rien ? En ce cas, Tu es un sot, tu rêves : voilà ton argumentation dessaisie de la majeure partie de ses matériaux !
– Mais il n’est pas question de se dessaisir de quoi que ce soit.
Bien au contraire : on constatera que les retouches les plus anodines, précisément en raison de leur allure anodine, changent tout. Sans toucher à la signification des énoncés concernés, elles agissent sur le statut de ces énoncés, socle de leur signification pour peu qu’on y prenne garde, et condition de leurs résonances de toute espèce. Il suffit d’en chercher un modèle dans la nature des documents sur lesquels Montaigne s’est interrogé et qu’il a lui-même produits pendant les treize années de ses tâches de Conseiller à la Chambre des Enquêtes, puis lors de ses quatre années d’activités administratives et politiques à la mairie de Bordeaux. J’en ai déjà parlé assez souvent, depuis que Jean-Pierre Levraud a eu la générosité de me faire découvrir ce champ de recherche5, mais j’en suis toujours à mesurer la portée du type de segmentation qui les singularise. Très brièvement : les documents testimoniaux (dépositions, testaments, procès-verbaux, dictum de sentences, lettres missives…) sont articulés
par marquage en majuscules des débuts d’énoncés, sans utilisation de ponctuation (exception faite, parfois, des alinéas). Cet usage ne saurait s’expliquer par des incompétences de scripteurs : notaires, magistrats et greffiers étaient des lettrés, dans la société du temps, et, même supposés stupides, ils ne pouvaient pas ignorer les pratiques de ponctuation courantes au xvie siècle dans les publications imprimées, et notamment dans celles qui avaient trait à leurs activités professionnelles. La singularité qui nous intéresse tient au statut de ces écrits. En une époque où la plupart des documents testimoniaux sont dictés à des greffiers, et très souvent par des illettrés, il importe que le scribe ne transcrive que ce qu’il entend dicter ; des signes inaudibles ne doivent pas être enregistrés, sans quoi le document serait suspect de faux. Or, on n’entend pas la ponctuation ; seuls sont audibles, parce que tranchant sur le silence d’attente, des commencements de profération, puis la chaîne d’énoncés qui les suit. Montaigne a observé très exactement cette règle dans la rédaction de chaque dictum dont il était le rapporteur, et de chaque lettre missive à Matignon. Il n’avait pourtant pas à se soucier des prescriptions sur la façon de transcrire un texte oral, puisqu’il produisait directement des autographes, et les signait ; simplement, il appliquait à ces document le mode de segmentation qui marquait leur nature d’attestations ou de déclarations susceptible de faire foi, avec le caractère péremptoire et le cadre juridique requis pour établir le bien-fondé de la sentence, ou des dispositions à prendre sur la base de telles déclarations…
– Tu es un sot, tu rêves : il n’y a pas de tribunal, sinon métaphorique, dans les Essais, ni de greffier, ni de verdict, ni de mesures réglementaires…
– Sans doute. Mais constamment sont en jeu les vérités de fait dont peut témoigner le premier venu pourvu qu’il soit reconnu « sans reproche6 » ; donc, entre autres, « le scrutateur sans connaissance, le magistrat sans juridiction, et après tout, le badin de la farce », devant des lecteurs disposés à recevoir sa déposition, ne serait-ce que pour s’interroger sur elle ; et c’est déjà beaucoup, pour un philosophe sans doctrine. C’est là ce qui peut avoir décidé Montaigne à inscrire inlassablement en tête d’énoncé, sur l’Exemplaire de Bordeaux, les majuscules de scansion qui réaffirment à tout propos l’authenticité de ses dires, à la manière des signes que l’on
inscrit sur chaque page d’un document pour en « parapher ne varietur7 », silencieusement, l’état définitif. C’est en tout cas ce qui nous interdit de négliger ces traces évidentes de sa volonté de confirmer dans ses écrits, anciens et nouveaux, les convictions, les doutes et même les erreurs où il reconnaissait sa propre pensée, face aux hommes présents ou à venir qui chercheraient à la connaître.
Reste à étudier la répartition de ces indices discrets dans l’ensemble des Essais. Il y aurait là matière à une thèse. En attendant qu’un chercheur s’y aventure, voici, choisies de façon téméraire, quelques perspectives à ouvrir.
Prenons appui sur les difficultés, gibier du zététicien : la plus importante tient à la dispersion des retouches de segmentation entre les livres, et à l’inégalité de leurs fréquences selon les chapitres. Ce sont aussi des indices d’orientation, pour éventuelle suite.
En vue cavalière :
– Livre I : dans sa première moitié (chap. i à xxviii inclus) la fréquence est élevée (la moyenne approximative du nombre de retouches par page s’élève à 4,5) ; dans la suite (chap. xxix à lvii), la fréquence ne s’élève pas au-dessus de 2, sauf en quatre chapitres où elle atteint ou dépasse 4 (xxxvii, Du jeune Caton, xxxix, De la solitude, xl, Considération sur Cicéron, lvi, Des prières).
– Livre II : il est assez peu segmenté, et de façon irrégulière. La moyenne n’y atteint ou dépasse 4 retouches par page que dans huit chapitres, sur trente-sept (chap. iii, Coutume de l’île de Cea, xi, De la cruauté, xvii, De la présomption, xx, Nous ne goûtons rien de pur, xxvii, Couardise mère de cruauté, xxviii, Toutes choses ont leur saison, xxxi, De la colère, xxxvi, Des plus excellents hommes).
– Livre III : il est très segmenté tout au long et les fréquences sont élevées (7, 70 en moyenne), à trois exceptions près où la fréquence retombe à 2, 02 (chap. vii, De l’incommodité de la grandeur, viii, De l’art de conférer, et vi, Des coches, ce
– dernier avec une répartition inégale, au détriment de ses ultimes pages sur l’anéantissement des civilisations précolombiennes).
Devant ces chiffres, on est tenté de conjecturer, sous réserve d’analyses plus détaillées, que la répartition des retouches dans le premier livre est dissymétrique par accident : il semblerait que Montaigne ait d’abord entrepris une révision systématique de la segmentation de ses écrits, à partir du début, mais ait renoncé à s’y astreindre page après page au-delà du creux ménagé au centre du livre I par l’absence marquée du Discours de la Servitude volontaire, et accusé après 1588 par l’élimination des 29 sonnets de La Boétie censés auparavant la masquer. On imagine sans peine que la plupart des chapitres qui suivent n’aient pas paru requérir de marques d’insistance, en raison de leur simplicité laconique (ch. xxxiii, xxxiv, xxxv…) ou, à défaut, de leur clarté (chap. xxxi, xxxii, xxxviii, xlii…) ; surtout après avoir constaté que ceux où les retouches de scansion retrouvent leur fréquence initiale posent au contraire des problèmes cruciaux, auxquels Montaigne tente de répondre sans se laisser guider ni entraver par des soucis d’orthodoxie ou de déontologie. Cela est évident pour l’éloge « Du jeune Caton », désaveu des efforts de S. Augustin, entre autres, pour inventer des mobiles mesquins au suicide du héros stoïcien, ainsi que pour celui « Des prières », maintenu en dépit des réserves expresses des théologiens du Sacro Palazzo. Quant aux pages « De la solitude » et à la « Considération sur Cicéron », elles sont agencées (ainsi que la première page du chapitre suivant, scandée de même) de manière à déceler à travers leurs exhortations au mépris de la renommée littéraire le secret désir de prestige et d’autorité de celui qui les prononce et les publie, Cicéron sans doute, mais aussi bien Epicure ou Sénèque, et pour parfaire le paradoxe sapiential, le signataire des Essais.
Les interventions sur le livre III sont moins discrètes. Elles effectuent des remaniements très fréquents de sa segmentation, qui parfois accusent les traits jusqu’à la provocation, parfois les infléchissent. L’entreprise était ambitieuse, et devait être conçue sous des perspectives assez larges. Car rien ne permet de supposer que Montaigne, après la publication de l’« alongeail8 » des Essais en 1588, envisageait un quatrième tome. Les additions manuscrites de l’E.B. s’ajoutent séparément à la version
antérieure, sans faire corps entre elles ni parfois avec les pages sur lesquelles elles sont greffées. En revanche, les retouches de scansion, indissociables de l’imprimé puisque, séparées, elles perdraient leur identité de signes9, remanient et rénovent les articulations du texte et atteignent jusqu’à sa trame, ce qui revient à y disposer les jalons d’une réécriture virtuelle. On conçoit à peine les ressources rendues disponibles par ce montage insolite…
– Tu es un sot, tu rêves : il s’agissait de retouches censées ne changer presque rien, et te voici en arrêt devant un tome dont elles doubleraient presque les capacités sémiotiques. Nous attendons toujours la scansion à l’état brut, éparse jusqu’à la rareté, discrète jusqu’à l’insignifiance…
– J’y viens, justement, après ce coup d’œil préliminaire sur les livres I et III où sont mis en œuvre, puis exploités à fond les procédés de segmentation spécifiques des Essais. Car c’est bien le livre II qui fait difficulté. Il est beaucoup moins régulièrement scandé que les deux autres, et surtout on découvre avec surprise que les retouches de segmentation sont très parcimonieuses dans l’« Apologie de Raymond Sebond », pourtant exceptionnelle par sa masse comme par sa portée philosophique : en moyenne générale, 0, 56 retouche par page, avec des coefficients de dispersion très variables. Montaigne a cependant abondamment enrichi après 1580, puis de nouveau, par additions manuscrites, après 1588, ce chapitre qui pour longtemps devait fixer son profil de philosophe. Il faut trouver un motif, autre que la négligence, pour le quasi-abandon du « langage coupé » qu’il avait adopté.
– Tu es un sot, tu rêves : vas-tu reconstituer les motifs et les choix d’un écrivain qui a toujours revendiqué le droit de conduire ses « fantasies » à sa guise ?
– Non : mieux vaut le consulter directement. À la dernière page du chapitre qui nous intrigue, il a pris soin de glisser un mot sur la question. Il déclare, comme par lassitude rétrospective, en venir à l’épilogue « pour la fin de ce long et ennuyeux discours, qui me fournirait de matière sans fin… » (p. 438/603). À son début, il avait noté sa propre inaptitude aux débats doctrinaux : « Ce serait mieux la charge d’un homme
versé en la Théologie que de moi, qui n’y sais rien » (p. 173/440). À mi-parcours, dans son adresse à la princesse qui lui aurait confié cette tâche, il insiste : « Vous, pour qui j’ai pris la peine d’étendre un si long corps contre ma coutume, ne refuirez point de maintenir votre Sebond par la forme ordinaire d’argumenter dequoi vous êtes tous les jours instruite » (p. 362/557) ; et à la page suivante, « Vous […] deviez donner cette charge à quelqu’un qui fît profession des lettres, qui vous eût bien autrement appuyé et enrichi cette fantasie » (p. 363/558). Soit un aveu d’ennui et deux d’incompétence, encadrant l’idée que sa « coutume » d’écrivain est étrangère à la « forme d’argumenter » des maîtres ; et cette protestation fait écho à ce qu’il a déclaré au tout début sur le rôle décisif de son père dans la traduction du Livre des Créatures : dans les deux cas sa mission est d’exécuter un travail programmé selon l’initiative d’autrui, sans rapport avec ses propres orientations intellectuelles.
Mais ce n’est pas seulement pour cette raison qu’il qualifie d’« ennuyeux » le monumental chapitre qui en résulte ; c’est qu’il y propose, en raison des consignes auxquelles il était censé s’astreindre, un discours, une série ordonnée d’arguments, un « long corps » à visée assertorique, propre à réfuter les détracteurs de Sebond en démontrant qu’il est impossible à ceux-ci, comme à tout homme, « d’arriver à aucune certitude par argument et par discours ». Même si le « tour d’escrime » utilisé dans cette étrange apologie en dévie le propos en direction d’un pyrrhonisme dont les implications dépassent infiniment le projet initial, tout reste tributaire, en principe, d’une argumentation rationnelle destinée à convaincre paradoxalement de l’impuissance de la raison et de ses méthodes10.
Dans ces conditions, les modes de confirmation ou simplement d’insistance appropriés aux différents types de messages testimoniaux11, dont on décèle les traces et les exigences dans le « langage coupé » des Essais, ne conviennent plus au programme apologétique imposé par la convention première, fût-elle fictive, qui fait ici fonction de
règle du jeu. Ils ne sont pas interdits sans doute, mais ils ne sauraient déterminer la position adoptée par l’écrivain dans l’ « Apologie ». Ailleurs, il cherche à communiquer à autrui des convictions qu’il a spontanément adoptées, puis confirmés par réflexion en traits d’éthique personnelle, qu’il laisse sans garantie, à ratifier en toute autonomie par les « âmes réglées et fortes d’elles-mêmes12 » auxquelles il voudrait s’adresser. Ici, il s’efforce de démontrer, méthodiquement ; et le subjectivisme n’est pas de mise. Les procédés de segmentation qui ailleurs le font ressortir en des énoncés de toute espèce doivent se faire discrets.
Il ne faudrait pas y trouver prétexte pour les ignorer : leur rareté relative invite plutôt à les scruter là où leur fréquence est accrue, comme résurgences de tendances plus sourdement impérieuses que les règles du genre épidictique. On en trouvera ci-après une liste fondée sur les inégalités d’occurrence des majuscules autographes de scansion (imprimées ici en caractères gras) : ne sont retenus que les passages qui en comportent au moins quatre par page, soit près de huit fois la fréquence moyenne dans le chapitre. Dans les citations qui suivent, les typographèmes (initiales de segments du texte imprimé, retouchées à la main sur l’E.B.) sont inscrits en caractères gras ; ils sont soulignés là où les éditeurs posthumes les ont respectés.
p. 176 /442 – Et nous trouvons étrange si aux guerres qui pressent à cette heure notre état, nous voyons flotter les événements et diversifier d’une manière commune et ordinaire : C’est que nous n’y apportons rien que le nôtre. La justice qui est en l’un des partis, elle n’y est que pour ornement et couverture : Elle y est bien alléguée, mais elle n’y est ni reçue, ni logée, ni épousée : Elle y est comme en la bouche de l’avocat, non comme dans le cœur et affection de la partie.
C’est le seul cas de la sélection où la scansion marque spécialement un surcroît de véhémence dans la condamnation de la mauvaise foi qui fausse et exacerbe les conflits prétendus religieux. Ce que précise une addition manuscrite insérée juste avant : Les uns font accroire au monde qu’ils croient ce qu’ils ne croient pas. Les autres en plus grand nombre se le font accroire à eux-mêmes, ne sachant pas pénétrer que c’est que croire.
p. 266/499 – (A) Ce n’est rien à la vérité que de nous. Il s’en faut tant que nos forces conçoivent la hauteur divine, que des ouvrages de notre créateur ceux-là portent mieux sa marque, et sont mieux siens, que nous entendons le moins : C’est aux Chrétiens une occasion de croire, que de rencontrer une chose incroyable : Elle est d’autant plus selon raison qu’elle est contre l’humaine raison. […] Nous disons bien puissance, vérité, justice : ce sont paroles qui signifient quelque chose de grand – mais cette chose là nous ne la voyons aucunement, ni ne la concevons. (B) Nous disons que Dieu craint, que Dieu se courrouce, que Dieu aime,
Immortalia mortali sermone notantes :
ce sont toutes agitations et émotions, qui ne peuvent loger en Dieu selon notre forme – ni nous, l’imaginer selon la sienne : (A) C’est à Dieu seul de se connaître et d’interpréter ses ouvrages
– Paradoxe fidéiste en oxymores, à la limite des doctrines approuvées (avec dans l’addition de 1588 un vers de Lucrèce) – On remarquera à l’avant-dernière ligne la réduction à minuscule ce, après deux-points par retouche de point, qui assure la continuité syntaxique de l’argument).
p. 275/504-505 – [B] Ils [= les Pyrrhoniens] se sont réservé un merveilleux avantage au combat, s’étant déchargés du soin de se couvrir. Il ne leur importe qu’on les frappe, pourvu qu’ils frappent, et font leurs besognes de tout : S’ils vainquent, votre proposition cloche, si vous, la leur. S’ils faillent, ils vérifient l’ignorance, si vous faillez, vous la vérifiez : S’ils prouvent que rien ne se sache, il va bien, s’ils ne le savent pas prouver, il est bon de même. […] [A] Leurs façons de parler sont, je n’établis rien – il n’est non plus ainsi qu’ainsi, ou que ni l’un ni l’autre – je ne le comprends point – les apparences sont égales partout – la loi de parler et pour et contre est pareille […] Quiconque imaginera une perpétuelle confession d’ignorance, un jugement sans pente et sans inclination, à quelque occasion que ce puisse être, il conçoit le Pyrrhonisme. J’exprime cette fantaisie autant que je puis, parce que plusieurs la trouvent difficile à concevoir, et les auteurs mêmes la représentent un peu obscurément et diversement.
– Paradoxes, d’abord par couplage d’hypothétiques en dilemmes contradictoires à résultats identiques, puis par maximes aporétiques en séries, récitées avec réduction
en minuscules des majuscules initiales, avant de finir sur un aveu d’embarras à la première personne du singulier, avec scansion à l’initiale.
p. 283-284 / 509 (n. 15)-510 [version de 1588 avec scansion en surcharge] – . [A] Chez qui se peut voir cela plus clairement que chez notre Plutarque ? Combien diversement discourt-il de même chose ? combien de fois nous présente il deux ou trois causes contraires de même sujet, et diverses raisons, sans choisir celle que nous avons à suivre. Que signifie ce sien refrain : En un lieu glissant et coulant suspendons notre créance : car, comme dit Euripide,
Les œuvres de Dieu en diverses
Façons nous donnent des traverses,
[B] Semblable à celui qu’Empédocle semait souvent en ses livres, comme agité d’une divine fureur et forcé de la vérité. Car au bout de ses discours, il venait à s’écrier : Non non, nous ne sentons rien, nous ne voyons rien, toutes choses nous sont occultes, il n’en est aucune de laquelle nous puissions établir quelle elle est. (A) Il ne faut pas trouver étrange si gens désespérés de la prise n’ont pas laissé d’avoir plaisir à la chasse : l’étude étant de soi une occupation plaisante et agréable : Et si plaisante que parmi les voluptés, les Stoïciens défendent aussi celle qui vient de l’exercitation de l’esprit
– Apories d’abord discrètes (celles de Plutarque, qui annexe Euripide pour associer à l’epokhè une invite aux investigations) puis éclatantes (exclamations d’Empédocle). Ce passage est capital pour comprendre la zététique telle que l’entend et la pratique Montaigne : il assimile au suspens pyrrhonien les explications « diverses » de Plutarque, rétablissant ainsi la légitimité des recherches sans terme, en tous sens. Les éditions posthumes (et après elles la plupart des éditions modernes) le faussent radicalement en plaçant un point d’interrogation après « refrain », empêchant ainsi de reconnaître un relatif de liaison (= « ce que signifie… ») dans le pronom Que, pris pour un interrogatif.
p. 297/ 518 – [A] Il faudrait lui dire [à Platon, qui affirme l’immortalité de l’âme] de la part de la raison humaine : Si les plaisirs que tu nous promets en l’autre vie sont de ceux que j’ai sentis çà-bas, cela n’a rien de commun avec l’infinité : Quand tous mes cinq sens de nature seraient combles de liesse, et cette âme saisie de tout le contentement qu’elle peut désirer et espérer, nous savons ce qu’elle peut : cela, ce ne serait encore
rien : S’il y a quelque chose du mien, il n’y a rien de divin : Si cela n’est autre que ce qui peut appartenir à cette nôtre condition présente, il ne peut être mis en compte.
– Cette prosopopée de la « raison humaine » contre tous les leurres de survie posthume est détaillée en objections fortement scandées. Signes de conviction ? Mais cette même raison est ensuite récusée, comme incapable de comprendre, selon S. Paul, « l’heur que Dieu a préparé aux siens » (p. 298). Quant à ce genre de difficulté, voir plus loin les remarques sur les p. 434-438.
p. 312-313 / 527 – (B) Si vous dites, il fait beau temps, et que vous dissiez vérité, il fait donc beau temps. Voilà pas une forme de parler certaine ? Encore nous trompera elle : Qu’il soit ainsi, suivons l’exemple : Si vous dites, je mens, et que vous dissiez vrai, vous mentez donc. L’art, la raison, la force de la conclusion de cette-ci, sont pareilles à l’autre, toutefois nous voilà embourbés. (A) Je vois les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur générale conception en aucune manière de parler : car il leur faudrait un nouveau langage. Le nôtre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies : de façon que quand ils disent, je doute, on les tient incontinent à la gorge, pour leur faire avouer qu’au moins assurent et savent ils cela, qu’ils doutent […]. (B) Cette fantasie est plus sûrement conçue par interrogation. Que sais-je ? Voilà…comme je la porte à la devise d’une balance.
– Le paradoxe du Menteur, d’abord présenté succinctement en une formule contradictoire, fournit le schéma des apories du langage réflexif développé en un argument suivi (dont la continuité est assurée par réduction d’une majuscule de scansion en minuscule (« … de façon que… ») arrêtée en un premier temps sur le début d’une formule de conclusion (« Voilà… ») raturée et remplacée par un détail de présentation qui lui donne allure de devise.
p. 358-359 /555-556 – [A] Mais je ne veux oublier l’objection que font à cette transmigration de corps à un autre les Epicuriens. Elle est plaisante : Ils demandent quel ordre il y aurait si la presse des mourants venait à être plus grande que des naissants, Car les âmes délogées de leur gîte seraient à se fouler à qui prendrait place la première dans ce nouvel étui. Et demandent aussi à quoi elles passeraient leur temps, cependant qu’elles attendraient qu’un logis leur fût apprêté – Ou au rebours s’il naissait plus d’animaux qu’il n’en mourrait, ils disent que
les corps seraient en mauvais parti, attendant l’infusion de leur âme, et en adviendrait qu’aucuns d’iceux se mourraient avant que d’avoir été vivants […] D’autre ont arrêté l’âme aux corps des trépassés, pour en animer les serpents, les vers et autres bêtes qu’on dit s’engendrer de la corruption de nos membres, voire et de nos cendres : D’autres la divisent en une partie mortelle, et l’autre immortelle : Autres la font corporelle, et ce néanmoins immortelle : Aucuns la font immortelle, sans science et sans connaissance.
358-359 – Difficultés des théories de l’immortalité de l’âme, présentées sous l’aspect ludique des embarras occasionnels d’hébergement, scandés en une succession de caricatures.)
p. 425-426 / 596 – [B] Ceux qui ont apparié notre vie à un songe ont eu de la raison, à l’aventure plus qu’ils ne pensaient : Quand nous songeons, notre âme vit, agit, exerce toutes ses facultés, ne plus ne moins que quand elle veille. Mais si plus mollement et obscurément, non de tant certes, que la différence y soit comme de la nuit à une clarté vive : Oui, comme de la nuit à l’ombre : Là elle dort, ici elle sommeille : Plus et moins. Ce sont toujours ténèbres, et ténèbres Cimmériennes.
– Isolées au milieu de 25 pages dépourvues de retouches de segmentation, ces quelques lignes remodèlent avec une extrême précision la méditation sur le songe. Sont combinées deux formulations syntaxiques de la proximité entre veille et songe : la première par simple atténuation de leurs différences (notre âme exerce en songe toutes ses facultés, mais plus mollement et obscurément), la seconde par rectification de la précédente (si plus mollement […] non de tant certes que la différence y soit comme de la nuit à la clarté), pour en venir enfin à une mesure quantitative des degrés d’éveil (« Plus et moins », en continuité) substituée à l’opposition qualitative entre la veille et le songe ; ce qui autorise l’assimilation finale aux « ténèbres » perpétuelles de la légendaire Cimmérie.
p. 433-434 / 601– [A] Or, qui voudrait toutefois juger par les apparences : Si c’est par toutes, il est impossible, car elles s’entr’empêchent par leurs contrariétés et discrepances, comme nous voyons par expérience – Sera ce qu’aucunes apparences choisies règlent les autres, Il faudra vérifier cette choisie par une autre cho<i>sie, la seconde par la tierce, et par ainsi ce ne sera jamais fait. Finalement il n’y a aucune constante existence, ni de notre être, ni de celui des objets : Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans fin : Ainsi il ne
se peut rien établir de certain de l’un à l’autre, et le jugeant, et le jugé, étant en continuelle mutation et branle.
– En guise de bilan de la critique des apparences sensibles, une série d’apories gnoséologiques empruntées à Sextus Empiricus (Esquisses pyrrhoniennes, I, XIX, 115-117 et 122-123) est adaptée à une première approche de l’inanité du monde phénoménal. Scansion d’une conclusion magistrale ? Peut-être, mais…
… mais la collecte de ces pages scandées en « langage coupé », à un cas près (le premier, p. 176/162), confirme ce qui apparaissait parmi les segmentations localement retouchées du livre I : lorsque Montaigne ne procède pas à des révisions systématiques (d’un chapitre à l’autre dans le livre I, d’une page à l’autre dans l’« Apologie… »), il s’attarde sur ce qui fait problème dans son exposé : non les points forts, mais les points embarrassants, ceux qui provoquent l’hésitation du penseur, ou exacerbent les difficultés qu’il rencontre – et spécialement, ici, ceux qui ont trait à son pyrrhonisme, difficile à penser en raison des contraintes logiques (ou ludiques : voir les esquives du philosophe Trouillogan dans le Tiers Livre de Rabelais) auxquelles il est soumis jusque dans le « nouveau langage » qu’il requiert.
Et nous voici pris avec lui au piège de ce langage, et des ses rapports avec les retouches de segmentation qui en sont les principales marques. Car celles-ci se multiplient soudain dans les dernières pages de l’ « Apologie » : 31 occurrences en 4 pages de l’E.B., soit une moyenne de 7, 75 par page. Un bref extrait suffira pour en apprécier l’insistance
p. 434-435 / 601-602 – Nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion […] Platon disait que les corps n’avaient jamais existence, oui bien naissance. Les Stoïciens, qu’il n’y a point de temps présent, et que ce que nous appelons présent n’est que la jointure et assemblage du futur et du passé. Héraclitus, que jamais homme n’était deux fois entré en même rivière : [B] Epicharmus, que celui qui a piéça emprunté de l’argent ne le doit pas maintenant, Et que celui qui cette nuit a été convié à venir ce matin dîner, vient aujourd’hui non convié, Attendu que ce ne sont plus eux, ils sont devenus autres : [A] Et qu’il ne se pouvait trouver une substance mortelle deux fois en
même état : Car par soudaineté et légèreté de changement, tantôt elle dissipe, tantôt elle rassemble, elle vient et puis s’en va. De façon que ce qui commence à naître ne parvient jamais jusques à perfection d’être. Pour autant que ce naître n’achève jamais, et jamais n’arrête, comme étant à bout, Ains depuis la semence va toujours se changeant et muant d’un à autre. Comme de semence humaine se fait premièrement dans le ventre de la mère un fruit sans forme : puis un enfant formé : puis étant hors du ventre, un enfant de mamelle : après il devient garçon : puis conséquemment un jouvenceau : après un homme fait : puis un homme d’âge : à la fin décrépité vieillard […].
Redoublement de conviction personnelle pour affirmer l’instabilité et finalement l’inconsistance de toutes choses, et de l’« humaine nature » qui en porte témoignage par l’ « incertaine et débile opinion » qu’elle donne de soi, obstinément ? L’idée serait plausible. Mais il se trouve, comme on sait, que ces lignes sont empruntées littéralement à Plutarque, ou plutôt à son très fidèle traducteur Amyot. Le document est bien paraphé, mais le signataire des paraphes n’est pas l’auteur du texte, ni même son interprète.
– Tu es un sot, tu rêves : que nous importe la signature ? La question est réglée une fois pour toutes par une maxime bien connue de la culture humaniste : « La vérité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont non plus à qui les a dites premièrement, qu’a qui les dit après. Ce n’est non plus selon Platon que selon moi, puisque lui et moi l’entendons et voyons de même » (I, 26, p. 263 /152)
– Soit, la question est réglée tant qu’elle ne vient pas se poser à l’intérieur du texte.
Mais justement, ici, elle est posée par rétrospection, avec autant de force que de soudaineté. Car c’est au terme de ces pages, au moment où en découvrant l’évanescence de toutes choses, comme version ontologique de leur contingence et de leurs altérations dans le temps, que le penseur esquisse le retour attendu vers Dieu qui « seul est, non point selon aucune mesure du temps, mais selon une éternité immuable et immobile ». Et le voici qui se situe tout à coup comme en recul par rapport aux paroles qu’il vient de prononcer sous la dictée de Plutarque-Amyot : « À cette conclusion si religieuse d’un homme païen… » (p. 458 / 603) – religieuse, oui ; mais d’une autre religion, et avec une autre voix…
– Tu es un sot, tu rêves, à y regarder d’aussi près pour dénicher une complication superflue, en t’abritant de nouveau sous les subtilités de Montaigne.
– Non : plutôt sous celles de son Plutarque. Car le traité Que signifiait ce mot Εi, auquel est empruntée la méditation finale, est lui-même scindé, et présenté comme tel. À la question posée par le titre sont données plusieurs réponses, au cours d’un entretien de jadis entre Plutarque encore étudiant, son maître le platonicien Ammonios et ses amis, avec un clivage marqué entre celles qui traitent des propriétés symboliques et arithmologiques de la lettre E (homonyme de εi), auxquelles s’attachent successivement Lamprias, Nicandre, Théon, Eustrophos et surtout le Plutarque-personnage (387 F – 391 E) dont la prolixité juvénile est évoquée ave quelque ironie, et d’autre part celle qu’Ammonios expose, sans se mettre à réfuter les élucubrations de ses disciples (391 E), qui l’ont amusé, mais en adoptant une perspective toute différente, proprement religieuse : « Ce n’est ni un nombre, ni un rang, ni une conjonction, ni aucune autre des particules incomplètes, à mon avis, que signifie la lettre. Mais c’est une manière d’interpeller le dieu et une manière de s’adresser à lui, complète, qui donne aussitôt à celui qui prononce cette expression une notion de la puissance du dieu. Le dieu en effet interpelle chacun de nous qui s’approche d’ici, comme pour le saluer, avec le “connais-toi toi-même” […] et nous, en retour, nous répondons au dieu en lui disant : “Tu es”, lui donnant l’appellation vraie, dépourvue de fausseté, la seule qui ne convienne qu’à lui seul et qui soit l’appellation de son être13 ». Le texte qui suit est celui que Montaigne a incorporé à l’« Apologie de R. Sebond » ; il paraît irréprochable comme formule ontologique, et rien ne rebuterait le lecteur chrétien du xvie siècle s’il n’était pas précisé, très explicitement, que son auteur est un « païen ». Mieux : aux dernières lignes du chapitre est formulée une nette distinction entre le « miracle » de la « foi » salvatrice du chrétien, et la « vertu » stoïcienne tenue pour inefficace ou inaccessible ; mais est ici visé le désir orgueilleux exprimé par Sénèque, de s’élever « au-dessus de l’humanité » ; la méditation d’Ammonios reste intacte.
On peut alors comprendre qu’elle soit scandée et comme paraphée par le procédé appliqué ailleurs aux convictions personnelles : elle est véridique, à la façon d’une profession de foi dont la possibilité hanterait le texte de Montaigne, mais sans emprunter sa voix ni sa signature – comme si le « Tu es » de l’adoration, dans son incompréhensible simplicité, dépassait les capacités humaines, ou plus modestement les dispositions à la piété que l’écrivain décèle en lui. En fait, c’est le type de texte – parole du vertige métaphysique, puis du recueillement – qui requiert ici les ressources du « langage coupé », et peut-être de ses silences. L’écrivain l’assume comme affirmation décisive, mais d’une voix étrangère, répercutée en écho depuis un autre ou plusieurs autres (Ammonios, Plutarque, Amyot…), et à mettre à l’essai pour tenter de se l’approprier, à la façon de ces sentences empruntées ou élaborées par l’écrivain, dont Fausta Garavini a démontré la commune propriété de se proposer d’elles-mêmes comme crédibles, sans autre justification que l’assentiment que le lecteur leur donnera.
Et ainsi nous en venons soudain à l’épilogue des pratiques judiciaires qui ont donné lieu à cette particularité d’écriture des Essais : l’affirmation provisoire, tenue en suspens en dépit de son aspect péremptoire. Elle est de règle dans chaque dictum de la Chambre des Enquêtes. Au terme de la procédure, ce que doit inscrire le rapporteur, sous le contrôle du président de séance, c’est l’annonce d’une décision, par un verbe impersonnel au futur, « Il sera dit… ». Suit, bien plus qu’un simple avis, le texte d’une sentence, mais présenté par anticipation, comme éventualité prévue, non actualisée ; car seul le président de la Grand’Chambre prononcera cette sentence, par une profération solennelle qui la rendra exécutoire. Tout au long du processus judiciaire pouvaient ainsi être appréciés à la fois la fragilité et le poids d’une parole d’homme. Scander cette parole, c’est marquer les jalons institutionnels d’une approche de la vérité…
– Tu es un sot : la vérité des tribunaux, Montaigne s’en défie, et avec de trop bonnes raisons.
– Sans doute, mais l’institution est là, en place, et doit être respectée au moins autant qu’une « loi reçue » ou une coutume, quel que soit son fonctionnement.
– Spéculation théorique, démentie par l’expérience quotidienne des violences de l’Histoire et de la Loi. Décidément, Tu rêves…
– Oui.
André Tournon
1 Les présentes lignes sont dues à une méprise. Saisissant au vol une invitation au débat formulée par Alain Legros, j’ai cru comprendre qu’il s’agissait enfin d’un forum de discussion sur les Essais, sollicité en vain dans un précédent article (« Variantes attestées et variantes douteuses », BSAM 2008/1, p. 17-32). Or le débat proposé (2012 / 1, p. 295-302) ne portait que sur le Montaigne manuscrit, d’A. Legros, qui traite de tous les textes manuscrits de Montaigne, mais exception faite de ceux qui font partie des Essais. L’ouvrage est respectable pour son érudition ; toutefois, en ayant déjà rendu compte dans le BSAM (2011/2, p. 150-153), avec bon nombre d’éloges et quelques critiques sans grande portée, je ne crois pas que des prolongations soient indispensables.
2 De l’esprit géométrique et de l’art de persuader, section II, antépénultième page. P. Villey cite cette expression dans sa notice de III, 8, où il fait de Montaigne un « précurseur des mondains du xviie siècle », en observant cependant qu’il « n’a pas encore […] la préoccupation exclusive de laisser l’interlocuteur satisfait » (ibid.). C’est le moins qu’on puisse dire.
3 Pour mémoire de SIAM : « Le bon ange et le bon usage », 1996, 1 (timidités des éditeurs posthumes) – « L’exemplaire et la copie », 1999, 2, en débat avec Michel Simonin (voir 2000, /1) : réfutation de fictions chronologiques sur la genèse de la version posthume ; remarques sur le statut des retouches manuscrites en débuts de syntagmes – « Du bon usage de l’édition posthume » (bévues de l’éd. posthume par méconnaissance d’agencements textuels à toute échelle, de l’énoncé élémentaire aux séquences de chapitres (I, 39, 40, 41) – en débat avec Jean Céard, « Montaigne et ses lecteurs : l’édition de 1595 », 2003, 1 – « Variantes attestées et variantes douteuses » 2008, 1 (accessoirement, sur une bévue de l’éd. posthume qui désarticule par une prothèse factice l’agencement d’ensemble de I, 20). L’article s’achève sur une invitation expresse au débat ; il n’y a pas eu de suite ; « Ce que je discours selon moi », 2009, 1 (la scansion autographe confirme par insistance les propos censurés par le Sacro Palazzo) – « Le doute investigateur : métamorphoses d’un refrain de Plutarque dans les Essais » (par effets de scansion décisifs, méconnus et faussés dans les éditions posthumes), 2009, 2. Pourraient être ajoutés d’autres articles ou communications, publiés hors de notre Bulletin – notamment « L’énergie du langage coupé », colloque de St. Andrews, 1992, Montaigne et la rhétorique, publ. Champion 1995 ; « Ny de la punctuation », dans la Nouvelle revue du xvie siècle 1/7, 1999 ; « Mouches en lait », colloque de Glasgow, 1997, Lire les Essais, Champion 2001 ; « Les palimpsestes du langage coupé », colloque de La Sapienza, La lingua di Rabelais e di Montaigne, publ. Roma 2009. On trouvera d’autre part en annexe de Route par ailleurs (Champion 2006, p. 403-428) une soixantaine de bévues de l’édition posthume imputables pour la plupart à la méconnaissance du système de segmentation mis en œuvre par Montaigne à partir de 1588. Jusqu’à présent, aucun de ces articles n’a été réfuté.
4 Voir BSAM 2003 / 1, p. 86-89. On pourrait alléguer aussi, comme exemple de bévue massive en dépit de son faible volume, l’altération de la structure d’ensemble de I, 20 dans l’édition posthume, par une erreur de segmentation qu’aggrave une prothèse à syntaxe aberrante (BSAM, 2008 / 1, p. 24-29).
5 Par un avis extrêmement précieux, qu’il m’a donné comme incidemment au cours d’une conversation entre amis de Montaigne dans les années 90, et qu’ont corroboré les travaux de Sandro Biancone résumés au colloque de Florence Storia e teoria dell’interpunzione, ed. Bulzoni, Roma 1992.
6 Au sens juridique du terme : un intervenant est sujet à « reproche » lorsqu’il a des liens de parenté ou de solidarité contractuelle avec une des parties en litige, ou est discrédité par son statut (mineur, insensé, repris de justice, débauché notoire etc.).
7 Expression relevée dans un document de 1579, selon Alain Rey (Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris 1998, t. II, s.v. paraphe).
8 Dans les Essais, ce mot n’est employé que pour désigner globalement le troisième livre (voir III, 9, p. 276 /963).
9 Voir le Forum du BSAM de 1999 / 1, p. 75-76, ainsi qu’un exposé plus précis du problème dans « Il sera dit… / Typographèmes dans les Essais de 1592 », article destiné au recueil Hermès typographe, composé sous la direction de François Lecercle (publications de Paris-Sorbonne).
10 Cet aspect de l’Apologie de R. Sebond est parfaitement éclairé par l’analyse de l’ensemble de son argumentation, que propose Marcel Conche dans le « Supplément » de son édition des Essais (PUF 1965, p. 1347-1349)
11 Pour examiner plus précisément le type de croyance (ou plutôt de confiance, fides) requis par ce langage testimonial, on trouvera quelques ébauches d’analyse dans l’article « Que c’est que croire », BSAM, 1993 / 2, p. 163-181
12 II, 17, p. 521 / 657. Voir sur ce point Route par ailleurs, V, p. 357-361.
13 Plutarque, Dialogues Pythiques, 391 F – 392 A (ce début de l’intervention d’Ammonios précède immédiatement les pages empruntées par Montaigne), trad. Frédérique Ildefonse, Garnier-Flammarion, Paris 2006, p. 11. La présentation et les notes de cette édition sont un modèle de précision et d’intelligence.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-3977-3
- EAN: 9782812439773
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3977-3.p.0249
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-21-2013
- Periodicity: Biannual
- Language: French