Du cheval échappé à la vigilance épistémique : trouver [que] dans les Essais
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2012 – 1, n° 55. varia - Authors: Sellevold (Kirsti), Cave (Terence)
- Pages: 43 to 61
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Du cheval échappé
à la vigilance épistémique :
trouver [que] dans les Essais
Ce que nous proposons ici n’est ni une nouvelle interprétation des Essais, ni une contestation d’une interprétation existante, ni un commentaire particulier. Nous opérons une épochè à l’égard du « scepticisme » de Montaigne, de la « religion » de Montaigne, du « moi » moderne ou pré-moderne qui, selon certains, est censé émerger de l’écriture de Montaigne, et nous accordons une priorité absolue à la constatation que les Essais composent un laboratoire de la pensée en tant que telle, de la pensée en action : autrement dit, de la cognition. Pour nous, le geste fondateur des Essais est celui qui clôt le petit chapitre i.8, sorte de préface interne dont la genèse – à la différence de celle de la préface de 1580 – remonte à celle du projet des Essais lui-même :
Faisant le cheval eschappé, [mon esprit…] m’enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon ayse l’ineptie et l’estrangeté, j’ay commencé de les mettre en rolle […]1.
Nous avons dit « constatation » : personne, croyons-nous, ne niera que le livre de Montaigne met en scène la pensée dans toute sa variété et mutabilité. Quel que soit l’objet particulier de cette pensée (et les objets prolifèrent à perte de vue), le fil conducteur est toujours, en effet, acte de réfléchir, de juger. Et ce fil conducteur conduit, précisément, au titre du livre, qui dénote les innombrables actes de pensée dont tout lecteur tant soit peu suffisant doit suivre les détours.
Le projet d’une relecture « cognitiviste » des Essais peut se justifier d’un autre côté par le fait que l’outillage interdisciplinaire d’un tel projet se laisse déjà entrevoir à travers de nombreux travaux sur d’autres auteurs et d’autres époques, et à partir d’autres perspectives théoriques. Nous pensons par exemple (et nous nous limitons ici à des ouvrages écrits ou traduits en français) à la remarquable étude Pourquoi la fiction ? de Jean-Marie Schaeffer, dont il sera question plus loin, aux analyses « kinésiques » éblouissantes de Guillemette Bolens, et à la théorie de la pertinence élaborée par Dan Sperber et Deirdre Wilson2. Le programme du projet comprendrait d’une part une thématique du fonctionnement cognitif tel que Montaigne lui-même le conçoit, et d’autre part une étude de l’articulation cognitive de la prose montaignienne. Cette démarche double profiterait, bien entendu, des avancées déjà considérables faites dans des domaines voisins, telles que les travaux magistraux d’André Tournon sur la manière de penser qui se donne à lire à tous les niveaux des Essais, ou encore l’étude d’Olivier Guerrier sur fiction et fantaisie chez Montaigne3. Mais l’optique ne serait pas la même, en ceci surtout que ce qui est si souvent analysé sous le signe de l’épistémologie, de l’histoire des idées (contexte intellectuel), de l’axiologie, de la phénoménologie, ou de la linguistique pure et dure, réapparaîtrait maintenant du côté d’un regard anthropologique. Au lieu du « Que sais-je ? » de Montaigne, on poserait les questions : Comment pense-t-il ? Quels jeux d’inférence met-il en marche par le moyen de son écriture ? Définissant la cognition de manière inclusive, de sorte qu’elle comprenne l’émotion (les passions), les réflexes kinésiques et proprioceptifs, aussi bien que les procédés analytiques, logiques, analogiques, et ainsi de suite, cette lecture cognitive des Essais ne ferait pas l’économie de la spécificité historique du texte (tout énoncé humain est relié à une culture et à un moment particuliers), mais elle chercherait à dépister à travers l’historique les indices d’un comportement profondément ancré dans les possibilités
et contraintes de la biologie mentale humaine. Pour reprendre la formule en chiasme de Montaigne lui-même, elle essaierait de dépister ces démarches sensiblement intellectuelles et intellectuellement sensibles qui à chaque instant sollicitent l’attention de tout lecteur plus ou moins éveillé des Essais.
L’analyse qui suit n’est, bien entendu, qu’une première amorce de ce projet virtuel. Se prévalant dans un premier temps de la pragmatique d’Oswald Ducrot, elle se concentre sur une seule expression qui revient typiquement à des moments-clés de l’écriture de Montaigne pour déboucher sur la notion de « vigilance épistémique ». Or, nous trouvons que cette notion, mise en valeur tout récemment par les théoriciens de la pertinence4, aménage un transfert d’optique, de l’épistémologie à l’étude cognitive, qui est à certains égards minuscule, mais qui pourrait éventuellement avoir des conséquences non négligeables pour une lecture des Essais.
Trouver [que] : les deux sens
Ce qui nous retient et ce qui ne nous retient pas lorsque nous lisons les Essais est souvent un effet du hasard. Ce même hasard nous a fait remarquer un jour que le verbe trouver a tendance à se trouver à certains endroits-clés des Essais, en particulier à ceux où Montaigne parle de lui-même ou de son entreprise de se connaître, et à ceux où il émet des jugements à partir de sa propre expérience. C’est le cas, par exemple, dans De l’oysiveté (I.8) où Montaigne raconte la réaction qu’il éprouve suite à sa retraite de la vie publique : « Mais je trouve, […] qu’au rebours faisant le cheval eschappé, [mon esprit] […] m’enfante tant de chimeres et monstres fantasques… » (p. 55 ; IN I.84) ; c’est également le cas au début du chapitre De la vertu (II.29), où il refuse de conclure de l’existence des poussées et élans de l’âme qu’ils pourront devenir
ordinaires, voire naturels : « Je trouve par experience, qu’il y a bien à dire entre les boutées et saillies de l’ame, ou une resolue et constante habitude » (p. 740 ; IN II.589) ; dans ce dernier cas on note également que la source de cette opinion, ce sur quoi elle se fonde (l’expérience), est explicitée.
Or, il s’avère que dans des expressions du type X trouve que p le verbe trouver peut avoir deux acceptions différentes, celle de juger, estimer et celle de découvrir5. Ce que ce verbe a de remarquable, c’est que la simple mention de ses deux acceptions est susceptible d’évoquer des champs familiers pour tout lecteur des Essais. Comme nous l’avons déjà vu, cela est surtout le cas lorsque trouver se combine avec la première personne du singulier au présent (« je trouve que »), et que ce « je » se constitue soit en champ d’investigation, soit en instrument du jugement. Que le verbe effectivement revête ces deux acceptions peut être attesté en partie par des critères syntaxiques et sémantiques. Si par exemple la complétive p est formée avec le verbe être et suivi d’un adjectif attribut, le sujet de être pourra se transformer en objet de trouver (« je trouve que p » – « je trouve cela p » ou « je le trouve p »), et on est en présence du sens juger, estimer. Par contre, des locutions adverbiales comme sans peine, sans difficulté, sont compatibles avec trouver seulement lorsqu’il s’emploie dans le sens de découvrir6.
Une étude complète du verbe exigerait pourtant de faire intervenir des considérations pragmatiques, soit celles qui ont à faire à ses conditions d’emploi. Il s’avère par exemple qu’il n’est possible d’utiliser le verbe dans sa première acception (juger, estimer) que dans un contexte où il s’agit de communiquer un jugement personnel fondé sur une expérience directe ou indirecte de l’objet jugé. À cet égard, trouver fait partie de la catégorie qui en linguistique s’appelle les marqueurs évidentiels, soit les expressions qui marquent ou explicitent la source dont relève l’information transmise.
Nous allons en outre nous appuyer sur l’évolution la plus récente de la pragmatique cognitive pour montrer que le phénomène de l’évidentialité a affaire à des mécanismes cognitifs plus profonds, notamment ceux qui relèvent de la vigilance épistémique. Ces mécanismes constituent en quelque sorte une mise en garde dont dispose l’interlocuteur ou le lecteur pour se défendre contre la possibilité d’être leurré par des informations fausses, qu’elles soient délibérement ou accidentellement communiquées ; la vigilance épistémique serait ainsi en quelque sorte un pare-feu cognitif. Cette question va nous occuper dans la deuxième partie de cette étude. Dans la première, nous allons examiner le verbe dans sa deuxième acception : nous y ferons remarquer à quel point trouver dans des passages où Montaigne fait retour sur soi pour s’examiner apporte des nuances à cet examen. Nous allons terminer l’étude en reliant les deux acceptions de trouver et argumenter qu’elles sont susceptibles d’apporter des précisions sur la démarche cognitive des Essais dans son entier.
Trouver [que] au sens de découvrir
Commençons donc par la deuxième acception, soit découvrir, en reprenant le passage déjà cité du chapitre De l’oysiveté, où une occurrence de trouver [que] est associée à un moment d’introspection inaugural. Nous le citons plus amplement cette fois :
il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysiveté, s’entretenir soy-mesmes, et s’arrester et rasseoir en soy : Ce que j’esperois qu’il peust meshuy faire plus aysément, devenu avec le temps, plus poisant, et plus meur : Mais je trouve, […] qu’au rebours faisant le cheval eschappé, il […] m’enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon ayse l’ineptie et l’estrangeté, j’ay commencé de les mettre en rolle […]. (p. 55 ; IN I.84)
Les idées assez conventionnelles que Montaigne s’était faites par avance sur sa retraite montrent qu’il n’avait pas pu envisager l’expérience qu’il
allait effectivement faire lorsqu’il portait l’attention au dedans, soit la découverte du caractère élusif et incontrôlable de son esprit, mis en évidence par la métaphore du cheval échappé. Le mot trouver apparaît justement à la charnière entre expérience anticipée et expérience vécue, et fait ainsi ressortir le caractère heuristique de l’introspection : l’expression « s’entretenir soy-mesmes » implique le projet de s’embarquer dans un champ inconnu, celui de la pensée en tant que telle.
Ce n’est pourtant pas uniquement dans ce geste fondateur des Essais que Montaigne cherche à cerner son projet. Il va y revenir avec une insistance presque obsessionnelle tout au long des Essais. L’exploration de la pensée se révélera être une entreprise étrange, extravagante, épineuse, (presque) sans précédent7, et qui dépend davantage du hasard que du jugement : « Cecy m’advient aussi : que je ne me trouve pas où je me cherche : et me trouve plus par rencontre, que par l’inquisition de mon jugement » (I.10, p. 62 ; IN I.95)8. Elle est d’ailleurs si exposée au hasard que celui-ci en deviendra en fait une sorte de condition préalable : « Je me laisse aller comme je me trouve » (II.10, p. 429 ; IN II.125). Enfin, les connaissances promises par l’introspection sont pour le moins inquiétantes ; elles risquent de compromettre la valeur même du jugement : « et quiconque s’estudie bien attentivement, trouve en soy, voire et en son jugement mesme, ceste volubilité et discordance » (II.1 p. 355 ; IN II.21), et leur audacité se mesure par le courage qu’elles exigent pour être communiquées : « Moy qui m’espie de plus prez, qui ay les yeux incessamment tendus sur moy, […], à peine oseroy-je dire la vanité et la foiblesse que je trouve chez moy » (II,12, p. 599 ; IN II.375).
Admettons ici que nous nous sommes écartés provisoirement de l’expression « je trouve que » pour prendre en compte d’autres usages du verbe trouver en association avec la première personne. Cela peut se défendre par le fait que la dérive est en quelque sorte le geste fondamental de l’écriture de Montaigne, ce par quoi elle arrive à trouver une « route par ailleurs ». Dans ce cas particulier, elle s’impose parce qu’il va de soi que l’aire sémantique globale de trouver compose un ensemble de coordonnées permettant de mieux repérer le sens de l’expression en question. Plus précisément, et plus pertinemment pour notre propos,
elle est susceptible de corroborer notre hypothèse, selon laquelle le « je » introspectif est moins un sujet destiné à remporter des victoires futures sur les terrains métaphysique, éthique ou philosophique, qu’un « je » cognitif. En effet, le projet littéralement heuristique de se trouver implique la nécessité de suivre le vagabondage de l’esprit, soit ses propres processus mentaux ; il s’ensuit que les connaissances que ce « je » apporte (toujours provisoirement) sont de nature cognitive.
Trouver [que] au sens de juger, estimer
Comme nous l’avons déjà indiqué, l’expression « je trouve que » (au sens de juger, estimer) appartient à la catégorie des marqueurs évidentiels, soit des expressions qui explicitent la source dont relève l’information transmise à travers un énoncé. « Je trouve que » marque plus précisément un jugement personnel fondé sur une expérience directe ou indirecte de l’objet jugé ou de la chose « elle-même », selon la terminologie d’Oswald Ducrot. Pour cerner la spécificité de trouver, Ducrot énumère les différences et similarités que manifeste trouver par rapport à d’autres verbes d’opinion, comme considérer, avoir l’impression, penser, croire, etc. Considérer et avoir l’impression partagent par exemple avec trouver le fait d’introduire un jugement personnel fondé sur une expérience (pourtant de la chose elle-même seulement dans le cas de considérer), alors que penser et croire, de leur côté, ne partagent aucune de ces caractéristiques, dans la mesure où ils impliquent (du moins dans les cas considérés par Ducrot) que le jugement dont il s’agit est rapporté. Ceux-ci partagent en revanche avec trouver le fait de marquer une opinion dont le locuteur n’est pas certain, ce qui est également le cas, d’ailleurs, pour la locution avoir l’impression. Et ainsi de suite9.
Comme on l’a déjà vu par l’exemple pris dans le chapitre De la vertu, l’emploi que fait Montaigne de trouver [que] est susceptible de vérifier ces traits, du fait précisément qu’il explicite l’opération analytique décrite par Ducrot : « Je trouve par experience que… ». Il y a pourtant
relativement peu d’exemples de ce type dans les Essais10 ; à cela s’ajoute que l’explicitation ne représente en fin de compte qu’une sorte de tautologie qui, tout au plus, pourrait nous faire penser que Montaigne s’en sert pour y mettre un accent particulier. Aussi est-ce un tout autre trait relatif à l’expression « je trouve que » qui va nous retenir dans nos analyses, notamment le fait qu’elle marque des cas où Montaigne se porte seul garant de l’opinion en question. Nous avons déjà évoqué ce sens du verbe trouver ailleurs, mais seulement comme membre de la classe d’expressions modalisantes11. Ici nous allons considérer « je trouve que » sur un plan plus large : non pas, certes, à travers toutes ses occurrences dans les Essais – cela dépasserait de loin les limites de la présente étude – mais à travers une modeste sélection d’exemples que nous estimons suffisante pour illustrer l’importance de l’expression pour les Essais. Notre but principal sera de voir à quel point l’emploi de « je trouve que » est susceptible de déclencher chez le lecteur des mécanismes cognitifs profonds.
Quand on passe en revue les cas de « je trouve que » dans Les Essais, il apparaît assez vite que l’expression revient dans des contextes qui touchent à des préoccupations importantes : ceux où Montaigne va à l’encontre de l’opinion commune ou conteste une autorité, par exemple, ou ceux où il traite de sujets délicats, comme la religion ou la mort. Comme nous l’indiquerons plus loin, il y a par surcroît un ensemble de cas qui sont susceptibles de nuancer notre analyse tout entière : ceux où les deux sens de je trouve [que] sont co-présents ou même superposés.
Revenons maintenant encore une fois à l’exemple que nous avons pris dans De la vertu : « Je trouve par experience, qu’il y a bien à dire entre les boutées et saillies de l’ame, ou une resolue et constante habitude ». Montaigne reprend ici, tout en la modifiant, la critique qu’il porte dans l’Apologie de Raimond de Sebonde contre certaines autorités de l’antiquité, notamment Sénèque, qui mettaient l’homme sur un pied d’égalité avec Dieu (« Que le sage a la fortitude pareille à Dieu », p. 515 ; IN II.252), opinion dogmatique qui se range parmi celles dont le projet de l’Apologie
était de « secouer vivement et hardiment les fondemens ridicules » (ibid.). Ici, par contre, Montaigne admet dans une certaine mesure la possibilité que l’homme puisse « surpasser la divinité mesme », et nie seulement que cette possibilité relève d’une « condition originelle » ; si l’âme peut faire des saillies, ce sera uniquement « par secousse » (p. 740-1 ; IN II.589). À cet égard la modification de la critique contre Sénèque et d’autres autorités classiques représente une réflexion plus complète et sans doute plus mûre, certainement moins ironique.
Mais le plus important pour notre propos, c’est que Montaigne, en introduisant son opinion par « je trouve que », non seulement rejette une autorité classique, mais aussi la remplace par la sienne propre. À la différence des autorités classiques donc, qui ne font qu’affirmer leur propos, Montaigne l’affirme tout en explicitant sa propre autorité. Ce geste a un double effet : en explicitant le fondement de son opinion, il témoigne d’un côté une sincérité complète qui est susceptible d’appeler la confiance de ses lecteurs, alors que, de l’autre côté, cette même explicitation entraîne aussi une incertitude, du fait même que ce n’est que lui-même qui constitue la garantie de la vérité du propos. Rappelons que l’une des caractéristiques de trouver [que], selon Ducrot, est précisément que l’expression permet au locuteur d’introduire un jugement dont il n’est pas certain. Par ce geste paradoxal, donc, Montaigne rend la crédibilité de son propos à la fois plus forte, puisqu’il appelle la confiance de ses lecteurs, et plus vulnérable, puisqu’il ne cache pas le fait que c’est lui seul qui garantit la vérité du propos. En ce sens, « je trouve que » représente une mise en œuvre de la phrase inaugurale des Essais : « C’est icy un Livre de bonne foy, Lecteur ».
Nous avons argumenté ailleurs que les expressions modalisantes constituent un stratagème parmi plusieurs dont se sert Montaigne pour se donner la licence de parler en tant que non expert sur la religion, tout en s’abstenant de mettre au défi les autorités écclesiastiques12. Il est d’autant plus pertinent de considérer l’effet de ce geste paradoxal de sincérité par rapport à « je trouve que » dans ces mêmes contextes, qu’il s’agit là de connaissances dont les fondements sont non seulement incertains, mais encore cachés. Le bref chapitre où nous allons prendre notre premier exemple, Qu’il faut sobrement se mesler de juger des ordonnances
divines (I.31/32), concerne précisément les risques du « maniement d’une matiere cachée » (p. 222 ; IN I.359). Dès le début du chapitre, Montaigne associe la croyance aux « choses inconnues » à l’imposture. Ayant évoqué les représentants de pratiques douteuses − alchimistes, chiromanciens, médecins, et autres −, il continue : « Ausquels je joindrois volontiers, si j’osois, un tas de gens, interpretes et contrerolleurs ordinaires des desse=ains de Dieu » (p. 222 ; IN I.359). L’incise « si j’osois » indique clairement que Montaigne se hasarde sur un terrain problématique, et les exemples qui suivent concernent « notre religion », comme on le voit ici :
Mais je trouve mauvais ce que je voy en usage, de chercher à fermir et appuyer nostre religion par la prosperité de nos entreprises. (p. 222-3 ; IN I.360)13
ll est vrai que Montaigne ne met pas en question les articles de la foi mais l’usage que l’on en fait. Toujours est-il que ses remarques visent la religion, et ce qui l’autorise à « oser » à dire de telles choses, c’est précisément le fait qu’en se servant du marqueur trouver [que], il appuie son opinion carrément sur sa propre expérience.
Si dans ce passage la critique est censée porter surtout sur les Huguenots, cela n’empêche pas Montaigne de parler dans Des prieres en faveur d’une pratique protestante, notamment l’interdiction de jurer :
Ils ne veulent pas qu’on s’en serve par une maniere d’interjection, ou d’exclamation, ny pour tesmoignage, ny pour comparaison : en quoy je trouve qu’ils ont raison. (I.56, p. 342 ; IN I.506)
Cette remarque montre que Montaigne ne s’abstient pas de se « mesle[r] ainsi temerairement à toute sorte de propos » (p. 335 ; IN I.497), comme il le proclame au début du chapitre, démarche qu’il cherche à autoriser par une déclaration de soumission complète à l’autorité de l’Église Catholique. Nous allons pourtant argumenter que ce n’est pas sa soumission aux autorités catholiques qui contraint la témérité de ses propos, mais « je trouve que » ; comme Montaigne va le dire beaucoup plus tard, ce sont précisément de telles expressions qui « amolissent et moderent la temerité de nos propostions » (III.11, p. 1076 ; IN III.374). Comme l’indique l’occurrence de « je trouve que » dans le passage cité, la parole
de Montaigne est sujette aux contraintes imposées par sa propre expérience plutôt que par le camp religieux auquel il appartient. Pour pouvoir proposer des fantaisies humaines, simplement humaines et « separement considerées » (p. 341 ; IN I.505), comme il le fait dans ce chapitre, celles-ci doivent se déployer à l’intérieur des limites de sa propre expérience. Il s’ensuit que le jugement est en un sens très libre, puisqu’il est libre de se déployer en dehors des contraintes de la doxa, mais dans un autre sens limité, en tant que contraint par l’expérience individuelle.
La matière de la foi est donc un de ces contextes privilégiés qui permettent au jugement – jugement qui ne s’impose d’autres contraintes que celles de sa propre expérience – d’aborder et même de mettre à l’épreuve les cas-limites de l’humaine expérience. L’exemple le plus éclatant de cette démarche est l’Apologie, où Montaigne ne procède guère avec prudence, car il admet lui-même qu’il explore un terrain carrément limitrophe : « Nous secouons icy les limites et dernieres clostures des sciences » (II.12, p. 591 ; IN II.363). Voici un commentaire qui risquerait éventuellement d’inhiber tout discours proprement théologique :
Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine soubs les loix de nostre parolle. (II.12, p. 556 ; IN II.312)
Ici encore, la présence de l’expression « je trouve » marque à la fois l’audace du jugement montaignien (toute énonciation sur les mystères comporte une réduction, ce qui, pris à la lettre, condamne les « contrerolleurs des desseins de Dieu » au silence), et en même temps sa prudence (ce n’est là qu’une opinion particulière et privée).
On trouve la même incitation à tester les limites du jugement humain dans les réflexions de Montaigne sur la mort, celle-ci constituant, pour ainsi dire, un cas-limite par excellence de l’expérience humaine. Quand il raconte le fameux accident équestre qui lui avait offert une expérience de mort imminente, il est évident qu’il est amené à prendre ses distances à l’égard de la doxa stoïcienne, selon laquelle il faut affronter la mort en héros impassible, en faveur d’une approche plus modeste et plus humaine qui met l’accent sur le voisinage :
Ce conte d’un evénement si leger, est assez vain, n’estoit l’instruction que j’en ay tirée pour moy : car à la verité pour s’aprivoiser à la mort, je trouve qu’il n’y a que de s’en avoisiner. (II.6, p. 377 ; IN II.78)
Ici donc, c’est à nouveau l’expérience personnelle qui garantit la vérité de sa parole : grâce à l’accident en question, Montaigne est devenu un de ceux, peu nombreux, qui sont les plus qualifiés pour s’exprimer sur la mort. Précisément parce que l’expression « je trouve que » indique qu’il s’agit au fond d’une expérience individuelle qui n’aspire pas à l’universalité, elle a la fonction d’afficher cette compétence spéciale avec une certaine confiance.
La vigilance épistémique
Nous avons essayé de montrer par nos analyses que le trait le plus saillant de ces contextes, c’est qu’ils sont d’une manière ou d’une autre inquiétants ou épineux. Nous avons argumenté que « je trouve que », en tant que marqueur évidentiel, permet à Montaigne de rendre la crédibilité de son propos à la fois plus forte, puisque cette expression appelle la confiance de ses lecteurs, et plus vulnérable, puisqu’il ne cache pas le fait que c’est lui et lui seul qui garantit la vérité de son propos. Il s’agit maintenant d’associer ce geste paradoxal à des mécanismes cognitifs plus profonds, notamment ceux de vigilance épistémique qui, rappelons-le, sont des mécanismes qui permettent à l’interlocuteur (ou le lecteur) de se protéger contre la possibilité d’être trompé par des informations accidentellement ou délibérément fausses.
La pragmatique cognitive soutient plus précisément que l’existence de ce type de mécanisme cognitif ressortit au fait que la communication est destinée non seulement à faire comprendre, mais aussi à persuader14. La tâche du locuteur est bien sûr de communiquer son propos de telle manière que l’interlocuteur le comprenne, mais il est également dans son intérêt que celui-ci le croie, alors que l’interlocuteur, de son côté, doit non seulement comprendre le propos du locuteur mais aussi décider d’y croire. La pragmatique cognitive rejoint par là le projet aristotélicien de la rhétorique.
La première chose à remarquer à l’égard des marqueurs évidentiels tels que « je trouve que », c’est qu’ils ne sont pas obligatoires ; Montaigne
aurait communiqué son propos avec autant de facilité sans ce marqueur15. Cette supplémentarité indique déjà que le marqueur a en fait la fonction de persuader plutôt que de faire comprendre. Ce qui nous concerne ici, pourtant, c’est l’effet spécifique de trouver [que] : en effet, ce marqueur déclenche un processus de vigilance épistémique relatif à la source de l’information − soit au locuteur − plutôt qu’au contenu ; en d’autres termes, ce processus porte sur la question « qui croire ? », non pas « que croire16 ? ». Par exemple, dans un cas où le locuteur sait qu’il n’est pas en mesure d’offrir des preuves irréfutables, ou qu’il va dire quelque chose qui risque de bousculer les croyances de l’interlocuteur, il peut choisir de mettre au jour les preuves dont il dispose, tout insuffisantes qu’elles soient. Cette manière d’afficher ainsi sa compétence, sa bienveillance ou sa fiabilité, est donc destinée à désarmer ou contourner par avance les mécanismes de vigilance épistémique chez le lecteur, pour gagner la confiance de celui-ci et ainsi le rendre plus disposé à croire ce dont on veut le persuader.
Or, c’est précisément là la fonction de « je trouve que » dans les cas que nous avons considérés plus haut. Concluons donc cette partie de notre analyse par un exemple supplémentaire tiré du chapitre Des cannibales :
Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté : sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son usage. (I.30/31, p. 211 ; IN I.343-4)
Remarquons d’abord que cette phrase constitue un geste décisif pour la structure du chapitre : le locuteur revient ici à l’essentiel après un détour sur les sources de ses connaissances du « nouveau monde » et la valeur
relative de ces sources. Comme on le sait, en effet, Montaigne affiche dans ses remarques préliminaires la fiabilité des témoins « simple[s] et grossier[s] » et discrédite celle des « fines gens » qui « glosent » les faits ; il conclut d’ailleurs par une affirmation sans ambiguïté : « je me contente de cette information, sans m’enquérir de ce que les Cosmographes en disent ». Tout cela cadre bien avec l’implication de transparence que comporte le marqueur « je trouve que ». Il est notoire, pourtant, que la description de la culture « cannibale » dans ce chapitre met à contribution ces mêmes cosmographes17. Cela amènerait à croire que le témoignage dont se prévaut Montaigne n’est pas si transparent qu’il le prétend, donc qu’il a trahi en quelque sorte la fonction du marqueur. Nous préférons voir ce geste dans une perspective différente, celle de la vigilance épistémique. Le tri des sources, qui pour le lecteur moderne est capital, est secondaire pour Montaigne, qui, en effet, l’assigne à une position accessoire dans la phrase citée (« à ce qu’on m’en a rapporté »). Ce qui compte, c’est l’acte de juger face à toutes les sources dont il dispose18. C’est cet acte qui devient le foyer d’attention à travers l’expression « Or je trouve, pour revenir à mon propos », et qui primera tout au long du chapitre. Autrement dit, la vigilance épistémique de Montaigne a déblayé la piste par avance, autorisant une évaluation de la culture cannibale telle qu’il la trouve rapportée. Ainsi la compétence de juge que Montaigne affiche au moyen du marqueur « je trouve que » prévaut-elle dans ce cas en quelque sorte sur celle de la fidélité19.
Toujours est-il que le marqueur conserve ici son association étroite à l’expérience propre, au jugement personnel de la chose elle-même. Trouver [que] dans son premier sens a ainsi une fonction parallèle à la notion de « bonne foy » dans les Essais ; il fait implicitement ce que la protestation de « bonne foy » fait explicitement : une déclaration
de sincerité ou de transparence personnelle qui désarme la vigilance épistémique du lecteur.
Considérer le marqueur « je trouve que » par rapport à des mécanismes de vigilance épistémique a donc plus de sens que de le considérer par rapport au scepticisme. Il affiche la compétence, la bienveillance et la fidélité du locuteur, non pas pour aménager la suspension du jugement, mais pour gagner la confiance du lecteur et pour l’induire à le croire. Car, s’il est vrai que, sur ce point (la mise au jour du fondement du jugement du locuteur et donc de son autorité), le marqueur « je trouve que » rejoint la stratégie des pyrrhoniens, sa portée cognitive ne peut pas pour autant être réduite à l’outillage épistémologique d’une époque particulière. Procédé paradoxal qui déjoue la sanction du silence, cet appel à la vigilance épistémique qui est lancée par « je trouve que » est précisément ce qui permet à Montaigne de passer à des essais ultérieurs de son jugement.
Superposition des deux sens
« Je n’ay veu monstre et miracle au monde, plus exprès, que moy-mesme » (III,11, 1075 ; IN III.373), dit Montaigne vers la fin des Essais. Ici c’est le verbe voir plutôt que trouver qui scinde sujet analytique et objet d’étude, mais nous retrouvons notre verbe beaucoup plus tôt dans la formule : « Je diray un monstre : mais je le diray pourtant. Je trouve par là en plusieurs choses plus d’arrest et de regle en mes meurs qu’en mon opinion : et ma concupiscence moins desbauchée que ma raison ». (II.11, p. 449 ; IN II.155). Le jugement disparate que Montaigne porte sur lui-même à travers les Essais se résume sans doute le mieux précisément par la notion de monstre20. Cette monstruosité, ou diversité extrême, peut en effet se mesurer à travers des cas où le sens trouver-juger laisse entrevoir en filigrane celui de trouver-découvrir, ou même où les deux sens se superposent. Dans II.17, Montaigne trouve par exemple ses opinions
« infiniement hardies et constantes à condamner [son] insuffisance » (II.17, p. 697 ; IN II.522). Et quelques chapitres plus loin : « quand je me confesse à moy religieusement, je trouve que la meilleure bonté que j’aye, a quelque teinture vicieuse » (II.20, p. 712 ; IN II.546). Ce geste en quelque sorte double peut même faire transparaître une certaine constance, comme si la monstruosité s’apprivoisait avec le temps : « Lors que je consulte des deportemens de ma jeunesse avec ma vieillesse, je trouve que je les ay communement conduits avec ordre, selon moy. C’est tout ce que peut ma resistance » (III.2, p. 854 ; IN III.57)21.
Cette superposition des deux sens nous ramène enfin à l’emploi de « je trouve que » dans le chapitre inaugural i.8, qui en offre un cas exemplaire. Il s’agissait là, rappelons-le, de trouver dans son deuxième sens : Montaigne se découvre à travers les boutées et saillies inattendues de son esprit. On pourrait même aller jusqu’à dire, si l’idée ne sentait pas trop la doxa postmoderne, que Montaigne non seulement se découvre, mais aussi s’invente ici par le moyen du verbe trouver22. Toujours est-il que « je trouve que » signale en fait également un jugement, et, qui plus est, un jugement qui prend le contrepied de celui que Montaigne avait fait avant la retraite. Là il avait jugé – sur des fondements incertains, il est vrai (« il me sembloit ») ; mais c’était dans l’ordre des choses, car il n’en avait pas encore fait l’expérience –, que la retraite allait permettre à son esprit de trouver du repos. Après, par contre, il est obligé de remettre ce jugement en cause. Qu’il en soit ainsi est confirmé non seulement de manière explicite, par « au rebours », mais aussi par le correctif mais : « Mais je trouve, […], qu’au rebours… ». L’un des deux sens s’impiète ainsi sur l’autre dans ce cas, réactivant en conséquence l’effet de vigilance épistémique.
Conclusion
Pour une pragmatique cognitive de la langue et de la littérature, la notion de vigilance épistémique a une portée considérable. Elle situe au centre du discours même, en effet, la fonction qui constitue pour Schaeffer le domaine particulier et exclusif de la fiction en tant que « feintise partagée ». Nous croyons, par contre, que la fiction constituée comme telle n’est que le cas-limite d’un procédé qui devient nécessaire du moment où les capacités cognitives des hominidés ont franchi cette étape décisive de l’évolution qui a rendu possible pour eux une « pensée » qui s’échappe des contraintes des besoins immédiats. Avec les ressources fournies par une mémoire plus complexe, l’homo sapiens a commencé à penser le monde autrement qu’il n’est au moment de l’expérience présente ; il a construit des récits du passé, du futur, et de l’ailleurs23. Il a imaginé le possible et même l’impossible ; il a « imaginé » tout court. Cet outil inappréciable lui permet de s’adapter plus rapidement à un environnement changeant, de compenser les déficits de cet environnement en s’habillant, en se construisant des abris variables, et (surtout sans doute) en assurant une action collective plus efficace et plus complexe24. Mais l’imagination est aussi un glaive à double tranchant. Elle est susceptible de tromper les autres (ou soi-même), ou du moins de présenter une dangereuse distraction face aux urgences du réel. Son existence même présuppose alors un filtre, un mécanisme d’évaluation constante, chez le locuteur aussi bien que l’interlocuteur, qui permet de mesurer le degré de conformité au réel, de savoir si la chose dite ou imaginée est fausse, impossible, possible, ou probable. Autrement dit, ce que nous appelons « imagination » est impensable sans la vigilance épistémique, qui contrôle l’imagination, mais qui aussi par le même
coup, répétons-le, lui accorde la permission de partir, éventuellement, vers tous les terrains imaginables.
Considérée à partir de ce point de vue, la difficulté notoire qu’éprouvent les lecteurs de Montaigne à situer ses propos par rapport à la philosophie d’un côté et la fiction d’un autre se trouve suspendue sinon abolie. Que la valeur de vérité des Essais réside précisément dans l’entredeux émerge avec une clarté exceptionnelle du chapitre Des boyteux – celui, rappelons-le encore une fois, où Montaigne parle des « mots » qu’il aime particulièrement, soit des expressions modalisantes. Ce chapitre tourne autour d’exemples de croyance illusoire, d’imaginations peu vraisemblables, de fictions vécues, et surtout de jugements trop rigoureux, qui font l’économie du doute, comme celui qu’on a porté dans le cas Martin Guerre. Il est loisible alors de croire que la décision que Montaigne a prise de quitter la magistrature pour se dévouer à ses propres réflexions n’est pas sans rapport à cette expérience d’un soi-disant discours de vérité qui impose des contraintes impossibles ; on pourrait dire la même chose, toutes proportions gardées, des manœuvres qu’il fait en face de cet autre discours de vérité qu’est la théologie. À l’arrière-boutique qu’il s’est construite en marge de la polis correspond un discours qui est soigneux de marquer les bornes de l’« ailleurs » qu’il explore, tout en se prévalant de ces mêmes indices pour autoriser la liberté de passer outre.
La notion de vigilance épistémique est donc susceptible d’éclairer les Essais d’un angle extrêmement pertinent ; réciproquement, cette expérience de pensée extraordinaire que sont les Essais démontre abondamment – et précisément par le nombre sensiblement élevé que l’on y trouve d’expressions modalisantes – que la vigilance épistémique s’aligne sur une échelle qui s’étend des locutions les plus courantes et familières jusqu’aux plus vastes élaborations fictives que nous connaissions, à Homère, Dante et Proust, à Shakespeare, Ibsen et Borges. Dans une telle perspective, le pyrrhonisme n’est qu’un phénomène secondaire historique, un outil de pensée qui se prêtait à l’usage au moment où Montaigne s’engageait dans son projet cognitif. Ce qui est bien plus pertinent, et éventuellement décisif pour l’avenir des discours du savoir occidentaux, est l’élaboration d’un discours qui, à la différence de la philosophie et de la théologie, ne cherche pas à rester au niveau d’une vérité contraignante, mais qui en même temps s’écarte de la feintise partagée que nous appelons fiction. C’est de là que provient l’élégance
pure et simple de l’expression « je trouve que » : elle porte notre attention sur une découverte dans un univers cognitif en pleine expansion, tout en entourant cette découverte précieuse d’une vigilance salutaire. Et ainsi permet à l’exploration de continuer25.
Kirsti Sellevold
Université d’Oslo
Terence Cave
St John’s College, Oxford
1 De l’oysiveté, p. 55 (IN I.84). Nous renvoyons 1) à l’édition de la Pléiade, établie et annotée par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin (Paris, Gallimard, 2007) ; 2) à l’édition de l’Imprimerie Nationale, établie par André Tournon, 3 t. (s.l., Imprimerie Nationale, 1998), sous la forme « IN I.84 » = « Éd. Imprimerie Nationale, t. 1, p. 84 ».
2 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ? (Paris, Seuil, 1999) ; Guillemette Bolens, Le Style des Gestes : Corporéité et kinésie dans le récit littéraire (Lausanne, Éditions BHMS, 2008). Dan Sperber and Deirdre Wilson, Relevance : Communication and Cognition, 2e éd. (Oxford, Blackwell, 1995).
3 André Tournon, Montaigne. La Glose et l’essai, Paris, Champion, 2000 [1983]) ; « Route par ailleurs » : Le « nouveau langage » des Essais (Paris, Champion, 2006) ; Olivier Guerrier, Quand « les poètes feignent » : ‘fantasie’ et fiction dans les Essais de Montaigne (Paris, Champion, 2002).
4 Dan Sperber, Fabrice Clément, Christophe Heintz, Olivier Mascaro, Hugo Mercier, Gloria Origgi, and Deirdre Wilson, « Epistemic Vigilance », Mind and Language 25, p. 359-93 ; Deirdre Wilson, « The Conceptual-Procedural Distinction : Past, Present and Future », Procedural Meaning : Problems and Perspectives, edited by Victoria Escandell-Vidal, Manuel Leonetti, Aoife Ahern (Bingley, Emerald Group Publishing Limited), 2011, p. 3-33.
5 Oswald Ducrot, Les Mots du discours, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 60. Selon le Robert Historique, la généalogie de trouver remonte au Latin populaire tropare, dérivé de tropus (figure de rhétorique) qui a donné lieu au sens inventer (une chanson, un poème) ; trouver au sens de découvrir (quelque chose par un effort de l’esprit, de l’imagination) est attesté dès 1080 ; alors que trouver devient verbe de jugement, synonyme de juger, estimer vers 1265. Nous laissons tomber ici le sens inventer, qui n’est pas pertinent pour une analyse des Essais.
6 Pour plus de détails, voir Les Mots du discours, p. 57-72.
7 Voir par exemple II.6, p. 396 (IN II.78-9), et II.8, p. 403-404 (IN II.89).
8 Voir De l’inconstance de nos actions : « et qui y regarde primement, ne se trouve guere deux fois en mesme estat » (II.1, p. 355 ; IN II.20).
9 Pour des précisions supplémentaires sur ces catégories ainsi que sur la logique qui les sous-tend, on consultera le passage indiqué ci-dessus, note supra.
10 A côté de l’exemple pris dans le chapitre De la vertu, il y a trois autres cas dans les Essais où la source de l’opinion marquée par trouver est explicitée, dont l’un est à l’imparfait.
11 Voir Kirsti Sellevold, « J’ayme ces mots… » : Expressions linguistiques de doute dans les Essais de Montaigne (Paris, Champion, 2004) ; cette étude contient pourtant une anaylse d’un passage des Essais qui contient trois cas de je trouve [que].
12 Voir Sellevold, ibid.
13 Notons que le sujet de la complétive (« mauvais ») est ici transformé en objet de trouver (je trouve que c’est mauvais ce que je voy…)
14 Voir les travaux de Sperber et de Wilson cités plus haut.
15 Il est à noter que la raison pour laquelle « je trouve que » n’est pas obligatoire, c’est qu’il marque l’évidentialité lexicalement ; ce ne sont que les marqueurs d’évidentialité grammaticaux, absents du français, qui sont obligatoires. Les langues qui manifestent ce type d’évidentialité obligatoire (sous forme de morphèmes, etc.) sont très instructives à cet égard : si dans une telle langue on ne marque pas l’évidentialité, ou qu’on la marque de manière erronée, on est tout de suite taxé de menteur. Voir à cet égard Alexandra Aikhenvald, Evidentiality (Oxford, Oxford University Press, 2004).
16 Voir encore Sperber et al., « Epistemic Vigilance » ; Wilson, « The Conceptual-Procedural Distinction ». Ces études montrent notamment qu’alors que les expressions de modalité et/ou d’évidentialité sont susceptibles de déclencher des mécanismes de vigilance épistémique portant sur la source de l’information (donc le locuteur), les expressions qui assurent les relations logiques entre les constituants d’un énoncé ou d’un texte, les connecteurs, par exemple, déclenchent des mécanismes portant sur le contenu.
17 Voir par exemple les notes de ce chapitre dans l’édition de la Pléiade.
18 Le sens du geste devient encore plus clair si on le considère à la lumière du verbe anglais « find » tel qu’on s’en sert dans des contextes juridiques : « I find this man guilty » ; ayant considéré toutes les preuves, tous les documents et tous les arguments, on trouve l’accusé coupable.
19 Montaigne utilise sans doute les cosmographies aussi bien pour étayer les informations offertes par des témoins oraux, que pour remplir les trous de leurs connaissances. Cela est suggéré du moins par le fait que Montaigne avait eu du mal à comprendre les Brésiliens avec qui il avait parlé à Rouen (à cause de l’incompétence de l’interprète), et qu’il a consulté les cosmographies de manière sélective.
20 Pour une mise au point récent de la monstruosité de l’auteur des Essais, voir Wes Williams, Monsters and their Meanings in Early Modern Culture : Mighty Magic (Oxford, Oxford University Press, 2011) en particulier chapitre 3.
21 Voir aussi ibid. (« Je trouve qu’en mes deliberations… »), et p. 856 (IN III.60), où il y a encore deux occurrences.
22 Rappelons que l’étymologie de trouver comporte aussi le sens d’inventer, associé avec la création poétique grâce surtout à la tradition lyrique médiévale (voir note plus haut).
23 Nous disons « récits » ici sans nous commettre à l’hypothèse de la priorité de la langue orale : il est tout à fait concevable que cette évolution a commencé à travers un langage du corps et du geste, et s’est étendue rapidement et sur une échelle beaucoup plus vaste, bien entendu, dès l’essor de la langue syntaxique.
24 Elle permet aussi de se projeter dans le monde mental des autres, de dire « Si j’étais à ta place… », par exemple.
25 Cet article a été écrit sous l’égide et avec le soutien du projet Balzan « Literature as an object of knowledge » (St John’s College Research Centre, Oxford).
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- ISBN: 978-2-8124-3976-6
- EAN: 9782812439766
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3976-6.p.0043
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-25-2012
- Periodicity: Biannual
- Language: French