Notes de l’auteur sur la Suite des vœux d’un solitaire
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Œuvres complètes. Tome V. Œuvres politiques et pédagogiques : Vœux d’un solitaire et textes périphériques
- Pages : 479 à 481
- Collection : Bibliothèque du xviiie siècle, n° 59
Notes de l’auteur
sur la Suite des vœux d’un solitaire
I Note (2) à la p. 382 « Ce mal est bien plus ancien qu’on ne pense. Voici ce que je trouve à ce sujet au commencement de la 54e épître de Sénèque à Lucilius :
Longum mihi commeatum dederat mala valetudo ; repente me invasit. Quo genere, inquis ? Prorsus merito me interrogas : adeo nullum mihi ignotum est. Uni tamen morbo quasi assignatus sum : quem quare græco nomine apellem, nescio. Satis enim apte dici suspirium potest. Brevis autem valde et procellæ similis, impetus est. Intra horam fere desinit. Quis enim diu expirat ? Omnia corporis aut incommoda aut pericula per me transierunt : nullum mihi videtur molestius ; Quidni ? Aliud enim quidquid est aegrotare est : hoc est, animam agere. Itaque medici hanc meditationem mortis vocant.
« Mon indisposition m’avait donné une trêve assez longue, mais elle est venue tout d’un coup me reprendre. Quelle sorte de mal, me dites-vous ? Certainement vous avez raison de me le demander : car il n’y en a pas un que je n’aie senti. Cependant je suis presque entièrement sujet à un seula : je ne sais si je dois l’appeler du nom que les Grecs lui donnent1 ; mais, comme eux, on peut [253, note] bien l’appeler soupirb. Sa violence dure peu, mais elle ressemble à celle d’un orage, elle passe presque dans une heure ; car qui peut être longtemps à rendre l’esprit ? Tous les dangers et toutes les incommodités qui peuvent menacer un corps, sont passés sur moic ; mais je n’en connais point de plus insupportable. Comment cela ? Parce que dans tout autre mal ce n’est enfin qu’être malade, mais dans celui-ci, c’est mourir. C’est pourquoi les médecins le nomment méditation à la mort2. »
480Ce mal ressemble parfaitement, selon moi, au mal de nerfs. Il fut peut-être pour Sénèque la cause de sa philosophied, et fut aussi le remède de son mal : elle lui apprit à le supporter ainsi que les méchancetés de Néron. La philosophie est donc nécessaire à tous les hommes, puisqu’on peute être dans la retraite la plus paisible, aussi violemment tourmenté par un soupir, que par le plus cruel tyran.
Les épîtres de Sénèque à Lucilius sont, à mon avis, son meilleur ouvrage. Il les composa dans sa vieillesse, après avoir été longtemps éprouvé par le malheur. »
II Note (61) à la p. 403 : « J’ignorais alors que cet entrepreneur n’eût aucune influence sur ces journaux, comme il l’a imprimé depuis. Cependant il a publié lui-même, dans une pétition aux électeurs de Paris3, qu’il en avait beaucoup sur les gens de lettres, et qu’il avait même donné des honoraires à M. de Buffon.
Dans ce même opuscule, il a eu la bonté de me plaindre, comme victime des contrefaçons des libraires, dont à la vérité je n’ai jamais voulu recevoir d’honoraires. Mais ce qui m’a paru bien étrange, c’est qu’il y propose de faire la fortune des auteurs, en leur assurant pendant quatorze ans la propriété de leurs ouvrages, “à condition qu’au bout de ce terme, il serait libre à tout libraire de les imprimer”. Il m’avait déjà fait l’honneur de me communiquer ce projet de vive voix ; je lui dis : “C’est comme si les jardiniers de Boulogne demandaient que le beau jardin que vous y avez, rentrât dans leur commune, parce que vous en jouissez depuis plus de quatorze ans. La propriété d’un ouvrage est encore plus sacrée que celle d’un jardin.” Il me répondit que cette loi existait en Angleterre, et qu’il comptait la solliciter auprès de l’assemblée nationale. J’ignore si cette loi existe ; mais après tout, il faut chercher de bonnes lois chez ses voisins et non pas des abus. Les Anglais renfermés dans une île ont sans doute des moyens d’empêcher les contrefaçons d’y pénétrer ; mais il n’en est pas de même en France : il est certain que notre ancienne administration, avec ses espions, ses gardes, ses inspecteurs et tout son despotisme, n’a jamais pu les arrêter. Comment donc la nouvelle en viendrait-elle à bout sous le régime de la liberté, aujourd’hui que les villes n’ont ni portes, ni barrières, ni commis ? Ainsi donc un auteur, après avoir été pendant quatorze ans la proie des contrefacteurs, finirait par être celles des libraires4. Ainsi, un marchand, un agriculteur, un fabricant pourront acquérir, par leurs travaux, des propriétés qui passeront à perpétuité à leurs enfants, et un homme de lettres, qui a souvent mieux mérité de sa patrie, ne jouirait pas des mêmes droits : il se verrait lui-même dépouillé de la propriété de ses ouvrages au bout de quatorze ans : les études de sa jeunesse ne lui appartiendraient plus dans sa vieillesse : malgré les lois, des fripons lui en enlèveraient les premiers fruits par de misérables contrefaçons, et à la faveur des lois, de riches libraires achèveraient de le dépouiller par des éditions fastueuses. L’assemblée 481est trop sage pour ne pas rejeter le projet captieux dont je viens de démontrer l’injustice : elle doit sévir, au contraire, contre ceux qui emploient tant d’artifices pour enlever aux gens de lettres les fruits tardifs de leurs longs travaux. Les chefs de l’administration ont feint jusqu’à présent, de ne pas trouver de moyens pour arrêter les contrefaçons. Il y en a un bien simple, c’est de punir ceux qui les vendent. En vain les libraires s’excusent sur leur ignorance : tout libraire doit savoir distinguer une contrefaçon d’avec une édition originale, comme tout orfèvre doit savoir distinguer le cuivre de l’or. »
III Note (202) à la p. 462 : « J’observerai à ce sujet, qu’il ne semble pas juste de dépouiller les prêtres non assermentés de leurs pensions, parce qu’ils refusent de prêter le serment civique. Ces pensions ne leur ont été accordées, que parce qu’ils l’avaient refusé, et qu’en conséquence, étant déchus de leurs fonctions publiques, on leur laissait quelques moyens de subsistance. Ce serait donc aller contre l’esprit du premier décret que d’exiger le serment civique pour ces mêmes pensions ; il suffit d’en priver ceux qui cabaleraient contre la constitution5. »
1 Dans sa traduction des Lettres à Lucilius (Paris, R. Laffont, coll. « Bouquins », 1993, p. 724), Paul Veyne précise que « ce nom grec, que nous employons encore, est asthma, “asthme”, mot à mot : “respiration difficile” » (Sénèque, hostile à l’emploi des mots grecs en latin, use du mot « suspirium »). On voit qu’il ne s’agit pas proprement du même mal que celui dont Bernardin dit souffrir.
2 Bien loin de s’inscrire dans la polémique qui fait rage à la veille de la Révolution, autour de Sénèque, pour savoir si celui-ci a eu raison de demeurer fidèle à Néron en dépit de ses crimes, comme le fait Diderot dans la Vie de Sénèque et l’Essai sur la vie de Claude et de Néron (1778), Bernardin choisit de se placer sous l’égide de l’auteur des Lettres à Lucilius. Ce faisant, il se compose une image de sage et d’écrivain qui, dans les dernières années de son existence, choisit de consacrer une part importante de son temps à la vie intérieure, après avoir connu l’agitation et les tracas du monde. Sénèque écrit, en effet à son ami Lucilius, dans la lettre II, que « le premier signe, selon moi, d’une âme bien réglée, est de se figer, de séjourner avec soi » (trad. J. Baillard, Paris, Hachette, 1861, t. II, p. 2). Il y a, par la suite, une série de conseils donnés par le sage stoïcien que Bernardin entend intégrer à sa ligne de conduite et montrer comme sienne à ses lecteurs : lire peu d’ouvrages, accepter la mort, fuir les grandes compagnies, affectionner la retraite. Revendiquer un tel programme en 1792 est pour le moins singulier et peut apparaître en opposition avec l’esprit du temps.
3 Il s’agit de la Lettre de M. Panckoucke à MM. le Président et électeurs de 1791, Paris, de l’impr. de Cl. Simon, 9 septembre 1791.
4 Sieyès avait proposé, dès 1790, l’introduction d’un droit de propriété de l’œuvre limité à dix ans. Dans son rapport à la Constituante du 13 janvier 1791, Le Chapelier affirme que le droit de l’auteur de disposer de son ouvrage doit être perçu comme « une exception », car l’idée d’une nécessaire propriété publique des idées semble l’emporter encore durant ces années. La loi du 7 janvier 1791 stipulait que les ouvrages des auteurs morts depuis cinq ans et plus, tombaient dans le domaine public, avant de reconnaître néanmoins aux auteurs et à leurs ayants-droit un droit exclusif, mais limité dans le temps. En 1793, Lakanal insistera sur les effets pervers de la notion de propriété publique. Voir Anne Latournerie, « Droits d’auteur droits du public : une approche historique », L’Économie politique, 2004/2 (no 22), p. 21-33 ; et Jacques Boncompain, La Révolution des auteurs. Naissance de la propriété intellectuelle (1773-1815),Paris, Fayard, 2002.
5 Dans un discours du 26 octobre 1791 à la Législative, Claude Fauchet, évêque constitutionnel du Calvados, tout en récusant toute mesure de « persécution », avait demandé « la suppression de toutes pensions sur le trésor national pour les prêtres non assermentés » (Archives parlementaires,1re série, t. 34, p. 420). En préconisant de restreindre cette suppression aux seuls non-assermentés activement engagés contre le régime constitutionnel, Bernardin de Saint-Pierre témoigne une nouvelle fois de sa modération.
- Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN : 978-2-406-14098-6
- EAN : 9782406140986
- ISSN : 2258-3556
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14098-6.p.0479
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/01/2023
- Langue : Français