Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: Œuvres complètes. Tome II. Voyages
- Pages: 442 to 445
- Number of volumes: 2
- Collection: Eighteenth-Century Library, n° 43-44
Fig. 1 – [Frontispice] « Homo sum, humani nihil a me alienum puto »
(« Je suis homme ; et rien de ce qui intéresse l’homme ne m’est étranger »),
dessinée par Jean-Michel Moreau le jeune, gravée par Masquelier
© University of Manchester.
Avant-propos
Ces lettres et ces journaux ont été écrits à mes amis1. À mon retour je les ai mis en ordre2 et je les ai fait imprimer, afin de leur donner une marque publique d’amitié et de reconnaissance. Aucun de ceux qui m’ont rendu quelque service dans mon voyage n’y a été oublié. Voilà quel a été mon premier motif.
Voici le plan que j’ai suivi. Je commence par les plantes et les animaux naturels à chaque pays. J’en décris le climat et le sol tel qu’il était sortant des mains de la nature. Un paysage est le fond du tableau de la vie humaine.
Je passe ensuite aux caractères et aux mœurs des habitants. On trouvera, peut-être, que j’ai fait une satire. Je puis protester, qu’en parlant des hommes, j’ai dit le bien avec facilité et le mal avec indulgence.
Après avoir parlé des colons, j’entre dans quelques détails sur les végétaux et les animaux dont ils ont peuplé la colonie. L’industrie, les arts et le commerce de ces pays sont renfermés dans l’agriculture. Il semble que cet art simple devrait n’offrir que des mœurs aimables, mais il s’en faut bien qu’on y mène une vie patriarcale. J’en excepte les Hollandais. La mort vient d’enlever M. de Tolback3 Gouverneur du Cap, 444qui m’avait obligé. Si le lieu que je lui destinais dans ces mémoires ne peut plus servir à ma reconnaissance, au moins puisse-t-il être utile à la conduite de ceux qui gouvernent des Français dans l’Inde ! J’aurai rendu un grand hommage à sa vertu, si je peux la faire imiter.
Ces lettres sont accompagnées d’un journal de marine, d’un voyage autour de l’île de France, des événements particuliers de mon retour, d’une explication abrégée de quelques termes de marine et d’entretiens contenant des observations nouvelles sur la végétation.
Il me reste à m’excuser sur les sujets mêmes que j’ai traités, qui paraissent étrangers à mon état. J’ai écrit sur les plantes et les animaux, et je ne suis point naturaliste. L’histoire naturelle n’étant point renfermée dans des bibliothèques, il m’a semblé que c’était un livre où tout le monde pouvait lire. J’ai cru y voir les caractères sensibles d’une providence ; et j’en ai parlé, non comme d’un système qui amuse mon esprit, mais comme d’un sentiment dont mon cœur est plein.
Au reste je croirai avoir été utile aux hommes, si le faible tableau du sort des malheureux Noirs peut leur épargner un seul coup de fouet, et si les Européens qui crient en Europe contre la tyrannie et qui font de si beaux traités de morale, cessent d’être aux Indes des tyrans barbares.
Je croirai avoir rendu service à ma patrie, si j’empêche un seul honnête homme d’en sortir, et si je peux le déterminer à y cultiver un arpent de plus dans quelque lande abandonnée.
Pour aimer sa patrie, il faut la quitter. Je suis attaché à la mienne, quoique je n’y tienne ni par ma fortune ni par mon état : mais j’aime les lieux où pour la première fois j’ai vu la lumière ; j’ai senti, j’ai aimé, j’ai parlé.
445J’aime ce sol que tant d’étrangers adoptent, où tous les biens nécessaires abondent, et qui est préférable aux deux Indes par sa température, par la bonté de ses végétaux, et par l’industrie de son peuple.
Enfin j’aime cette nation où les relations sont plus nombreuses, où l’estime est plus éclairée, l’amitié plus intime, et la vertu même plus aimable.
Je sais bien qu’on trouve en France, ainsi qu’autrefois à Athènes, ce qu’il y a de meilleur et de plus dépravé. Mais enfin, c’est la nation qui a produit Henri IV, Turenne et Fénelon4. Ces grands hommes qui l’ont gouvernée, défendue et instruite, l’ont aussi aimée.
1 Les lettres du Voyage seraient a priori destinées à Louis Duval (1727-1788), un bijoutier que Bernardin de Saint-Pierre avait rencontré en Russie et qui l’avait aidé financièrement lorsqu’il se trouvait à Saint-Pétersbourg. Voir le « Préambule sur L’Arcadie », éd. J.-M. Racault, Œuvres complètes, Paris, Classiques Garnier, t. I, p. 686. La lettre IV permet de justifier l’emploi du pluriel : il s’agit aussi des amis rencontrés dans ses voyages, comme le journaliste Jacques Mustel, qui deviendra un personnage de L’Amazone, ou encore la princesse Maria Radziwiłł née Lubomirska (env. 1730-1795), la princesse Marie Miesnik des biographes français.
2 À propos de l’importance attachée à l’ordre, voir les recommandations de Hennin dans la lettre du 27 novembre 1767 : « Quoique les pays que vous allez voir soient très fréquentés, il nous manque encore bien des détails curieux qui ont été négligés ; mais ce qui manque le plus c’est l’ordre dans les relations, et je suis bien sûr que les vôtres ne seront pas dénuées de cet avantage », Lettre BSP 0104, Correspondance de Bernardin de Saint-Pierre, Electronic Enlightenment.
3 Lors de son séjour au Cap, dernière escale avant son retour définitif en France, Bernardin de Saint-Pierre a rencontré M. de Tolback [Ryk Tulbagh], conseiller des Indes hollandaises et gouverneur du cap de Bonne-Espérance. Tolbak a occupé le poste de gouverneur pendant vingt ans depuis 1750 (Henri Hop, Nouvelle Description du cap de Bonne-Espérance avec un journal historique d’un voyage de terre fait par ordre du gouverneur Ryk Tulbagh, dans l’intérieur de l’Afrique, Amsterdam, Chez J. H. Scheider, 1778, p. 133). Les qualités humaines de Tolbak ont souvent été saluées par ses contemporains, à commencer par Bernardin de Saint-Pierre lui-même. Ainsi, dans une lettre adressée à Hennin, il témoigne de la générosité du gouverneur à son égard : « J’ai eu le bonheur de trouver des amis chez les étrangers. M. de Tolbak, gouverneur du Cap, m’a offert sa bourse et m’a fait présent d’un quartaut de vin de Constance que j’ai donné à mon patron » (Lettre du 3 juillet 1771, BSP 0165, EE). Pierre Poivre ne tarit pas d’éloges non plus à son égard : dans l’article 1 de ses « Instructions au Sr Amat pour sa mission au cap de Bonne-Espérance. Ordre de l’Intendant Poivre, le 6 octobre 1768 », il salue la « probité et justice de Tulbagh » (Archives nationales, A.N. Col E 4, dossier Amat, vues 422-426).
4 Bernardin de Saint-Pierre est un admirateur de Fénelon, en particulier des Aventures de Télémaque (1699), qui a largement influencé sa conception de la colonisation, et du Traité de l’Existence de Dieu (1713). Fénelon figure en effet parmi les personnages les plus cités des Études de la Nature. L’Étude IX, où Bernardin de Saint-Pierre critique le newtonisme, met en relief son admiration pour l’archevêque de Cambrai : « Votre âme, ô sublime Fénelon ! serait exhalée en air inflammable, et elle aurait eu sur la terre le sentiment d’un ordre qui n’était pas même dans les cieux ? » (EN, t. IV, p. 40).
- CLIL theme: 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN: 978-2-406-09805-8
- EAN: 9782406098058
- ISSN: 2258-3556
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09805-8.p.0442
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-16-2019
- Language: French