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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Œuvres complètes. Tome II. Voyages
  • Pages : 442 à 445
  • Nombre de volumes : 2
  • Collection : Bibliothèque du xviiie siècle, n° 43-44
  • Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
  • EAN : 9782406098058
  • ISBN : 978-2-406-09805-8
  • ISSN : 2258-3556
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09805-8.p.0442
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 16/09/2019
  • Langue : Français
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Fig. 1 – [Frontispice] « Homo sum, humani nihil a me alienum puto »
(« Je suis homme ; et rien de ce qui intéresse lhomme ne mest étranger »),
dessinée par Jean-Michel Moreau le jeune, gravée par Masquelier
© University of Manchester.

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Avant-propos

Ces lettres et ces journaux ont été écrits à mes amis1. À mon retour je les ai mis en ordre2 et je les ai fait imprimer, afin de leur donner une marque publique damitié et de reconnaissance. Aucun de ceux qui mont rendu quelque service dans mon voyage ny a été oublié. Voilà quel a été mon premier motif.

Voici le plan que jai suivi. Je commence par les plantes et les animaux naturels à chaque pays. Jen décris le climat et le sol tel quil était sortant des mains de la nature. Un paysage est le fond du tableau de la vie humaine.

Je passe ensuite aux caractères et aux mœurs des habitants. On trouvera, peut-être, que jai fait une satire. Je puis protester, quen parlant des hommes, jai dit le bien avec facilité et le mal avec indulgence.

Après avoir parlé des colons, jentre dans quelques détails sur les végétaux et les animaux dont ils ont peuplé la colonie. Lindustrie, les arts et le commerce de ces pays sont renfermés dans lagriculture. Il semble que cet art simple devrait noffrir que des mœurs aimables, mais il sen faut bien quon y mène une vie patriarcale. Jen excepte les Hollandais. La mort vient denlever M. de Tolback3 Gouverneur du Cap, 444qui mavait obligé. Si le lieu que je lui destinais dans ces mémoires ne peut plus servir à ma reconnaissance, au moins puisse-t-il être utile à la conduite de ceux qui gouvernent des Français dans lInde ! Jaurai rendu un grand hommage à sa vertu, si je peux la faire imiter.

Ces lettres sont accompagnées dun journal de marine, dun voyage autour de lîle de France, des événements particuliers de mon retour, dune explication abrégée de quelques termes de marine et dentretiens contenant des observations nouvelles sur la végétation.

Il me reste à mexcuser sur les sujets mêmes que jai traités, qui paraissent étrangers à mon état. Jai écrit sur les plantes et les animaux, et je ne suis point naturaliste. Lhistoire naturelle nétant point renfermée dans des bibliothèques, il ma semblé que cétait un livre où tout le monde pouvait lire. Jai cru y voir les caractères sensibles dune providence ; et jen ai parlé, non comme dun système qui amuse mon esprit, mais comme dun sentiment dont mon cœur est plein.

Au reste je croirai avoir été utile aux hommes, si le faible tableau du sort des malheureux Noirs peut leur épargner un seul coup de fouet, et si les Européens qui crient en Europe contre la tyrannie et qui font de si beaux traités de morale, cessent dêtre aux Indes des tyrans barbares.

Je croirai avoir rendu service à ma patrie, si jempêche un seul honnête homme den sortir, et si je peux le déterminer à y cultiver un arpent de plus dans quelque lande abandonnée.

Pour aimer sa patrie, il faut la quitter. Je suis attaché à la mienne, quoique je ny tienne ni par ma fortune ni par mon état : mais jaime les lieux où pour la première fois jai vu la lumière ; jai senti, jai aimé, jai parlé.

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Jaime ce sol que tant détrangers adoptent, où tous les biens nécessaires abondent, et qui est préférable aux deux Indes par sa température, par la bonté de ses végétaux, et par lindustrie de son peuple.

Enfin jaime cette nation où les relations sont plus nombreuses, où lestime est plus éclairée, lamitié plus intime, et la vertu même plus aimable.

Je sais bien quon trouve en France, ainsi quautrefois à Athènes, ce quil y a de meilleur et de plus dépravé. Mais enfin, cest la nation qui a produit Henri IV, Turenne et Fénelon4. Ces grands hommes qui lont gouvernée, défendue et instruite, lont aussi aimée.

1 Les lettres du Voyage seraient a priori destinées à Louis Duval (1727-1788), un bijoutier que Bernardin de Saint-Pierre avait rencontré en Russie et qui lavait aidé financièrement lorsquil se trouvait à Saint-Pétersbourg. Voir le « Préambule sur LArcadie », éd. J.-M. Racault, Œuvres complètes, Paris, Classiques Garnier, t. I, p. 686. La lettre IV permet de justifier lemploi du pluriel : il sagit aussi des amis rencontrés dans ses voyages, comme le journaliste Jacques Mustel, qui deviendra un personnage de LAmazone, ou encore la princesse Maria Radziwiłł née Lubomirska (env. 1730-1795), la princesse Marie Miesnik des biographes français.

2 À propos de limportance attachée à lordre, voir les recommandations de Hennin dans la lettre du 27 novembre 1767 : « Quoique les pays que vous allez voir soient très fréquentés, il nous manque encore bien des détails curieux qui ont été négligés ; mais ce qui manque le plus cest lordre dans les relations, et je suis bien sûr que les vôtres ne seront pas dénuées de cet avantage », Lettre BSP 0104, Correspondance de Bernardin de Saint-Pierre, Electronic Enlightenment.

3 Lors de son séjour au Cap, dernière escale avant son retour définitif en France, Bernardin de Saint-Pierre a rencontré M. de Tolback [Ryk Tulbagh], conseiller des Indes hollandaises et gouverneur du cap de Bonne-Espérance. Tolbak a occupé le poste de gouverneur pendant vingt ans depuis 1750 (Henri Hop, Nouvelle Description du cap de Bonne-Espérance avec un journal historique dun voyage de terre fait par ordre du gouverneur Ryk Tulbagh, dans lintérieur de lAfrique, Amsterdam, Chez J. H. Scheider, 1778, p. 133). Les qualités humaines de Tolbak ont souvent été saluées par ses contemporains, à commencer par Bernardin de Saint-Pierre lui-même. Ainsi, dans une lettre adressée à Hennin, il témoigne de la générosité du gouverneur à son égard : « Jai eu le bonheur de trouver des amis chez les étrangers. M. de Tolbak, gouverneur du Cap, ma offert sa bourse et ma fait présent dun quartaut de vin de Constance que jai donné à mon patron » (Lettre du 3 juillet 1771, BSP 0165, EE). Pierre Poivre ne tarit pas déloges non plus à son égard : dans larticle 1 de ses « Instructions au Sr Amat pour sa mission au cap de Bonne-Espérance. Ordre de lIntendant Poivre, le 6 octobre 1768 », il salue la « probité et justice de Tulbagh » (Archives nationales, A.N. Col E 4, dossier Amat, vues 422-426).

4 Bernardin de Saint-Pierre est un admirateur de Fénelon, en particulier des Aventures de Télémaque (1699), qui a largement influencé sa conception de la colonisation, et du Traité de lExistence de Dieu (1713). Fénelon figure en effet parmi les personnages les plus cités des Études de la Nature. LÉtude IX, où Bernardin de Saint-Pierre critique le newtonisme, met en relief son admiration pour larchevêque de Cambrai : « Votre âme, ô sublime Fénelon ! serait exhalée en air inflammable, et elle aurait eu sur la terre le sentiment dun ordre qui nétait pas même dans les cieux ? » (EN, t. IV, p. 40).