Recensions
- Publication type: Journal article
- Journal: Barbey d’Aurevilly et la comédie
2019 – 8 - Authors: Schmitt (Maud), Blandin de Chalain (Cyrille), Sermadiras (Émilie), Anselmini (Julie), De Georges (Alice), Trévise (Carole)
- Pages: 187 to 220
- Journal: Journal of Modern Literature
- Series: Jules Barbey d'Aurevilly, n° 22
Laurence Claude-Phalippou, L’Imaginaire de la parole dans l’œuvre romanesque de Barbey d’Aurevilly, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », no 485, 2015, 355 p.
« Il est clair que la caractéristique essentielle du monde aurevillien est d’être un monde oral, écrit Philippe Berthier : tout passe par la parole, corps conducteur qui transmet le sens, le dissimule ou l’éclate à travers une diction généralisée1 ». Forte de cette conviction selon laquelle l’oralité constitue une obsession de l’écriture aurevillienne, Laurence Claude-Phalippou propose, au seuil de son ouvrage, de « relire une œuvre où la parole, loin d’intervenir de manière ponctuelle ou anecdotique, participe du processus de l’écriture ». Si la présence de la parole en littérature a surtout été envisagée par la critique sous son aspect stylistique et linguistique, Laurence Claude-Phalippou entend ouvrir son étude aux dimensions diégétiques, poétiques, esthétiques et métalittéraires, mais aussi symboliques et imaginaires, et enfin, inconscientes. Chacun de ces aspects de la parole est subsumé sous trois grandes fonctions (la parole structure, la parole révèle et la parole assujettit), qui correspondent au plan que Laurence l’auteure a suivi pour son ouvrage.
La première partie examine l’action structurante de la parole, aussi bien pour la constitution des récits et des personnages que pour leurs soubassements symboliques. Dans un premier chapitre (« L’écriture du récit : la parole comme invitation au voyage »), Laurence Claude-Phalippou étudie le statut de ce qu’elle appelle les « paroles sans corps » : ces voix qui frappent nos « oreilles » de lecteurs avant qu’on sache qui les a prononcées. Celles-ci sont annonciatrices d’un monde dans lequel elles invitent à passer : le « monde sacré » du récit, qui restitue magiquement le passé au cœur d’un présent dégradé. L’imaginaire aurevillien représente en effet la naissance de la parole narrative qui, chez Barbey, est orale. Le statut de conteur est alors, de tous, le plus enviable : on y accède par une initiation rituelle (il s’agit de récolter une histoire, et d’en constituer un 188ensemble cohérent) et l’on trouve sa légitimité validée par les réactions de ceux qui écoutent, systématiquement mises en abyme dans les récits aurevilliens. La structure du récit-cadre entraîne enfin un dédoublement de l’instance énonciative, que Laurence Claude-Phalippou décrit par le partage entre conteur et narrateur. Si le premier est conformé selon le modèle de l’oralité, le second consigne par écrit une parole entendue, lui assurant ainsi une permanence. La figure du narrateur inscrit alors dans le récit la présence de l’écrivain, à rebours du postulat structuraliste d’une stricte étanchéité du récit et de la personne de l’auteur.
Le deuxième chapitre (« la constitution des personnages : loquor ergo sum ») montre comment la parole définit l’identité du personnage aurevillien et engage la valeur qui lui est attribuée par le récit. Quand Barbey fait des portraits de personnages, il accorde moins d’importance à leurs caractéristiques physiques qu’à la manière dont ils parlent. Ainsi, leurs déviances morales se traduisent bien souvent dans l’ordre du langage (bégaiement, défaut de prononciation), ce qui répond à l’ontologie aurevillienne, empruntée à une théologie maistrienne de la chute, selon laquelle la dégradation du langage est symptomatique d’une aggravation de la faute originelle. Mais il arrive souvent que le personnage se dissocie délibérément des mots qu’il emploie ; le système des personnages est traversé par une ligne de partage entre sincérité et duplicité, caractéristique de la morale aurevillienne. Plus globalement, Laurence Claude-Phalippou montre que les personnages de Barbey se répartissent en trois grands groupes, en fonction du rapport qu’ils entretiennent avec la parole. Une première catégorie rassemble les personnages qui utilisent la parole pour séduire ou pour menacer : la figure, souvent masculine, de l’« éloquent » – Ryno de Marigny, le capucin Riculf – a son pendant féminin dans la figure de la sphinge, dont le silence est l’instrument du secret – Alberte, Hauteclaire, la comtesse de Stasseville – ou de la silencieuse par pudeur ou incapacité de répondre – Hermangarde, Lasthénie. Le second groupe s’ordonne autour de la figure de l’enquêteur. Lancé à la poursuite du secret, avide de récolter des confidences et de propager des rumeurs, il est indispensable à la progression dramatique du récit car il permet de faire circuler la parole. La dernière catégorie réunit enfin les personnages dont on parle : ceux qui prennent corps grâce aux discours qu’on tient sur eux, comme Marmor et la comtesse, Hauteclaire et Savigny. Ils trouvent leur pendant dans 189les personnages d’exclus : ceux qui aimeraient être objets de discours, mais que les paroles délaissent car ils ne sont pas capables de fasciner. Jeanne le Hardouey est, selon Laurence Claude-Phalippou, de ceux-là, elle qui s’efforce en vain d’attirer l’attention d’un prêtre « froid comme un rocher de la mer2 ». Mais l’identité des personnages est également définie par les aspects les plus matériels de l’oralité : la voix, d’une part, et la langue, d’autre part. Ainsi, l’emploi du patois répond à des enjeux idéologiques et symboliques ; il permet d’ancrer un personnage dans une terre, par le truchement de ses paroles.
La deuxième partie (« La parole révèle ») montre comment la parole, instrument privilégié d’une « écriture de la profondeur », est investie d’une fonction de dévoilement. Dans le chapitre 3 (« Les paroles fabulatrices : d’une perversion l’autre »), Laurence Claude-Phalippou propose tout d’abord une analyse de ce qu’elle appelle « la tragédie du mensonge » dans les romans de Barbey d’Aurevilly. De manière paradoxale, c’est au mensonge qu’il revient de manifester le mystère qui est au cœur de la vision aurevillienne du monde, et que l’analyste décrit avec beaucoup de justesse : « Notre auteur fait pressentir mais n’éclaire pas, il suggère que le sens est à trouver non en dépit du manque d’intelligibilité mais par lui ; il construit un monde dans lequel il n’est de certain que l’incertitude et qui, à ce titre, est toujours menacé de relever d’une mystification » (p. 140). Ainsi, toutes les fictions de Barbey tournent autour du mensonge. À celui-ci s’attache le pessimisme chrétien d’Un prêtre marié, mais dans Les Diaboliques, Barbey met en scène les prestiges du mensonge. L’aptitude à mentir devient critère d’excellence, à condition que soit dépassée la seule valeur d’utilité de l’imposture. Le mensonge est aimé et pratiqué pour lui-même, au point de devenir, dans un monde opaque, la seule vérité des êtres, au sens où elle coïncide avec la profondeur de leurs désirs. Ainsi, le mensonge met en abyme dans les récits le geste de la création romanesque, puisqu’il répond à la même entreprise – celle de substituer au monde réel le monde du fantasme. Le mensonge, instrument du tragique, a son contrepoint comique dans la rumeur ; dans l’exercice de l’une et l’autre parole fabulatrice, le locuteur fait l’essai de sa propre puissance.
Dans le chapitre 4 sont examinés les « revers de la parole ». Laurence Claude-Phalippou remarque tout d’abord l’importance du thème de 190la surdité dans les fictions aurevilliennes, et y voit un auxiliaire du tragique aurevillien : le sourd – ou celui qui refuse d’entendre – fait figure de bastion assiégé qui se protège du monde en se séparant de lui, s’opposant ainsi à tout ce qui pourrait modifier le cours des événements. Mais le type le plus achevé du sourd n’est autre, dit Laurence Claude-Phalippou, que Dieu lui-même, qui, dans Un prêtre marié, reste inaccessible aux prières : « on prie en vain, donc l’existence de Dieu pose problème. Le constat participe du pessimisme aurevillien qui résulte d’une confrontation nécessairement amère de la conviction de la toute-puissance de la parole à son impuissance radicale » (p. 187).
La troisième et dernière partie (« La parole assujettit ») démontre que, dans l’univers aurevillien, « parler à autrui, c’est bien moins échanger avec lui que vouloir lui imposer ses propres désirs » (p. 326). À partir d’une observation initiale, selon laquelle les noms des personnages, dans les romans de Barbey, leur sont bien souvent attribués par d’autres personnages intradiégétiques et non pas par l’instance narratoriale comme c’est habituellement l’usage (ainsi, Louisine-à-la-hache, Vellini la Maricaude des Rivières, Jeanne de Feuardent que son amie la Clotte répugne à appeler de son nom d’épouse), le chapitre 5 (« les pouvoirs de l’interlocution ») affirme que la constitution des personnages dépend au moins autant des autres que d’eux-mêmes. Les paroles, exhaussées à un pouvoir de nomination, rendent alors tangible la « complexité inhérente à ses protagonistes qui sont le résultat de rencontres successives entre des représentations différentes, voire divergentes ; c’est moins l’unité de l’être que la multiplication des manières de le percevoir que s’attache à rendre l’écriture aurevillienne », note Laurence Claude-Phalippou (p. 238). Les noms impliquent donc une ontologie, mais résultent aussi d’une intention, le plus souvent dominatrice. C’est aussi, plus généralement, le cas des dialogues : les confidences, nombreuses dans l’œuvre romanesque de Barbey, répondent à une stratégie de domination. Même en l’absence de cadre sacerdotal, elles sont souvent désignées par la narration comme des « confessions », mais elles en subvertissent pourtant le mécanisme : loin de procurer l’absolution des péchés, elles engendrent le mal au moment même où elles l’énoncent. Laurence Claude-Phalippou s’interroge également sur la fonction de la causerie dans l’œuvre aurevillienne. De manière prévisible, compte tenu de la nostalgie de Barbey pour l’Ancien Régime, la conversation est investie d’une valeur intrinsèque ; mais ce que les récits exaltent surtout à travers elle, c’est 191une parole soumise à la contrainte. Tout, dans la causerie, participe d’un ensemble de rites et de pratiques réglés, si bien qu’elle apparaît comme une parole d’où tout le pulsionnel serait évincé – ce qui la rend rassurante, pour ses participants intradiégétiques comme pour le lecteur. Mais la place de la causerie dans l’œuvre aurevillienne est celle, écrit Laurence Claude-Phalippou, d’un « trompe-l’œil » : si elle donne « l’illusion d’une parole où il n’est d’autre risque que ceux, en apparence un peu futiles, du jeu » (p. 265), elle est en réalité systématiquement dynamitée par l’irruption toute-puissante d’une pulsion, élément déclencheur du récit, mais aussi du tragique. Ce chapitre est également l’occasion d’interroger le rôle des interlocutions dans une œuvre qui représente des situations de violence paroxystiques : Laurence Claude-Phalippou analyse alors en détail les cas – nombreux – où la parole blesse, torture ou tue.
Dans le sixième et dernier chapitre (« La tutelle des paroles ou comment écrire le désir »), Laurence Claude-Phalippou s’attache à montrer que le type de puissance dont relève la parole a, chez Barbey, quelque chose de diabolique. Tout d’abord, parce que les paroles sont toujours médiatrices du désir ; mais aussi en raison de l’importance dans l’œuvre des avertissements, des prédictions et des sorts, dont les récits montrent l’inexorable accomplissement. Ces prophéties font la spécificité d’un fantastique aurevillien « amalgamé à la parole ». Elles relèvent de la « mise en scène spectaculaire du lien par lequel un énonciateur enserre son énonciataire, qu’il ne prend au piège de sa propre conviction que parce qu’il s’agit là de lui faire rencontrer un désir auquel il est d’autant plus tenu de se conformer – même dans la révolte – que ce désir n’est autre que le sien » (p. 297). Le surnaturel ne serait alors jamais que la figuration romanesque de la toute-puissance du désir.
Laurence Claude-Phalippou livre ici un ouvrage admirablement clair, sur un sujet qui, vu l’importance de la parole, comme thème et comme principe formel, dans l’œuvre de Barbey, nécessitait une étude systématique. Il procède par un va-et-vient entre la mise au jour de structures valant pour l’ensemble de l’œuvre et permettant d’en déduire une poétique – où la parole jouerait un rôle matriciel – et de nombreuses analyses textuelles de détail. C’est là une de ses grandes qualités, car ce parti pris méthodologique permet une relecture, fine, précise, et bien souvent neuve des œuvres envisagées dans leur singularité. L’étude a fréquemment recours à un intertexte psychanalytique que signalent les nombreuses citations de 192Freud, de Lacan, de Winnicott. Il est vrai que les outils d’interprétation fournis par la psychanalyse sont d’un profit certain pour traiter le thème de la parole qui appelle aisément ceux du désir, du refoulé, des pulsions, de l’inconscient, du moi et du surmoi. Mais le choix de cette perspective interprétative aurait sans doute gagné à être moins exclusif. Il peut en effet sembler, à la lecture, que Laurence Claude-Phalippou ait quelque peu minoré l’importance d’un arrière-fond théologique à toutes les fictions de Barbey, qui prétendent pourtant faire œuvre apologétique – les préfaces, la correspondance et les articles critiques ne laissent, sur cette intention, aucune ambiguïté. Si la parole est bien au cœur des enjeux idéologiques, symboliques et narratifs de l’œuvre, et si elle y est investie d’une fonction heuristique, c’est, me semble-t-il, en tant qu’elle s’articule à une Parole plus haute qu’elle, et répercute un Verbe dont elle entend livrer une traduction intelligible et adaptée aux hommes de son siècle. Bien que l’écriture aurevillienne fuie l’édification et ne se montre jamais prédicante, elle a, comme la pastorale d’un genre nouveau qu’elle prétend être, une dimension rhétorique indissociable d’un intertexte scripturaire constant qui aurait, peut-être, gagné à être plus nettement mis au jour.
Maud Schmitt
Université Paris IV-Sorbonne
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Jules Barbey d’Aurevilly, Œuvre critique, vol. V, Pierre Glaudes et Catherine Mayaux (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 2013, 1209 p.
Le cinquième volume de l’œuvre critique de Barbey d’Aurevilly édité récemment aux Belles Lettres par Pierre Glaudes et Catherine Mayaux3 193regroupe les tomes XVII à XXI des Œuvres et les Hommes, soit les cinq premiers volumes de la troisième série (qui en compte huit). Publiés après la mort de Barbey par Louise Read4, ces volumes suivent l’ordre défini par l’auteur dans sa préface5 – à cela près que les tomes sur le roman précèdent ceux sur l’Histoire –, et comme les deux précédentes, cette série s’ouvre par un recueil intitulé Les Philosophes et les écrivains religieux.
XVII. Les Philosophes et les écrivains religieux
Dans les vingt chapitres de ce tome, Barbey aborde une assez grande variété de sujets religieux. Plusieurs chapitres concernent l’histoire du christianisme : la vie de Jésus, dont les Évangiles restent à ses yeux le meilleur vecteur de compréhension ; les atteintes à l’unité de l’Église – schismes d’Orient et d’Occident, Réforme protestante ou anglicanisme –, dans lesquels il voit autant de manifestations de l’esprit de révolte insufflé par le Tentateur à l’humanité déchue ; l’abolition des Jésuites, qu’il considère comme l’une des fautes les plus graves de la papauté ; ou encore l’évangélisation en Australie. Les ouvrages qu’il commente sont aussi l’occasion d’évoquer certaines grandes figures du christianisme telles que saint Vincent de Paul, Bossuet ou la vénérable mère Thérèse de Saint-Augustin, la fille de Louis XV, voire des personnages éminents d’autres religions, comme Mahomet. Il traite également de sujets métaphysiques (idée de Dieu, connaissance de Dieu), moraux (la famille chrétienne contre l’amour individualiste et matérialiste), sociaux (l’organisation chrétienne du travail, la charité sur le plan social contre l’économie politique) et artistiques (le catholicisme comme unique vraie source d’inspiration).
Malgré l’apparent éparpillement des sujets, quelques idées récurrentes donnent au tome une certaine unité. Citons notamment cette conviction répétée que le catholicisme est le seul véritable principe d’unité et d’universalité dans le monde, lui seul ayant vraiment Dieu pour fondement. Selon Barbey, tout le reste n’est que « dispersions », délétères pour l’intelligence, la morale et la société. Il oppose ainsi le principe catholique de tradition, respectueux de l’unité parce qu’il progresse par approfondissement, à la conception linéaire d’un progrès 194qui veut aller toujours plus avant sans souci de continuité, au prix de multiples errements et contradictions. D’où l’importance à ses yeux de préserver le dogme catholique et l’autorité de Rome qui en est garante ; d’où la nécessité d’anathématiser l’hérésie et d’excommunier le schisme. De ce point de vue, Gaëlle Guyot souligne dans l’introduction avec quelle force Barbey rejette le syncrétisme à la façon de Victor Cousin, qui sous prétexte de synthèse dilue le dogme dans des compromissions par nature impossibles.
Elle remarque également la prédilection de Barbey pour les moments de crise dans l’Histoire, lorsque l’esprit de révolte peut être vu à l’œuvre, confirmant une fois de plus l’appréciation de Bloy lorsqu’il reconnaît en Barbey un iconographe et un historien du Mal.
XVIII. Le Roman contemporain
Le roman prend le pas sur l’Histoire et fait l’objet du deuxième tome de cette série. Celui-ci réunit quelques-uns des articles importants de la critique aurevillienne sur ses contemporains : on y trouve notamment celui sur L’Éducation sentimentale, que Barbey juge bien inférieur à Madame Bovary, et qui n’est à ses yeux qu’« une flânerie dans l’insignifiant, le vulgaire et l’abject, pour le plaisir de s’y promener » ; l’article sur Le Ventre de Paris, « ce livre de haute graisse » qui pose « la Charcuterie » comme « Idéal des temps modernes » ; celui sur L’Assommoir, « le plus raide » des livres de Zola, travaillé dans « le Dégoûtant » ; l’article sur Les Lettres de mon moulin, dont il vante la puissance d’émotion et qu’il reconnaît comme le livre de la maturité (de la « virilité ») de Daudet ; ou encore le fameux article sur À rebours où Barbey réitère à l’auteur le choix laissé à Baudelaire entre « la bouche d’un pistolet » et « les pieds de la croix ».
Le recueil reçoit son unité de ton de la dénonciation régulière du réalisme. Celui-ci avilit le roman, depuis Flaubert – « le casseur de pierres ou le scieur de long de la littérature », vulgaire et prosaïque, n’ayant « d’idées absolument sur rien » – jusqu’à Zola – ce « fanfaron d’ordures », ce « Michel-Ange de la crotte », sur le point d’assassiner la littérature « derrière la porte infecte du cabinet d’Héliogabale » –, en passant par les Goncourt – lesquels dérogent à leur aristocratie par des livres de mauvais goût qui ne tiennent que par la description, « cette maladie de peau des réalistes » – et sans oublier Courbet, « cette cruche 195vide », auquel le Sagittaire décoche quelques flèches en passant. C’est donc avec jubilation que Barbey note que « le schisme est menaçant, s’il n’est complet » chez Huysmans, dans l’œuvre duquel il voit la « nosographie d’une société putréfiée de matérialisme ».
Barbey, qui taillade les insignifiants comme Feuillet, salue également les intenses, plus vivants à ses yeux que les réalistes impassibles : Ferdinand Fabre qui se distingue par « la force, bien plus grande chez lui que l’éclat » ; Richepin, « ce mâle […] si fier d’être un mâle » ; et Catulle Mendès, même s’il ressemble un peu trop à Hugo. Mais comme le note Philippe Berthier dans son introduction, Barbey juge ces réactions à la « décadence » du roman malgré tout insuffisantes pour croire à la possibilité d’une renaissance du genre.
XIX. Romanciers d’hier et d’avant-hier
Dans ce tome qui embrasse l’ensemble du siècle, Barbey dresse son panthéon littéraire. Au premier rang, inégalable, se tient Balzac, « notre maître à tous », qui « ne procède de personne » mais « de lui-même et de l’esprit universel » et de qui le roman a reçu ses lettres de noblesse. Après lui vient Stendhal, « qui n’est pas son égal, à coup sûr, mais qui n’a pas non plus d’égaux ». Il est « cette Chimère fabuleuse », « ce mélange de dandy, d’officier, d’artiste, d’homme du monde, de penseur original, d’humoriste, de touriste, d’excentrique et d’ironiste », qui a su « exercer une grande puissance sans avoir une grande popularité ». Puis, Barbey place sur la troisième marche du podium un auteur quelque peu oublié, Léon Gozlan. Il voit en lui « une personnalité tout entière de la plus rare distinction », passionnée, observatrice, qui grave « sur pierres précieuses ». À ses yeux, Gozlan a l’esprit individuel d’un grand artiste ; Stendhal tient sa supériorité d’être en outre un esprit social ; et Balzac d’être un esprit à la fois individuel, social et religieux.
Barbey s’attaque d’autre part aux gloires littéraires qui lui paraissent usurpées : celle de Manon Lescaut, qui exalte la soumission de l’héroïne à « son instinct de fille » dans un style plus insipide qu’un « verre d’eau claire » ; celle de Gil Blas, et plus globalement de tous les romans d’aventures, ce genre à ses yeux inférieur parce qu’il néglige l’observation, l’idée et le sentiment au profit des événements. Comme le souligne Philippe Berthier en introduction, le roman d’aventures, que le feuilleton a rendu prospère – notamment sous la plume du premier Féval, 196de Ponson du Terrail ou sous celle, « incomparablement multiple », d’Alexandre Dumas – est pour Barbey une forme à honnir, tant elle a contribué à la dégradation du roman au xixe siècle.
Notons par ailleurs l’enthousiasme que montre Barbey, ce grand pourfendeur de bas-bleus, pour deux œuvres écrites par des femmes : les Lettres de Réa Delcroix de Marie Desylles, à qui Barbey reconnaît le « génie du cœur » ; et les Récits de la Luçotte de Paria Korigan (pseudonyme d’Émilie Lévy), « livre […] qui est bien tout ce qu’il y a de plus rare et de plus savoureux en littérature ».
XX. De l’Histoire
L’Histoire occupe une place importante dans Les Œuvres et les Hommes : ce tome est le cinquième qui lui soit consacré. Au fil de ses vingt-deux chapitres, Barbey évoque l’histoire antique, la féodalité, la Réforme, la révolution d’Angleterre et la Révolution française, Napoléon ; il examine également l’histoire de la papauté, le rôle de l’Église dans la société médiévale, les guerres de religion ; il aborde par ailleurs des histoires régionales (Normandie, Pyrénées) ou étrangères (Espagne, Suède).
Là encore, quelques convictions traversent l’œuvre. Pour Barbey, notamment, « les hommes […] sont les plus grandes causes de l’Histoire ». Il rejette à ce titre tout fatalisme, qui réduirait l’Histoire à une simple mécanique ; selon lui, par exemple, la Révolution française –souvent prétendue inéluctable – aurait pu être évitée par Louis XVI s’il n’avait pas acquiescé aux idées philosophiques. Parce que la liberté humaine est le principal moteur de l’Histoire, Barbey estime qu’il entre dans le rôle de l’historien de juger les actes des personnages historiques. Il prononce ainsi des sentences qui valent exécution : Charles VII n’est qu’« un être abject » et ingrat, qui a successivement abandonné Jeanne d’Arc, le roi René et Jacques Cœur ; ou inversement, il canonise le cardinal Ximenès, ce « saint » qu’il considère comme un grand homme d’État.
Sans surprise, Barbey insiste sur la nécessité dans « un temps sans religion » comme le sien de ne pas sous-estimer les facteurs religieux pour comprendre l’Histoire pré-révolutionnaire. Considérer par exemple que la révocation de l’édit de Nantes était une erreur en raison de ses conséquences économiques pour la France est à ses yeux un anachronisme, puisque la question de l’unité religieuse, indissociable à l’époque 197de celle de l’unité politique, primait sur les considérations économiques. Comme le signale Josette Soutet dans l’introduction, tout l’enjeu pour l’historien est selon Barbey de savoir rendre le passé présent, le faire revivre tel qu’il a été pour être à même de le comprendre, de le juger et d’en tirer des leçons pour l’avenir.
XXI. À côté de la grande Histoire
Loin de « l’historia augusta » qui occupait Barbey dans De l’Histoire, ce recueil « emprunte les chemins de traverse de l’Histoire », pour reprendre les termes d’Élise Sorel dans son introduction. Et dans les histoires de mœurs, les mémoires et les satires, les anecdotes, les études spécialisées ou la correspondance diplomatique que commente Barbey, celui-ci attend à chaque fois de l’auteur qu’il mette en perspective son récit ou ses analyses, de façon à éclairer un évènement ou une réalité historique plus vaste.
Cela suppose de situer l’objet étudié dans son contexte historique, et de l’inscrire dans un réseau de causalités en évaluant son importance et son influence. Pour ce faire, Barbey hiérarchise les causes qui produisent les grands évènements et se range derrière Bonald quand il affirme que « les véritables causes, les causes profondes et efficaces, sont toujours des causes morales ». Ainsi les causes décisives de la Révolution ne sont-elles pas financières (le déficit et l’impôt) ; elles ne sont pas non plus à chercher du côté des structures administratives – n’en déplaise à Tocqueville – ; elles ne sont pas même politiques : elles sont morales. À ses yeux, ce sont surtout les Bourbons, qui « n’avaient rien compris à l’esprit chrétien de la France », qui ont hâté la Révolution par leurs mœurs dissolues, en brisant les corporations ou en légitimant leurs bâtards – ce « crime de Louis XIV » qui prépare « l’échafaud de Louis XVI » parce qu’il porte atteinte à la famille, fondement de la monarchie française.
En filigrane des chapitres de ce tome, Barbey se fait le chantre de la société d’Ancien Régime dont il situe le type idéal au Moyen-Âge. À l’individualisme du Contrat social, il oppose une conception organique de la société fondée sur l’unité religieuse au sein du catholicisme et dont la communauté de base est la famille chrétienne. Et contre l’esprit d’indépendance de la modernité, – qui est toujours plus ou moins esprit de révolte à ses yeux –, il prêche l’Autorité, laquelle est « un fait de 198l’ordre supranaturel et divin », seul capable d’empêcher l’atomisation du corps social. Lorsque Barbey parle d’Histoire, Joseph de Maistre n’est jamais loin…
Cyrille Blandin de Chalain
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Reto Zöllner, La Physiognomonie dans l’œuvre de Barbey d’Aurevilly, Paris, Classiques Garnier, 2016, 558 p.
Dans le cadre du renouvellement des études aurevilliennes, entrepris à partir des travaux fondateurs de Jacques Petit et de Philippe Berthier, la critique a mis en lumière la fascination de Barbey pour les motifs du corps et de la maladie6, analysée comme l’une des manifestations de la « sincère duplicité » du Connétable des Lettres, celui-ci ne cessant de clamer son credo intransigeant de « moraliste chrétien », tout en étant irrésistiblement fasciné par des objets d’imaginaire et de langage susceptibles de fragiliser ses positions spirituelles. L’ouvrage de Reto Zöllner – La Physiognomonie dans l’œuvre de Barbey d’Aurevilly – s’inscrit dans la lignée de ces études qui soulignent l’intérêt constant de l’auteur 199pour la médecine, la physiologie, la physiognomonie. Il se penche plus précisément sur la dette de Barbey à l’égard des théories scientifiques de Lavater. En étudiant ce que le romancier doit à la physiognomonie, science fondée sur l’idée d’un rapport analogique entre le corps et l’âme, il met en lumière les fondements spirituels de la représentation du corps dans l’œuvre. Conformément à l’orientation critique de ces dernières années, Reto Zöllner tâche en effet de montrer la part du religieux qui sous-tend le traitement du corps chez Barbey d’Aurevilly, en le comprenant par rapport aux principes idéologiques et esthétiques antimodernes de l’auteur. L’angle d’étude choisi lui permet de recentrer son étude autour d’une problématique herméneutique. Envisagé comme un faisceau de signes, qu’il convient de décrypter, le corps permet d’interroger les modalités et les enjeux du processus de déchiffrement grâce auquel les personnages – et le lecteur – lisent les traces et les stigmates qui marquent la chair, les traits qui sculptent ou défigurent les visages. Pour étudier la position de Barbey sur les théories de la lisibilité du corps, cette monographie s’appuie sur un dialogue constant entre l’œuvre romanesque, critique et intime de l’auteur. Elle propose tout à la fois de relire des passages fameux qui ont suscité de nombreuses études – à commencer par les cas de rougeur et de défiguration qui circulent au sein des récits – et de redécouvrir des extraits méconnus, en étudiant notamment les nombreux portraits présents dans la critique littéraire et artistique de Barbey.
La première partie de l’ouvrage se propose d’analyser la tension entre « mystère et transparence » qui fonde le traitement des personnages et de leur corps, ce dernier se donnant à lire, tout en se refusant dans le même temps à une exégèse complète. Cette dialectique entre lisibilité et opacité est posée comme un ressort majeur de l’écriture aurevillienne. Elle fonde l’identité problématique de nombreux personnages et crée une dynamique narrative fondée sur l’élucidation. S’inscrivant dans la continuité des études narratologiques qui ont souligné l’importance des dispositifs d’enchâssement dans les récits aurevilliens et le brouillage herméneutique qui en résulte, Reto Zöllner se penche sur les couples de personnages observateurs et observés qui circulent dans Les Diaboliques, les premiers cherchant à sonder l’énigme de ces figures impénétrables, sphinx ou androgynes, sur lesquels achoppe l’interprétation. Le mystère métaphysique incarné par les Diaboliques montre que la « science (de 200médecine et d’observation) ne peut venir à bout du problème moral » : l’identité scindée, la narration fragmentaire et le récit lacunaire creusent une faille au sein de l’ambition rationaliste moderne de tout comprendre et de tout expliquer. Mais l’opacité des personnages n’en rend pas moins central le processus d’observation et de déchiffrement du corps et de l’âme.
La seconde partie de l’ouvrage, centrée sur la « Lisibilité du corps », étudie ainsi le rôle fondamental des travaux de Lavater dans la conception que Barbey a de la représentation du corps, comme objet à décrire et à décrypter. Pour analyser le rapport de Barbey à la tradition physiognomonique, l’auteur part tout d’abord d’une réflexion d’anthropologie culturelle plus large, en montrant la manière dont la physiognomonie – qui est à la fois un art et une science, à l’entrecroisement du savoir scientifique et de la philosophie morale – imprègne la littérature du xixe siècle. Nombreux sont les romanciers – à commencer par Stendhal et Balzac que Barbey admire – qui puisent dans cette science un alphabet corporel permettant de lire et de déchiffrer les caractères et les émotions à même la surface de la peau, en décelant les analogies entre le physique et le psychique. Barbey ne pouvait que se montrer sensible à cette grille de lecture qui, en postulant un affleurement de l’âme dans le corps, permet de remotiver une exégèse religieuse des signes physiques. Il retrouve ainsi dans les théories de Lavater la logique chrétienne de l’incarnation selon laquelle la chair est le truchement par lequel le divin se manifeste dans le visible. Notons que c’est ce qui explique, à l’inverse, son rejet de la phrénologie de Gall : ce « système de petites boîtes numérotées sur le crâne, pour mettre là-dedans les facultés de l’âme » est en effet indissociable d’une idéologie matérialiste, contrairement aux théories de Lavater qui, en reliant la surface visible à ce qu’elle couvre d’invisible, véhiculent une conception spiritualiste de l’homme. Mais tout en souscrivant au principe analogique qui fonde les théories lavateriennes, Barbey ne semble les utiliser que pour mieux en assouplir la rigidité. Il se nourrit du savoir physiognomonique tout en exhibant les limites de cette grille de lecture, dès lors qu’elle est appliquée de façon trop systématique. Reto Zöllner analyse ainsi une galerie de portraits – notamment puisés au sein des Memoranda où Barbey retrace sa visite au musée de Caen ou dans le Salon de 1872 – qui offrent au lecteur des physionomies « à désespérer Lavater7 ». L’étude de ces portraits permet à l’auteur de recentrer son analyse autour d’une problématique sémiotique. 201La critique d’art permet en effet à Barbey de définir en miroir sa propre conception de la description, en interrogeant le sens et la valeur des traits physiques, dans le cadre d’un « paradigme indiciaire8 » où chaque détail est exhaussé au rang de signe : « supprimer tous les détails qui n’expriment rien9 » notait Barbey dans les Disjecta membra.
S’appuyant sur les travaux récents soucieux d’intégrer la communication non verbale dans le champ littéraire10 et sur les études sémiotiques consacrées à la « grammaire du visage11 », la dernière partie de l’ouvrage propose de décrypter les « fonctions multiples (affective, symbolique, esthétique, idéologique, etc.) qui régissent la lecture des corps aurevilliens12 ». Outre le rôle temporel – mémoriel ou proleptique – des marques physiques, qui annoncent ou rappellent la destinée narrative des personnages, la chair est souvent le lieu d’inscription symbolique de valeurs politiques ou religieuses antimodernes. Tel est le cas de la Croix-Jugan ou encore de Calixte : la figure défigurée de l’un et le stigmate cruciforme de l’autre programment leur destin, tout en se chargeant d’un sens spirituel dense. Les analyses consacrées aux corps marqués, malades ou amoureux permettent à l’auteur de dépasser l’angle d’étude restreint de la physiognomonie pour analyser le statut complexe assigné aux motifs physiologiques, omniprésents dans l’œuvre aurevillienne. Si les rougeurs et les stigmates ne relèvent pas à proprement parler du système lavaterien, ils cristallisent la stratégie de spiritualisation des symptômes physiques, sur lesquels bute l’interprétation clinique rationnelle, incapable d’en révéler la valeur transcendante. Reto Zöllner prend soin de relever les nombreuses ambiguïtés de cette opération de spiritualisation. Se penchant sur les rougeurs des héroïnes aurevilliennes amoureuses, il souligne l’irréductible complexité de certains signes qui ouvrent à des interprétations multiples, où les sens religieux et psychosomatique 202s’entrelacent, sans qu’il soit possible de proposer une exégèse univoque. L’ouvrage se clôt sur une belle étude de fragments de corps, en proposant une lecture physiognomonique du dos, dont l’épine dorsale rougit ou semble se casser sous le coup des émotions. Ces portraits de dos sont à l’image de la poétique aurevillienne qui se détourne d’une représentation frontale, et ne cesse de suggérer les dessous de la surface, l’envers de la peau sous laquelle frémissent les passions.
Le mérite de l’ouvrage tient à ce qu’il se nourrit des différentes pistes ouvertes par la recherche aurevillienne, en instaurant un dialogue entre ces diverses approches. Il s’inscrit ainsi dans la lignée des études narratologiques et des travaux centrés sur l’imaginaire de l’œuvre, tout en mettant en lumière ce que le traitement esthétique et herméneutique du corps doit à la pensée antimoderne du romancier catholique. Ce parti pris de synthèse permet à l’auteur de mener des analyses tout en nuances, révélant les paradoxes et les ambiguïtés irréductibles qui sous-tendent la représentation du corps dans l’œuvre. L’angle d’étude retenu permet par ailleurs d’enrichir la critique aurevillienne à la lumière des travaux sémiotiques consacrés aux signes non verbaux et notamment à la « grammaire du visage13 » qui ouvrent à des problématiques particulièrement stimulantes pour aborder le statut assigné aux traits physiques, aux traces et aux rougeurs qui marquent la chair des héros – et surtout des héroïnes – dans l’œuvre. Si l’ouvrage fait le choix de se limiter à la problématique physiognomonique, il n’hésite pas à analyser ponctuellement l’influence exercée par d’autres savoirs scientifiques, ce qui ouvre des pistes riches qui mériteraient d’être prolongées, en mettant notamment en lumière la manière dont le traitement des motifs du corps permet à Barbey de se situer par rapport à l’école zolienne et aux « études physiologiques ou pathologiques qui sont les coqueluches intellectuelles14 » de son temps. 203Qu’il soit nourri par la révolution lavatérienne ou par des savoirs médicaux plus récents, l’essentiel pour Barbey est d’en saisir la portée spirituelle et le potentiel poétique, fort de l’idée selon laquelle les « sciences dans lesquelles on n’est pas versé et qu’on pénètre par échappées, sont les plus beaux poèmes possibles pour l’imagination des hommes15 ».
Émilie Sermadiras
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Barbey d’Aurevilly journaliste. Articles et chroniques. Choix de textes, présentation, chronologie, bibliographie et index par Pierre Glaudes, GF Flammarion, 2016, 434 p.
De ses débuts dans la modeste et éphémère Revue de Caen jusqu’à son établissement au Constitutionnel à la fin des années 1860, en passant par la Revue du monde catholique, L’Opinion publique, La Mode, Le Pays, Le Nain jaune et d’autres encore, Barbey d’Aurevilly a consacré une part considérable de sa carrière au journalisme. Comme le montre lumineusement la présentation de Pierre Glaudes à ce volume d’articles, Barbey se fit du journalisme un idéal justifiant le mépris qu’il eut pour la presse de son temps, trop souvent vénale, cynique, éloignée de tout jugement éclairé. À la médiocrité de la plupart de ses confrères en journalisme, Barbey oppose le temps glorieux où les journaux « exerçaient, en politique et en littérature, une influence réelle », l’époque des « plumes de guerre », celle de Rivarol ou de Granier de Cassagnac, qui cultivaient à la fois la lucidité et l’engagement et dépassent de cent coudées, selon Barbey, ces « comédiens » de la critique que sont les Sainte-Beuve, Planche et autres Janin. Lui aussi a l’ambition d’exercer, en tant que 204journaliste, un véritable « ministère intellectuel » ; son intransigeance, son rejet du matérialisme, du positivisme, du scepticisme contemporains, sa conviction que la Religion et l’Autorité sont les piliers d’une société, qui croule en leur absence, déterminent ses jugements sur les événements, les hommes et les œuvres. Dans l’appréciation de celles-ci, il allie cependant indissociablement aux critères idéologiques des critiques esthétiques : l’éclat, la force, l’intensité peuvent le séduire jusque dans l’erreur ; chez lui, comme l’écrit Pierre Glaudes, « le doctrinaire coexiste avec le dandy et l’esthète, l’amateur et l’homme d’esprit avec le chevalier des anciens temps » (p. 41). Ainsi Barbey s’est-il affronté au nouvel empire de la presse sans plier devant lui, restant intempestif et singulier.
Les trente et un articles retenus par Pierre Glaudes parmi l’énorme masse des écrits de Barbey parus dans la presse illustrent à merveille l’art et la variété de l’écrivain journaliste. Classés par ordre chronologique selon quatre grandes périodes et quatre sections ouvertes chacune par une brève introduction (I. L’apprentissage de la critique, 1838-1850 ; II. La collaboration au Pays, 1854-1857 ; III. Du Pays à la petite presse, 1858-1869 ; IV. Au Constitutionnel : dernières polémiques, 1873-1884), ils comptent des articles politiques, des chroniques sur les mœurs contemporaines, mais surtout des articles de critique littéraire, portant sur des romans, des pièces de théâtre, des recueils poétiques, des correspondances, ainsi que des ouvrages historiques et de médecine. Ces articles peuvent procéder de l’éloge le plus franc : Barbey révère Joseph de Maistre, l’un des « Prophètes du passé », Balzac, « le romancier même du xixe siècle » (p. 98) et « SURTOUT un penseur d’une force et d’une variété infinies » (p. 99), et il admire Vigny ou Baudelaire, qu’il compare à Dante (le « Dante d’une époque déchue », p. 187). On y trouve aussi des « éreintements » en règle : corollairement au délitement des mœurs qu’il déplore dans la société, parfois avec une grande violence (Barbey, pour qui « le mérite moral de l’homme, sa vertu est d’être un combat vivant, une lutte perpétuelle », brille, comme on le sait, dans le registre pamphlétaire), l’auteur fustige l’« absence de mœurs littéraires » et se montre sévère envers la religiosité pleurarde d’un Lamartine et plus encore à l’encontre du « sans-culottisme » débraillé d’un Hugo – qui a une « conception étroite et grossière de l’art dramatique » (p. 57) et dont la « vulgarité » fait la fortune (celle des Misérables notamment, où « [t]out est portière pour y pleurer », p. 255 !) – ; il est féroce envers George 205Sand, « [c]ette romancière à la Rousseau, qui aurait lavé les assiettes chez Jean-Jacques […], [et qui] n’a jamais troussé de romans comme les troussent d’ordinaire les femmes, – pour le plaisir de l’amourette –, mais pour endoctrinailler philosophiquement son monde » (p. 319), et tire à boulets rouges sur Zola : « On sort de sa lecture comme du bourbier sortent les cochons, ces réalistes à quatre pattes » (p. 357). Mais à côté de ces jugements esthétiques souvent polémiques et marqués du sceau de l’idéologie (Barbey, on le sait, a adopté pour emblèmes de sa critique « la balance, le glaive et la croix »), il formule des commentaires pleins d’acuité et de nuances ; on pense à l’article consacré à Madame Bovary, œuvre « d’un artiste littéraire qui a sa langue à lui, colorée, brillante, étincelante et d’une précision presque scientifique » (p. 202), ou aux pages sur À rebours, dont Barbey aura été, aux dires de Huysmans lui-même, l’un des critiques les plus avisés. On appréciera également la finesse des théories littéraires échafaudées par Barbey au fil de ces articles, qu’il s’agisse de la question du style ou de celle du réalisme en littérature (débat mené à propos de Hugo, de Furetière ou d’Armand Pommier).
Quels que soient l’œuvre ou le sujet dont il s’empare, on goûtera en outre le style inimitable et flamboyant de l’écrivain critique, génial créateur de formules frappantes et d’images fulgurantes, expert aussi à manier l’humour (généralement au détriment de ses « bêtes noires » !) et particulièrement habile à pousser les pointes finales de ses articles. Ce recueil sera ainsi lu avec délectation non seulement par tout spécialiste mais encore par tout amateur de Barbey, qui trouvera dans certains textes les prémices d’autres œuvres (on songe à l’article « De l’élégance » dans Le Moniteur de la mode du 20 avril 1843, annonciateur de l’essai Du dandysme) et brûlera de se plonger dans l’Œuvre critique intégrale de Barbey d’Aurevilly (dix volumes, les derniers encore à paraître, aux Belles Lettres), également dirigée, avec Catherine Mayaux, par Pierre Glaudes. Remercions celui-ci, dans ce seul volume de poche (utilement complété par une chronologie replaçant la vie et l’œuvre de Barbey dans leur contexte historique et littéraire, par une bibliographie et par un index), d’avoir savamment extrait le meilleur du grand écrivain journaliste.
Julie Anselmini
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Philippe Berthier, Barbey d’Aurevilly et les humeurs de la bibliothèque, Paris, Honoré Champion, « Romantisme Modernité », 2014, 286 p.
C’est un voyage digne de Dante que Philippe Berthier nous propose dans cet ouvrage16, et il nous guide avec sûreté dans l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis de la critique aurevillienne. Nous y croisons des damnés, voués sans rémission aux supplices du verbe aurevillien ; nous rencontrons aussi des saints, auxquels Barbey rend les hommages de la vénération. Et entre ces deux extrêmes, il y a les pécheurs, ceux qui expient une faute souvent lourde. Or pour ceux-là, le dogmatique Barbey se fait volontiers casuiste, développe des trésors d’indulgence, voire de complaisance : est-ce que la puissance de leur talent ne les rachète pas ? On ne peut en douter, à la rigueur doctrinale brandie comme un étendard, Barbey mêle ses humeurs et des sympathies parfois obscures, et celles-ci informent sa critique au moins autant que ses principes les plus vigoureusement revendiqués.
Au début du voyage, il y a d’abord ceux que rien ne sauve, qui n’ont pas volé l’Enfer où ils croupissent et où Barbey les laisse sans regret : George Sand (« la dépravatrice ») et Émile Zola (« le coprologue »).
La première l’irrite par sa philanthropie progressiste et son immoralité de femme qui fume le cigare et prône l’amour libre. Et pourtant, elle le fascine : Lélia fait résonner des échos familiers chez le futur auteur de Germaine ; Leone Leoni inspire plus ou moins ouvertement Une vieille maîtresse ; il semble même que Barbey n’ait pas été insensible aux charmes de la femme. Mais Sand n’en est pas moins un de ces bas-bleus effrontément affranchis, dont l’encre pâle et vicieusement sucrée annonce la fin de Satan et le bonheur des peuples par la réconciliation béate des religions : elle incarne l’« Infâme moderne » que Barbey anathématise. Quant à Zola, seul le vocabulaire fécal semble pouvoir rendre compte de ses œuvres. Enfant monstrueux du matérialisme et de la démocratie, il reste indécrottablement enlisé dans la fange d’une bestialité sans âme, 207et il s’y complaît. La boue dont il s’aveugle l’empêche de voir l’âme humaine, qui seule éclaire l’homme et pourrait sublimer les déchéances sociales ou les dépravations physiologiques dont il sature ses romans.
Est-on encore dans l’Enfer lorsqu’on croise Sainte-Beuve ? À l’« Autre », au rival, Barbey reconnaît des qualités de pénétration et de précision dans l’analyse. Mais avec sa sensibilité de femme nerveuse, Sainte-Beuve s’enivre de l’excès de nuances et de vétilles, ou s’oublie dans les mielleuses perfidies que ses rancunes lui inspirent. Son jugement n’est jamais viril, jamais franc et tranché, et jamais il ne s’élève au-delà de l’hédonisme littéraire. Il reste le négatif de Barbey critique : indifférent à la vérité, il est voué aux régions liminaires de l’Enfer, celles des âmes ni fidèles ni rebelles, qui n’ont vécu que pour elles-mêmes.
Puis on quitte l’Enfer pour gravir la montagne du Purgatoire. Là, on croise d’abord le duc de Saint-Simon, qui ploie sous le fardeau de sa rancune contre le Roi. Cette félonie de courtisan éconduit aurait pu sembler une faute irréparable aux yeux de Barbey, d’autant que le talent en décuple la portée. Mais la publication d’inédits du « formidable duc » a révélé des vertus cachées qui suffisent à le racheter. Chantre de Louis XIII, il a rendu sa gloire à un grand roi ; mieux encore, il a deviné le germe de ruine introduit par Louis XIV au fondement de la monarchie française, c’est-à-dire au sein de la famille, que ce dernier bafoue en prétendant légitimer ses bâtards.
On quitte ensuite l’Ancien Régime pour le monde moderne : Mme de Staël ouvre le cortège. « Germaine de Feuardent » – surnom aurevillien que lui donne Philippe Berthier – a beau être « la mère Gigogne de tous les Bas-bleus de la génération présente », elle a beau avoir gardé des stigmates du protestantisme familial, elle trouve grâce aux yeux de Barbey. N’en déplaise à ses détracteurs, elle n’est ni bourgeoise ni hommasse, elle a même le génie « le plus femme qui ait jamais peut-être existé » et, à la différence de ses vaines imitatrices, elle ne prétend pas porter la culotte de l’homme. Si Barbey la défend avec constance, fermant parfois les yeux sur leurs divergences, c’est qu’il a reconnu un esprit ardent de la même famille que le sien avec lequel il rêve une familiarité complice.
Derrière Mme de Staël chemine Chateaubriand, sans doute réchappé du cinquième cercle de l’Enfer où sont les gens tristes par grand soleil. Cette mélancolie n’est d’ailleurs pas ce que Barbey réprouve le plus : 208l’insatisfaction fondamentale du désir dont René est l’archétype n’est-elle pas la meilleure garantie de la vanité des prétentions modernes au bonheur par le progrès ? Non, la faute originelle de Chateaubriand, c’est d’être encore du xviiie siècle. Le Génie du christianisme ne suffit pas à faire oublier La Monarchie selon la charte : aussi fidèle qu’il se soit montré envers la personne des rois, Chateaubriand a trahi le principe monarchique en soutenant un régime qui n’est en définitive qu’une version couronnée de la république. Mais il se rachète par la splendeur des accents qu’il tire du « sentiment du néant de tout » : la langue somptueuse et novatrice des Mémoires d’outre-tombe révèle une intériorité aristocratiquement étrangère au monde moderne, et sa puissance n’a pas été gâtée par le prosaïsme et les vulgarités de l’époque.
Pour Stendhal, qui vient après, le plus grand regret de Barbey est sans doute qu’ils n’aient pas été du même bord. Philippe Berthier rappelle que Barbey est « le premier qui ait reconnu en Stendhal un grand, un très grand de la littérature du xixe siècle », à une époque où on saluait au mieux l’originalité de cet écrivain. Pour Barbey, Stendhal a pris le meilleur du xviiie siècle : son esprit étincelant et piquant, et un certain rapport aristocratique à la vie, celui-là même qu’on retrouve dans le dandysme. Mais du xviiie siècle, Stendhal a également repris le pire : le matérialisme et la croyance au progrès par la civilisation plutôt que par la foi. Pourtant, malgré ses idées libérales et bourgeoises, Stendhal est trop esthète pour frayer avec le vulgaire et trop adepte de la force pour céder à la veulerie de son époque ; il reste un aristocrate d’instinct. Tout comme Barbey, il promeut ce que Philippe Berthier appelle « une esthétique et une éthique de l’énergie » – ce qui suffit à le racheter aux yeux de Barbey.
Enfin, dernière figure de ce Purgatoire, Michelet. Pour Barbey qui se reconnaît dans la vision providentialiste de l’Histoire de Bossuet, Michelet est « le plus grand dépravateur de l’Histoire ». Sa croyance au progrès l’aveugle : il refuse le péché originel, cette clef de lecture essentielle de l’Histoire, et ne comprend pas la nécessité de l’autorité, à l’aune de laquelle se jugent les époques ; il ne voit pas la main de Dieu dans les évènements qu’il relate, ni même le rôle qu’y jouent les grands hommes. Il poursuit en l’exaltant le travail de sape de la Révolution avec une ivresse qui confine à la folie, avec une volupté de bacchante en transe. Mais aux yeux de Barbey, il est trop inspiré pour ne pas être un 209chrétien refoulé, son verbe est trop coloré et trop flamboyant pour ne pas trahir une ferveur d’ordre spirituel : Michelet est en fin de compte un de ces sublimes « à la renverse » dont Barbey se sent obscurément le frère, et qu’il ne saurait condamner irrémissiblement.
Notre ascension achevée, nous suivons notre guide dans le Paradis aurevillien où nous accueille lord Byron. Voilà indubitablement la plus ancienne admiration de Barbey, l’amour de jeunesse auquel il est resté fidèle jusqu’en ses vieux jours. Il dit avoir « appris à lire – littérairement » dans Byron et le pratique assidument – en anglais ; il en a une connaissance intime. Il s’identifie à lui : ne peut-on expliquer ainsi le dandysme aurevillien ? Non pas tant d’ailleurs que Barbey reproduise un modèle, mais qu’il trouve dans cette posture la réponse au même problème existentiel que Byron. Tous deux souffrent par leur caractère passionné et trouvent dans la littérature un exutoire à l’imagination qui les ronge ; tous deux admirent l’énergie et la force, surtout lorsqu’elles s’insurgent orgueilleusement contre les lois humaines ou divines ; tous deux goûtent également l’esthétique du mystère. Plus fondamentalement, Barbey partage avec Byron la conviction selon laquelle l’homme est un être déchu, un être qui porte en lui une indéracinable tendance au mal : cette tendance est lancinante, le mal obsédant, et fascinante l’issue assurément catastrophique à laquelle il mène.
Le Paradis aurevillien ne compte certes pas que des saints. On y trouve pourtant quelques écrivains a priori plus conformes aux canons de la sainteté : c’est plus ou moins le cas des Guérin, notre dernière rencontre dans ce voyage. L’amitié romantique qui lie Barbey à Maurice de Guérin depuis les bancs de Stanislas est placée sous les auspices de la littérature. Dans l’intimité des deux écrivains, une influence réciproque se développe : Amaïdée peut ainsi être lue comme un commentaire des écrits de Guérin, dont la sensibilité panthéiste trouve étrangement grâce aux yeux de Barbey. Il est vrai qu’elle n’a rien d’un système ou d’une foi, qu’elle est avant tout l’expression de l’émotion que fait naître la nature. Mais une fois encore, le doctrinaire semble bien peu soucieux des implications sur la foi de certaines conceptions esthétiques. Quant à Eugénie de Guérin, la sœur de l’ami intime, Barbey a dès l’abord reconnu en elle les tensions qui la traversent. Elle prétend aimer Barbey comme un frère – n’est-il pas le frère de Maurice ? À ce 210titre, elle l’exhorte à marcher sur la voie de la vertu ; et Barbey, peu soucieux de sermons, d’espacer ses lettres, de distendre les liens : la douceur apparente d’Eugénie ne masque-t-elle pas une entreprise de conquête de l’indépendant Sagittaire ?
Nous voici au terme de ce parcours. Comme dans ces voyages un peu trop rapides où l’on déplore de n’avoir pu voir tous les sites, admirer tous les monuments, on regrette bien un peu de n’avoir qu’entraperçu certaines figures importantes de l’Enfer aurevillien (Hugo ou Goethe, par exemple), de son Purgatoire (Baudelaire, ou encore Diderot) et de son Paradis (Maistre ou Balzac). Néanmoins, Philippe Berthier nous propose un supplément à l’aurevillienne Comédie en montrant quelle place occupe Barbey dans quelques panthéons littéraires ultérieurs. Chez Huysmans, d’abord, qui voit en Barbey un artiste probe et intègre, pur de toute compromission avec la vileté moderne. Clairvoyant – Barbey sut désigner l’itinéraire spirituel qu’emprunterait l’auteur d’À rebours –, inactuel comme lui-même, Barbey partage avec Huysmans l’expérience intime de la double postulation baudelairienne vers Dieu et vers Satan, la conviction de la nécessité de la réversibilité et le goût d’une religion virile. Mais alors que Barbey reste indéfectiblement attaché à l’imaginaire romanesque, Huysmans s’en déprend à mesure qu’il avance dans la foi.
Proust, de son côté, a indubitablement panthéonisé Barbey. Comme critique, d’abord. Barbey a développé le premier des idées qui lui sont chères : la pluralité des interprétations légitimes d’un texte, le thème unique qu’un écrivain ne cesse de réécrire d’œuvre en œuvre, la distinction, « contre Sainte-Beuve », entre sensibilité « dans les arts » et « dans la vie ». Comme romancier, ensuite : Barbey est un de ces grands créateurs qui ont tiré de leur esprit un monde unique avec ses couleurs et ses lois propres ; il est aussi de ceux qui savent éveiller l’imagination par le mystère d’une fenêtre éclairée ou d’une physionomie impénétrable. Comme moraliste, aussi : on retrouve chez les deux écrivains la même conviction de la fragilité de tout amour humain et la même nécessité vitale de jeter des ponts vers le passé pour rendre le présent respirable. Pour tous deux, enfin, la littérature est un besoin intérieur qui répond à une quête impérieuse d’éternité.
Et pour finir, Julien Gracq salue la présence quasi théâtrale de Barbey dans la mise en scène de ses œuvres. Il reconnaît en lui une figure tutélaire qui s’anime auprès du lecteur au fil de la lecture. C’est 211cette figure tutélaire que la pénétration de Philippe Berthier tout au long de l’ouvrage contribue à nous rendre plus familière, jusque dans ses contradictions.
Cyrille Blandin de Chalain
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Jules Barbey d’Aurevilly, Memoranda, édition intégrale établie par Philippe Berthier, Paris, Bartillat, 2015, 467 p.
Si Jules Barbey d’Aurevilly déploie dans ses romans une écriture tortueuse et baroque, son journal intime trace les lignes plus sobres d’un style épuré. Les Memoranda – lente promenade mélancolique dans les voies de l’intime – trouvent pleinement leur place dans l’œuvre de Barbey d’Aurevilly, entre le romanesque capricant et violent d’un côté et les articles polémiques de l’autre. Après les diverses rééditions de ses romans, celle des Œuvres et les hommes aux Belles Lettres, par Pierre Glaudes et Catherine Mayaux, ainsi que celle des lettres à Trebutien chez Bartillat, par Philippe Berthier, cette édition des Memoranda vient compléter avec bonheur la réactualisation de l’œuvre aurevillienne.
Cet ouvrage est d’autant plus précieux que Philippe Berthier y adjoint un « Memorandum ante primum », composé de deux textes qui avaient été publiés indépendamment des Memoranda. Cette édition rassemble ainsi pour la première fois l’intégralité du journal débarrassé de quelques erreurs ou transformations postérieures à leur rédaction. Les deux premiers Memoranda en effet, copiés par Trebutien puis édulcorés par Louise Read, souffraient de distorsions que Philippe Berthier corrige en signalant les interventions de cette première éditrice. Quant au Cinquième Memorandum, il n’avait été publié dans son intégralité qu’en 2122001. La présentation du texte, les notes et la notice sont accompagnées d’une bibliographie succincte qui répertorie les ouvrages et articles récents sur cette œuvre. On peut regretter qu’une erreur éditoriale se soit glissée dans la table des matières, si bien que les dates attribuées aux trois premiers memoranda sont erronées. Bien heureusement, dans le corps du texte les dates sont correctement distribuées.
Chaque Memorandum est conçu comme une conversation intime avec un ami privilégié et offre la particularité d’être rédigé en vue d’une éventuelle publication. Si bien que la lettre privée y côtoie l’adresse à un lectorat plus large, l’épanchement des émotions secrètes se prolonge sur la scène publique. Mais ce sont aussi les notations de la vie quotidienne qui ouvrent les portes vers l’écriture de fiction. Le lecteur se voit alors porté par le charme particulier de ce journal intime où la banalité du quotidien se prolonge en ébauches romanesques, où la retenue du style poétise le moindre acte retranscrit, où l’enregistrement des événements les plus anodins vaut pour déclaration amoureuse.
Le Memorandum ante primum (6 avril-20 juin 1835) inscrit d’emblée l’écriture fictionnelle au cœur de l’écriture intime en dépeignant la rencontre décevante de Barbey avec Armance du Vallon qu’il compare à la Lélia de Sand et qui inspirera l’héroïne de L’Amour impossible. Si la vie se jauge en regard de la littérature, c’est que l’une procède de l’autre et inversement.
C’est ainsi que le Premier Memorandum (13 août 1836 – 6 avril 1838), écrit, comme le second, à la demande du poète Maurice de Guérin, est un dialogue à trois entre ce poète tant aimé, la sœur de ce dernier, Eugénie, et Barbey d’Aurevilly. Et puisque la sœur du poète rédigeait elle aussi un journal intime pour son frère, l’écriture intime y tisse un réseau circulaire. Une scène très touchante montre Guérin emmener Barbey, malade, dans sa propre chambre, et le bercer en lui lisant le journal de sa sœur. Les deux premiers Memoranda sont hantés par les souffrances du jeune Barbey tombant de l’amour impossible avec Louise en liens incessamment défaits avec Paula. Si les journées sont rythmées par les lettres à écrire et à poster, les lectures, le soin porté à la toilette, les femmes rencontrées dans les salons, les lettres de Louise leur offrent leurs couleurs sombres ou chatoyantes. Le parfum de la dame en noir, obsessionnel et insaisissable, compose la partition sentimentale du roman aurevillien au fil des deux premiers Memoranda. « J’attendais L[ouise], par 213conséquent n’ai rien fait, pas même pensé en l’attendant. – Je dévorais le temps ; mon cœur a battu plus fort : c’était elle. J’ai la puissance de la reconnaître sans la voir quand elle s’approche et à des distances prodigieuses. – Aussi heureux qu’hier, mais pas si longtemps » (p. 104). Ce sont aussi les femmes croisées en ville ou dans les salons mondains qui sont l’occasion d’ébaucher des trames romanesques : « Resté la soirée chez Mme P… Elle regarde toujours son mari quand elle avance quelque chose, non par sentiment, mais par peur. – Lui ne se gêne pas et la bourre. – Elle n’a pas l’air malheureuse cependant, mais on pourrait la rendre très malheureuse en lui persuadant qu’elle l’est ou doit l’être, et alors…. Mais pourquoi ces pensées ? » (p. 89)
Les teintes s’assombrissent dans le Deuxième Memorandum (13 juin 1838 – 22 janvier 1839) où « le scepticisme et l’indolence ont anéanti tout ce qui palpitait en [Barbey] autrefois » (p. 201). La poésie des impressions y libère un parfum moins doux, les déceptions et le sentiment de vacuité sont plus acérés. Barbey adopte la posture du séducteur sans affects, qui connaît la femme et ses réactions, sait à l’avance, et sans surprise, quand et comment elle tombera. Il comble le vide par des stratagèmes de séduction qu’il retrace avec cynisme, depuis l’amitié ambiguë avec Apolline, l’intrigue avec Uranie, la femme à la fenêtre avec laquelle il « fait l’Amour » (p. 208) par regards interposés ; stratégies de séduction souvent plus stratégiques que séductrices… Autant de liaisons fantasmées qui sont, à l’image de son journal, « plus la vie de [s]a pensée que des faits extérieurs » (p. 213). Cette stérilité de cœur qu’il éprouve dans ces romans (im)possibles inspire la rédaction de Germaine dont on suit les méandres au fil du journal. « D’ennui, entré à… et fait de la sculpture avec une cortigiana à la Rubens dont le torse m’avait frappé. Vieillard par le mépris et l’imagination froidie, je n’ai pas éprouvé même un quart de désir » (p. 272). Enfin, Barbey rencontre Eugénie de Guérin, découvre avec admiration Joseph de Maistre et affirme son goût pour le paradoxe et la joute verbale.
Le Troisième Memorandum (28 septembre-8 octobre 1856) change de destinataire. Trebutien en est le dédicataire officiel et Mme de Bouglon la dédicataire implicite. Cette double destination se complique d’un autre dédoublement qu’induit la jalousie, puisque la dédicace à Trebutien a pour objectif d’apaiser sa rivalité avec Guérin, et la description de la ville de Caen, dépeuplée du fantôme de Louise, de flatter l’orgueil de 214l’Ange Blanc. C’est alors une ville sans revenants que dépeint Barbey, où les sensations d’antan sont effacées parce que l’Ange Blanc en est absente. « De mon passé, je ne regrette qu’elle qui ne s’y est pas mêlée, – qui n’a pas pris ma vie d’assez bonne heure » (p. 335). Il dépeint alors des tableaux de feuilles mortes sans mélancolie : « Rien vu dans ma randonnée sur le Cours, qu’un bon homme qui balayait la poussière et les feuilles tombées, empiétant sur le travail du vent et du temps ! – Du reste, pas une femme, – l’ornement de toutes choses ! – un chapeau rose fané qui s’en allait, je crois, juché sur de longs pieds puce » (p. 350). Le « dilettante d’architecture […] barbare à sensations » (p. 363) nous conduit, aux côtés de Trebutien, d’églises en musées pour commenter avec force détails les curiosités architecturales et picturales que l’on y croise.
Changeant de destination, c’est à Port-Vendres aux côtés de Mme de Bouglon que Jules Barbey d’Aurevilly rédige le Quatrième Memorandum (16-28 septembre 1858). Il y constate la déchéance des paysages, leur dégradation à cause du tourisme, leur platitude en comparaison de la Normandie. Cependant, ce dédain n’en est pas moins l’occasion de peindre de magnifiques paysages marins teintés des couleurs de l’ennui, d’étonnantes marines-tasse de thé : « Port-Vendres est un petit port, au pied et dans les Pyrénées, car elles l’entourent de partout, ne laissant de vide que la passe qui conduit à la mer ; – c’est un pays pauvre, doux et sauvage. – La température y est tiède, quand elle n’y est pas très chaude. Dans le fond de cette crique, avec les montagnes qui nous cernent, qui renvoient la chaleur de leurs pentes au miroir des eaux qui la leur rend, on peut se croire à infuser dans une grande tasse de thé, – du moins depuis que j’y suis, je sens ma personne infusée » (p. 383). Le dialogue avec la fiction s’y retrouve encore. Un portrait de vieille femme rencontrée sur la plage prolonge les romans aurevilliens : « Figure blanche dans une cape blanche, rabattue sur son front, et qu’elle avait fixée contre le vent par un mouchoir bleu, noué sous son menton. – C’est juste la coiffure d’Hermangarde, dans ma Vieille Maîtresse, quand elle est à la recherche de son mari sur la grève de Carteret. – L’Hermangarde séculaire de la tour de Collioure ne cherchait plus rien » (p. 391). La réalité procède de l’écriture romanesque bien mieux que les romans eux-mêmes. Ainsi, la mort du docteur Rocaché est l’occasion d’un long portrait bien plus balzacien que celui des Bianchon et autres médecins de campagne : « Je ne crois pas que pour un romancier qui voudrait peindre, avec les 215nuances les plus décomposées, la médecine, le génie médical incarné dans un homme, on pût trouver un type plus riche, plus varié, plus un, et plus complet » (p. 397).
C’est ainsi que les scènes d’Une vieille maîtresse se rejouent encore dans le Cinquième Memorandum (30 novembre-18 décembre 1864), au cours d’une journée d’excursion à Barneville. Écrit pour l’Ange Blanc, ce dernier journal intime dépeint la lente déchéance du père de Barbey, les dernières promenades à Saint-Sauveur, et de longues soirées auprès de Léon pour se consoler de ce spectacle désolant.
En définitive, un charme envoûtant se dégage des Memoranda où le destinataire est invité à une conversation intime, au coin du feu, avec Barbey d’Aurevilly. Porté par la douce mélancolie des tableaux intimes qui se succèdent sous ses yeux, le lecteur peut imaginer les romans que Barbey n’a pas eu le temps d’écrire.
Alice de Georges
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Jules Barbey d’Aurevilly, Ce qui ne meurt pas, Françoise Melmoux-Montaubin (éd.), in Œuvres romanesques complètes, Pascale Auraix-Jonchière (dir.), Paris, Honoré Champion, 2015, 589 p.
Ce qui ne meurt pas est le premier et dernier roman de Barbey d’Aurevilly. L’auteur en achève la rédaction fin 1833-1834 mais le texte ne sera publié qu’en 1884 (édition Lemerre), au terme de plusieurs phases de réécriture (1833/1835, 1843/1845, 1880/1883) qui attestent l’évolution des thématiques du roman et ses grandes orientations. La réédition que présente Marie-Françoise Melmoux-Montaubin aux éditions Honoré Champion, édition très richement annotée, se base sur l’état du texte tel 216qu’il est publié en 1884 et fait la part belle aux modifications successives subies par le roman. L’appareil critique, composé d’une présentation très complète, d’un exposé détaillé des variantes du texte, de deux annexes, d’une bibliographie et d’un index des noms et des œuvres, fournit une grille de lecture efficace à un roman encore mal connu qui « demeure une œuvre marginale, le plus souvent laissée de côté par une critique qui avoue son ennui » (p. 87).
Cette édition poursuit la perspective d’un Barbey moderne et s’inscrit dans la continuité des propositions de Monique Nemer et Philippe Berthier qui tous deux avancent l’hypothèse d’une aventure narrative désertée par Dieu. Marie-Françoise Melmoux-Montaubin s’attache dans sa présentation à un triple objectif : remédier aux raccourcis éditoriaux de Jean de Beaulieu et Pierre Artur, fondateurs des Cahiers aurevilliens (1935), interroger la « pratique des perversions » (p. 50) au cœur du texte et ses implications morales dans le contexte de la fiction aurevillienne, et statuer peut-être sur le profil moderne d’un roman équilibriste qui refuse de « céder la main » (p. 84) à une fin de siècle décadente mais dont les leurres narratifs disent toute l’innovation.
M.-F. Melmoux-Montaubin dresse d’abord un historique rapide des difficultés auxquelles Barbey a été confronté pour publier son texte. Soixante ans de souffrance séparent en effet la première rédaction du texte de sa sortie dans le monde littéraire. Le manuscrit est refusé par six éditeurs et se calcifie, fruit d’une gestation pénible. Porté par Barbey comme une « fille déjà âgée » (lettre à Trebutien, le 23 avril 1844, Corr. 1, p. 167), le roman pèse si lourd dans la conscience de l’auteur qu’il devient « marbre » dès la deuxième phase de réécriture, puis se fossilise au terme de la dernière phase de rédaction en 1883/1884. Il est alors « belle au bois dormant, éternelle » (lettre à Trebutien, le 23 juin 1853, Corr. 3, p. 216.), ce que traduisent les choix descriptifs. Le premier portrait d’Yseult dans le deuxième chapitre correspond précisément à cette vie du roman lui-même : elle est une femme-statue qui n’a « pas grand-chose d’une vivante » (p. 120) et que « le monde ne réveill[e] pas de son assoupissement » (p. 119). Avec « la beauté d’une morte » (p. 122), elle incarne à elle seule les deux grandes thématiques du texte, « celles de la germination et du flétrissement » (p. 121). Les notes de M.-F. Melmoux-Montaubin disent bien que cet « endormissement […] la rapproche des personnages de contes de fées, immobilisés dans un 217sommeil dont nul, sinon le Prince Charmant, ne peut les tirer », mais ne mentionnent pas la gémellité biologique de ces deux entités. Il serait intéressant d’en poursuivre la piste.
L’attention portée aux variantes du texte permet également de constater les manquements des Cahiers aurevilliens (1935) qui condamnaient le lecteur à en « ignorer à tout jamais » des « variantes infimes » (p. 17) non répertoriées. La présente édition permet au contraire une lecture croisée et comparative, et met notamment au jour de nombreuses observations sur le personnage central de Madame de Scudemor. Les réécritures indiquent en effet le passage d’une figure d’« athée sublime » dans le premier état du texte à celle d’une « athée misérable » (p. 264) dans le dernier et il semble que l’appréciation chrétienne du texte, que la conversion de 1846 devait notablement modifier, ne soit pas nécessairement de mise. M.-F. Melmoux-Montaubin souligne ainsi l’idée que si « rien n’interdisait, en 1835 même, une lecture catholique du roman ; rien n’atteste absolument sa nécessité en 1884 » (p. 80).
Yseult est aussi l’incarnation de la souffrance sacrificielle, et si la présentation au texte se penche bien sur la métaphysique de la douleur à l’œuvre dans le roman, rien n’est dit du motif sacrificiel lui-même. Il se lit pourtant derrière celui de la transsubstantiation alors que « tous les protagonistes semblent revivre, chacun à sa manière, la passion du Christ » (p. 80). La tension sacrificielle est particulièrement palpable dans la scène paroxystique et matricide finale quoiqu’elle traverse le roman de part en part. Surtout attachée au personnage d’Yseult, mais pas seulement, cette symbolique est riche : de son caractère théanthropique au processus de « palingénésie » (p. 235) qu’elle subit tout au long du roman et que laisse apparaître le premier état du texte, il aurait été intéressant de dire deux mots d’un schème sacrificiel qui conduit à la mort du personnage, dès lors à même de « s’acquitter de tout » (p. 459) et, comme le Christ dont elle suit le parcours, de ressusciter sous une autre forme.
Toujours attentive aux variantes du texte, Marie-Françoise Melmoux-Montaubin rend également compte de la normandisation du roman qui s’effectue entre 1835 et 1884, se positionnant ainsi au plus près du projet aurevillien qui souhaitait « faire œuvre normande » (lettre à Trebutien, décembre 1849, Corr. 2, p. 137).
218Un regard dans le temps des réécritures permet surtout à cette réédition de « comprendre le sens du leurre » (p. 24), qui participe aux stratégies de déstabilisation de la lecture. La piste du motif marin par exemple, très présent dans la version de 1884 et dont on ne trouve aucune trace dans les versions antérieures, illustre bien la volonté de manipuler le lecteur puisque le motif est rapidement abandonné au profit d’une « étude des marais » (p. 28), véritable sujet du roman. La présentation ne manque pas à cet égard de rappeler les mécanismes oxymoriques qui lient le texte à L’Ensorcelée. Les marais du Château des Saules s’inscrivent en négatif de la Lande de Lessay ; le premier est un « désert de terre et d’eau » (p. 102) tandis que le second est une « oasis aride » (L’Ensorcelée, p. 555). La description constante de la nature, par ailleurs toujours en décalage avec le statut émotionnel des personnages, tient à un certain romantisme de Barbey qui lit l’Oberman de Senancour au moment où commence la rédaction de Germaine. Cette nature aux accents panthéistes s’articule autour de deux thèmes centraux, la germination et le flétrissement, dont les métaphores qu’ils génèrent, insiste Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, colorent les « scandaleuses amours » (p. 43) des personnages.
Les amours d’Allan, Yseult et Camille prennent en effet des teintes décadentes avant l’heure : « saphisme, inceste, adultère, inversion sexuelle, tentation nécrophile se pressent comme en un obscur catalogue de voluptés interdites » (p. 44). Les échos à René et Lélia seuls n’en éclairent pas toute la vérité et M.-F. Melmoux-Montaubin ouvre la piste biographique de ces perversions en citant l’amour de Byron pour sa demi-sœur Augusta et la relation passionnée de Maurice de Guérin avec sa sœur Eugénie. De même, on se souvient de la relation mystérieuse de Barbey avec sa cousine germaine Louise des Costils. M.-F. Melmoux-Montaubin reconnaît toutefois qu’il est malaisé de parler d’autobiographie « tant les souvenirs apparaissent ici déplacés » (p. 51).
On le sait, Barbey fait passer la critique littéraire après la morale édictée par Dieu. Difficile dès lors de réconcilier l’étalage des perversions de Ce qui ne meurt pas et la perspective chrétienne d’un Barbey qui a tout l’air d’un hypocrite. M.-F. Melmoux-Montaubin statue sur ce paradoxe en rappelant que la morale de l’auteur est avant tout celle du poète qui s’arroge le droit de « tout peindre en s’y prenant bien ». De fait, la morale du roman réside dans la hardiesse habile de ce qui est 219exhibé, perversions comprises. L’épilogue dérange toutefois ce système fragile. La morale qui s’y trouve convoquée est « étrangement convenue au regard de ce que proposait le roman » et M.-F. Melmoux-Montaubin se demande s’il est question alors pour Barbey de « rentrer dans les rangs » ou « d’effacer, in extremis, le scandale des pages précédentes ». En tout cas, cet épilogue-confession constitue une nouvelle « opération de décentrement » (p. 67) qui alimente encore un peu plus la fluctuation des interprétations critiques du texte. D’ailleurs Barbey ne revendique pas un roman catholique, pas plus en 1884 qu’en 1835, mais donne à voir un monde sans Dieu où la grâce est désormais impossible, l’innocence inexistante et la désolation totale. Le roman se situe dès lors dans un univers pascalien qui en fait une « poésie du désespoir » (p. 83).
L’abondance des perversions aurevilliennes dans le texte a naturellement intéressé la critique psychanalytique. Citant les conclusions d’Antonia Fonyi à ce sujet, M.-F. Melmoux-Montaubin déclare que Ce qui ne meurt pas développe ainsi une « écriture de l’évidement : vide de la mort, vide de la dépression, patiemment cernés » (p. 62). Une écriture du rien en somme qui fait écho à la préface du texte alors que Barbey déclare préférer à la « dissection mécanique » l’analyse « d’une foule de faits intérieurs d’une ténuité telle qu’on ne saurait les discerner à travers la limpidité des actes les plus transparents » (Préface, p. 573). Or c’est précisément cette technique de l’évidement qui justifie à la fois le statut moderne du texte et la nécessité d’une réédition à même de replacer la fiction aurevillienne au sein des préoccupations littéraires contemporaines – cet épilogue déroutant confirme la grande habileté du texte en matière de « stratégie(s) narrative(s) de déstabilisation » (p. 70).
C’est donc sur la narration elle-même que se clôt la présentation au texte de M.-F, Melmoux-Montaubin. Après avoir rappelé que les thématiques qui composent le roman, ces perversions morales hardies, semblent avoir une longueur d’avance sur leur temps et précèdent de quelques années le mouvement décadent qu’annonce le crépuscule naturaliste, elle reprend la lecture de Philippe Berthier pour interroger le caractère innovant de Ce qui ne meurt pas qui peut-être, à la fin du xixe siècle déjà, constitue un produit de la littérature moderne. À la fois « mépris de l’intrigue » et roman « non romanesque » (p. 88), le texte gagne dans cette analyse un intérêt hautement contemporain qui mérite à lui seul une réédition.
220Ainsi, comme le roman lui-même dont elle fait la présentation, Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, en revient à ce qui subsiste toujours : le dire du roman, ou dans ce cas précis, le non-dire. Comme le texte est « analyse de la pitié, qui veut être profonde » (lettre à Trebutien, le 31 décembre 1843, Corr. 1, p 147), ce n’est pas tant cette « foule de faits intérieurs » (Préface, p. 575), dont nous parlions précédemment, qui est en jeu dans l’analyse, pas tant les perversions ou la morale qu’elle questionne, mais bien ce qui reste au-delà : la capacité de la littérature à ne pas énoncer ce qui est, et à étudier ce qui n’est pas énoncé. Et dans cette perspective, la présentation au texte de Marie-Françoise Melmoux-Montaubin est une réussite.
Carole Trévise
1 Philippe Berthier, L’Ensorcelée, Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly, Une écriture du désir, Paris, Champion-Slatkine, 1987, p. 163. Cité p. 12.
2 L’Ensorcelée, Œuvres romanesques complètes, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 639.
3 En août 2013.
4 De 1899 à 1906, chez Lemerre.
5 « Préface », Cr. 1, p. 19.
6 Nous renvoyons aux travaux fondamentaux de Philippe Berthier (Barbey d’Aurevilly et l’imagination, Genève, Droz, « Publications romanes et françaises », vol. CXLVI, 1978) ainsi qu’à de nombreux articles qui mettent l’accent sur la poétique « physiologique » des textes, ou qui soulignent la présence de thèmes récurrents, à commencer par celui de la rougeur. Voir à ce propos les articles de Jacques Petit (« La Fausse Innocence », Sur Le Chevalier des Touches, Barbey d’Aurevilly, série de la Revue des lettres modernes publiée par les éditions Minard, paru sous la direction de Jacques Petit, t. X, p. 48-62), de Brian G. Rogers, « La Genèse de la poétique “physiologique” de L’Ensorcelée », B14, p. 125-138) ; ou encore de Michel Crouzet, « Barbey d’Aurevilly et l’oxymore : ou la rhétorique du diable », Barbey d’Aurevilly. L’Ensorcelée. Les Diaboliques. La Chose sans nom, Paris, CEDES-CDU, 1988, p. 83-98.
7 ŒC, II, p. 141.
8 Nous renvoyons à ce sujet à l’Introduction d’Andrea del Lungo, « Temps du signe, signes du temps. Quelques pistes pour l’étude du concept de signe dans le roman du xixe siècle », Andrea del Lungo, Boris Lyon-Caen, Le Roman du signe. Fiction et herméneutique au xixe siècle, Saint-Denis, PUV, 2007.
9 Disjecta Membra, ŒC, II, p. 281-282.
10 Voir à ce sujet les travaux de Fernando Poyatos, Nonverbal Communication across Disciplines, 3 vol., Amsterdam, John Benjamin Publishing, 2002.
11 L’expression est empruntée à Georges Didi-Hubermann, « La grammaire, le chahut, le silence. Pour une anthropologie du visage », Louis Marin (éd.), À visage découvert, Paris, Flammarion, 1992, p. 26.
12 Reto Zöllner, La Physiognomonie dans l’œuvre de Barbey d’Aurevilly, op. cit., p. 307.
13 Reto Zöllner s’appuie sur les recherches sémiotiques des dernières décennies, en convoquant notamment les travaux de Jean-Jacques Courtine (Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions, Paris, Éditions Rivages, 1988). On peut regretter l’absence de référence au concept de « corpographèse », élaboré par Marie-Anne Paveau et Pierre Zoberman pour désigner « l’inscription du sens sur le corps autant que l’inscription du corps comme sens » qui nous semble pertinent pour analyser la difficile exégèse des corps dans l’œuvre aurevillienne (voir à ce sujet Marie-Anne Paveau, Pierre Zoberman, « Corpographèses ou comment on/s’écrit le corps », Corpographèses. Corps écrits, corps inscrits, sous la dir. de M.-A. Paveau et de P. Zoberman, L’Harmattan, « Itinéraires, littératures, textes, cultures », 2009).
14 « Gustave Flaubert », Le Constitutionnel, 29 novembre 1869 ; repris dans ŒH XVIII, chap. iii. Cr. 5, p. 357.
15 Premier Memorandum, ŒC, II, p. 759.
16 Ouvrage qui réunit quatorze articles publiés entre 1970 et 2011.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-09534-7
- EAN: 9782406095347
- ISSN: 0035-2136
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09534-7.p.0187
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-25-2019
- Periodicity: Monthly
- Language: French