Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: Autour du yiddish de Paris à Buenos Aires
- Pages: 13 to 17
- Collection: Literature, History, Politics, n° 45
Avant-propos
L’idée de ce livre sur le yiddish en France et en Amérique latine m’est venue à la lecture d’Apollinaire. Le poète avait dépeint à maintes reprises des Juifs dont il disait explicitement qu’ils parlaient yiddish. Dès « Zone » qui ouvre Alcools, Apollinaire évoque des immigrés juifs s’installant à Paris :
Quelques-uns de ces émigrants restent ici et se logent
Rue des Rosiers ou rue des Écouffes dans des bouges
[…]
Il y a surtout des Juifs leurs femmes portent perruque
Elles restent assises exsangues au fond des boutiques
Ensuite, il en vient à un autre pôle de l’immigration d’alors :
Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine
Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune
Le rêve d’un retour triomphal caractérisait des migrants italiens, espagnols, polonais… mais pas tous. Les Juifs partant pour l’Argentine ou ailleurs cherchaient le plus souvent à s’établir définitivement dans des pays plus prospères mais aussi plus libres.
Il n’empêche : le fait qu’Apollinaire associât immigrés juifs, Paris et l’Argentine ne pouvait que me charmer en tant que professeur de français et d’espagnol, descendant de yiddishophones. J’ai eu la chance de pouvoir me pencher sur la langue que mes grands-parents – Juifs de Shavl [Šiauliai] en Lituanie, de Zhitomir en Ukraine, de Koydenov en Biélorussie – parlaient en arrivant aux États-Unis. Cette langue, longtemps considérée comme un frein à l’acculturation et délaissée par l’immense majorité des enfants d’immigrés, est désormais regrettée, appréciée, étudiée, voire apprise rigoureusement par un nombre, certes réduit, de gens de ma génération, réellement engagés dans cet effort, et par d’autres bien plus jeunes, pas forcément juifs. Je ne sais si l’on peut parler de renouveau, mais le regain d’intérêt est indubitable.
14S’il est permis de supposer qu’il finit par y avoir, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, quelque cent mille yiddishophones à Paris, le chiffre peut facilement être doublé pour Buenos Aires où les Juifs représentaient une proportion plus élevée de la population. La France et l’Argentine devinrent, à leur modeste échelle, des foyers d’expression littéraire en yiddish. Des foyers énergiques, mais périphériques car ils étaient parmi les plus éloignés des grands centres d’activité en yiddish dans l’entre-deux-guerres : la Pologne, les États-Unis et aussi l’Union soviétique, malgré les contraintes gouvernementales. À part la France et l’Argentine, les sites secondaires d’effervescence culturelle yiddish (avant et après la Shoah) incluaient l’Angleterre et la Belgique ; l’Uruguay, le Brésil et le Mexique ; le Canada et l’Afrique du Sud. À ces pays il faut ajouter, comme sites de rayonnement culturel yiddish d’après-guerre, Israël, voire l’Australie. Cet ensemble de nations sur six continents, avec les États-Unis, marquerait les confins de ce qu’Astrid Starck, professeure de yiddish à l’Université de Haute-Alsace, a appelé « la yiddishophonie ».
Quelques facteurs bien spécifiques relient la France et l’Amérique latine dans la perspective du yiddish. Ces deux aires géographiques apparurent des destinations préférentielles pour les Juifs quand les États-Unis eurent fermé leurs portes à l’immigration dans les années 1920. En outre, après la destruction presque complète du cœur même du monde yiddish lors de la Seconde Guerre mondiale, la France et les pays latino-américains se transformèrent en d’incontournables centres de publication et d’animation culturelle en yiddish.
L’importance de Paris comme centre d’activité yiddish doit beaucoup aux intellectuels et artistes d’Europe de l’Est réfugiés dans la capitale française après la Shoah. Se joignant à ceux installés dès l’avant-guerre qui avaient pu éviter le pire sous l’Occupation, ils nourrirent une étonnante vie culturelle. Ils publiaient des journaux, des revues et des livres en yiddish ; ils créaient des spectacles et proposaient des cours de langue à des enfants en bas âge et aux adolescents. Même si nombre de ces entreprises ont fait long feu, elles marquèrent toute une génération. Jusque dans les années 1980, des ouvrages en yiddish ont vu le jour à Paris, bien que le nombre de leurs lecteurs fût déjà très réduit.
À Buenos Aires, la situation du yiddish était plus favorable qu’à Paris, pour de bonnes et de mauvaises raisons. D’une part, sa population juive, déjà plus nombreuse, n’avait pas connu dans sa chair la Shoah. De l’autre, 15le yiddish y bénéficiait du fait que les Juifs se tenaient – ou étaient tenus – à l’écart dans une société moins assimilatrice que la France, moins accueillante malgré le crisol de razas [creuset racial] souvent évoqué. Peut-être, en outre, les immigrés juifs avaient-ils moins d’estime pour la culture hispanique que pour la culture française ou nord-américaine, et privilégiaient volontiers leur propre patrimoine. Une grande réussite en ce sens serait la formation de réseaux d’écoles communautaires, souvent préférées à celles de l’État, et où les matières juives étaient enseignées en yiddish. Ce système a fonctionné jusque dans les années 1960, alors qu’en France des cours de yiddish n’étaient dispensés qu’en dehors des heures d’école. Un autre indice de l’importance de Buenos Aires dans le monde yiddish est fourni par deux grands projets éditoriaux qui s’y réalisèrent : Dos poylishe yidntum [Le Judaïsme polonais], une collection de cent soixante-quinze ouvrages de commémoration et d’histoire de la Shoah, publiés entre les années 1946 et 1966 ; et Musterverk [Œuvres classiques], une série de cent éditions annotées de textes littéraires yiddish, parues dans la capitale argentine entre 1957 et 1984. Une des plus grandes entreprises de recherche menées en France dans le domaine yiddish relie justement Paris à Buenos Aires. Il s’agit du projet dirigé par Judith Lindenberg et centré sur Dos poylishe yidntum, qui aboutit au volume à divers auteurs publié en 2017 sous le titre Premiers savoirs de la Shoah, sur lequel je reviens ci-après, au premier chapitre.
Les entrepreneurs culturels yiddish de Buenos Aires devaient une partie de leur réussite à la vie juive de Paris, grâce à l’arrivée parmi eux d’artistes et d’intellectuels naguère réfugiés dans la capitale française. Devant la crise du logement et le sous-emploi qu’ils y subissaient, c’est la meilleure situation économique d’alors en Argentine et dans sa communauté juive qui permit à celle-ci de les attirer.
Depuis lors, il y a eu quelques précieux signes d’un mouvement en sens inverse. Notamment, deux Argentins installés en France – Yitskhok Niborski à Paris, auteur du dictionnaire yiddish le plus complet, et Rafael Goldwaser à Strasbourg, homme de théâtre yiddish – sont des figures majeures dans ce qui constitue aujourd’hui un Yiddish revival bien réel commencé dans les années 1970. Tandis que des universités argentines ne développent que depuis peu des départements d’études juives, où le monde yiddish est abordé, en France des recherches de pointe en ces matières se poursuivent depuis une quarantaine d’années.
16Outre que ce livre explore des œuvres littéraires en yiddish produites en France et en Amérique latine avant, durant et après la Shoah, je considère également quelques échos de cette langue juive chez des écrivains d’expression française et espagnole.
J’ai voulu rendre justice au talent de Wolf Wieviorka et d’Oser Warszawski, des auteurs immigrés à Paris, et à Mordechai Alpersohn, installé en Argentine – figures qui sont hélas restées confidentielles malgré la qualité de leurs œuvres. Des noms qui sont évidemment plus familiers aux lecteurs français apparaissent dans ce travail : non seulement Apollinaire, mais aussi Jorge Luis Borges et Élie Wiesel.
Wiesel offre la particularité d’avoir écrit tant en yiddish qu’en français, et le chapitre que je lui consacre examine les versions dans les deux langues, et en anglais, de son premier livre, La Nuit, que François Mauriac préfaça. Quant à Apollinaire, je propose une analyse approfondie de son poème « La Synagogue », où des expressions yiddish sont traduites dans le texte. Les évocations du yiddish dans l’œuvre de Borges m’amènent à explorer les diverses représentations que la langue elle-même peut véhiculer. J’invite aussi le lecteur à s’intéresser à un poète appartenant au cercle de Borges, Carlos M. Grünberg, qui s’efforçait de faire de l’espagnol une langue juive à l’instar du yiddish ou du ladino.
Deux chapitres révèlent d’autres géographies yiddish. J’étudie la riche littérature dans cette langue produite à Cuba, d’autant plus surprenante que l’île accueillait une population juive peu nombreuse. Élargissant le concept d’Amérique latine, j’en viens à me pencher sur deux écrivains yiddish dans un territoire frontalier fortement hispanisé : le Texas.
C’est là que je constate une heureuse coïncidence reflétant la curiosité étendue, érudite mais quelque peu hasardeuse, d’Apollinaire. Car si dans cette étude je considère le yiddish dans un poème d’Alcools, une autre pièce du même recueil, « Annie », commence par ces vers : « Sur la côte du Texas / Entre Mobile et Galveston […] ». Certes, Mobile se trouve plutôt dans l’Alabama, mais un des écrivains yiddish du Texas – Alexander Ziskind Gurwitz – entra aux États-Unis par le port de Galveston et s’établit ensuite à San Antonio. C’est la ville où je vis depuis plus de trente-cinq ans et où la Trinity University m’aura permis de mener à bien mes recherches.
Dans la partie de ce livre intitulée « Traductions », on trouvera cinq nouvelles yiddish en version française. Eu égard à l’exiguïté du lectorat 17yiddish – sauf dans des milieux hassidiques où la littérature laïque est étrangère aux préoccupations des adeptes – je suis convaincu, comme l’a maintes fois soutenu la yiddishisante Rachel Ertel, que l’accès aux œuvres, en dehors du monde des spécialistes, ne saurait être assuré que par la traduction. Qui plus est, traduire la langue parlée par des millions qui ont été exterminés devient presque un impératif moral pour quiconque est en mesure de le faire. En l’occurrence, il m’a semblé essentiel que le lecteur puisse facilement connaître, dans leur intégralité, quelques courts textes d’écrivains que j’étudie, dans l’espoir de démontrer que ceux-ci méritaient une scrupuleuse attention critique.
Conformément donc à la volonté, partagée par tant de yiddishisants, de rendre plus disponibles des œuvres écrites dans cette langue, je propose des nouvelles inédites tant en français qu’en anglais. Elles représentent divers aspects de la littérature yiddish produite en France et en Amérique latine. « Autour de Montparnasse » de Yosl Tsuker insiste sur l’obligation faite à l’écrivain immigré de s’exprimer dans sa langue d’origine. Au contraire, « Le Souci d’un père » de Wolf Wieviorka dépeint une nostalgie des origines devenue caricaturale du fait que l’ancien monde a suivi sa propre évolution. « En léthargie » d’Oser Warszawski, traduit par Bernard Vaisbrot, décrit l’intime conscience – et la salutaire inconscience – d’un Juif essayant d’échapper à ses geôliers sous l’Occupation. « Le Baron de Hirsch et les Étoiles » nous conduit en Argentine, dans les années où des colonies agricoles sur la pampa s’établissaient parallèlement au développement du foyer national juif en Palestine. Finalement, « Noël » du Cubain Abraham Josef Dubelman s’interroge sur l’accueil ambivalent fait aux Juifs dans des pays latino-américains où coexistaient, dans l’imaginaire populaire, les anciens préjugés catholiques, l’antisémitisme racial le plus moderne, et une vraie sympathie pour l’étranger exotique.
Ma reconnaissance va aux amis qui m’ont éclairé et encouragé : Santiago Basso, Jean Baumgarten, Bruno Chaouat, Malena Chinski, Guido Furci, Salim Jay, Carole Ksiazenicer-Matheron, Yitskhok Niborski, Henri Raczymow, Michaël de Saint-Chéron, Leona Toker – parmi tant d’autres, trop nombreux pour être tous nommés.
Je remercie la Trinity University du généreux soutien apporté à la publication de ce livre.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-11271-6
- EAN: 9782406112716
- ISSN: 2261-5903
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11271-6.p.0013
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-19-2021
- Language: French