Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Anne de France, Louise de Savoie, inventions d’un pouvoir au féminin
- Author: Crouzet (Denis)
- Pages: 11 to 21
- Collection: Library of Renaissance History, n° 11
Préface
À l’origine de ce livre, il y a la constatation des difficultés que rencontra en 1560-1561 Catherine de Médicis, veuve de roi et mère de rois, à verbaliser de manière précise l’autorité souveraine qu’elle voulait s’attribuer ou se faire reconnaître après la mort de François II, le flou sémantique de ses nominations qui oscillaient alors entre « gouvernante », « mère du roy », « mère du pays », ou « royne régente » (une nomination ne s’imposant vraiment qu’en 1574). Une forme d’instabilité ou de prudence dans la titulature qui semblait montrer que le système monarchique de la première modernité demeurait au travail sur lui-même pour ce qui était de la transition par le pouvoir féminin. Au point qu’il y eut une recherche savante de précédents historiques exemplaires qui fut mise en œuvre à la demande de la veuve d’Henri II, avec le recours à des paradigmes comme l’Artémise de Carie retrouvée par Nicolas Houel et scénographiée par Antoine Caron, ou Blanche de Castille qui fut l’objet d’un travail d’érudition confié à Jean du Tillet. Il ne fallait pas en rester là, il fallait remonter en amont jusqu’au tournant de la fin du xve siècle afin d’essayer d’identifier le capital de savoirs, de pratiques, de symboles, de mots dont avait pu bénéficier Catherine de Médicis pour parvenir à imposer son autorité en pleine crise religieuse, en des temps de concurrences factionnelles accentuées pour le contrôle de l’État royal. Il s’agissait donc de partir à la recherche d’une mémoire qui aurait été capitale dans sa prise de contrôle de l’autorité souveraine à partir de la fin de 1560 et pour aussi distinguer si ses titulatures ne renvoyaient pas à des enseignements de l’histoire, magister vitae, et donc à une prudence mimétique. En s’immergeant dans le passé de la monarchie française du tournant de la modernité, Aubrée Chapy-David, à partir de ce questionnement, propose une vaste enquête anthropologique et sémiologique sur un processus aussi savant qu’empirique, aussi intelligent que pensé et codé, de distinction et, pour reprendre son titre, d’« invention » d’un 12pouvoir au féminin. Son livre est une remarquable enquête sur les jeux, les techniques, les usages, les méthodes, les réseaux, les outils, les sphères d’application et donc d’implication par lesquelles, dans des séquences de possible fragilisation de l’autorité royale, minorité ou absence, deux femmes parvinrent à lutter contre les forces centrifuges et centripètes qui opéraient alors et qui refusaient d’accepter ce qu’elles présentaient comme un droit légitime.
D’où la construction d’une épistémologie qui est une machinerie permettant de ne rien laisser sur les marges de l’histoire et d’ausculter un « pouvoir au féminin » dans toutes ces facettes et dans toutes ses antinomies et spécificités. Et un des points fort du livre est que le pouvoir n’est pas autonomisé dans les séquences souvent improvisées de son exercice au féminin : il est postulé devoir être appréhendé en tant que symptôme et expression d’une procédure de construction non seulement de la « régence » moderne, mais aussi plus globalement de l’État qui aurait réalisé une mutation décisive dans les années de fin xve et début xvie siècles. Et il est observé que, dans cette histoire, les deux actrices que sont Anne de Beaujeu et Louise de Savoie interviennent en accumulant les tâtonnements, en multipliant les expérimentations et les innovations, en les interchangeant aussi selon les moments, selon les forces positives ou négatives auxquelles elles sont confrontées. Il y a certes une continuité entre ces deux actrices, mais chacune a ses propres techniques destinées à répondre aux contingences immédiates, et la seconde bénéficie des expérimentations de la première, qu’elle modifie ou amplifie par ailleurs. C’est-à-dire qu’Aubrée Chapy-David souligne avec force que le temps du pouvoir au féminin porte à une intensité sans doute plus forte un fait que signalait Denis Richet dans un article essentiel, qui est que la monarchie moderne est un « esprit », qu’elle est mobile par delà les institutions dont elle est dotée, qu’elle n’est pas statique mais en constante recomposition formelle ou idéologique. Dans les séquences à haut degré de tension que sont les prises ou les délégations de pouvoir par Anne de Beaujeu et Louise de Savoie, il y aurait peut-être alors plus que le fait d’un pouvoir au féminin, il y aurait aussi la mise en œuvre accélérée, avec des grossissements de focale dus à des circonstances souvent de crise, de certaines évolutions de la monarchie française.
La première partie du livre démontre excellemment l’opération à haut risque qu’est la captation du pouvoir. À haut risque parce que ces deux 13figures féminines ont ceci de commun d’avoir été très peu préparées à une intrusion dans la sphère politique, qu’elles se trouvent, surtout Anne de Beaujeu, devant un vide qui exige la construction d’un légalité ou plutôt d’un système des apparences de légalité qui passe par les États généraux. Le livre sur ce point est passionnant, signalant le travail préparatoire accompli par Louis XI qui, plutôt que de désigner, exclut. Ce fut en niant le besoin d’une régence qu’Anne de Beaujeu et son mari parvinrent à leur fin, Charles VIII étant déclaré dépositaire de la maxima auctoritas, pleinement souverain. Éviter une régence, c’était éviter Louis d’Orléans et le tour de force fut que Anne de Beaujeu se plaça en arrière de la scène pour mieux en contrôler la dramaturgie. Finalement, c’est en se cachant qu’elle prend le pouvoir, à la différence de Louise de Savoie avec laquelle se produit un phénomène d’accélération certain, polyvalent, concernant le langage, le droit, le politique, l’exaltation de la vertu, voire la symbolique.
La force d’Anne de Beaujeu a tenu dans le processus d’indétermination sur lequel elle joue, qui concerne autant les mots que les actions. Un pouvoir non normé donc. Selon Aubrée Chapy-David, Louise de Savoie se veut par contre la bénéficiaire d’un mouvement de long terme de renforcement de l’État, qu’elle prolonge et exploite à son profit, et on ne peut pas comprendre pourquoi François Ier décide de lui laisser « la regence gouvernement et totalle administration de mondit royaulme », si on ne fait pas référence à la nécessité de critérisation précise des fonctions étatiques qui est actualisée à son profit. L’analyse des prérogatives de Louise de Savoie est ensuite très bien menée, pour 1515 et pour 1523, où l’on voit l’extension des pouvoirs conférés de manière spectaculaire, jusqu’à 1527 qui serait une manière d’apogée de la régence qui s’identifie à un transfert de sacralité temporaire : « François Ier accorde à ce mode de gouvernement une légitimité nouvelle, la dépossédant de son caractère nébuleux et lui conférant une dimension institutionnelle et normative inédite ».
Mais ces prises de pouvoirs ainsi différenciées ne sont pas, selon Aubrée Chapy-David, sans s’inscrire dans des schémas conflictuels et donc dans des champs d’expressions du jeu politique qui sont disséqués à travers leurs acteurs mais aussi les discours qu’ils produisent : enjeux financiers, culture du ressentiment, coalitions d’intérêts expliquent, après la mort de Louis XI, la formation d’un parti des princes qui dispose d’un 14registre de légitimations, de techniques de pressions et de contraintes et qui, quand il doit se résoudre à la guerre, utilise le motif, résurgent du registre des techniques de pouvoir de Louis XI, du complot. C’est tout un ensemble d’arguments et de pratiques constitutifs de la culture et donc du langage politiques, qui sont excellemment scrutés, des ligues aux traités secrets, aux conjurations et tentatives d’enlèvement, de la thématique de la fidélité au roi à la topique de la défense du bien commun. Des arguments et des pratiques qui font partie d’une sorte de dictionnaire que les acteurs ont à leur disposition et qu’ils actualisent, selon des usages qui perdureront tout au long du xvie siècle et qui font que la politique est un jeu de variables sur les actes et les mots, avant tout, un fonctionnement ritualisé au sein duquel les protagonistes s’approprient et se désapproprient, par effet de nécessité de contre-positionnement, des logiques du discours et de l’action. Déjà se distingue la place accordée par les opposants à Anne de Beaujeu au discours, via l’épistolaire qui, pour Louis d’Orléans, est un moyen pour déstabiliser sur le plan de la sphère publique la dame de Beaujeu bien plus que son mari ; un indice qui souligne que, malgré la stratégie des apparences de cette dernière, malgré sa mise en absence, son adversaire sait que c’est elle qui est le cœur du système mis en place durant les États généraux. On est rentré déjà dans cette guerre des mots qui caractérise le xvie siècle, dont un des principaux motifs est la stigmatisation d’un pouvoir dévoyé parce que relevant d’une « auctorité privée » et donc agissant contre la Res publica. La lutte pour le pouvoir intègre une dimension médiatique intense et intensifiée et il est très significatif de voir que le registre des émotions est activé de manière privilégiée dans ce combat des mots, dans sa performativité, avec la haine qui est instrumentalisée par les protagonistes, surtout par le parti des princes contre la dame de Beaujeu. Aubrée Chapy-David donne en outre une analyse précieuse de l’approche du parlement dans les années 1515-1525, de la dénonciation du Grand conseil accusé de mettre à mal le royaume, polarisée sur une hostilité viscérale au chancelier Duprat, qui devient le paradigme du mauvais conseiller ouvrant à une revendication de la cour souveraine à une codétention de l’autorité avec Louise de Savoie, codétention contradictoire de l’approche royale. Et, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, Aubrée Chapy-David fait découvrir à son lecteur que le genre n’est qu’un argument ultime dans ce champ conflictuel.
15Elle l’entraîne ensuite dans l’examen des soutiens que Anne de France et Louise de Savoie instrumentalisent et également de la rhétorique de légitimation qui procède d’une mise en exergue de vertus personnelles : « les deux princesses semblent donc avoir puisé leur code de conduite politique dans l’observation attentive dès leur enfance des rouages et du fonctionnement du pouvoir à la cour de France et s’être inspirées de ce patrimoine de pratiques qui leur a été légué et dont elles perpétuent et entretiennent la “mémoire” par leur action gouvernementale » : « finesse » façonnée à partir des livres, sagesse et prudence, piété, charité, clémence, bénignité, amour, et aussi expérience. Pour Aubrée Chapy-David, le lien entre féminité et pouvoir se fait autour du motif axial de la dispensation d’un amour et la filiation avec Christine de Pisan est remarquablement retracée – amour qui légitime à la fois la présence et la décision politiques, amour maternel pour Louise de Savoie, amour inscrit dans le sang, avec la référence bourbonienne.
La seconde partie du livre fait glisser le lecteur de l’étude de la méthodologie de la prise de contrôle du pouvoir au processus dynamique de montage même et de fabrique du pouvoir, avec la question lancinante de savoir si ce montage et cette fabrication renvoient au facteur de l’identité féminine ou non. Il est rendu compte tout d’abord d’une conception quasi militaire : le pouvoir est présence tout d’abord, présence auprès du prince, même si pour Anne de France la présence se fait souvent en retrait, dans l’ombre, dans la mesure où elle fait tout pour donner le premier rôle à son mari ; présence qui s’accompagne d’une mise à l’écart, par différents modes de mise à distance, des opposants : exils, assassinats, etc. Pour Louise de Savoie, la présence est surtout symbolique, visant à incarner visuellement un roi absent dans le cadre d’une bipolarité : « Louise de Savoie est mue par la volonté de diffuser l’image d’une princesse hors norme mais elle collabore également amplement à l’élaboration d’une figure royale exceptionnelle, idéalisée voire sacralisée, autour de laquelle elle installe comme un halo qui tend à la rendre inatteignable… elle construit à la fois le personnage de la régente, en même temps qu’elle intensifie l’imaginaire qui entoure le roi… ». Excellentes sont les pages sur « un cœur en deux corps » et sur la trinité des Angoulême qui va jusqu’à un modèle d’union quasi mystique, excellentes encore les pages qui rattachent la fabrication du pouvoir à l’activation scénographique de vertus qui nient ce qui serait la fin même de la politique, l’exercice 16incontesté de l’autorité. Un paradoxe traverse la logique du politique. Posséder l’autorité, c’est donc projeter l’humilité sur la scène publique, ainsi avec le parlement, projeter aussi la prudence qui exige la feinte, la dissimulation parce que la gouvernante se doit de toujours anticiper sur la complexité des actions humaines et parce que la paix est la finalité de la gouvernance, qui ne peut être obtenue que par une sorte de mathématique raisonnée et donc nécessaire de la simulation : pour Louise de Savoie c’est une prudence relevant du Festina lente de l’antiquité, ou de l’allégorie de la fontaine de vertus de Jean Thenaud. Aubrée Chapy-David le souligne, le travail n’est pas seulement scénographique et donc comportemental, l’importance est donnée au discours : construire le pouvoir, c’est parler et maintenir une dynamique englobante de parole qui ne doit pas cesser d’exercer sa magie parce que les mots sont imaginés receler un pouvoir. Madame Concorde, Louise de Savoie, est de la sorte liée à Mercure, médiatrice de paix entre les cieux et les hommes, par des traités ou des rites de réconciliation, par le rétablissement du droit.
Puis le lecteur constatera qu’Aubrée Chapy-David avance avec une grande pertinence que le pouvoir au féminin ne se conçoit pas sans l’élaboration de réseaux mobilisés pour mettre en œuvre une défense et illustration de sa politique : Anne de Beaujeu a sans doute eu ici un rôle marqué par une création de ces réseaux, tandis que Louise de Savoie a eu l’avantage d’en avoir hérité. Le système de gouvernance repose alors sur un collage de forces autonomes qui convergent autour des deux actrices du jeu politique, des forces fidélisées par le don, par des traités d’alliance, par une stratégie de renforcement de la maison de Bourbon dans toutes ses branches et sous-branches jusque dans le mariage de Charles de Bourbon avec Suzanne, la fille de Pierre et Anne de Beaujeu. Un des développements le plus significatif est celui, reposant sur l’apport de correspondances souvent inédites, qui cherche à identifier les « hommes » de la dame de Beaujeu, dans les différentes positions stratégiques qui étaient les leurs. Construire la légitimité, c’est effectivement exclure les contestataires, mais surtout dispenser une économie de la faveur qui essaye de quadriller les lieux et les groupes socio-politiques d’influence.
D’où l’étude de la construction du pouvoir sous l’angle de sa conservation. Dans la continuité de la pensée de Christine de Pisan. Là encore le pouvoir exclut la solitude : son emprise est fondée sur une 17conceptualisation de la collaboration, plus ou moins difficile à mettre en œuvre, avec des acteurs politiques : parlement, corps de villes, membres du conseil du roi, université. Par là même, le droit intervient, qui transite par un gouvernement épistolaire, une constante « offensive épistolaire » qui consiste pour Anne de Beaujeu à donner la parole à Charles VIII dans des lettres circulaires – exigeant en retour de son « amour » le soutien des villes par exemple. Au conseil du roi, Aubrée Chapy-David réidentifie la stratégie de discrétion d’Anne de Beaujeu, et la puissance se déploie dans l’absence ; ce qui n’est pas le cas de Louise de Savoie, omniprésente, chef du conseil, protectrice du conseil. Louise de Savoie comme Anne de Beaujeu sont cependant soucieuses d’intégrer le parlement dans le jeu de décisions qui visent le bien commun parce que, sans justice et bonne justice, rien n’est possible. Et donc une Louise de Savoie qui intervient en continuité d’une dynamique donnée par Anne de Beaujeu.
Poursuivons en suivant la démonstration donnée dans la troisième partie : après l’investissement et l’emprise, la construction, la pratique pour le roi en minorité ou absence : un pouvoir exercé par substitution, mais un pouvoir qui nécessite un cœur et qui, parce qu’il s’exerce au nom du roi et par le roi, est soutenu par une modélisation « masculine ». Est en effet sollicitée une fusion du féminin et du masculin de la part de la femme qui reçoit ou s’approprie un pouvoir informel ou régent. C’est donc sur un processus d’identification et de repérage de la sphère des pouvoirs que se focalise l’attention. Avec en premier lieu, la problématique du dédoublement du pouvoir, voire de sa démultiplication. Le cas d’Anne de France est alors appréhendé dans sa singularité étonnante : tout gravite, ainsi qu’il a été présumé originellement, autour du paradoxe d’une dialectique présence/absence, pouvoir direct/pouvoir d’influence. Il s’agit pour la fille de Louis XI de créer un système de leurres, dont celui de la mise au premier plan de la scène du roi Charles VIII, afin en réalité d’être le cœur du système : ainsi elle confie la guerre à des hommes, mais elle est femme de guerre tandis que toutes les informations sont censées remonter jusqu’à elle et qu’il n’y a pas de décision qu’elle ne gère pas directement ou indirectement au motif double de la défense du service du roi et du bien commun.
Aubrée Chapy-David propose alors une réflexion serrée et dense sur les techniques d’exercice et de pratique de la res publica, sur les tensions 18conjuguées de pardon et de stigmatisation : « la raison politique ne permet pas la pitié, elle ne laisse même plus de marge à la négociation ». La haine est un outil du pouvoir, sans doute en liaison avec ce concept empirique de nécessité déjà valorisé au temps de Louis XI : est-ce un trait du pouvoir féminin de reposer sur cette ambivalence, ainsi que les opposants au pouvoir au féminin le donnent à entendre ? Sans doute non ! Mais il le devient effectivement sous la plume des adversaires des deux actrices de l’autorité monarchique. Dans cette optique, de bonnes pages sont composées à propos de la gouvernance diplomatique et donc d’un « système » de paix interne et externe au royaume, qui doit permettre de parvenir à un équilibre. Toujours dans la continuité de Louis XI sans doute. Également très significative est la distinction d’une posture médiatrice, après du roi, auprès du parlement, mais qui agit toujours de concert avec Pierre de Beaujeu pour ce qui est d’Anne de Beaujeu. S’il y a collaboration, voire parfois interchangeabilité entre Anne et son mari, il est frappant de noter que « la politique de Pierre de Beaujeu demeure globalement cloisonnée à ses prérogatives traditionnelles, calquées sur le gouvernement masculin tel que l’exerce le roi… Anne de France s’approprie pour sa part le pouvoir dans sa dimension globale, c’est-à-dire à la fois masculine et féminine ». Il y a donc le paradoxe d’une Anne qui ne possède que la tutelle de son frère, mais qui est surpuissante : « si les actes préparatoires à une prise de décision sont confiés à Pierre de Beaujeu, l’action exécutive ultime revient à son épouse qui valide en dernier ressort. Cette sorte d’équilibre semble convenir à Anne qui gouverne à travers son époux puis, à la mort de ce dernier, à travers son gendre…
Ce pouvoir décisionnel pratiqué en couple est non seulement constitutif de ce pouvoir informel mais il en est la condition, à la différence de celui de Louise de Savoie ». Les moyens mis en œuvre pour saisir ce que furent les régences de Louise de Savoie sont très bien restitués, avec de précieux tableaux cherchant à thématiser les actes royaux émis par François Ier et Louise de Savoie pendant la seconde régence, un immense pouvoir intégrateur de toutes les sphères de la décision, un pouvoir global et englobant : financier, religieux, policier, diplomatique. Aubrée Chapy-David discerne donc la trame d’un pouvoir absolu, ou du moins que « l’on pourrait qualifier d’absolu ». Et ce pouvoir s’exprime en son absoluité dans les relations avec le parlement quand le cas Duprat 19entre en compte. La régente procède par identification au roi et donc remettre en cause son autorité revient à remettre en cause un roi qui est imago Deitatis. Chaque régence est cernée comme un moment mobile d’adaptation aux conditions immédiates sous le motif de la défense du service du roi : et alors, du fait de ce basculement dans le double d’un pouvoir masculin, Aubrée Chapy-David isole excellemment les spécificités des deux femmes, dans une surpuissance systémique dont témoigne la formule « le roi et Madame ». Mais il ne faut pas voir là, selon elle, une parenthèse dans l’histoire de l’État royal, car toutes deux, Anne et Louise, agissent en prolongement d’une dynamique de promotion de l’État royal face à des forces centrifuges ou à des cours souveraines, mais différenciellement : on passerait ainsi de l’exercice d’« un pouvoir relativement tempéré et participatif de la dame de Beaujeu qui coopère avec les grands corps de l’État à la pratique d’un pouvoir qui tend à devenir absolu et plus personnel avec Louise de Savoie », un pouvoir inscrit dans le fait qu’il y a « esprit des institutions » pour reprendre une autre formule de Denis Richet, mais que cet esprit est malléable ; un pouvoir reflétant le tournant de 1515, mais que peut-être il faudrait analyser sous l’angle d’une projection de la revendication de François Ier à une sursacralité.
L’identité féminine du pouvoir est alors la grande question qui polarise l’attention d’Aubrée Chapy-David : y a-t-il eu royaume de « fémynie » à l’occasion de ces exercices à la fois empiriques et systématisés de pouvoir ? La tradition relevant de la pensée de Christine de Pisan peut-elle être appréciée dans l’invention de leurs gouvernances ? Pour tenter de répondre à ces interrogations, Aubrée Chapy-David scrute les champs d’exercice de la grâce et de la paix dans lesquels, comme plus tard il en sera pour Catherine de Médicis, la quête d’unions matrimoniales vise à la recherche de la grandeur du royaume et surtout de sa mise sous protection de possibles crises externes ou internes. Remarquables sont les pages consacrées à la titulature et à la signature, à la mission d’éducatrice conceptualisée sur le paradigme de Blanche de Castille. Est valorisé un ethos de la maternité qui s’articule à une cour des dames construite sur la convergence de réseaux féminins, qui sont identifiés à travers une collection de figures comme des outils politiques. L’amicitia est une vertu qui est aussi féminine et qui se projette dans l’épistolaire. Très significative est l’étude, alors, des lettres de Frédéric Gonzague qui 20permettent à Aubrée Chapy-David de dessiner les contours et la structure d’un espace curial qui est d’abord un espace de communication et donc de neutralisation des passions par la parole et les affects, le lieu où, par la parole, est recherchée la concorde. Ceci en anticipation de la cour de Catherine de Médicis qui peut-être eut, de manière complémentaire, comme outil idéologique le Cortegiano de Castiglione. La cour féminine est pensée comme un espace dépassionné destiné à projeter dans la sphère nobiliaire la vertu d’Anne ou de Louise.
Et il est alors logique que la réflexion s’oriente vers la scénographie de l’autorité, qui traduirait l’invention d’un « personnage curial inédit (…) reflet et expression de sa puissance politique ». Cette mise en scène est d’abord publicisée dans le cadre cérémonial : sont ainsi inventoriées successivement les questions de préséances, de respect des usages protocolaires, de domination symbolique, d’intrusion de Louise de Savoie dans les occasions cérémonielles et festives. C’est encore Louise de Savoie qui est comparée à Junon, tenant le lys et réduisant les ennemis du royaume, réglant le sacre de Claude de France minutieusement et se montrant une des quatre veuves correspondant chacune à une des quatre vertus cardinales. C’est Anne de France qui intervient en metteuse en scène des funérailles de Pierre de Beaujeu ; qui exalte la lignée de saint Louis, tandis que Louise de Savoie demande à Étienne Le Blanc de composer la Genealogie de la maison de Bourbon afin d’authentifier ses propres origines royales. C’est Anne de France cherchant à inscrire la durée de son pouvoir dans l’histoire, remontant jusqu’à sainte Clothilde et Jeanne d’Arc pour se positionner dans une succession, tandis que Louise de Savoie préfère faire exalter Blanche de Castille à travers la distinction d’une triple parenté, de sang, intellectuelle et politique.
Le discours est destiné à fabriquer des idéalités de la figure féminine : Anne de Beaujeu « mirouer des dames », capitalisant toutes les vertus, et surtout Louise de Savoie comparée à la Vierge. Surgissent de multiples figures référentielles, des preuses Esther ou Judith, à l’Espérance, qui annonce à travers Louise de Savoie un âge d’or à venir. Au cœur du discours et de son appareillage sémiologique, surgit un imaginaire providentialiste qui suggère que Anne de Beaujeu est inspirée par Dieu pour transformer le royaume en « vergier » d’espérance, tandis que Louise se fait imaginer en la personnification d’une femme ailée tenant le gouvernail du royaume, envoyée elle aussi par Dieu. C’est-à-dire qu’il 21est procédé à une accommodation féminine de la mystique du pouvoir au moment même où cette dernière connaît une surdensification dans l’exaltation d’un sang sacré. Ou plutôt l’on peut se demander si ce ne sont Anne de France ou Louise de Savoie qui ont donné une impulsion décisive à cette surdensification, à travers leurs usages accentués d’une symbolique qui participait de la légitimation de ce qui était encore, avant elles, un pouvoir improbable.
Si l’on voulait donc caractériser la trame de ce très beau livre, cumulant les vertus de finesse et de sapientia, il faudrait insister sur l’aventure de ces deux femmes pour faire sortir de l’improbable, de l’indétermination, une autorité qu’elles jugeaient leur revenir de droit, peut-être autant parce qu’elles étaient pour l’une fille et sœur de rois, pour l’autre mère de roi que parce qu’elles étaient assurées que leur vertu de femme était plus apte à défendre et promouvoir le bien commun de la res publica, dans un monde sans cesse traversé par les passions des hommes, ambition, cupidité, égoïsme… Pour contrer cette indétermination, pour créer une légitimité et donc une aequitas de l’autorité qu’elles revendiquaient, elles eurent peut-être comme fil conducteur la métaphore éthique de la règle de plomb de Lesbos de l’Éthique à Nicomaque, l’image d’une pratique de l’autorité juste s’adaptant et se réadaptant sans cesse aux hommes et aux événements : au sens où « de l’indéterminé il n’est de règle qu’indéterminée » (V, 14, 1137 b 29-30)…
Denis Crouzet
Université Paris-Sorbonne
- CLIL theme: 3387 -- HISTOIRE -- Renaissance
- ISBN: 978-2-406-05788-8
- EAN: 9782406057888
- ISSN: 2264-4296
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-05788-8.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-30-2016
- Language: French