Avant-propos
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: André Suarès, écrivain de la Méditerranée
- Author: Murat (Michel)
- Pages: 7 to 9
- Collection: Encounters, n° 573
- Series: Twentieth and twenty-first century literature, n° 45
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Avant-propos
Pour parler d’André Suarès, écrivain de la Méditerranée, notre projet initial était de nous rendre sur place, dans l’espace méditerranéen, et de nous réunir à la Villa Finaly de Florence. Les Finaly étaient des juifs d’Europe centrale, de même que les Suarès étaient des juifs portugais ; l’Italie et la France – l’Université de Paris étant légataire de la Villa – leur avaient offert, et nous offraient, un lieu de rencontre approprié. L’épidémie de covid a eu raison de ces beaux projets, et le colloque dont nous rassemblons les actes dans ce volume, après avoir été plusieurs fois reporté, s’est tenu dans le Quartier latin, à quelques encablures de la rue Cassette qui fut le havre parisien de Suarès : habent sua fata libelli.
Mais André Suarès est-il un écrivain de la Méditerranée ? La réponse n’est pas simple. Pensons à l’histoire de sa famille : elle suit un arc méditerranéen, du Portugal à Livourne, sur la côte ligure, où s’était établi le grand-père, puis à Marseille. C’est à Marseille que Suarès est né, qu’il a grandi, et qu’il s’est pour ainsi dire inventé lui-même, dans une grande solitude, lorsqu’il y est revenu auprès de son père. Mais de cet arc bandé ne sort aucune flèche ; les origines juives sont enfouies, reniées. L’idée suarésienne de la Méditerranée se déploie par-dessus ce non-dit, bien que la judéité ressorte parfois comme à travers une faille. Des trois capitales symboliques de la Méditerranée, Rome, Athènes et Jérusalem, la dernière est presque absente ; aucun itinéraire n’y conduit. Athènes, d’où émane tout le rayonnement, n’a jamais été visitée par Suarès, si bien que rien n’en compromet l’image (il y aurait vu peut-être une ville turque, comme Salonique, surmontée d’une ville moderne, comme Milan ou Madrid). Il a vu Rome, et admiré la ville des papes, notre Rome baroque ; mais il déteste, aussi fort que la Camille d’Horace pouvait l’exécrer, l’idée de Rome, et cet Empire dont l’Italie de Mussolini se veut la résurrection, alors qu’elle n’en est que la parodie bouffonne. Le spectacle de la beauté, les exigences du cœur et les leçons de l’histoire ne coïncident presque jamais ; tout est partagé. Mais ce partage – cette impureté des choses – en même temps qu’il alimente le feu de l’idéalisation, rappelle 8à notre attention la réalité sordide ; parfois il ménage entre les deux des moments suspendus, magiques ; il ne faut pas le regretter.
Suarès nous montre une Méditerranée restreinte, européenne, qui va de la péninsule ibérique à la Sicile. La Sicile est déjà africaine, et les temples grecs sont là comme des rochers battus par les eaux noires et par le vent mauvais du sud. C’est aussi une Méditerranée vue de la terre, miéterrane aime-t-il dire. Suarès n’a pas voyagé sur la mer vineuse, et ses textes ne nous invitent pas même au cabotage. Mais ports et rivages ouvrent sur un horizon marin – et même lointain, par le truchement de son frère Jean ; ils sont, comme dans le poème de Baudelaire, une invitation au voyage.
La géographie suarésienne s’organise autour de trois pôles principaux. Il y a les villes italiennes, Florence et Sienne, et avec elle Venise, qui est tournée vers l’Orient. Ce sont les étapes principales du Voyage du Condottière, sans cesse repris et laissé inachevé. Il y a la Provence, à la fois grecque et romane, dans l’odeur de laquelle se sublime l’essence de la Méditerranée. Et il y a Marseille, qui, malgré qu’il en ait, est sa ville. Les cités italiennes – s’il faut le résumer d’un mot – sont les lieux de la culture, à la fois art et manière de vivre ; la Provence est dépositaire d’une identité immémoriale, intacte depuis l’Odyssée ; Marseille, malgré son antiquité, est une ville moderne (de même que Milan), une modernité que Suarès déteste mais qui le fascine parce qu’elle est un vrai visage de la vie.
Suarès n’est certes pas un touriste, mot qui avait encore sa résonance anglaise. Il est à peine un voyageur : où sont les auberges, les rencontres, tout ce qui faisait la matière du Voyage sentimental de Sterne ? Il n’est pas davantage un historien, encore moins un historien de l’art – l’histoire de l’art ne peut être que celle de sa décadence. Le seul terme qui convienne est celui d’écrivain. Des trois mots que Stendhal avait choisis pour sa tombe : Visse, scrisse, amo, il n’a vraiment compris que le second.
Que fait-il de sa Méditerranée ? Il la crée dans des livres. Parfois il travaille à leur illustration, comme le montrent ses relations avec Gustave Fayet. Parfois ce ne sont pas même des livres, mais des fragments ébauchés, des rêveries poursuivies, des attitudes. Comme l’araignée sacrée dont parlait Mallarmé, il se tient immobile au centre de sa toile ; tout ce dont il parle se transforme en sa propre substance. Mais tout ce dont il parle n’est pas tiré de lui ; car il regarde, il respire, il écoute, et ses perceptions sont aiguisées. Et il lit beaucoup. Lire et écrire (et jouer 9de la musique) sont pour lui les vraies forme de l’otium, une idée dont Horace avait fait l’éloge et qu’il a transformée pour son propre compte, sans cesser d’y voir la seule activité digne d’un homme libre.
On pourrait penser que la force et la faiblesse de Suarès viennent de ce qu’il n’a d’autres préjugés que les siens. Ce n’est que partiellement exact. Son classicisme est mêlé d’influences et lourd d’héritages. Sur bien des points, comme l’art de la Renaissance, il est tributaire, plus qu’il ne le reconnaît, du savoir et des opinions de son temps. Le cas de Marseille est sur ce point frappant : la vue qu’il s’en forme n’est pas si différente de celle de Gabriel Audisio, et pourtant celui-ci croit l’aimer sans réticence, alors que Suarès ne cesse d’osciller entre admiration et exaspération. Il arrive qu’il juge à rebours de l’opinion courante, et qu’il nous semble avoir déjà notre goût : cependant préférer Monteverdi à Donizetti, n’est-ce pas seulement un autre goût, peut-être un autre préjugé ? Mais il est toujours sensible à la vraie grandeur, et à son pouvoir de rupture ; ses admirations l’honorent.
On ne trouvera dans ce livre rien d’autre que la Méditerranée de Suarès, et encore pas toute, puisque l’Espagne est en retrait. Mais on y trouvera toutes les manières dont il la fait sienne, à travers des prismes très différents. Tantôt c’est une idée, ou un moment de l’esprit ; tantôt c’est un moment clé de l’expérience, comme les années de réclusion à Marseille ; tantôt c’est un compagnonnage, comme avec Gustave Fayet, ou une amitié généreuse et jalouse comme celle de D’Annunzio ; tantôt ce sont les feuillets d’un livre rêvé, comme celui sur la Provence ; tantôt ce sont des lieux, une ville comme Milan, les rivages et les ports. Tous portent sa marque, mais aucun n’est fermé : pour nous aussi, c’est une invitation au voyage.
Pour enrichir ce volume, nous avons joint aux contributions du colloque des textes inédits, prélevés dans les Carnets, qui entrent en résonance avec elles. Nous avons également, à l’attention des étudiants, des érudits et des curieux, mis à jour l’état des publications posthumes de Suarès et des recherches critiques qui lui sont consacrées.
Michel Murat
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-14488-5
- EAN: 9782406144885
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14488-5.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-19-2023
- Language: French
- Keyword: Géographie, art, culture, création littéraire, classicisme