Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: André Gide, aujourd’hui et plus que jamais Et nunc manet in vobis
- Pages: 9 to 11
- Collection: The Gide Collection, n° 8
Avant-propos
Et nunc manet in vobis, ce titre paraphrase Et nunc manet in te, le titre du petit livre qu’André Gide a consacré à la mémoire de son épouse. Par ce nouveau titre, je convie à mon tour les lecteurs à cultiver le souvenir d’André Gide et de son œuvre, à les garder vivants en eux. Bien sûr, la phrase latine est plus compliquée qu’elle n’en a l’air, comme je l’explique en détail dans le premier chapitre. Mais l’idée générale est bien celle-ci : il est urgent de lire Gide ! Il est urgent pour les lecteurs de Gide de retenir et de maintenir en eux ce que Gide pourrait leur apprendre ! Il faut souligner la fragilité du souvenir, et trouver des motivations pour protéger la mémoire de ce qui nous est cher.
Aujourd’hui, dans le naufrage de la culture classique, les grands auteurs du passé, même d’un passé récent, ne peuvent plus être lus sans l’aide d’un enseignement qui en explicite le contexte et le sens : Histoire, Histoire des mœurs et des idées, Histoire de la langue (car, sous l’effet de l’électronique, la langue évolue plus vite qu’elle n’a jamais fait), œuvres littéraires contemporaines, etc. Cela explique sans doute que tant d’œuvres magnifiques ne soient plus guère connues. Et que l’oubli règne désormais sur ce qui avait tant ému nos grands-parents.
La mémoire de Gide, plus qu’une autre, a souffert de cette malédiction. L’on cite encore négligemment Sartre ou Camus parmi nos grands écrivains du siècle dernier. Peu pensent à Gide. Et rares sont ceux de nos jeunes capables d’imaginer le moins du monde à quel point Gide fut célèbre dans sa vieillesse !
C’est bien dommage, car l’enseignement de Gide n’a pas pris une ride. Il peut apporter à toutes les générations un art de penser, et un art de vivre libérateurs, efficaces. Parce qu’il ne nous a jamais dit que penser, mais seulement comment penser, et parce que nous devons selon lui être seuls juges de nos pensées, Gide incite à l’autonomie morale, à la responsabilité, et au courage. Et nulle époque n’est plus avide d’un tel enseignement, qu’une époque régie par la « pensée unique », et la 10censure inavouée. À l’époque de Gide, cela s’appelait la « bien-pensance », et se situait à droite. À notre époque, on parle de « rectitude politique », et celle-ci est orientée à gauche. En tout cas, cette prétendue rectitude n’est pas moins redoutable ni moins maligne que la pensée certifiée bonne d’autrefois…
J’ai donné des cours sur Gide pendant de longues années. J’en ai toujours retiré beaucoup de plaisir, car les étudiants, assez ignorants au départ, ont toujours fort bien réagi. Ils ont pris du plaisir, eux aussi, et ils m’ont été reconnaissants de cette découverte. Bien des choses expliquent le succès de Gide auprès de ceux qui prennent la peine de le connaître. L’émotion qui se dégage de ses récits (il est difficile de garder les yeux secs en lisant l’épilogue de La Porte étroite) ; la beauté d’un style aussi limpide que châtié, et suggestif ; l’humour omniprésent, ou la franche cocasserie des soties ; le courage et la générosité d’un écrivain qui ne se cache pas derrière son œuvre, mais qui s’expose, cherchant à communiquer avec le lecteur, voulant lui léguer des armes pour surmonter les peines et les échecs ; le fait que la moindre remarque anecdotique jetée dans son Journal soit intéressante, et donne à réfléchir…
Pour souligner tout cela, j’ai repris des articles et des conférences que j’avais rédigés au fil des années pour des revues ou pour des colloques. J’y ai ajouté deux inédits, et un texte de présentation, plus long que chacun des autres chapitres, que j’ai écrit récemment, pour indiquer ce que j’estime dans l’œuvre de Gide, et ma façon de travailler.
Les chapitres juxtaposés ici sont très divers. Certains sont assez ardus, et d’autres sont bien plus faciles à lire. Certains s’adressent à des spécialistes de Gide, et d’autres à des amateurs de toute littérature francophone. Certains envisagent des aspects caractéristiques de l’œuvre entière. Certains analysent des œuvres particulières (Paludes, Les Nourritures terrestres, Philoctète, La Porte étroite, L’École des femmes, Robert, Geneviève, Et nunc manet in te, Ainsi soit-il ou Les Jeux sont faits), ou bien des sujets de réflexion particuliers (le mariage, la vieillesse).
Mais chacun tente de mettre en lumière une facette qui n’a pas toujours été valorisée par tous les critiques. On a souvent vu en Gide un immoraliste (tel un de ses personnages), un pervertisseur de jeunes gens, un jouisseur, un esthète, un homme épris de beauté impersonnelle, ou alors épris de soi-même, un homme qui cède aux tentations pour s’en débarrasser, un frère jumeau de Lafcadio dans sa jeunesse, un vieillard 11libidineux plus tard. Or, à mon avis, c’était un homme très soucieux d’autrui, très délicat et très scrupuleux. Je l’ai montré, de chapitre en chapitre. Trop fameuse est la phrase de Gide : « Le point de vue esthétique est le seul où il faille se placer, pour parler de mon œuvre sainement » (Journal, 23 avril 1918). J’ai essayé assidûment d’établir qu’il n’y a pas lieu de prendre cette phrase au pied de la lettre, et qu’il vaut mieux rattacher l’« esthétique » à son étymologie : le « sentiment ». C’est une forme d’idéal, bien plus proche de ce que nous appelons couramment « morale » que l’« éthique », c’est-à-dire les usages entrés dans les mœurs, et devenus obligatoires, imposés… Et cela s’applique à tout ce qui a passionné Gide. Quand j’ai fait ma conférence sur le mariage selon Gide, je savais que je soulèverais des protestations, en présentant Gide d’emblée comme un « spécialiste du mariage », et un bon candidat à exercer l’activité de conseiller conjugal ! Et toute la salle a bien ri, en effet, à ce moment ! Pourtant, le reste de mes propos a démontré (je l’espère !) que Gide avait énormément réfléchi sur le sujet, observé son propre couple, mais aussi celui de ses amis et connaissances, que ses proches avaient plusieurs fois eu recours à ses conseils en la matière… et qu’il avait exprimé à ce sujet des maximes fort intéressantes, toutes inspirées de la responsabilité et de l’exigence.
J’ai toujours tenté de montrer que Gide, ce gourou sans doctrine, écrivit et vécut continuellement guidé par le souci d’autrui, par le souci de ses lecteurs notamment, et que, plus que n’importe qui d’autre, il peut s’avérer aujourd’hui un grand maître ès-arts de vivre, un maître, non (seulement) pour en faire de brillantes thèses, mais d’abord pour améliorer la valeur de nos existences, un maître non scholae, sed vitae…
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-07781-7
- EAN: 9782406077817
- ISSN: 2494-4890
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07781-7.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-21-2018
- Language: French