Introduction de la première partie
- Publication type: Book chapter
- Book: Anatomie du « mauvais goût » (1628-1730)
- Pages: 33 to 36
- Collection: Reading the Seventeenth Century, n° 72
Introduction de la première partie
Le Trésor de la Langue Française informatisé définit aujourd’hui le goût au sens figuré comme « la faculté psychique de discernement analogue au sens du goût », le bon goût comme l’aptitude à percevoir le beau et le mauvais goût comme « l’incapacité de distinguer le beau du laid ». Le Littré, un siècle avant le Trésor de la Langue Française, ne donnait pas exactement la même définition du mauvais goût, définissant le goût au sens figuré comme la « faculté toute spontanée, qui précède la réflexion, que tout le monde possède mais qui est différente chez chacun, et qui fait apprécier les beautés et les défauts dans les ouvrages d’esprit et dans les productions des arts, comme le goût fait apprécier les saveurs bonnes et mauvaises ». Trois différences d’importance apparaissent déjà entre ces deux définitions. Premièrement, par rapport à la définition du TLF, la définition du Littré fait figurer un sème en plus, le caractère intuitif : le goût n’est pas simplement un discernement, un jugement, mais un prompt discernement. Deuxièmement, Littré donne comme sens figuré de goût « inclination qu’on a pour certaines choses et plaisir qu’on y trouve », alors que le sème du plaisir n’apparaît plus dans le TLF où le bon et le mauvais goût sont exclusivement des jugements et des discernements. Troisièmement, le mauvais goût est défini dans le Littré comme l’absence de la faculté permettant de discerner l’à propos, la convenance. Ce n’est plus, comme dans le TLF, la confusion entre la beauté et la laideur, mais entre ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas, l’adéquat et l’inadéquat. Le mauvais goût est alors ce qui est inadapté, comme le montre l’exemple donné par Littré : « Il eût été de mauvais goût d’insister ». Entre le xixe et le xxe siècle, la définition lexicographique du goût au sens figuré s’est ainsi simplifiée et appauvrie, et ont été perdus les sèmes de rapidité intuitive, de plaisir et de convenance.
Si on poursuit l’enquête à rebours, on trouve également dans les dictionnaires du xviiie siècle des acceptions de goût qui disparaissent 34au siècle suivant. Le Dictionnaire de l’Académie Française de 1762, par rapport à Littré, fait figurer un autre sens figuré de goût, celui, issu du domaine de la peinture, de « manière » : « goût se dit aussi de la manière dont une chose est faite et du caractère particulier de quelque ouvrage. Ce meuble est de bon goût, de mauvais goût ». À la même époque, le Dictionnaire critique de la langue française de Féraud (1787-1788) consacre une longue notice au bon/mauvais goût au sens figuré, en précisant qu’« on borne la sphère du bon sens aux choses plus sensibles, et le bon goût à des objets plus fins et plus relevés (comme les ouvrages d’esprit) ». Les ouvrages d’esprit, à la différence des ouvrages de l’esprit, désignent spécifiquement les compositions des gens de lettres, soit en prose, soit en vers1. Peinture, ébénisterie, littérature : dans la deuxième moitié du xviiie siècle, le goût selon les dictionnaires de l’Académie Française et de Féraud s’applique donc spécifiquement au domaine des Belles-Lettres et des Beaux-Arts, au domaine esthétique, et il se situe non plus uniquement du côté du sujet (comme c’est le cas dans les définitions du Littré et du TLF) mais aussi du côté de l’objet : l’objet d’art et le texte littéraire sont le dessein/dessin de l’artiste ou de l’écrivain et en cela marqués au coin de son goût.
Au xviie siècle, le dictionnaire de Furetière définit le goût au sens propre comme (1) le sens qui est ordonné par la nature pour discerner les saveurs ; (2) l’envie qu’on a de boire et de manger ; (3) la qualité de la chose qu’on goûte (« Les sauces de trop haut goût sont nuisibles à la santé »). Au sens figuré, Furetière distingue trois acceptions : (1) « Goût se dit figurément en morale des jugements de l’esprit » Les manières de cet homme-là sont au goût de tout le monde. Cet esprit a le goût fin. M. Blondel a fait un traité du bon goût dans son livre d’architecture. (2) le goût désigne le produit des jugements de l’esprit, ouvrages d’architecture, de sculpture, de peinture ou de poésie (même si Furetière ne donne pas d’exemple de ce dernier art) : « Goût se dit aussi des bâtiments, des statues, des tableaux. Le goût des Grecs a été le meilleur pour les bâtiments. Les uns ont le goût des tableaux de Poussin, les autres de Rubens ». En un sens proche, le goût peut désigner la manière dont l’œuvre artistique ou littéraire est faite, et Furetière précise ainsi : « On confond quelquefois ce mot [goût]35avec manière et l’on dit voilà un ouvrage de grande manière, pour dire de grand goût ». (3) « Goût se dit aussi, précise Furetière, pour marquer qu’un homme n’aime point quelque chose. Il n’a point de goût pour les vers, la musique, il n’en est point touché, ou il ne s’y connaît point ». Jugement, plaisir, domaine artistique et littéraire, les trois sèmes figurent donc dans le dictionnaire de Furetière. Ils figuraient de même, quoique de façon plus laconique, dans le dictionnaire de Richelet paru dix ans avant celui de Furetière, qui indique :
ce mot [goût] au figuré a un usage fort étendu. Avoir le goût bon, c’est aimer ce qui est bon. Se faire le goût aux ouvrages antiques. Homme de bon goût, homme de mauvais goût, c’est-à-dire qui juge bien ou mal des choses. Trouver une chose à son goût (Molière), c’est-à-dire à sa fantaisie. Le goût de Paris s’est trouvé conforme au goût d’Athènes (Racine).
Goût, terme de peinture : idée qui suit l’inclination que les peintres ont pour certaines choses, manière. Voilà un ouvrage de grand goût, pour dire que tout y est grand et noble, bien prononcé et bien dessiné (De Piles).
En 1694, le dictionnaire de l’Académie Française rejoint celui de Furetière et le goût au sens figuré est présenté en premier lieu comme un « discernement », puis comme une inclination, une forme d’amour (Il n’a pas de goût pour les vers, pour la musique. Est proposé comme synonyme de cette acception le terme de sensibilité), le champ d’application de ce jugement étant de préférence celui des arts et des lettres. Comme dans le dictionnaire de Furetière aussi, le goût peut concerner l’objet sur lequel l’esprit humain s’est exercé, en littérature (les pointes et les jeux de mots dans les pièces d’éloquence sont d’un méchant goût) mais aussi en peinture, en sculpture ou en ébénisterie. En somme, au xviie siècle, le goût, d’après les trois dictionnaires exclusivement en langue française, est, au sens figuré, une faculté de juger, un discernement, qui est lié au plaisir, et qui s’applique plutôt (mais non pas exclusivement) au domaine des Beaux-Arts et des Belles Lettres. L’expression mauvais goût apparaît explicitement chez Richelet, qui donne pour exemple un homme de mauvais goût, et dans le dictionnaire de l’Académie Française (c’est avoir le goût fort mauvais de trouver de l’esprit à cela. Ce meuble est de mauvais goût) mais non chez Furetière. Richelet précise d’ailleurs, à la différence des deux autres dictionnaires, que goût au sens figuré a un usage « fort étendu ». D’un usage de goût qui n’est pas le sens propre témoignait déjà timidement la langue du xvie siècle, où goust peut avoir 36le sens de « plaisir », comme dans les expressions [être]de goust : « être agréable », venir à goust : « plaire2 ». Nicot, au tournant du xvie et du xviie siècle, signale ainsi, à côté de nombreuses expressions où goût a son sens propre, il a fort bon goût, qu’il traduit en latin par sapit jucundissime (sapere signifiant aussi bien « sentir par le sens du goût » qu’au figuré « avoir du jugement »)3.
Deux grands silences figurent dès lors en creux des définitions proposées au xviie siècle : (1) depuis quand, pour reprendre l’expression de Richelet, « le mot goût au sens figuré a-t-il un usage fort étendu » ? Quelle est donc l’histoire du mot goût et de sa métaphorisation dans la langue ? (2) on ne sait pas chez Richelet en quoi l’homme de mauvais goût est un homme qui juge mal. Pourquoi juge-t-il mal ? Que confond-il ? De même, si l’ouvrage de mauvais goût est le fruit de celui qui juge et exécute mal, on ne sait pas exactement en quoi l’ouvrage est mal exécuté. Comment s’effectue le jugement de goût, et quel est son rapport au plaisir ? Le plaisir fonde-t-il le jugement ou n’en est-il qu’un indice, une manifestation somme toute secondaire ? Cette seconde question engage en particulier ce que recouvre l’expression mauvais goût : si avoir le goût bon signifie aimer ce qui est bon, le mauvais goût consiste-t-il à aimer ce qui est mauvais (laid et/ou immoral) ou à ne pas aimer ce qui est bon ? Dans la première hypothèse, le mauvais goût est une erreur de jugement mêlée d’un plaisir pervers ; dans la seconde, il est une incapacité à sentir et à éprouver le plaisir de la sensation, ce que la médecine nomme l’agueusie et ce qui, quand il s’agit des ouvrages d’esprit, est une forme d’insensibilité littéraire que le xviie siècle nomme dégoût.
C’est à essayer d’expliquer ces deux grands silences que s’emploieront les deux chapitres de cette première partie.
1 « Tout ce que les hommes inventent dans les arts et dans les sciences est un ouvrage de l’esprit ; les compositions des gens de lettres, soit en prose, soit en vers, sont des ouvrages d’esprit », Bouhours, cité par É. Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1863, tome second, première partie, p. 889, s. v. Ouvrage.
2 Huguet, Dictionnaire de la langue française du xvie siècle, Paris, Didier, 1950, t. IV, p. 348, s. v. Goust.
3 J. Nicot, Le Thresor de la langue francoyse, tant ancienne que moderne, Paris, D. Douceur, 1606, p. 317, s. v. Goust.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-11395-9
- EAN: 9782406113959
- ISSN: 2257-915X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-11395-9.p.0033
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-27-2021
- Language: French