Préface à la première édition (1880) [par Otto von Gierke]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Althusius et le développement des théories politiques du droit naturel
- Pages : 93 à 95
- Collection : Bibliothèque de la pensée juridique, n° 17
Préface à la première édition (1880)
[par Otto von Gierke]
La première partie de cette étude a été présentée le 3 août 1879 en l’honneur de l’éminent théoricien du droit et de la politique auquel je dédie ce livre, lors de la célébration du cinquantième anniversaire de son doctorat qui avait été organisée par la Faculté de droit de l’Université de Breslau. Il y est question de la vie et de l’œuvre d’un savant allemand quasiment tombé dans l’oubli, dont la théorie politique, selon l’auteur du présent ouvrage, mérite une place de tout premier plan dans l’histoire de la science politique. L’importance des écrits juridiques de ce savant pour l’histoire du droit y est également mise en avant.
D’après le plan que nous annoncions à la fin de notre étude en l’honneur de Bluntschli, une seconde partie devait traiter de la façon dont les concepts fondamentaux de la politique de Johannes Althusius se sont développés après lui. L’enquête sur la provenance et le développement de certaines idées clés de la pensée politique devait aboutir à une exposition génétique du système de pensée important que l’on désigne sous le nom de « théories politiques du droit naturel ». Nous devions accorder une attention particulière à l’apport des Allemands dans cette tradition intellectuelle qui s’étend sur plus de cinq cents ans.
C’est ce plan qui a été réalisé ici. Comme il arrive souvent, la seconde partie a pris une ampleur qui excède de beaucoup ce qui était prévu au départ. Et pourtant cette étude ne présente qu’un fragment de la vaste histoire de la pensée humaine.
L’enquête ne remonte pas en deçà des théories politiques du Moyen Âge. Elle suppose la connaissance des deux mondes intellectuels que ces théories enchevêtrent : la philosophie antique du droit et de l’État d’une part, les conceptions chrétienne et germanique d’autre part. Elle se clôt au moment où culmine l’influence du droit naturel. Elle a donc pour limite la dernière décennie du xviiie siècle. Dans ce cadre, on ne s’intéresse qu’à certaines idées clés que l’on a détachées des systèmes des différents auteurs, 94afin de retracer leur évolution. Dans notre exposé, l’aspect subjectif des conceptions du monde des auteurs a été entièrement sacrifié. Notre projet est en effet de mettre en lumière l’unité objective du développement des idées. De plus, l’histoire des idées présentée ici se cantonne à la sphère de la théorie. Le rapport constant et réciproque que la théorie entretient avec le mouvement de la vie n’est que rapidement évoqué. Enfin, dans la perspective génétique qui est la nôtre, les idées politiques ne sont pas restituées dans toutes leurs facettes : c’est leur sens juridique qui est mis en avant. Alors qu’il existe nombre d’excellentes études sur le développement des idées politiques, il semble en effet à l’auteur que dans le domaine de l’histoire des concepts juridiques, la littérature politique souffre d’une lacune manifeste. Et ce, alors même que la théorie du droit naturel fut fondamentalement une construction juridique de la société et de l’État, et même une construction juridique un peu unidimensionnelle !
Bien que l’auteur de ce livre se soit donné un objectif limité, il ne l’a atteint qu’assez imparfaitement. C’est pourquoi il fait appel à l’indulgence du lecteur. Ce travail est le fruit d’une recherche que, pendant de nombreuses années, nous avons consacré à l’histoire de la théorie de la corporation (Korporationslehre) et en particulier au concept de personne juridique qui en est la clé de voûte. Les résultats de cette ample étude d’histoire des idées paraîtront bientôt dans les prochains volumes de mon Droit allemand de l’association coopérative (Das deutsche Genossenschaftsrecht1). Nous y analyserons en détail le rapport entre les groupes restreints et la communauté souveraine, thème que nous ne faisons qu’effleurer ici. Nous y étudierons également la genèse du concept de « personnalité idéelle » (ideale Persönlichkeit) en le rapportant à son terrain d’origine2. Nous décrirons ce concept dans 95toutes ses nuances et ses usages en droit public et en droit privé. Nous montrerons que cette invention remarquable est le produit aussi bien de l’histoire de la théorie politique que de l’histoire de la théorie juridique. Enfin, nous soutiendrons qu’il existe un rapport étroit et indissoluble entre le développement de la théorie romano-canonique de la corporation et celui des théories du droit public. Nous montrerons notamment que la théorie moderne de l’État et de la société prend racine au Moyen Âge dans la théorie de la corporation qui s’est formée à partir des sources romaines et canoniques. Partant du Moyen Âge, ces volumes contiendront un tableau plus complet de la théorie politique, que nous ne faisons qu’esquisser ici.
Bien que ce travail reste à bien des égards un patchwork – un essai commémoratif au tirage réduit, augmenté et présenté à un public plus large – son auteur espère qu’il ne sera pas tout à fait inutile. Étant donné que les tentatives d’analyser les concepts fondamentaux de la théorie générale de l’État du point de vue strictement juridique ne sont réussies que pour un petit nombre de concepts, notre contribution peut espérer se voir reconnaître le mérite d’être au moins un commencement. Sur une série de points, nous montrons que les conceptions qui prévalent jusqu’à maintenant sur l’origine des principales théories politiques doivent être révisées. Observer que la plupart d’entre elles sont plus anciennes qu’on ne le suppose habituellement est une question d’intérêt général. Le lecteur allemand pourra trouver un intérêt particulier à constater que dans ce domaine, notre peuple n’est pas entré dans la danse après tout le monde, contrairement à ce qu’on croit souvent. Et parmi les auteurs dont l’œuvre nous permet de revendiquer, pour l’esprit allemand, une place égale à celle des autres dans le développement des idées politiques de l’Europe moderne, il faut compter Johannes Althusius, dont le nom, espérons-le, sortira de l’oubli injuste dans lequel il était tombé.
Ajoutons pour finir qu’au regard des perspectives que nous venons d’esquisser, il ne sera pas injustifié d’inclure la présente étude dans la série des « Recherches sur l’histoire de l’État et du droit allemands » éditée par l’auteur.
1 [N. D. T.] Les volumes 3 et 4 du Deutsches Genossenschaftsrecht (1881, 1913) sont encore à paraître au moment où Gierke publie son livre.
2 [N. D. T.] Le terme « personnalité idéelle » renvoie ici au concept de persona repraesentata et de persona ficta des glossateurs du xive siècle, dont le volume 3 du Deutsches Genossenschaftsrecht (1881) retrace la genèse (voir p. 363, p. 366). L’idée d’une personne collective « simplement représentée » (« blos vorgestellt », Gierke, 1881, p. 363), solidaire selon Gierke de l’idée que seul l’individu est réel – et donc d’une position nominaliste – prépare à ses yeux l’individualisme des théories du contrat social. Gierke leur oppose sa propre théorie de la « réalité » de la personne collective (reale Gesamtperson ou reale Verbandspersönlichkeit), position substantialiste qui conduit politiquement chez Gierke à la promotion de la liberté des associations. Gierke combat l’idée que l’État accorde aux associations leur existence et leur compétence juridique (théorie de la concession des romanistes). Il soutient non pas la positon diamétralement opposée (l’idée qu’une association devrait avoir le droit d’agir en justice dès qu’elle existe de facto), mais une voie moyenne entre les deux, à savoir le système des conditions normatives (Normativbestimmungen) : il devrait suffire qu’une association remplisse certaines conditions légales et soumette ses statuts aux tribunaux pour avoir le droit d’agir en justice, cela ne devrait pas être à la discrétion du souverain. Depuis les années 1860, c’est cette voie moyenne qui fut le plus souvent adoptée en Allemagne.
- Thème CLIL : 3126 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie
- ISBN : 978-2-406-10837-5
- EAN : 9782406108375
- ISSN : 2261-0731
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-10837-5.p.0093
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/07/2021
- Langue : Français