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Classiques Garnier

Préface à la première édition (1880) [par Otto von Gierke]

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Préface à la première édition (1880)
[par Otto von Gierke]

La première partie de cette étude a été présentée le 3 août 1879 en lhonneur de léminent théoricien du droit et de la politique auquel je dédie ce livre, lors de la célébration du cinquantième anniversaire de son doctorat qui avait été organisée par la Faculté de droit de lUniversité de Breslau. Il y est question de la vie et de lœuvre dun savant allemand quasiment tombé dans loubli, dont la théorie politique, selon lauteur du présent ouvrage, mérite une place de tout premier plan dans lhistoire de la science politique. Limportance des écrits juridiques de ce savant pour lhistoire du droit y est également mise en avant.

Daprès le plan que nous annoncions à la fin de notre étude en lhonneur de Bluntschli, une seconde partie devait traiter de la façon dont les concepts fondamentaux de la politique de Johannes Althusius se sont développés après lui. Lenquête sur la provenance et le développement de certaines idées clés de la pensée politique devait aboutir à une exposition génétique du système de pensée important que lon désigne sous le nom de « théories politiques du droit naturel ». Nous devions accorder une attention particulière à lapport des Allemands dans cette tradition intellectuelle qui sétend sur plus de cinq cents ans.

Cest ce plan qui a été réalisé ici. Comme il arrive souvent, la seconde partie a pris une ampleur qui excède de beaucoup ce qui était prévu au départ. Et pourtant cette étude ne présente quun fragment de la vaste histoire de la pensée humaine.

Lenquête ne remonte pas en deçà des théories politiques du Moyen Âge. Elle suppose la connaissance des deux mondes intellectuels que ces théories enchevêtrent : la philosophie antique du droit et de lÉtat dune part, les conceptions chrétienne et germanique dautre part. Elle se clôt au moment où culmine linfluence du droit naturel. Elle a donc pour limite la dernière décennie du xviiie siècle. Dans ce cadre, on ne sintéresse quà certaines idées clés que lon a détachées des systèmes des différents auteurs, 94afin de retracer leur évolution. Dans notre exposé, laspect subjectif des conceptions du monde des auteurs a été entièrement sacrifié. Notre projet est en effet de mettre en lumière lunité objective du développement des idées. De plus, lhistoire des idées présentée ici se cantonne à la sphère de la théorie. Le rapport constant et réciproque que la théorie entretient avec le mouvement de la vie nest que rapidement évoqué. Enfin, dans la perspective génétique qui est la nôtre, les idées politiques ne sont pas restituées dans toutes leurs facettes : cest leur sens juridique qui est mis en avant. Alors quil existe nombre dexcellentes études sur le développement des idées politiques, il semble en effet à lauteur que dans le domaine de lhistoire des concepts juridiques, la littérature politique souffre dune lacune manifeste. Et ce, alors même que la théorie du droit naturel fut fondamentalement une construction juridique de la société et de lÉtat, et même une construction juridique un peu unidimensionnelle !

Bien que lauteur de ce livre se soit donné un objectif limité, il ne la atteint quassez imparfaitement. Cest pourquoi il fait appel à lindulgence du lecteur. Ce travail est le fruit dune recherche que, pendant de nombreuses années, nous avons consacré à lhistoire de la théorie de la corporation (Korporationslehre) et en particulier au concept de personne juridique qui en est la clé de voûte. Les résultats de cette ample étude dhistoire des idées paraîtront bientôt dans les prochains volumes de mon Droit allemand de lassociation coopérative (Das deutsche Genossenschaftsrecht1). Nous y analyserons en détail le rapport entre les groupes restreints et la communauté souveraine, thème que nous ne faisons queffleurer ici. Nous y étudierons également la genèse du concept de « personnalité idéelle » (ideale Persönlichkeit) en le rapportant à son terrain dorigine2. Nous décrirons ce concept dans 95toutes ses nuances et ses usages en droit public et en droit privé. Nous montrerons que cette invention remarquable est le produit aussi bien de lhistoire de la théorie politique que de lhistoire de la théorie juridique. Enfin, nous soutiendrons quil existe un rapport étroit et indissoluble entre le développement de la théorie romano-canonique de la corporation et celui des théories du droit public. Nous montrerons notamment que la théorie moderne de lÉtat et de la société prend racine au Moyen Âge dans la théorie de la corporation qui sest formée à partir des sources romaines et canoniques. Partant du Moyen Âge, ces volumes contiendront un tableau plus complet de la théorie politique, que nous ne faisons quesquisser ici.

Bien que ce travail reste à bien des égards un patchwork – un essai commémoratif au tirage réduit, augmenté et présenté à un public plus large – son auteur espère quil ne sera pas tout à fait inutile. Étant donné que les tentatives danalyser les concepts fondamentaux de la théorie générale de lÉtat du point de vue strictement juridique ne sont réussies que pour un petit nombre de concepts, notre contribution peut espérer se voir reconnaître le mérite dêtre au moins un commencement. Sur une série de points, nous montrons que les conceptions qui prévalent jusquà maintenant sur lorigine des principales théories politiques doivent être révisées. Observer que la plupart dentre elles sont plus anciennes quon ne le suppose habituellement est une question dintérêt général. Le lecteur allemand pourra trouver un intérêt particulier à constater que dans ce domaine, notre peuple nest pas entré dans la danse après tout le monde, contrairement à ce quon croit souvent. Et parmi les auteurs dont lœuvre nous permet de revendiquer, pour lesprit allemand, une place égale à celle des autres dans le développement des idées politiques de lEurope moderne, il faut compter Johannes Althusius, dont le nom, espérons-le, sortira de loubli injuste dans lequel il était tombé.

Ajoutons pour finir quau regard des perspectives que nous venons desquisser, il ne sera pas injustifié dinclure la présente étude dans la série des « Recherches sur lhistoire de lÉtat et du droit allemands » éditée par lauteur.

1 [N. D. T.] Les volumes 3 et 4 du Deutsches Genossenschaftsrecht (1881, 1913) sont encore à paraître au moment où Gierke publie son livre.

2 [N. D. T.] Le terme « personnalité idéelle » renvoie ici au concept de persona repraesentata et de persona ficta des glossateurs du xive siècle, dont le volume 3 du Deutsches Genossenschaftsrecht (1881) retrace la genèse (voir p. 363, p. 366). Lidée dune personne collective « simplement représentée » (« blos vorgestellt », Gierke, 1881, p. 363), solidaire selon Gierke de lidée que seul lindividu est réel – et donc dune position nominaliste – prépare à ses yeux lindividualisme des théories du contrat social. Gierke leur oppose sa propre théorie de la « réalité » de la personne collective (reale Gesamtperson ou reale Verbandspersönlichkeit), position substantialiste qui conduit politiquement chez Gierke à la promotion de la liberté des associations. Gierke combat lidée que lÉtat accorde aux associations leur existence et leur compétence juridique (théorie de la concession des romanistes). Il soutient non pas la positon diamétralement opposée (lidée quune association devrait avoir le droit dagir en justice dès quelle existe de facto), mais une voie moyenne entre les deux, à savoir le système des conditions normatives (Normativbestimmungen) : il devrait suffire quune association remplisse certaines conditions légales et soumette ses statuts aux tribunaux pour avoir le droit dagir en justice, cela ne devrait pas être à la discrétion du souverain. Depuis les années 1860, cest cette voie moyenne qui fut le plus souvent adoptée en Allemagne.