Le marché des idées
- Publication type: Journal article
- Journal: Alkemie Revue semestrielle de littérature et philosophie
2016 – 2, n° 18. La mort - Authors: Ţăranu (Ilinca), Bouraoui (Injazette)
- Pages: 389 to 398
- Journal: Alkemie
Jacques Le Rider, La Censure à l’œuvre : Freud, Kraus, Schnitzler, Paris, Hermann, coll. « Des morales et des œuvres », 2015.
Dans le volume publié en 2015, Jacques Le Rider revient à l’un de ses domaines de recherche de prédilection, la culture viennoise pendant son apogée intellectuelle, littéraire et artistique, dans les décennies immédiatement antérieures et postérieures à la chute de l’Empire Austro-Hongrois. Les précédents livres du réputé germaniste ont débattu de la question des identités défaillantes germées dans le sein d’une modernité advenue plus tard que dans les autres pays occidentaux et plusieurs facettes de cette thématique ont été éclairées dans les (pseudo)monographies dédiées à des figures-clés de ce milieu (Hofmannsthal, Schnitzler, Freud, Mauthner), dans des essais remarquables sur les manières d’assumer l’identité juive dans une Vienne partagée entre la tolérance et l’antisémitisme, ou dans des textes superbes sur l’écriture des journaux intimes.
En abordant maintenant la question de la censure, Jacques Le Rider emploie le type de démarche intellectuelle qui rend la lecture de tous ses travaux passionnante, car elle est documentée et captivante ; en outre, il réussit également à mettre en relief la continuité du passé dans le présent il confirme ainsi que Vienne est un laboratoire expérimental de la modernité. Dans son livre, l’auteur réussit à dresser un tableau intéressant d’un phénomène qu’actuellement on ne pourrait associer qu’aux abus contre la liberté et les phantasmes du contrôle. Or, la censure comporte des aspects beaucoup plus variés dans le milieu viennois et des auteurs comme Sigmund Freud, Karl Kraus, Arthur Schnizler ou Joseph Samuel Bloch et Adam Müller Guttenbrunn (soit les auteurs que le germaniste français cite et analyse), regardent ce phénomène de points de vue très différents, parfois antagoniques.
La perspective actuelle sur la censure, façonnée par les expériences traumatiques des régimes totalitaires à peine disparus, nous fait oublier que, pendant une longue période, la censure fut considéré comme positif et même désirable, dans une société qui l’emploie à des fins éducatifs, pour former le goût et affiner les mœurs. Ce genre de censure à justification paternaliste, dont le prototype se trouve dans le despotisme éclairé de 390Joseph II, fils de Marie-Thérèse, survit d’une certaine façon jusqu’à la fin de l’Empire Austro-Hongrois et l’histoire de cette persistance, ainsi que les effets de celle-ci sur la société, forment le noyau dur de la recherche de Le Rider. La censure « joséphiste » du xviiie siècle se maintient comme tradition culturelle, même si les manifestations effectives de la censure connaissent les variations dictées par les circonstances politiques changeantes. Ainsi, au relatif dégel produit à la fin du xviiie siècle suit, à cause de la Révolution française, un renforcement de la censure qui dure dans l’Empire Austro-Hongrois plus que dans d’autres pays européens. Il est suggestif que, si jusqu’au 1801 la censure était rattachée à la commission de l’instruction publique, elle passe, à partir de cette année, sous la direction de la police. Par le règlement entré en vigueur en 1810, une censure stricte est maintenue jusqu’en 1848 et, pendant cette période, elle acquiert le caractère bureaucratique typiquement « kakanien », dont l’une des victimes les plus fameuses est Johann Nepomuk Nestroy, le créateur du théâtre viennois moderne. Pendant le régime de Metternich et de son porte-voix Hügel, la surveillance policière remplace les justifications éducatrices « éclairées » et le lourd appareil bureaucratique frappe d’interdit total ou partiel un cinquième des publications examinées. Cette situation particulière explique le fait que la levée totale de la censure préventive pour les livres et les journaux sera une revendication centrale des libéraux de 1848 et que beaucoup d’entre eux plaideront pour l’allègement de la censure théâtrale, qui sera maintenue jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, à cause de la force attribuée au théâtre d’influencer plus directement les masses.
Quels sont, selon Jacques Le Rider, les effets produits par le maintien d’une censure si ferme pendant les six premières décennies du xviiie siècle ? Le chercheur y voit l’un des facteurs de première importance qui contribuent à donner à la Vienne de la Belle Époque son profil particulier. L’apolitisme de beaucoup des intellectuels, les mêmes qui s’adonnaient à l’écriture des journaux intimes au lieu d’intervenir activement dans l’agora, en dérive. La moindre ouverture vers les courants d’avant-garde et le retard, par rapport aux autres métropoles, en ce qui concerne le développement des éditions, de la presse et des librairies sont d’autres conséquences de cette situation. Un phénomène encore plus particulier, qui contribue pleinement au caractère antimoderne de la modernité viennoise, consiste dans le fait que l’explosion en force de 391l’industrie de la presse dans les années soixante du xixe siècle provoque sur les gens, formés dans l’esprit de l’ancienne Bildung, un impact beaucoup plus fort, ce qui pose la question de savoir si la domination de la presse à grand tirage n’est pas pire que le despotisme de la censure. Les réquisitoires contre la culture de la Belle Époque, dont Karl Kraus se fait le messager le plus véhément, anticipe beaucoup de traits de la critique envers la culture massifiée de notre temps. Le passage d’une censure formelle, directe, à une censure informelle, insidieuse, complice du pouvoir de l’argent et responsable du « formatage » de la réalité, est le trait le plus détestable de la culture critiquée par Kraus, et les coïncidences avec des phénomènes similaires du présent sont finement soulignées par l’auteur.
La double face de la censure et notamment la visée civilisatrice des procès de répression est prouvée par le sens que Freud donne à ce terme dans sa théorie psychanalytique. Le premier chapitre du livre aborde la formation de la conception freudienne sur l’appareil psychique et, corrélativement, le développement de la terminologie freudienne où l’on peut observer le glissement du concept de censure d’une métaphore adjuvante dans les écrits de la première étape à un complexe de significations où sont incluses l’image de l’examinateur critique, l’idée de traduction dans le passage d’un registre psychique à l’autre, celle de sas entre l’inconscient et le système Préconscient-Conscient et enfin celle de détecteur du sens de l’inconscient. La théorie de Freud, comme le montre Le Rider, est fortement influencée par une éducation littéraire qui se trahit dans sa conception de l’appareil psychique en tant qu’atelier de traduction ou dans sa conception du travail du rêve en tant qu’atelier d’écriture, elle se trahit encore dans la terminologie spécifique de Freud : roman (familial), scène (originaire), mise en scène, symbole, allégorie, etc. Empruntée elle aussi au domaine littéraire, la censure est employée chez Freud dans la seconde phase de la psychanalyse comme une métaphore qui met en avant son rôle indispensable dans le processus de civilisation quand elle est au service de l’idéal du moi. La censure dans la théorie freudienne conserve la conception ambivalente de la Vienne du xixe siècle et, si elle comporte des effets tyranniques et destructeurs au moment où elle s’associe avec le surmoi, elle reste néanmoins un auxiliaire irremplaçable du processus de civilisation. C’est précisément cette nuance, peu familière dans le reste de l’Europe, qui contribue aux 392contresens générés par la popularisation de la psychanalyse au début du xxe siècle, et Le Rider donne un exemple très suggestif dans le second chapitre du livre où il discute l’interprétation entre poétique et superficielle que Breton donne à ce concept de base de la psychanalyse freudienne. En fait, le fondateur du surréalisme s’évertue à bannir par des techniques spécifiques la censure de la conscience, en comprenant de façon erronée la conception de Freud sur cette instance, qui dans le système originaire n’est ni plus ni moins que la propre « gardienne de notre santé intellectuelle » (p. 46).
Le chapitre dédié à Karl Kraus représente sans doute le centre de gravité du livre et la question des vices et vertus que les Viennois instruits associent à la censure s’éclaircit à travers la discussion sur la conception antimoderne de celui que Le Rider appelle « l’anti-journaliste anticonformiste » directeur de « l’anti-revue La Torche » (p. 19). Pour Kraus, les méfaits de la presse laissée en totale liberté sont jugés comme pires que la censure formelle, et celle-ci est préférable même sous son aspect le plus sombre, pendant le régime policier de Metternich, car tout ennemi franc est plus facile à éviter qu’un adversaire hypocrite, dont la fourberie consiste à nier son existence. La presse prétendument libre n’est pas moins contrôlée par les potentats de l’argent et une vision étroite, conformiste et sans envolée est livrée aux lecteurs à travers un discours qui corrompt à la fois la langue et l’esprit. De ce point de vue, Kraus fait écho tant aux conceptions de Schopenhauer et Nietzsche, ennemis eux aussi de la « liberté de la presse » au nom des mêmes valeurs d’une Bildung humaniste que défend Kraus, comme il anticipe la critique actuelle de la culture massifiée et notamment le concept de « sensure » lancé par Bernard Noël, à savoir le vidage de sens par abus de parole. Dans les autres pays occidentaux, l’influence réciproque entre la littérature artistique et l’écriture de la presse avait commencé plus tôt et malgré les contestations initiales, elle a fini par être considérée comme inévitable. En revanche, pour le directeur de La Torche, les feuilletons qui font la spécialité du journal viennois le plus influent Neue Freie Presse non seulement ravagent la langue et répandent le kitsch littéraire, mais contribuent pleinement à l’instauration d’un climat superficiel, dépourvu de véritable élan intellectuel et incapable par conséquent de modeler de façon bénéfique le domaine des pulsions, émotions et réactions affectives de la société.
393Karl Kraus est un contestataire et Le Rider a raison de mettre en évidence les traits qu’actuellement on nommerait le refus du « politiquement correct ». Dans les débats sur la censure théâtrale, Karl Kraus n’adhère ni à la conception des libéraux qui dénoncent la sévérité des censeurs ni à celle des conservateurs qui accusent d’excès de tolérances chez les organes payés pour veiller au respect du trône, de l’autel et des bonnes mœurs. De la même façon, il se maintient dans une position excentrique et sans doute incommode par rapport à la question juive, qui commence à diviser de plus en plus les esprits pendant la montée d’un antisémitisme de masse que ni les censeurs du théâtre ni les journalistes qui modèlent l’opinion ne peuvent étouffer. La question juive et les rapports de Kraus avec cette problématique sont abordés par l’auteur dans deux chapitres qui pourraient se voir comme complémentaires : d’une part, il expose le trajet de Joseph Samuel Bloch, un militant de la réintroduction de la censure répressive de l’antisémitisme, dont les efforts pour annihiler l’influence exercée sur le mental collectif de la part de journalistes et (pseudo-)intellectuels antisémites s’avèrent vains dans un climat d’hostilité toujours plus accrue envers les Juifs. D’autre part, dans le cinquième chapitre, l’auteur présente les vicissitudes du projet théâtral d’Adam Müller Guttenbrunn, dont le caractère antisémite lui vaut un pénible échec à cause, entre autres, de la censure informelle, manifestée par le silence, de la part des journaux les plus influents. Dans les deux cas, Kraus se montre méfiant : s’il considère naïve et inacceptable la proposition de Bloch de réintroduire la censure pour combattre l’antisémitisme, c’est parce qu’il considère que la censure formelle serait impuissante devant une situation déjà impossible à gérer et dont la gravité est due précisément à l’influence néfaste de la presse, qui est, selon lui, une affaire de Juifs. D’autre part, s’il défend dans sa Torche le projet de Guttenbrunn, ce n’est pas parce qu’il pourrait apprécier un théâtre antisémite, à savoir « un avorton artistique enfanté par la sottise politicienne et condamné à crever » (p. 140), mais parce qu’il considère que les véritables propagateurs de l’antisémitisme sont ni plus ni moins les journalistes, dont la grande majorité est juive.
Dans le chapitre dédié au destin de la pièce d’Arthur Schnizler, Le Professeur Bernhardi,on a l’occasion de voir que la censure formelle, déjà peu intrusive depuis les années 90 du xixe siècle, est cependant responsable de l’interdiction d’une œuvre d’une grande valeur littéraire, qui 394réussit à transcender les clichés et les stéréotypes ethniques en attaquant le thème sensible des différentes vues sur les traditions religieuses. Le Rider exploite ses dons de critique littéraire pour faire ressortir la valeur de la pièce, en montrant que, paradoxalement, les censeurs viennois s’avèrent plus subtils que les journalistes qui veulent réduire le texte à une somme de clichés lorsqu’ils accusent Schnitzler de vues prosémites ou d’offenses contre la religion catholique à cause du traitement frivole du mystère de l’extrême-onction. En fait, Le Rider prouve que les censeurs ne bannissent pas l’œuvre à cause d’une prétendue « thèse » inacceptable, mais parce qu’ils jugent que l’image de l’Autriche souffre une atteinte inacceptable au moment où la pièce montre une société malade d’arrivisme, d’opportunisme et de passivité. Ainsi, l’auteur confirme-il partiellement la thèse de Robert Darnton, exposée dans son livre de 2014, De la censure, selon laquelle on ne peut pas nier la finesse herméneutique et l’instruction des censeurs, même si Le Rider accuse les fonctionnaires de la censure viennoise d’être « esthétiquement conservateurs et politiquement timorés ». (p. 129) Si les derniers représentants de la censure approuvent la représentation de la pièce à la fin de 1918, en considérant qu’après la chute de l’Empire elle a perdu son actualité, Le Rider montre, au contraire, que l’œuvre est loin d’avoir un intérêt purement historique, grâce à ses vertus littéraires indiscutables, à la complexité des personnages et à la capacité de dresser, à travers un personnage comme le professeur Bernhardi – un mysantrope difficile, sévère et hautain, mais, en même temps, passif et résigné – le véritable portrait du Juif autrichien. Les accusations que Karl Kraus adresse à Schnitzler, à savoir la fausse profondeur, l’hypocrisie et l’opportunisme, sont les mêmes qu’il dirige contre les littérateurs de la grande presse et à cause de son allergie à tout ce qui pourrait flairer le kitsch ou le succès facile il reste aveugle devant une pièce qui fuit justement les clichés et les idées reçues.
La Censure à l ’ œuvre a comme personnage central Karl Kraus, et les avatars de la censure viennoise sont décrits par la technique du repoussoir, à travers un intellectuel contestataire et incommode, qui déclare préférer la censure formelle à celle informelle même au moment où il se heurte aux contraintes de la première, notamment pendant la Première Guerre mondiale quand la censure est officiellement rétablie et plusieurs pages de La Torche sont frappées d’interdit. L’une des raisons qui explique la 395fascination que suscite Karl Kraus provient de l’intransigeance de son crédo libéral qui le mène à adopter des positions paradoxalement anti-libérales, comme la défense de la censure d’État, afin de rester fidèle à ses principes. Pour Le Rider, comme pour Pierre Bourdieu que le germaniste cite et commente, Karl Kraus a pour originalité d’être l’un des premiers observateurs et critiques d’un type moderne de censure, très répandu et très nocif, que Bourdieu appelle « censure structurale » et qui « consiste moins à empêcher de dire qu’à obliger à dire ». (p. 183) Le Rider célèbre, dans le directeur de Die Fackel,la mise à nu des mécanismes du formatage médiatique, du lavage de cerveaux effectué par une information soit trop abondante, soit trop schématique. Il parle, à travers Kraus, des effets dévastateurs d’une propagande insidieuse et des carcans du politiquement correct. Le germaniste français critique ainsi la culture de l’improvisation, de l’attrait facile et du manque d’investissement intellectuel et moral qui s’épanouit dans les temps postmodernes. L’œuvre entière de Le Rider va à l’encontre de la généralisation de ce genre de culture.
Ilinca Ilian
396Aymen Hacen, Tunisité suivi de Chronique du sang calciné et autres polèmes, Gardonne, Fédérop, coll. « Paul Froment », 2015.
En littérature, il y a de nombreuses manières de célébrer la révolution. D’abord, la façon épique, aux frontières du lyrique : Aymen Hacen l’a consacrée récemment dans son dernier recueil Tunisité, suivi de Chronique du sang calciné et autres polèmes, paru aux éditions Fédérop en octobre 2015. Auteur déjà d’une quinzaine d’ouvrages, Aymen Hacen est né à Hammam-Sousse le 24 août 1981. Ce poète, qui « écrit et qui ne fait que cela », dessine le portrait d’un enfant terrible de la révolution, car le temps est venu, soyons-en certains, de revenir sur les décisions politiques des différents partis et d’accuser le système, ses failles et ses rouages, dans la mesure où le poète est à l’occasion chroniqueur de la transition démocratique, témoin actif par la force du verbe et aussi par l’engagement concret.
Composé de deux parties, Tunisité suit une chronologie éclatée : les poèmes varient de 2000 à 2015, le recueil s’ouvre par des vers extraits de J’ai juré sur la victoire du soleil du poète tunisien Mokhtar Loghmani (1952-1977), il contient d’autres références : les grands poètes tunisiens Abou El Kacem Chebbi (1909-1934) et Moncef Mezghanni (né en 1954), ainsi que le poète égyptien Amal Dongol (1940-1983). Toujours est-il que le poète se positionne dans la lignée des poètes révolutionnaires, il puise ainsi son héritage dans la poésie du contre et s’exerce à nous apprendre à refuser car seul le « refus [nous] sauvera1 », comme il l’écrit.
Dans ce recueil, temps et espace sont ouverts (Hammam-Sousse, Hammamet, Tunis) et c’est de cet éclatement que surgit l’unité du poète et sa tunisité. Le poète témoigne, dans une écriture à cœur ouvert, des affres de son temps, autant dire « de la nausée du temps » :
Je porte mon cœur au bout des doigts
j’ai peur qu’il moisisse dans mes flancs
je veux que ses battements
rendent justice aux vivants2
397Il écrit ainsi « comme si la nuit pouvait être interrompue3 », mais il écrit fort dans l’espoir « du jour », « symbole de rébellion sans fin4 ». À la manière d’Antonio Gramsci, Aymen Hacen ne manque pas de rallumer en nous le feu de la résistance pour enfin « être pessimiste avec l’intelligence » ou mieux encore être « optimiste surtout par la volonté5 ».
C’est ainsi que l’écriture d’Aymen Hacen se révèle pour ce qu’elle est : un lieu de traverse où sont tour à tour et parfois tous ensemble évoqués l’identité, la langue et la réalité dans sa trivialité historique et politique. « En enfant de ce pays6 », le poète élabore un travail souterrain qui anime toute son écriture et la consacre en un lieu de lutte et de combat :
L’enfant est plus fort que le soldat.
l’arc est dans le cœur,
la flèche est dans l’œil
le venin coule avec le sang7.
Comme si écrire consistait à scruter son identité, son visage et son langage. Le poème s’ouvre sans limite pour contenir cette humanité blessée et souffrante, une humanité qui cherche à se retrouver dans le visage et dans la parole :
Entre nous l’isthme se prolonge
La parole qui fut jadis s’est tue
Quelques broussailles te couvrent le visage
Quelques toiles te masquent la face8
Dans la succession des états que permet l’écriture, le poète s’incarne dans des figures mythiques, il s’identifie ainsi aux poètes révoltés comme l’Égyptien Amal Dongol dont il a traduit des poèmes inédits en français, aux enfants martyrs (le Palestinien Mohamed Eddorra), aux leaders (Patrice Lumumba), et c’est ainsi que l’autre du rêve et l’autre du langage prennent enfin forme : le poète est bel et bien cet homme en devenir « en apprentissage qui porte en lui le culte épique des âmes ancestrales9 ». En 398cela, Tunisité prépare moins l’affirmation du sujet que sa dispersion et son avènement dans l’espace de l’écriture. Dès lors, ce qui prévaut dans le recueil est moins que jamais l’affirmation d’une unité compacte et fermée du moi, mais une fusion, une osmose entre le poète et sa patrie :
L’amour moi ta patrie l’amour moi ta patrie
Et si j’insiste c’est que oui nous sommes UN10.
Comme son titre l’indique, Tunisité annonce et prépare une façon d’être libéré, parmi tant d’autres. C’est par l’entremise de l’allégorie que surgit et s’évanouit dans un même mouvement le poète et son texte, car si au commencement fut le verbe, le poète, lui, impose un langage amnésique où le silence dit justement l’impossibilité de la poésie en dehors des champs de combat :
Le début est silence la fin ne l’est plus
Celui qui a choisi de se taire
Ne m’appartient plus désormais
Libre à toi poème de la guillotiner
Le début est silence11.
Tunisité est avant tout une tentative de reconstitution de soi dans et par le poème. Le poète cherche à triompher grâce au verbe, et il tend au dépassement : des dilemmes aux problèmes, il déjoue le système grâce au « polème », mélange de poésie, de polémique et de politique, qui devient l’expression d’une crise ontologique et esthétique. Polème de la « parole qui entre dans la clandestinité12 », polème qui « s’écaille sur le parchemin13 ».
Le dernier recueil d’Aymen Hacen articule, avec une justesse de l’expression, une réflexion sur le politique et le poétique dans l’urgence d’une position sur le qui-vive, et c’est ainsi que cette tunisité nous parle autant qu’elle parle de nous.
Injazette Bouraoui
1 Aymen Hacen, Tunisité suivi de Chronique du sang calciné et autres polèmes, Gardonne, Fédérop, [coll. « Paul Froment »], 2015, p. 56.
2 Ibid., p. 55.
3 Ibid., p. 62.
4 Ibid., p. 48.
5 Ibid., p. 27.
6 Ibid., p. 13 : « Enfant je le suis / et c’est en enfant de ce pays / que je me bats contre le Mal ».
7 Ibid., p. 44.
8 Ibid., p. 38.
9 Ibid., p. 52.
10 Ibid., p. 30.
11 Ibid., p. 37.
12 Ibid., p. 54.
13 Ibid.
- CLIL theme: 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN: 978-2-406-06636-1
- EAN: 9782406066361
- ISSN: 2286-136X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06636-1.p.0389
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-22-2016
- Periodicity: Biannual
- Language: French