[Compte rendu de] Vincent Teixeira, Shakespeare and the Boys Band – Culture jetable et marchandise hédoniste, Paris, Kimé, 2014
- Publication type: Journal article
- Journal: Alkemie Revue semestrielle de littérature et philosophie
2015 – 2, n° 16. Le paradoxe - Author: Ţăranu (Ilinca)
- Pages: 332 to 338
- Journal: Alkemie
Vincent Teixeira, Shakespeare and the Boys Band – Culture jetable et marchandise hédoniste, Paris, Kimé, 2014.
Les livres qui blâment la marche actuelle de la société et déplorent la débâcle de la culture pullulent à tel point qu’on peut parler d’un genre littéraire proprement dit. Il ne s’agirait même pas d’un genre nouveau, car toute fin de cycle culturel, et peut-être tout changement de génération, a provoqué le sentiment d’une apocalypse imminente. L’abondance de ce type de livres dans les dernières années est due sans doute à la montée spectaculaire des technologies numériques qui donnent l’impression de s’emparer progressivement de tous ces espaces mentaux qui auparavant étaient fertilisés par la culture écrite, de préférence de facture humaniste. Vincent Teixeira est conscient que son livre pourrait être inclus dans la catégorie des lamentations, un peu prolixes et répétitives, pour les beaux vieux temps, et il attaque le problème de la déchéance de la culture actuelle par un angle moins commun. En fait, dès les premières pages conçues comme un pénétrant exorde, l’auteur prend ses distances vis-à-vis du long cortège des catastrophistes antimodernes. Cependant, il partage avec ceux-ci un profond sentiment de détresse et, d’une façon similaire, donne à son texte une allure d’invective. C’est une invective doublée d’un manifeste pour le sauvetage de l’humain face à la domination technologique et marchande, ce qui indique de nouveau le ferme ancrage de ce texte dans la lignée romantique de facture « anti-moderne », même sans être nécessairement passéiste.
Ce qui en partie fait la spécificité du livre c’est la dénonciation de la nouvelle solidarité entre les acteurs économiques et les acteurs culturels, soit la perte de la différence entre ces « champs », dont l’effet est la transformation de l’art en « industrie artistique », de l’œuvre en « produit culturel » et de la création en « marchandise ». L’uniformisation qui en résulte est accompagnée par la perte de la capacité de l’art à mobiliser l’esprit à cause de sa confusion avec toutes les autres formes de consommation promues par une société capitaliste dont la principale caractéristique est un hédonisme toxique et irresponsable, tueur de toute vie intérieure possible. On pourrait de nouveau répliquer que ce sont des idées que les penseurs de l’École de Francfort ont débattu à fond, en créant de véritables « modes culturelles ». Dans les années soixante et soixante-dix on commentait passionnément les idées de Marcuse sur la logique du capital
qui s’empare même des manifestations qui l’incriminent (happenings, actions anti-consuméristes, etc.) pour les faire entrer dans son fonctionnement indéfectible. Le texte bien connu de Guy Debord La Société du spectacle (d’ailleurs mentionné par l’auteur) est paradigmatique pour ce genre de discours. Il est peu probable que Vincent Teixeira, enseignant à la chaire de français de l’université de Fukuoka au Japon, ne soit pas conscient de toutes les coïncidences qui viennent d’être évoquées, mais, comme il le déclare dès le début, ce livre est moins une analyse qu’un texte écrit sous l’emprise de « la colère, la souffrance et l’impérieux désir de réenchanter le monde » (p. 11). En d’autres termes, vu que les anciens problèmes, repérés depuis plus d’un siècle, n’ont pas été résolus, mais au contraire, qu’il semble qu’ils se soient aggravés, il n’est pas étonnant que les réactions à ces maux soient pareilles. De plus, les points d’ancrage de Vincent Teixeira à l’égard des possibles voies de salut sont similaires sinon identiques à celles qui étaient indiquées dans les années soixante et soixante-dix : la poésie, les stratégies déjouant la logique capitaliste, la préservation de l’horizon utopique, le soin pour le proprement humain. Même les noms sur lesquels l’auteur s’appuie constamment font partie de la même étape culturelle : Bataille, Artaud, Breton, Walter Benjamin, Pasolini. La différence essentielle est l’amplification sans pareil des afflictions de la culture et les huit chapitres du livre se disposent à le montrer sans équivoque.
Il y a d’une part la dégradation de la culture en marchandise et la transformation des hommes de culture en agents du capitalisme. Teixeira critique âprement une vision comme celle soutenue par Frédéric Martel dans son le livre Mainstream, selon laquelle il faut encourager le « courant dominant » et « la culture qui plaît à tout le monde », car cela entretient une « diversité standardisée » et crée des « valeurs communes ». Or, il s’agit en réalité d’une destruction totale des hiérarchies, de l’effacement du potentiel critique de l’art et de l’uniformisation sur la base du statut artistique appliqué sans égard à la valeur (le titre Shakespeare et les Boys Band est suggestif sur ce point). Il en résulte, selon l’expression de l’auteur, une « culture jetable », et les écrivains comme Martel sont les premiers à culpabiliser, car ils profitent de la marchandisation culturelle pour vendre le plus profitablement possible leur image.
À cause de cette obsession de la reconnaissance publique, voilà l’intellectuel transmué en saltimbanque ou encore pire, selon une formule
de Michel Surya, en « animal de compagnie ». Que les acteurs, chanteurs et footballeurs soient devenus des formateurs d’opinions semble encore moins dangereux que le fait de voir les philosophes transformés en de simples « marchands d’indignation ou de bons sentiments » (p. 25) ou, encore, en de faux rebelles qui s’adonnent à des « règlements de comptes posthumes, dont la moraline, les travestissements manichéens et autres escamotages confinent parfois à l’affabulation » (p. 25). Les livres qui se font un honneur de dévoiler les intimités embarrassantes ou les mobiles triviaux des grandes figures de la culture du passé, afin de les réduire au plus mesquin dénominateur commun, sont pertinemment fustigés en tant qu’illustrations de cette ignoble ochlocratie culturelle.
En fait, la dénonciation des élites pensantes comme collaboratrices de l’avilissement spirituel entretenu par le marché capitaliste est l’un des thèmes les plus attirants du livre, ainsi que celui du snobisme animé de prétentions anticonformistes et contestataires de la culture dominante. Les pages dédiées au phénomène Apple, où se conjuguent le génie technique, le marketing, le culte de la marque et de son créateur et enfin la promotion du cool comme valeur suprême, sont particulièrement pénétrantes. Encore plus prenantes sont les observations sur le monde culturel (écrivains, artistes, philosophes, agents culturels, etc.) qui entretiennent ce culte de l’image de soi et, sans pouvoir résister aux sirènes de la célébrité construite tant par les médias que par les omniprésents réseaux de communication, vont dans le même sens qu’un marché régi uniquement par les impératifs de l’utilité immédiate et du profit économique.
Teixeira constate d’une part une sorte de démission des poètes, dont certains encouragent des phénomènes comme « la poésie light » ou les « slams », et d’autre part une acceptation de la part des hommes de lettres de l’artificialisation et de la perversion de la langue sous l’effet de la prolifération du « gazouillis » (voire tweeter) constant, ahurissant, capable de transformer toute communication authentique en brouillage énervant et futile. Comme Karl Kraus, il souligne sans répit que la langue et la vie sont dans une relation si étroite que le déshonneur de l’une implique l’avilissement de l’autre, et met en garde tous ceux qui devraient veiller au bon usage des mots, soit les écrivains principalement, à ne pas se laisser enliser dans ce qu’il appelle la « novlangue de la tyrannie technologique » (p. 39). C’est une langue faite d’automatismes langagiers,
contaminée par les lieux communs, pleine d’anglicismes inutiles et de mots vidés de sens par un usage immodéré, bref une langue artificielle qui mène indéfectiblement à l’artificialisation des êtres vivants, de la nature et de l’espace extérieur et intérieur.
Le même type de rapport à la langue est pratiqué par les écrivains qui publient ces livres rapides et facile à lire, en prétendant qu’ainsi ils répondent aux goûts d’un public habitué à une « pensée zapping » sans attention ni réflexion et dont le seul horizon d’attente est la distraction permanente. Avec cet hédonisme abêtissant s’associent des phénomènes comme l’info-spectacle (infotainment), l’illusion de la vérité automatique à la portée du clic, l’obsession de l’objectivité, qui d’ailleurs « n’existe pas en soi, ne se formule pas en alternatives, sauf à la réduire à une idéologie néo-liberale de mensonges réalistes » (p. 56), et enfin une sorte de capitalisme cognitif à l’image de Google.
Or, la seule solution devant cette dégringolade ayant comme origine le rapport perverti avec la langue, c’est le retour à la foi dans la poésie. C’est grâce à elle qu’on peut renouer le contact avec les mots capables de redonner du souffle aux utopies et à travers celles-ci il serait de nouveau concevable d’« inventer à la fois ce qui est et ce qui n’est pas, d’autres possibles, comme une seconde vie, celle de tous les possibles, de tous les impossibles » (p. 37). C’est un peu dans ces espaces poético-utopiques, entraperçus par les artistes et les poètes (modernes notamment), que l’auteur situe l’alternative au monde contemporain accablé des maux dérivés du consumérisme, de l’hédonisme, du « festivisme », du bavardage illimité, de l’impatience, de l’imposture et de l’ostentation de soi.
Étant donné son positionnement, la critique du côté maléfique des technologies numériques s’ensuit naturellement. La destruction du savoir, due à la pseudo-érudition induite par l’encyclopédisme virtuel, l’étalage narcissique de la vie privée dans Facebook, la manie des commentaires dérisoires qui remplacent la réflexion ne sont que les effets principaux d’une intoxication numérique qui exacerbe les maux d’une société déformée par un capitalisme meurtrier de l’humain. Sans nier les bienfaits politiques de l’Internet, l’auteur crie son exécration pour la quantité impressionnante de bêtise que la Toile fait émerger, en suggérant même que toute cette prolifération de théories du complot, d’escroqueries populistes et d’absurdités flagrantes repose sur une perversion du besoin d’absolu qui est inscrit dans l’être humain. L’actuelle
accumulation d’informations, dans sa majorité réitérative et superflue, ainsi que la disparition de toute instance capable de faire le tri entre la valeur et la non-valeur, ne sont point des phénomènes capables de donner de l’espoir à l’homme moderne qui, selon Teixeira, aspire tenacement au « réenchantement du monde ».
Malheureusement, au lieu de nourrir son espace intérieur, les industries culturelles vident l’homme par un procès paradoxal, car on est « gavé d’information » et l’on vit dans la sursaturation. On apprend qu’on se trouve en plein régime de la « sensure », c’est-à-dire, en empruntant le mot de Bernard Noël, une censure par excès, qui mène à l’annulation du sens, car tout pouvant être dit, plus rien n’est capable de choquer, et le résultat est « l’équivalence de tout et n’importe quoi » (p. 58). Quant à « l’action culturelle » institutionnalisée, Teixeira la rabaisse au statut de mascarade où les vedettes du jour jouent dans des spectacles à bon prix montés par des fonctionnaires incultes qui, avec leurs prétentions de promouvoir la culture nationale, ne font qu’aggraver sa muséification et sa neutralisation en tant que force vitale. Le retrait, le sabotage par l’anonymat, la désertion solitaire sont, évidemment, des valeurs opposables à une culture qui mise sur la vanité obscène et le culte pathologique du soi.
La prédominance du visuel sur le verbal ne peut non plus susciter que les commentaires les plus pessimistes. Il est vrai que Teixeira, enseignant au Japon, a l’occasion de vivre un peu en l’avance ce qui concerne l’expansion du virtuel dans la vie sociale et son discours est convaincant lorsqu’il décrit ses étudiants comme des êtres saturés, passifs, à la curiosité émoussée, à l’attention déficitaire, les yeux rivés sans cesse sur des écrans face aux images. Mutatis mutandis, son portrait ressemble bien à celui dressé dans les années quatre-vingts par Allan Bloom de ses disciples nord-américains. La réflexion de l’auteur sur le désastre de Fukushima est pénétrante aussi, lorsqu’il énumère comme ingrédients de ce désastre la folie industrielle, la passivité de l’État, une ethnopathologie de la résignation et du fatalisme et enfin une bureaucratie experte en falsification et parodies d’efficacité. Il est quand même étonnant que Teixeira ne remarque pas les différences entre l’Extrême Orient et l’Occident lorsqu’il mentionne le rapport sur la catastrophe nucléaire où les Japonais s’accusent eux-mêmes de « notre conditionnement à l’obéissance, notre réticence à questionner l’autorité, notre dévotion à
adhérer au programme, notre mentalité de groupe et notre insularité » (p. 104). Or, il est impossible de ne pas voir les différences avec les Occidentaux toujours préparés pour des grèves et, comme le remarque l’auteur lui-même avec de l’humeur, toujours prêts à réagir par des « commentaires » de toute sorte aux préceptes des autorités.
Il faut entendre néanmoins que le texte de Teixeira se veut un avertissement et, comme dans tout discours de type exhortatif, les nuances sont moins accusées et les tons plus sombres. Il commente par exemple l’écroulement de l’ancien American Dream, qui laisse derrière lui le choix funeste entre, d’une part, la lutte à mort pour obtenir argent et succès et, d’autre part, l’enlisement dans une violence nihiliste et sans avenir. Les choses sont, bien sûr, plus nuancées, mais ce qui est clair, c’est que l’auteur met en garde contre les rêves fabriqués à dessein par la société du capital et plaide pour un réinvestissement dans le capital individuel des rêves, que seuls la poésie, l’art, la philosophie et la pensée en général peuvent fournir.
Même si tout ce discours fait penser aux innombrables variations autour du thème du déclin de l’Occident, Teixeira en est conscient et, sans nier qu’il aperçoit le crépuscule de sa civilisation, il s’abstient de glorifier un passé prétendument plus habitable. Il invite à en finir avec tous les cultes, du passé, du présent et de l’avenir, et il incite à la pratique d’un pessimisme actif, pratique, capable de désintégrer l’actuelle alternative entre l’utile et le futile, et de multiplier les choix, les idéaux et les mobiles. Dans une société encline à un hédonisme abrutissant, le réveil d’une philosophie du tragique serait de rigueur, tout comme le serait la réinvention de l’utopie, « moins entendue comme but ou idéal que comme ouverture fuyante, moteur, méridien, ancré dans le principe espérance » (p. 111). On peut répliquer de nouveau que tous les mots et syntagmes, « principe espérance » inclus, peuvent être réduits par la « culture » exécrée par Teixeira à des slogans vides de sens, conformément à cette excellente observation de Nietzsche citée par l’auteur : « Encore un siècle de journalisme – et tous les mots pueront » (p. 41). L’auteur s’en défend en pratiquant une écriture soignée, au rythme soutenu et offrant des images pénétrantes. Par exemple, les simagrées des auteurs-vedettes inspirent à Teixeira un tableau superbe : « et dans cette sorte de grand café du commerce ou cour de récréation, encouragés par les médias, tout le petit monde des twitteurs et leur cohorte de followers de
s’enchanter de tous ces charmants riens, qui oscillent entre le caquetage, le pulsionnel, le règlement de comptes, la mise en scène de soi et le vent » (p. 50).
Il faut reconnaître que le charme du livre provient moins de l’originalité du thème que de l’adéquation stylistique au genre de texte qui s’est imposé à la sensibilité de l’auteur. Pour employer une expression de Peter Sloterdijk, Teixeira est l’un des nombreux intellectuels qui ressentent de façon puissante « la vexation par les machines1 ». D’ailleurs le philosophe allemand, dont la définition des temps modernes comme « l’ère du monstrueux crée par les hommes » constitue l’une des exergues du livres (l’autre provenant de Bataille), est un des esprits tutélaires de l’univers conceptuel de Teixeira, même si l’auteur français manie beaucoup moins voire pas du tout les ressources de l’humour et de l’ironie qui font, entre autres, l’attrait de l’écriture de Sloterdijk. Le livre reste ainsi une nouvelle et toujours bienvenue invitation à la réflexion sur le destin des humanités, une passionnée défense de la poésie comme boussole pour la vie intérieure, et un appel à la méditation. L’auteur cite une pensée de Victor Hugo d’une justesse décisive : « L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement, l’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir » (p. 60).
Ilinca Ilian
1 Peter Sloterdijk, « La vexation par les machines », dans L’Heure du crime et le temps de l’œuvre d’art, trad. O. Mannoni, Paris, Calmann-Lévy, 2000.
- CLIL theme: 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN: 978-2-8124-6055-5
- EAN: 9782812460555
- ISSN: 2286-136X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-6055-5.p.0332
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-27-2015
- Periodicity: Biannual
- Language: French