Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Alain Knapp et la liberté dans l’improvisation théâtrale. Canaliser ou émanciper
- Pages : 7 à 25
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 4
Chapitre d’ouvrage : 1/18 Suivant
Avant-propos
Je commence volontiers sans projet, le premier trait produit le second.
Montaigne, Essais, Livre I, Chapitre 39.
La deuxième fois est la répétition minimale requise pour une vérification… Or l’objet de notre recherche n’était qu’une apparition aussitôt disparue, un événement qui ne sera en aucun cas réitéré ni, partant, confirmé, une lueur décevante dans la nuit !
Vladimir Jankélévitch, Quelque part dans l’inachevé.
Faire livre de ce qui était à l’origine un travail de thèse, voilà une épreuve de répétition, de vérification, de confirmation sur laquelle le spectre de Jankélévitch jette une ombre fugace. Disons-le dès l’entame : en nous l’auteur se fondent le chercheur et l’improvisateur. Théorie et pratique sont rarement éloignées l’une de l’autre dans le champ des arts vivants ; comme les deux visages de Janus, l’une a tendance à regarder derrière et l’autre devant, elles restent pourtant fichées sur la même tête. Mais il est périlleux de tenter de les fondre ensemble dans une même optique. Et le choix de l’improvisation comme objet d’étude avait été pour nous, dès l’origine, une façon de biaiser avec l’exercice académique, de s’en affranchir. Tel était notre postulat : il est impossible, pour aborder cette modalité spécifique de création, d’adopter une attitude de recherche purement critique ou purement pratique. L’improvisation, que nous définirons plus bas comme la simultanéité de la composition et de l’exécution, est en effet soit inachevée, soit inexistante. En tant qu’exécution, elle n’existe pas hors de son temps. 8En tant que composition, elle est inachevée tandis qu’elle s’exécute. Le défi est donc double : d’un côté, se concentrer sur le moment d’exécution revient, comme Augustin, à tenter d’attraper le présent qui échappe, et n’en rien retenir, ne pas savoir ce qui a conduit à tel ou tel résultat et ne pas pouvoir l’affiner ; de l’autre, étudier les œuvres et user pour cela des outils traditionnels de la théorie critique revient à nier ce qui donne à l’improvisation sa spécificité.
Ainsi, pour construire une théorie de l’improvisation, il faut la pratiquer ; et pour la pratiquer, il faut se donner les moyens théoriques de l’analyser.
Pour cette raison sans doute, l’improvisation s’est imposée comme une modalité de travail privilégiée dans la recherche sur l’art de l’acteur, emblématique des laboratoires théâtraux tels que le xxe siècle les a vu surgir : « L’introduction de l’improvisation dans le travail de l’acteur, comme exercice ou à l’intérieur de la répétition, est la manifestation la plus libre et la plus novatrice d’une exploration de l’inconnu, d’une ouverture à la créativité individuelle du comédien, et d’une volonté de sortir du carcan qui enserre le théâtre entre la tutelle littéraire et les nécessités de production » (Warnet, 2005, p. 153). Par l’improvisation, la recherche sur le théâtre et l’art de l’acteur s’ouvrait à un champ de travail spécifique et empirique, à laquelle ne pourrait pas se substituer l’analyse des textes et des rôles, ou la philosophie. En fait, toute recherche de plateau implique, à un degré plus ou moins fort et assumé, le recours à l’improvisation.
La présente recherche est donc d’autant plus liée à son sujet qu’il est impossible de le traiter sans l’éprouver, de l’éprouver sans le penser. Cela n’est pas sans poser des difficultés. L’improvisation elle-même, en tant qu’elle est devenue un mode de vie pour celui qui entreprend une telle recherche, entre en conflit avec l’objectif de l’analyse distanciée. Comme le remarque Jeanne Leep : « It seems deeply non-improvisational to look critically and analyze the world of improvisation in theatrical performance from a scholarly point of view1 » (Leep, 2008, p. 2). L’improvisateur a renoncé à graver dans le marbre – ou sur un disque dur – le produit de sa recherche et de sa création, et va même jusqu’à trouver cette prétention légèrement déplacée. Nous pourrions faire nôtres les premières réflexions de Gary Peters dans son ouvrage consacré à la philosophie de 9l’improvisation : « As an improvisor my natural inclination is to try something else if things don’t seem to be working. And if that something else fails, then to give up altogether and start again2 » (Peters, 2009, p. vii).
Ainsi l’improvisation n’est-elle généralement pas vécue par ceux qui la pratiquent comme une attitude réservée au domaine de l’art, mais déborde-t-elle bien souvent au-delà : « Improvisation is not just a style or an acting technique ; it is a dynamic principle operating in many different spheres ; an independent and transformative way of being and doing3 » (Frost & Yarrow, 1990, p. 13). L’improvisation travaille en profondeur à la modification de la façon d’être, de voir ou de faire de celui qui la pratique. C’est pourquoi David A. Charles parle, en se référant à la théorie de Bakhtine, du genre de l’improvisation, le genre étant entendu comme « a specific form of thinking, a way of visualizing the world4 » (Charles, 2003, p. 7). Nous n’échappons pas à ce biais. En tant qu’improvisateurs, nous avançons par essais et erreurs, nous nous confrontons à l’autre, à sa sensibilité, à son écoute, à ses réactions, et nous laissons filer les échecs et les succès. S’il y a construction, elle est de l’ordre d’un savoir-faire, elle devient expertise. En nous, elle est pliée. La construction théorique demande que cette expertise se formule, se déploie linéairement et pour elle-même, qu’elle cesse de ne s’exprimer que face à la nécessité d’une situation nouvelle. Quitte à s’invalider à mesure qu’elle s’exprime.
Par conséquent, l’objet de la recherche, de par son caractère mouvant, insaisissable et inachevé, nécessitait une approche fragmentée, multiple, par plusieurs fronts simultanément. Nous avons donc convoqué l’histoire, la philosophie, l’économie, la politique. Mais nous avons surtout développé une part importante de notre recherche directement au plateau, que ce soit lors de l’organisation d’un laboratoire de recherche interdisciplinaire spécifiquement pensé pour explorer les questions qui nous hantent, ou lors d’expériences incidentelles liées à notre activité permanente de comédien et de metteur en scène. Mais après quoi précisément avons-nous mobilisé toute cette artillerie ?
10Notes sur l’improvisation
De quoi sera-t-il question au juste dans ces pages ? D’improvisation, sans doute. De l’improvisation, moins sûr, et de toutes les improvisations, certainement pas. Car si « improviser consiste à composer sur le champ et sans préparation, donc à créer à mesure, à inventer sans préméditation5 », encore faut-il préciser son objet. L’improvisation, en soi, n’a qu’une existence idéelle, tout comme l’arbre ou l’homme. Tout tient en effet dans cette tension entre le jaillissement ex tempore et la composition : selon ce que l’on souhaite composer – des vers, de la musique jazz ou baroque, de la danse ou du drame – l’improvisation ne sera pas la même, elle ne fera pas appel aux mêmes techniques ni aux mêmes codes. Ainsi, la conception de l’improvisation au théâtre dépendra-t-elle directement de ce que l’on considère être le propre du théâtre. L’improvisation en danse et en musique est relativement facile à définir : il s’agit respectivement d’improviser l’agencement de mouvements et de sons. Mais au théâtre, qu’improvise-t-on ? De la parole ? Pas exactement, pas seulement, pas n’importe quel type de parole. Des gestes ? Idem.
Selon Alain Knapp par exemple, pour qui l’objet du théâtre est d’abord une affaire de personnages, « l’improvisation est un jeu de construction d’identité6 ». La composition dont il est question est une composition dramatique, où les personnages se définissent par leurs actions. Mais l’époque contemporaine a souligné que le champ du théâtre ne se résumait pas au drame, au texte (même muet) et aux personnages, et que la composition théâtrale faisait intervenir des matériaux plus divers. Ainsi en témoigne la conception de la composition selon Anatoli Vassiliev : « La composition désigne un ordre de succession temporelle ou spatiale, un montage des éléments. C’est la succession de fragments, d’impulsions, de genres, de styles, de catégories de jeu ou de pensée. Une composition peut associer des éléments hétérogènes : un ballet (une improvisation physique) après un monologue (discours), une musique avant un jeu de scène, un cri après 11un chant7 » (Poliakov, 2006, p. 133). Ainsi l’improvisation théâtrale sera-t-elle souvent assez fidèle à cette définition assez large proposée par Anthony Frost et Ralph Yarrow :
Improvisation: the skill of using bodies, space, all human resources, to generate a coherent physical expression of an idea, a character (even, perhaps, a text); to do this spontaneously, in response to the immediate stimuli of one’s environment, and to do it à l’improviste: as though taken by surprise, without preconceptions8. (Frost & Yarrow, 1990, p. 1)
Notons ici que le texte apparaît comme une éventualité, et qu’à côté des personnages l’improvisation théâtrale peut aussi prendre pour objet des idées. Les auteurs soulignent également l’importance d’une cohérence dans le geste de l’improvisation, sans pour autant préciser ce qui fonde cette cohérence. Nous retiendrons pour notre part une définition encore plus inclusive, qui a l’avantage de poser en une seule formule la contraction temporelle que réalise l’improvisation et de ne pas l’inféoder à la pratique d’un art particulier :
On peut définir l’improvisation comme l’acte qui contracte dans l’instant ce qui s’étale habituellement entre la conception (ou la composition) et l’exécution ultérieure ; le délai entre les deux étant supprimé par l’immédiateté de cet acte. L’improvisation est une réponse mais aussi une pratique inventive immédiate où on cherche à atteindre un objectif par la mise en œuvre des seuls moyens alors disponibles. (de Raymond, 1980, p. 15)
Brève histoire d’une notion
Mais avant d’aller plus loin, il nous faut tenter de débroussailler quelques malentendus qui accompagnent en procession le concept que nous étudions ici. Le mot d’improvisation renvoie en effet à deux notions assez distinctes : d’une part l’action d’improviser, une pratique ou un genre (au sens de Bakhtine cité plus haut), et d’autre part l’œuvre résultant de cette action ; dans ce mot coïncident un mouvement, un devenir, et un élément fixe, délimité, achevé. On retrouve dans le vocable même 12cette gageure pour notre esprit que constitue la pensée du devenir et de l’évolution, ainsi que l’a souvent souligné Bergson ; comme devant le Vase de Rubin où la perception ne fait qu’osciller entre deux visages et le fameux vase, ainsi est-il facile de se méprendre en passant par inadvertance dans son discours d’une idée de l’improvisation à l’autre.
De fait l’improvisation a d’abord été, dans la langue française, une action et une faculté : on retrouve des apparitions du verbe improviser dès 1642, quand la première occurrence littéraire du mot improvisation est enregistrée dans un roman de Germaine de Staël en 18029. Cette apparition du mot dans la langue française coïncide d’ailleurs de façon remarquable avec sa diffusion dans la plupart des langues européennes (anglais, allemand, français, russe, néerlandais, espagnol, etc.), toutes à la fin du xviiie siècle10. Quand on remarque que les dictionnaires dans ces langues se réfèrent à l’italien et non directement au latin, on pourrait lancer sans précaution l’hypothèse que cette notion s’est développée en accord avec l’expansion et la célébrité des troupes de Commedia dell’arte, encore appelée Commedia all’improvviso jusqu’en 1750. Et qu’ainsi le mot et la notion d’improvisation viendraient d’un genre artistique qui fait encore office de référence quasi obligée dès que l’on évoque cette pratique dans les arts du spectacle. Mais cette substantivation progressive du verbe improviser pourrait porter en elle-même la marque d’un changement de conception dans la pratique des arts qui ne correspond pas tant à l’évolution de la pratique de l’improvisation, qu’à celle de la consécration de la pratique de la composition. C’est en tout cas ce que défend François de Raymond, en parlant essentiellement de musique.
13Il écrit en effet : « Dans la musique primitive, la composition ne se distinguait pas de l’exécution : la vie communautaire s’exprimait dans l’accompagnement, la reprise des thèmes, l’ornementation » (ibid., p. 24). Il va de soi, en effet, que les moyens de l’écriture, qu’elle soit musicale ou littéraire, n’étant pas dans la majorité des mains, l’essentiel de la création et de la transmission artistique était orale – et même si oralité n’est certainement pas synonyme d’improvisation, elle est tout de même plus vulnérable à la variation et à la réinvention que l’écriture, ne serait-ce que parce que la mémoire elle-même est variation et réinvention. Cette évolution continue des thèmes, sans être équivalente à ce que nous nommons improvisation aujourd’hui, donne tout de même bien l’idée d’une absence de partage strict des capacités ; invention et exécution coïncident. Se basant sur Ernst Ferand11, de Raymond continue : « Les premières tentatives de formulation théorique de l’improvisation remontent au début du xe siècle ; au xie siècle s’amorce le passage de l’improvisation chantée à la composition écrite, parallèle à la survie parfois florissante de l’improvisation » (ibid.). De là il décrit les différentes formes de coexistence de l’improvisation et de la composition : les contrepoints, l’ornementation, le cantus supra librum… Le mot d’improvisation n’existait pas encore, mais plutôt chacune de ses manifestations prenait un nom au sein de systèmes musicaux où elle remplissait un rôle de plus en plus délimité. Et enfin il conclut ce bref historique : « Ainsi lorsqu’au cours du premier tiers du xviie siècle s’établit le concept de composition, l’improvisation est progressivement considérée comme un genre, bientôt délimitée par la composition qui offre l’avantage de pouvoir être travaillée et multipliée à l’identique pour une exécution inchangée en tout lieu » (ibid., p. 25).
Cette consomption opérée par la composition préméditée sur le domaine de l’improvisation, cette façon de la circonscrire, s’illustre d’ailleurs également dans le devenir d’un autre mot, celui d’impromptu, qui a longtemps désigné ce qui était improvisé, synonyme de la seconde acception du mot actuel improvisation, pour devenir avec le temps son simulacre, une pièce musicale ou poétique composée pour donner l’air d’être spontanée.
14Ainsi sont apparues les deux tendances que l’on repère actuellement dans la notion d’improvisation : l’action d’improviser, qui par métonymie désigne la discipline ou le genre, par distinction avec le couple composition / interprétation ; l’œuvre, le résultat de l’action d’improviser, qu’on ne peut plus appeler impromptu. L’analyse de François de Raymond permet en outre de comprendre pourquoi cette notion est soit entachée d’un caractère péjoratif, soit semble la chasse gardée du génie. Ce mot d’improvisation peut autant renvoyer à une prouesse digne de toutes les admirations, voire au parangon de toute créativité, qu’à une action bâclée et impropre, que n’excuse que la situation extraordinaire dans laquelle elle a été contrainte d’avoir lieu. On utilise le mot d’improvisation en dehors du domaine artistique, et généralement pour souligner quelque chose fait à la hâte, imparfait – comme un dîner improvisé avec des restes. Étymologiquement, il est équivoque : s’inaugurant par un préfixe privatif im-, dénotant un manque, l’objet de ce manque est la pré-vision, une faculté qui, au temps des Lumières et de la consécration du pouvoir de la raison, est vertu cardinale. Selon que cette posture est subie ou choisie, on y verra alors tantôt chez l’improvisateur de l’inconséquence, tantôt du courage.
En rapportant l’évolution de la notion d’improvisation à celle, conjointe et opposée, de la notion de composition, on comprend mieux l’origine de ces deux colorations.
L’improvisation vivante s’étouffa ainsi par limitation, cantonnée comme spectacle esthétique et spirituel dans les églises et les cours princières, mais aussi comme pratique de divertissement dans les bruyantes tavernes populaires. Les extrêmes de la pyramide sociale la maintinrent vivante dans la tradition populaire qui chante la vie en tous ses aspects, connotant ici l’aspiration refoulée des besoins physiologiques et sociaux, ailleurs la spiritualité. Elle fut au contraire dévalorisée dans les classes moyennes chez lesquelles organisation, composition, comptabilité sont synonymes de vertu et récompensées par le ciel – la comptabilité est née avec le capitalisme ; l’esprit de négoce (nec otium) se trouve aux antipodes du loisir (otium), de la disponibilité, de la confiance à l’inspiration du moment – l’esprit de l’improvisation est populaire et aristocratique à la fois. (ibid., p. 26)
C’est en effet dans les marges que fleurit l’improvisation, et l’on voit là encore à quel point elle est avant tout un genre, une façon de voir et d’agir dans le monde. Avec le triomphe de la société bourgeoise d’une 15part, et d’autre part la glorification de la raison à la suite des Lumières, nulle surprise à ce qu’une certaine méfiance accompagne chacune de ses manifestations. Méfiance qui se meut illico en admiration franche et sans borne si l’improvisateur est de génie, répliquant ainsi ce vieux fantasme des classes moyennes envers l’aristocratie, à laquelle tout un chacun peut prétendre en accédant à l’aisance mais qui est à jamais refusée à qui n’en a pas le sang12 ; ou en mépris des plus crus lorsque celle-là ne sert que le divertissement, qu’elle est irriguée de populaire.
Dans notre conception moderne, et en particulier dans le théâtre, l’acception qui désigne l’improvisation comme une pratique et un genre s’est fortement renforcée au cours des trente à cinquante dernières années avec le développement de l’improvisation théâtrale comme discipline autonome, indépendante du théâtre, et qu’on désigne plutôt, sous forme contractée, par impro13. Celle-ci peut avoir acquis, pour ceux qui la pratiquent, des frontières tellement impénétrables qu’il arrive d’entendre certains improvisateurs dire qu’ils n’aiment pas le théâtre – et l’inverse n’est pas non plus rare. Pourtant cette pratique devient de plus en plus populaire, et de plus en plus riche. En voici quelques témoignages.
Aperçu d’une pratique en plein essor
Le 1er octobre 2014 à Lyon, dans le troisième arrondissement, a eu lieu un événement relativement historique, bien que d’apparence modeste. Thomas Debray et Péroline Devron inaugurent l’Improvidence, le premier lieu de théâtre sur le sol français, voire européen, à être entièrement dédié à l’improvisation théâtrale. Tous les soirs et toute l’année s’y succèdent des troupes amateurs et professionnelles pour présenter des spectacles dont le seul point commun est d’être indéterminés avant de rencontrer le public. Les formes y sont variées : on y présente tantôt une succession de scènes improvisées relativement courtes sans rapport apparent les unes avec les autres, comme ce qui se passe dans un match d’impro, mais selon une recette et un décorum propre à chaque spectacle ; tantôt la troupe improvise des histoires qui se déploient sur plus d’une heure et font intervenir un même ensemble de personnages ; tantôt on chante, danse, parle, mime, invite les spectateurs sur scène, etc. Des 16improvisateurs professionnels venus des quatre coins de France, de Suisse ou de Belgique s’y retrouvent pour échanger autour de leur pratique, et y animent des stages à destination d’amateurs. Professionnels et amateurs se partagent d’ailleurs la scène, ceux-ci jouant en début de semaine et ceux-là sur la fin. En quelques mois, ce lieu est devenu incontournable dès qu’il s’agit d’improvisation théâtrale, attirant improvisateurs, public, entreprises et pouvoirs publics14.
Pour le non initié, voilà une nouvelle qui a de quoi étonner, et témoigne d’une réalité à laquelle il ne pouvait pas s’attendre. Cette réalité, c’est l’existence et l’incroyable vitalité d’un genre de théâtre que beaucoup ignorent encore, ou pensaient encore vaguement circonscrit au Match d’impro venu du Québec. Il faut dire que l’improvisation théâtrale s’est invitée dans l’actualité de cette année 2015 par une autre porte, beaucoup plus médiatique. Encouragés par l’action opiniâtre du comédien Jamel Debbouze, le premier ministre Manuel Valls et son ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem ont annoncé envisager l’intégration de cours d’improvisation théâtrale (entendre : de match) en option dans les collèges, en particulier dans les collèges dits « sensibles ». Nous ne nous étendrons pas sur cette initiative, dont nous avons analysés les enjeux ailleurs (Charton, 2015).
Ces deux événements sont néanmoins des symptômes de l’époque intéressants à décrypter, les arbres qui laissent apparaître la forêt. Depuis le milieu du xxe siècle, et particulièrement dans les trente dernières années, l’improvisation théâtrale s’est imposée en France, et un peu partout dans le monde, comme un genre théâtral spécifique, à l’écart des circuits traditionnels du théâtre et en particulier des institutions culturelles, avec ses propres codes, son propre public et ses propres comédiens. Si l’Improvidence est à ce jour le seul en France, des théâtres et lieux de formation lui sont dédiés dans les plus grandes villes d’Amérique du Nord, avec une concentration étonnante à Chicago ; des festivals internationaux existent à Amsterdam, Berlin, Madrid, Anvers, Lyon, Metz, Rennes, etc. Le site http://improticket.com recense une soixantaine de troupes d’improvisation qui se disent professionnelles sur le territoire français, mais la pratique s’est partout largement affirmée comme une pratique amateur : en milieu universitaire ou à la ville, les troupes amateur foisonnent et produisent aujourd’hui l’essentiel des spectacles 17d’improvisation15. L’émission britannique Who’s line is it anyway, qui s’inspire fortement du TheatreSports développé par Keith Johnstone16, popularise davantage encore, à travers ses différentes versions dans plus d’une vingtaine de pays, le concept des jeux de théâtre improvisés. Le Festival Juste pour rire, retransmis à la télévision, présente régulièrement des Matchs d’improvisation.
Ce qui s’est développé à partir de la seconde moitié du xxe siècle en Occident, et qui est unique dans l’histoire des arts performatifs, c’est ainsi cette forme de théâtre où ni le public ni les acteurs ne savent ce qui sera joué dans la soirée, où l’on vient voir des comédiens en prise avec le vide et le hasard, et non l’œuvre d’un auteur ou une histoire – et où malgré tout l’on paie sa place. Les noms des créateurs de ce genre sont inconnus ou presque dans le monde du théâtre français. Ce sont Viola Spolin et son fils Paul Sills, Keith Johnstone, Del Close, Robert Gravel… Ce que nous étudions ici, ce n’est donc pas le théâtre qui se construit par improvisations (création collective ou devised theatre, dont le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine peut sembler un modèle), ni le théâtre dont certaines parties demeurent improvisées, mais ce que Hazel Smith et Roger Dean appellent de l’improvisation pure, une improvisation qui se fait devant un public, pour un public, par opposition à une improvisation appliquée, qui est utilisée sur le chemin de la création d’un produit achevé17. Nous dédierons le premier chapitre à l’histoire détaillée de l’improvisation théâtrale.
Tour d’horizon de l’état de la recherche
Face à cette vitalité, le monde académique, en France comme à l’étranger, est globalement resté muet – à l’exception évidente des États-Unis. Quelques mémoires de master, une thèse soutenue par Patrick Charrière en 1990 à l’université de Bordeaux18, sont les seules traces de recherche que nous ayons pu trouver en France, et encore se concentrent-elles principalement sur le match. Cet ouvrage a pour ambition de combler ce manque. Il faut dire que la méfiance est grande : 18« In fact, much of the world of improvisational theatre has been relegated by some academics to the equivalent of warm up exercises, charade like games, or “garage band” type performances19 », écrit Jeanne Leep (Leep, 2008, p. 2). Son travail constitue donc une des quelques exceptions. Dans Theatrical Improvisation : Short Form, Long Form, and Sketch-Based Impro, elle développe une typologie des spectacles d’improvisation théâtrale selon trois tendances : la première, la plus répandue, consiste en des spectacles composés de courtes scènes improvisées ; la seconde, apparue un peu plus tardivement, fait intervenir une construction d’histoire complexe sur une durée plus importante, à travers des structures réglant les interactions de personnages récurrents ; enfin la troisième renvoie à une tradition à la fois plus ancienne et plus solide, dont la commedia dell’arte est l’archétype, et consiste à improviser sur un canevas pré-établi20.
Anthony Frost et Ralph Yarrow, dans Improvisation in Drama, réalisent également un panorama des différentes formes d’improvisation théâtrales, de qui en sont les principaux praticiens et de quelles sont leurs motivations. Ce travail vaut surtout pour l’aspect encyclopédique ; ils tentent en effet d’embrasser l’improvisation au théâtre dans son ensemble, sans prendre en compte la spécificité de ce genre dont nous soulignons la récente émergence, et se retrouvent finalement à être trop inclusifs.
Remarquons également, en langue anglaise, le travail de David A. Charles, The Novelty of Improvisation : Toward a Genre of Embodied Spontaneity. Appliquant à l’improvisation les catégories développées par Mikhaïl Bakhtine pour l’analyse littéraire et, en particulier, celle du roman russe – le chronotope, le prosaïque, le dialogisme, la polyphonie et le carnavalesque –, il cherche à développer un discours sur l’improvisation théâtrale qui la libère de la référence constante à la composition écrite, pour mieux faire sentir sa spécificité, sa fonction et son potentiel. Bien que cette analyse qui, en ayant énoncé dès l’entrée comme un axiome ce qu’elle souhaite prouver, constate en tautologie la justesse de ses assertions, puisse souffrir d’un certain systématisme, elle recense et analyse cependant une impressionnante quantité de pratiques 19de théâtre spontané tout autour du monde. Ainsi, outre celles héritées de Johnstone, Spolin, Boal, la commedia dell’arte ou le mime romain, Charles convoque le renga japonais, l’apidan du Niger, et le psychodrame de Moreno. Il s’attache à souligner leurs ressemblances plus que leurs spécificités ; aussi peut-on parfois trouver que sa démarche est trop inclusive. Reste que l’utilisation des concepts de Bakhtine est bien souvent convaincante, et nous nous y abreuverons quelquefois.
Enfin, toujours en anglais, Whose improv is it anyway ?, de Amy Seham, analyse finement les différents courants d’improvisation théâtrale qui sont nés aux États-Unis, et particulièrement à Chicago, depuis la création des Compass Players en 195521. Elle s’intéresse tout particulièrement à la place des femmes et des minorités dans le monde de l’improvisation théâtrale, reliant les pratiques et les philosophies qui guident les différents groupes et courants à leur tendance à confirmer ou combattre les valeurs dominantes ou conservatrices.
En français, il y a bien sûr l’ouvrage de Jean-Pierre Ryngaert, Jouer, représenter, qui s’intéresse à l’improvisation comme modalité particulière du jeu, « comme lieu de la rencontre d’un objet étranger, extérieur au joueur, et de l’imaginaire de celui-ci. Elle provoque le sujet à réagir, soit à l’intérieur de la proposition qui lui est faite, soit autour de la proposition, en explorant largement la zone qui se dessine pour lui, selon la façon dont son imagination est convoquée » (Ryngaert, 2009, p. 41). L’improvisation est donc ici davantage un outil qu’une fin, l’objet d’une contemplation d’une certaine modalité du jeu, et moins un processus particulier de composition dont il s’agit de maîtriser le fonctionnement.
En dehors du monde académique, l’essentiel des écrits sur l’improvisation proviennent des praticiens eux-mêmes. Il existe pléthore de livres qui recensent des recettes et des exercices pour révéler la spontanéité, la créativité, aider des groupes à créer ensemble, mieux communiquer en entreprise22… Il nous faut commencer par citer ceux écrits par les premiers développeurs des formes modernes de l’impro23. Certains de ces ouvrages, sinon tous, proposent en guise d’introduction une histoire de l’improvisation théâtrale, ainsi que quelques motivations 20idéologiques. Mais d’autres livres sont principalement dédiés au développement de cette théorie : ainsi en est-il du premier livre de Keith Johnstone, Impro. Improvisation and the Theatre24 ; The Improv Handbook de Tom Salinsky et Deborah Frances-White propose un développement théorique de l’improvisation théâtral fortement inspiré par Johnstone, et met en relation son système avec les théâtres d’impro de Chicago ; Chris Johnston dans The Improvisation Game explore à travers de nombreux interviews le pourquoi, le comment et l’objet de l’improvisation au théâtre, mais aussi en danse et en musique.
Mais nous remarquons que la plupart de ces ouvrages sont en anglais et ne sont pas disponibles dans les bibliothèques françaises, ce qui limite nécessairement leur diffusion dans les milieux universitaires de notre pays25. Dès que l’on s’éloigne du champ strict du théâtre, la littérature académique récente devient plus fournie, et plus française également. De nombreux travaux analysent le travail de l’improvisation en danse26 ou en musique27, voire dans le cinéma28. Certains enfin visent à une compréhension de l’improvisation comme phénomène d’ensemble. Le travail de Tania Vladova, thèse de doctorat soutenue en 2004 à l’École des hautes études en sciences sociales, cherche à développer une poétique de l’improvisation à travers l’analyse de l’improvisation musicale et de la figure de l’improvisateur dans la littérature. Pour elle, le problème des théories esthétiques sur l’improvisation se résume ainsi, ce qui rejoint nos propres analyses : « exhiber simultanément le geste créateur, l’expression et la formation de l’œuvre, tel est le défi que l’improvisation lance à une pensée esthétique traditionnellement scindée entre sujet et objet, entre activité et résultat » (Vladova, 2004, 17). Citons cependant, car comme elle nous nous appuierons beaucoup sur cette lecture, l’incontournable travail du philosophe Jean-François de Raymond, L’improvisation : contribution à la philosophie de l’action, qui s’intéresse à l’improvisation comme une modalité particulière de l’action et embrasse dans son analyse tous les champs de l’activité humaine, artistiques ou non.
21Ces quelques exemples, ainsi que la présence grandissante dans les revues de dossiers dédiés à l’improvisation, témoignent d’un intérêt croissant pour les questions qui lui sont liées. La radio elle-même s’est récemment emparé du sujet pour une semaine dans l’émission de France Inter Les nouveaux chemins de la connaissance, même s’il y fut beaucoup question d’histoire ou de musique, et encore une fois assez peu de théâtre.
Liberté, liberté chérie
Cette montée en puissance récente de l’intérêt pour l’improvisation en général, et pour l’improvisation théâtrale en particulier, et son avènement progressif comme genre théâtral spécifique a de quoi nous interroger. Comme nous le laissions entendre au début de cette introduction, recourir à l’improvisation correspond à un besoin de s’affranchir des carcans, notamment au théâtre ceux de la littérature ou de la mise en scène, une volonté de faire bouger toutes sortes de lignes, et de faire l’exercice d’une certaine liberté. Si la liberté dont un improvisateur fait l’expérience peut être sujet de débat, certains arguant que celui-ci ne saurait créer que dans un cadre bien défini, ou encore qu’il est esclave d’impulsions qu’il ne maîtrise pas, il est à peu près clair que toute pratique de l’improvisation se fonde sur une idée de ce qu’est la liberté. Mais parallèlement, la pratique de l’improvisation théâtrale est aujourd’hui prise dans une économie particulièrement bien intégrée dans le système global d’échange de marchandises ; n’y a-t-il pas là une sorte de contradiction ? Une dissonance au moins, qui laisse entrevoir que si l’improvisation dans les arts vivants, comme nous l’avons déjà constaté et y reviendrons en détail plus bas, était tombée en désuétude avec l’avènement d’une société basée sur le commerce et la raison, elle revient aujourd’hui peut-être, et sous la forme spécifique que nous lui connaissons, à la faveur d’une idéologie dominante, que nous appellerons libéralisme, qui conjugue libertés individuelles et exigences économiques, et où « tout est possible puisque créativité, réactivité et flexibilité sont les nouveaux mots d’ordre » (Boltanski & Chiapello, 1999, p. 139). Ainsi, notre question centrale devient : quelle conception de la liberté guide l’improvisation théâtrale, telle que nous la connaissons en ce début de xxie siècle ?
22Pour y mieux revenir, nous pouvons retourner la question en demandant : que serait une improvisation théâtrale « libre » ? L’expression « improvisation libre » est davantage héritée du champ de la musique que de celui de la danse, car on parle rarement d’improvisation en danse pour désigner ce qui serait une improvisation non libre, celle par exemple des danses de salon ou du hip-hop29. En musique par contre, nous pouvons définir l’improvisation libre par une absence de référent commun entre les improvisateurs :
La notion de référent est centrale pour l’improvisation. Le référent est un schème formel sous-jacent ou une image directrice spécifique à une pièce donnée et utilisé par les improvisateurs pour faciliter la génération et l’amendement des comportements improvisés sur une échelle temporelle de taille intermédiaire. La génération de ces comportements sur une échelle temporelle plus courte est principalement déterminée par un apprentissage antérieur et n’est pas vraiment spécifique à la pièce considérée. S’il n’y a pas de référent, ou si celui-ci est conçu en temps réel, on parle d’improvisation « libre » ou « absolue ». Elle est beaucoup plus rare que l’improvisation guidée par un référent ou « improvisation relative30 ».
Comme nous l’avons souligné plus haut, alors qu’en danse ou en musique l’objet de l’improvisation est assez clair, le théâtre demande d’établir au préalable un consensus sur la question de ce qui est à composer, lequel dépend de la fonction que l’on assigne au théâtre, ou de la nature qu’on lui suppose. Comme le remarque Clément Canonne dans le cadre de la musique, le référent est par définition une donnée qui fait l’objet d’une connaissance commune31. Pour cette raison, il semble impossible de 23se passer de référent au sens de Pressing. Poser, par exemple, que le but de l’improvisation théâtrale est de raconter des histoires crée un référent, car il faut s’accorder sur la manière dont ces histoires sont composées. Pour le dire autrement, le théâtre, dans sa relation intime avec le drame et la représentation d’actions, implique une restriction des éléments bruts avec lesquels on l’improvise : des gestes, mais pas n’importe quels gestes ; des paroles et des sons, mais pas n’importe lesquels. Une restriction qui empêche a priori toute improvisation libre au sens où nous l’avons prise.
Deux idées nous permettent de survoler cette impasse. D’abord, nous interroger sur la nature de la liberté en question, en épousant la distinction posée notamment par Isaiah Berlin entre liberté « négative » et liberté « positive ». La première conception implique d’exercer sa liberté en franchissant les limites qui s’appliquaient à soi jusqu’alors ; la seconde part de soi et d’une connaissance de ses moyens pour agir dans un cadre non seulement consenti mais maîtrisé. Deux conceptions qui engendrent, nous le verrons, deux approches de l’improvisation sensiblement différentes. Nous pouvons ensuite considérer une définition du théâtre qui ne présuppose pas a priori un référent. À ce titre, la définition très large que Christian Biet et Christophe Triau commencent par donner nous paraît opératoire : « Le théâtre est d’abord un spectacle, une performance éphémère, la prestation de comédiens devant des spectateurs qui regardent, un travail corporel, un exercice vocal et gestuel adressés, le plus souvent dans un lieu particulier et un décor particulier » (Biet & Triau, 2006, p. 7). En fondant la nature du théâtre non sur scène, dans l’objet représenté, mais dans la relation qui lie comédiens et spectateurs, et en insistant sur la spécificité du lieu et du décor, nous trouvons formulées deux des hypothèses de travail que nous avons testées : l’improvisation libre au théâtre se définit par sa performativité d’une part, et d’autre part par rapport à un contexte d’exécution – celui-ci étant entendu comme le lieu, la date et les personnes en présence, dans leurs dimensions physiques et concrètes, mais aussi en tant qu’ils portent une mémoire.
Dans un premier chapitre, qui aura pour la question qui nous occupe un aspect introductif, nous reviendrons sur l’histoire récente de l’improvisation théâtrale, afin de donner au lecteur un panorama de 24ce que représente ce genre, des différents courants qui le composent, ainsi que des clés de compréhension sur les discussions que nous aurons par la suite.
Nous avons consacré une part importante de notre recherche à Alain Knapp. Cela s’explique en partie par des raisons opportunistes, l’occasion nous ayant été fournie de rencontrer cet homme de théâtre méconnu, de l’interroger longuement et d’accéder à ses archives – lesquelles constitueront une source importante pour l’ensemble de cet ouvrage. Mais l’exemple du groupe qu’il fonda à Lausanne en 1968, le Théâtre-Création, et de l’approche de la pédagogie et de l’art de l’acteur qu’il développa, nous permettent surtout de dessiner les contours d’une improvisation où la liberté de l’acteur se comprend avant tout dans son indépendance créatrice – et non dans la libre expression d’une spontanéité, qui voudrait mettre à bas les formes héritées du passé. Ce groupe de théâtre expérimental, reconnu à travers toute l’Europe, a poussé à l’extrême l’idée de l’acteur-créateur, pour lui donner une signification entièrement nouvelle et à l’écart des autres courants du théâtre ou de l’improvisation théâtrale qui se sont dessinés, à d’autres points de la planète, pendant ces mêmes années. Le premier chapitre s’attardera ainsi sur la personnalité d’Alain Knapp, son parcours, depuis sa découverte du théâtre, à travers les cours de Blanche Derval et la revue Théâtre Populaire, jusqu’à sa rencontre avec Benno Besson et ses premières mises en scène au Centre dramatique Romand. Le second chapitre tentera de faire un point rapide sur les influences sociales, politiques et artistiques majeures des années soixante, les courants d’idée, les groupes et les créateurs influents. Dans le temps suivant, nous plongerons au cœur de l’activité du Théâtre-Création. Nous traiterons en particulier des cinq premières années, pendant lesquelles ce groupe d’acteurs-créateurs alternait créations collectives, avec ou sans auteur, parfois avec texte préalable, animations scolaires, expériences en milieu thérapeutique, et bien sûr recherche constante sur l’art de l’acteur, improvisations en public avec et sans canevas. Pour finir nous nous immergerons dans l’improvisation théâtrale telle qu’Alain Knapp nous invite à la comprendre, son éthique et sa pratique, en la mettant notamment en relation et en dialogue avec le système développé par Keith Johnstone.
La seconde partie, divisée en trois chapitres, sera une discussion sur l’improvisation théâtrale libre, appuyée par les laboratoires de recherche 25que nous avons mis en place et nos propres expériences de comédien. Le premier chapitre de cette partie entend faire la critique, à travers la notion d’acteur-créateur, de l’improvisation théâtrale telle qu’elle s’est développée ces cinquante dernières années à la suite des courants que nous identifierons plus bas. La réflexion se concentrera sur trois enjeux qui nous semblent saillants dans le monde contemporain, et sont indubitablement liés : un enjeu politique d’abord, qui se concentre autour du rapport que l’improvisation entretient, ou clame entretenir, avec la notion de démocratie ; un enjeu artistique et esthétique, relatif à la performativité de l’improvisation théâtrale ; un enjeu économique enfin, à travers la mise en évidence des liens à la fois idéologiques et pratiques que l’improvisation théâtrale entretient avec l’économie de marché. Le chapitre suivant se nourrira ouvertement d’un certain nombres d’expériences que nous avons réalisées, organisées autour de notre laboratoire de recherche-action. Organisé en deux temps, nous décrirons d’abord un cadre hérité du travail des perspectives où la danse, ou le corps dansant, nous permet de dresser des ponts entre les disciplines artistiques. Nous y développerons la base d’un système d’entraînement de la technique de l’acteur en vue de l’improvisation libre. Le deuxième temps cherchera à penser et à expérimenter comment inscrire concrètement des actes artistiques dans un contexte donné, dont les spectateurs sont l’incarnation. Enfin, dans un dernier chapitre, nous reviendrons à la notion de liberté, à la fois pour examiner plus précisément en quoi deux conceptions différentes conduisent à appréhender l’improvisation différemment, et pour décrire quels sont les grands enjeux d’une improvisation libre telle que nous avons souhaité la définir.
Cet ouvrage n’aurait pas pu voir le jour sans les appuis et conseils d’un certain nombre d’amis et collègues, parmi lesquels Marie-Madeleine Mervant-Roux, Christian Biet, Lionel Parlier et Françoise Zamour. Qu’ils en soient remerciés, ainsi que tout ceux que je n’ai pas la latitude de citer ici mais qui se reconnaîtront tout au long du livre.
1 « Il semble profondément contraire à l’improvisation de regarder avec un œil critique et d’analyser le monde de l’improvisation en représentation d’un point de vue académique ». Toutes les citations en anglais seront traduites par nos soins, sauf mention contraire.
2 « En tant qu’improvisateur mon inclination naturelle est d’essayer autre chose quand cela ne semble pas marcher. Et si cette autre chose échoue, d’abandonner tout simplement et de recommencer ».
3 « L’improvisation n’est pas seulement un style ou une technique de jeu : c’est un principe dynamique qui opère dans nombre de sphères différentes ; une façon autonome et “transformatrice” d’être et de faire ».
4 « Une forme spécifique de pensée, une façon de visualiser le monde ».
5 Jean-Pierre Ryngaert, « Improvisation » dans (Corvin, 2008).
6 Entretien du 25 juin 2013.
7 Tous les éléments dont il est question ici, impulsions, genres, styles, etc., sont définis plus loin dans l’ouvrage cité.
8 « Improvisation : l’art d’utiliser les corps, l’espace, toutes les ressources humaines, pour générer une expression physique cohérente d’une idée, d’un personnage (peut-être même un texte) ; le faire spontanément, en réponse à un stimuli immédiat dans un environnement donné, et le faire à l’improviste, i. e. comme par surprise, sans préconception ».
9 Selon le Dictionnaire culturel de la langue française d’Alain Rey, 2005. il s’agit de Corinne ou l’Italie (en réalité publié en 1807), l’histoire d’une poétesse qui se livre volontiers à des improvisations face à ses admirateurs. S’y trouve une admirable description de l’acte d’improviser : « Si vous me demandez d’examiner moi-même ce que je pense à cet égard, je dirai que l’improvisation est pour moi comme une conversation animée. Je ne me laisse point astreindre à tel ou tel sujet, je m’abandonne à l’impression que produit sur moi l’intérêt de ceux qui m’écoutent, et c’est à mes amis que je dois surtout en ce genre la plus grande partie de mon talent ».
10 En anglais, le cas est intéressant : le mot d’improvisation remonte en fait au xve siècle, mais désignait un événement imprévu. Son acception en tant que le fait de composer une œuvre sur-le-champ date de 1786, selon Online Etymology Dictionary (http://www.etymonline.com). L’anglais possède par ailleurs un autre mot pour désigner l’improvisation : extemporization, dont la forme verbale remonterait à 1640, toujours selon la même source, et qui vient de l’utilisation adverbiale du latin ex tempore, hors du temps. C’est en réalité un concept plus large que celui d’improvisation, qui désigne ce qui est fait sans préparation – alors qu’une improvisation peut se préparer.
11 « Improvisation in Music History and Education », Papers of the american Musicology Society, 1940.
12 « Armstrong je ne suis pas noir », chantait Nougaro.
13 Ou improv en américain.
14 Voir http://www.improvidence.fr/.
15 À titre de comparaison, le même site dénombre 224 troupes d’amateurs en France, mais ces données ne sont pas complètement fiables : ce sont en effet les troupes elles-mêmes qui doivent s’inscrire sur le site, et ses animateurs considèrent qu’il recense ainsi environ 80 % des troupes.
16 Voir « Johnstone, le grand gourou », p. 42 et sq.
17 Cf. Improv(is)ing the Definitions, dans (Smith & Dean, 1997, p. 25 et sq.).
18 (Charrière, 1990) ; (Baudrand, 2008) ; (Thura, 2009) ; (Desmonts, 2010) ; (Eber, 2010)…
19 « En fait, la plus grande part du monde de l’improvisation théâtrale a été considérée par certains universitaires comme l’équivalent d’exercices d’échauffement, de jeux dans le genre des charades, ou de “spectacles de garage” ».
20 Quelques spectacles célèbres récents, comme ceux des compagnies d’Ores et déjà ou des Chiens de Navarre, qui ont pu faire parler d’eux de par leur caractère en partie improvisé, rentrent aussi dans cette catégorie.
21 Cf. « La filière de Chicago », p. 35 et sq.
22 On peut citer dans cet ensemble (Caruso, 1992) ; (Tournier, 2011) ainsi que (Tournier, 2003) ; (Diggles, 2004) ; (Napier, 2004) ; (Adams, 2007)…
23 (Spolin, 1973) ; (Johnstone, 1999) ; (Gravel, 1987) ; (Halpern, Close, & Johnson, 1994).
24 La traduction française, réalisée par des improvisateurs parisiens coordonnés par Mark Jane, vient de paraître en auto-édition, disponible en ligne sur http://www.impro-theatre.fr/.
25 Nous avons également récemment pris note d’un travail de thèse en espagnol, (Lima e Muniz, 2005).
26 (Boissière & Kintzler, 2006) ; (Bardet, 2009) ; (Couderc, 2010)…
27 (Bailey, 1999) ; (Laborde, 2005) ; (Canonne, 2010) ; (Saladin, 2010).
28 Voir notamment les travaux de Gilles Mouëllic.
29 Par ailleurs, le terme de danse libre renvoie à un courant spécifique, fondateur de la danse contemporaine : « Le terme de “danse libre” qui s’applique à un courant de la danse qui s’est essentiellement développé au début du xxe siècle, et dont l’une des figures emblématiques est Isadora Duncan, montre ce besoin de rompre avec les codes académiques de la danse et de revendiquer une totale liberté d’expression. Isadora Duncan traduit cette libération dans sa danse par un dépouillement vestimentaire – elle danse pieds nus, habillée d’une simple tunique – et par le recours à des mouvements simples s’inspirant de ceux de la nature, mais il est difficile de savoir si Isadora Duncan improvisait en partie ou totalement quand elle dansait », (Couderc, 2010, p. 52-53).
30 Jeff Pressing, Cognitive Processes in Improvisation, cité et traduit par (Canonne, 2010, p. 14).
31 Il définit cette notion : « Rappelons la distinction entre connaissance mutuelle et connaissance commune. Il y a connaissance mutuelle d’une proposition P dans une population S si et seulement si chaque membre n de S connaît p. Il y a connaissance commune de cette même proposition P dans cette même population S si et seulement si chaque membre n de S connaît P et que chaque n de S sait que tout n de S connaît P, chaque n de S sait que chaque n de S sait que tout n de S connaît P et ainsi de suite ad infinitum », (Canonne, 2010, p. 17).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-6053-1
- EAN : 9782812460531
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6053-1.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/05/2017
- Langue : Français