Aller au contenu

Classiques Garnier

Avant-propos

7

Avant-propos

Je commence volontiers sans projet, le premier trait produit le second.

Montaigne, Essais, Livre I, Chapitre 39.

La deuxième fois est la répétition minimale requise pour une vérification… Or lobjet de notre recherche nétait quune apparition aussitôt disparue, un événement qui ne sera en aucun cas réitéré ni, partant, confirmé, une lueur décevante dans la nuit !

Vladimir Jankélévitch, Quelque part dans linachevé.

Faire livre de ce qui était à lorigine un travail de thèse, voilà une épreuve de répétition, de vérification, de confirmation sur laquelle le spectre de Jankélévitch jette une ombre fugace. Disons-le dès lentame : en nous lauteur se fondent le chercheur et limprovisateur. Théorie et pratique sont rarement éloignées lune de lautre dans le champ des arts vivants ; comme les deux visages de Janus, lune a tendance à regarder derrière et lautre devant, elles restent pourtant fichées sur la même tête. Mais il est périlleux de tenter de les fondre ensemble dans une même optique. Et le choix de limprovisation comme objet détude avait été pour nous, dès lorigine, une façon de biaiser avec lexercice académique, de sen affranchir. Tel était notre postulat : il est impossible, pour aborder cette modalité spécifique de création, dadopter une attitude de recherche purement critique ou purement pratique. Limprovisation, que nous définirons plus bas comme la simultanéité de la composition et de lexécution, est en effet soit inachevée, soit inexistante. En tant quexécution, elle nexiste pas hors de son temps. 8En tant que composition, elle est inachevée tandis quelle sexécute. Le défi est donc double : dun côté, se concentrer sur le moment dexécution revient, comme Augustin, à tenter dattraper le présent qui échappe, et nen rien retenir, ne pas savoir ce qui a conduit à tel ou tel résultat et ne pas pouvoir laffiner ; de lautre, étudier les œuvres et user pour cela des outils traditionnels de la théorie critique revient à nier ce qui donne à limprovisation sa spécificité.

Ainsi, pour construire une théorie de limprovisation, il faut la pratiquer ; et pour la pratiquer, il faut se donner les moyens théoriques de lanalyser.

Pour cette raison sans doute, limprovisation sest imposée comme une modalité de travail privilégiée dans la recherche sur lart de lacteur, emblématique des laboratoires théâtraux tels que le xxe siècle les a vu surgir : « Lintroduction de limprovisation dans le travail de lacteur, comme exercice ou à lintérieur de la répétition, est la manifestation la plus libre et la plus novatrice dune exploration de linconnu, dune ouverture à la créativité individuelle du comédien, et dune volonté de sortir du carcan qui enserre le théâtre entre la tutelle littéraire et les nécessités de production » (Warnet, 2005, p. 153). Par limprovisation, la recherche sur le théâtre et lart de lacteur souvrait à un champ de travail spécifique et empirique, à laquelle ne pourrait pas se substituer lanalyse des textes et des rôles, ou la philosophie. En fait, toute recherche de plateau implique, à un degré plus ou moins fort et assumé, le recours à limprovisation.

La présente recherche est donc dautant plus liée à son sujet quil est impossible de le traiter sans léprouver, de léprouver sans le penser. Cela nest pas sans poser des difficultés. Limprovisation elle-même, en tant quelle est devenue un mode de vie pour celui qui entreprend une telle recherche, entre en conflit avec lobjectif de lanalyse distanciée. Comme le remarque Jeanne Leep : « It seems deeply non-improvisational to look critically and analyze the world of improvisation in theatrical performance from a scholarly point of view1 » (Leep, 2008, p. 2). Limprovisateur a renoncé à graver dans le marbre – ou sur un disque dur – le produit de sa recherche et de sa création, et va même jusquà trouver cette prétention légèrement déplacée. Nous pourrions faire nôtres les premières réflexions de Gary Peters dans son ouvrage consacré à la philosophie de 9limprovisation : « As an improvisor my natural inclination is to try something else if things dont seem to be working. And if that something else fails, then to give up altogether and start again2 » (Peters, 2009, p. vii).

Ainsi limprovisation nest-elle généralement pas vécue par ceux qui la pratiquent comme une attitude réservée au domaine de lart, mais déborde-t-elle bien souvent au-delà : « Improvisation is not just a style or an acting technique ; it is a dynamic principle operating in many different spheres ; an independent and transformative way of being and doing3 » (Frost & Yarrow, 1990, p. 13). Limprovisation travaille en profondeur à la modification de la façon dêtre, de voir ou de faire de celui qui la pratique. Cest pourquoi David A. Charles parle, en se référant à la théorie de Bakhtine, du genre de limprovisation, le genre étant entendu comme « a specific form of thinking, a way of visualizing the world4 » (Charles, 2003, p. 7). Nous néchappons pas à ce biais. En tant quimprovisateurs, nous avançons par essais et erreurs, nous nous confrontons à lautre, à sa sensibilité, à son écoute, à ses réactions, et nous laissons filer les échecs et les succès. Sil y a construction, elle est de lordre dun savoir-faire, elle devient expertise. En nous, elle est pliée. La construction théorique demande que cette expertise se formule, se déploie linéairement et pour elle-même, quelle cesse de ne sexprimer que face à la nécessité dune situation nouvelle. Quitte à sinvalider à mesure quelle sexprime.

Par conséquent, lobjet de la recherche, de par son caractère mouvant, insaisissable et inachevé, nécessitait une approche fragmentée, multiple, par plusieurs fronts simultanément. Nous avons donc convoqué lhistoire, la philosophie, léconomie, la politique. Mais nous avons surtout développé une part importante de notre recherche directement au plateau, que ce soit lors de lorganisation dun laboratoire de recherche interdisciplinaire spécifiquement pensé pour explorer les questions qui nous hantent, ou lors dexpériences incidentelles liées à notre activité permanente de comédien et de metteur en scène. Mais après quoi précisément avons-nous mobilisé toute cette artillerie ?

10

Notes sur limprovisation

De quoi sera-t-il question au juste dans ces pages ? Dimprovisation, sans doute. De limprovisation, moins sûr, et de toutes les improvisations, certainement pas. Car si « improviser consiste à composer sur le champ et sans préparation, donc à créer à mesure, à inventer sans préméditation5 », encore faut-il préciser son objet. Limprovisation, en soi, na quune existence idéelle, tout comme larbre ou lhomme. Tout tient en effet dans cette tension entre le jaillissement ex tempore et la composition : selon ce que lon souhaite composer – des vers, de la musique jazz ou baroque, de la danse ou du drame – limprovisation ne sera pas la même, elle ne fera pas appel aux mêmes techniques ni aux mêmes codes. Ainsi, la conception de limprovisation au théâtre dépendra-t-elle directement de ce que lon considère être le propre du théâtre. Limprovisation en danse et en musique est relativement facile à définir : il sagit respectivement dimproviser lagencement de mouvements et de sons. Mais au théâtre, quimprovise-t-on ? De la parole ? Pas exactement, pas seulement, pas nimporte quel type de parole. Des gestes ? Idem.

Selon Alain Knapp par exemple, pour qui lobjet du théâtre est dabord une affaire de personnages, « limprovisation est un jeu de construction didentité6 ». La composition dont il est question est une composition dramatique, où les personnages se définissent par leurs actions. Mais lépoque contemporaine a souligné que le champ du théâtre ne se résumait pas au drame, au texte (même muet) et aux personnages, et que la composition théâtrale faisait intervenir des matériaux plus divers. Ainsi en témoigne la conception de la composition selon Anatoli Vassiliev : « La composition désigne un ordre de succession temporelle ou spatiale, un montage des éléments. Cest la succession de fragments, dimpulsions, de genres, de styles, de catégories de jeu ou de pensée. Une composition peut associer des éléments hétérogènes : un ballet (une improvisation physique) après un monologue (discours), une musique avant un jeu de scène, un cri après 11un chant7 » (Poliakov, 2006, p. 133). Ainsi limprovisation théâtrale sera-t-elle souvent assez fidèle à cette définition assez large proposée par Anthony Frost et Ralph Yarrow :

Improvisation: the skill of using bodies, space, all human resources, to generate a coherent physical expression of an idea, a character (even, perhaps, a text); to do this spontaneously, in response to the immediate stimuli of ones environment, and to do it à limproviste: as though taken by surprise, without preconceptions8. (Frost & Yarrow, 1990, p. 1)

Notons ici que le texte apparaît comme une éventualité, et quà côté des personnages limprovisation théâtrale peut aussi prendre pour objet des idées. Les auteurs soulignent également limportance dune cohérence dans le geste de limprovisation, sans pour autant préciser ce qui fonde cette cohérence. Nous retiendrons pour notre part une définition encore plus inclusive, qui a lavantage de poser en une seule formule la contraction temporelle que réalise limprovisation et de ne pas linféoder à la pratique dun art particulier :

On peut définir limprovisation comme lacte qui contracte dans linstant ce qui sétale habituellement entre la conception (ou la composition) et lexécution ultérieure ; le délai entre les deux étant supprimé par limmédiateté de cet acte. Limprovisation est une réponse mais aussi une pratique inventive immédiate où on cherche à atteindre un objectif par la mise en œuvre des seuls moyens alors disponibles. (de Raymond, 1980, p. 15)

Brève histoire dune notion

Mais avant daller plus loin, il nous faut tenter de débroussailler quelques malentendus qui accompagnent en procession le concept que nous étudions ici. Le mot dimprovisation renvoie en effet à deux notions assez distinctes : dune part laction dimproviser, une pratique ou un genre (au sens de Bakhtine cité plus haut), et dautre part lœuvre résultant de cette action ; dans ce mot coïncident un mouvement, un devenir, et un élément fixe, délimité, achevé. On retrouve dans le vocable même 12cette gageure pour notre esprit que constitue la pensée du devenir et de lévolution, ainsi que la souvent souligné Bergson ; comme devant le Vase de Rubin où la perception ne fait quosciller entre deux visages et le fameux vase, ainsi est-il facile de se méprendre en passant par inadvertance dans son discours dune idée de limprovisation à lautre.

De fait limprovisation a dabord été, dans la langue française, une action et une faculté : on retrouve des apparitions du verbe improviser dès 1642, quand la première occurrence littéraire du mot improvisation est enregistrée dans un roman de Germaine de Staël en 18029. Cette apparition du mot dans la langue française coïncide dailleurs de façon remarquable avec sa diffusion dans la plupart des langues européennes (anglais, allemand, français, russe, néerlandais, espagnol, etc.), toutes à la fin du xviiie siècle10. Quand on remarque que les dictionnaires dans ces langues se réfèrent à litalien et non directement au latin, on pourrait lancer sans précaution lhypothèse que cette notion sest développée en accord avec lexpansion et la célébrité des troupes de Commedia dellarte, encore appelée Commedia allimprovviso jusquen 1750. Et quainsi le mot et la notion dimprovisation viendraient dun genre artistique qui fait encore office de référence quasi obligée dès que lon évoque cette pratique dans les arts du spectacle. Mais cette substantivation progressive du verbe improviser pourrait porter en elle-même la marque dun changement de conception dans la pratique des arts qui ne correspond pas tant à lévolution de la pratique de limprovisation, quà celle de la consécration de la pratique de la composition. Cest en tout cas ce que défend François de Raymond, en parlant essentiellement de musique.

13

Il écrit en effet : « Dans la musique primitive, la composition ne se distinguait pas de lexécution : la vie communautaire sexprimait dans laccompagnement, la reprise des thèmes, lornementation » (ibid., p. 24). Il va de soi, en effet, que les moyens de lécriture, quelle soit musicale ou littéraire, nétant pas dans la majorité des mains, lessentiel de la création et de la transmission artistique était orale – et même si oralité nest certainement pas synonyme dimprovisation, elle est tout de même plus vulnérable à la variation et à la réinvention que lécriture, ne serait-ce que parce que la mémoire elle-même est variation et réinvention. Cette évolution continue des thèmes, sans être équivalente à ce que nous nommons improvisation aujourdhui, donne tout de même bien lidée dune absence de partage strict des capacités ; invention et exécution coïncident. Se basant sur Ernst Ferand11, de Raymond continue : « Les premières tentatives de formulation théorique de limprovisation remontent au début du xe siècle ; au xie siècle samorce le passage de limprovisation chantée à la composition écrite, parallèle à la survie parfois florissante de limprovisation » (ibid.). De là il décrit les différentes formes de coexistence de limprovisation et de la composition : les contrepoints, lornementation, le cantus supra librum… Le mot dimprovisation nexistait pas encore, mais plutôt chacune de ses manifestations prenait un nom au sein de systèmes musicaux où elle remplissait un rôle de plus en plus délimité. Et enfin il conclut ce bref historique : « Ainsi lorsquau cours du premier tiers du xviie siècle sétablit le concept de composition, limprovisation est progressivement considérée comme un genre, bientôt délimitée par la composition qui offre lavantage de pouvoir être travaillée et multipliée à lidentique pour une exécution inchangée en tout lieu » (ibid., p. 25).

Cette consomption opérée par la composition préméditée sur le domaine de limprovisation, cette façon de la circonscrire, sillustre dailleurs également dans le devenir dun autre mot, celui dimpromptu, qui a longtemps désigné ce qui était improvisé, synonyme de la seconde acception du mot actuel improvisation, pour devenir avec le temps son simulacre, une pièce musicale ou poétique composée pour donner lair dêtre spontanée.

14

Ainsi sont apparues les deux tendances que lon repère actuellement dans la notion dimprovisation : laction dimproviser, qui par métonymie désigne la discipline ou le genre, par distinction avec le couple composition / interprétation ; lœuvre, le résultat de laction dimproviser, quon ne peut plus appeler impromptu. Lanalyse de François de Raymond permet en outre de comprendre pourquoi cette notion est soit entachée dun caractère péjoratif, soit semble la chasse gardée du génie. Ce mot dimprovisation peut autant renvoyer à une prouesse digne de toutes les admirations, voire au parangon de toute créativité, quà une action bâclée et impropre, que nexcuse que la situation extraordinaire dans laquelle elle a été contrainte davoir lieu. On utilise le mot dimprovisation en dehors du domaine artistique, et généralement pour souligner quelque chose fait à la hâte, imparfait – comme un dîner improvisé avec des restes. Étymologiquement, il est équivoque : sinaugurant par un préfixe privatif im-, dénotant un manque, lobjet de ce manque est la pré-vision, une faculté qui, au temps des Lumières et de la consécration du pouvoir de la raison, est vertu cardinale. Selon que cette posture est subie ou choisie, on y verra alors tantôt chez limprovisateur de linconséquence, tantôt du courage.

En rapportant lévolution de la notion dimprovisation à celle, conjointe et opposée, de la notion de composition, on comprend mieux lorigine de ces deux colorations.

Limprovisation vivante sétouffa ainsi par limitation, cantonnée comme spectacle esthétique et spirituel dans les églises et les cours princières, mais aussi comme pratique de divertissement dans les bruyantes tavernes populaires. Les extrêmes de la pyramide sociale la maintinrent vivante dans la tradition populaire qui chante la vie en tous ses aspects, connotant ici laspiration refoulée des besoins physiologiques et sociaux, ailleurs la spiritualité. Elle fut au contraire dévalorisée dans les classes moyennes chez lesquelles organisation, composition, comptabilité sont synonymes de vertu et récompensées par le ciel – la comptabilité est née avec le capitalisme ; lesprit de négoce (nec otium) se trouve aux antipodes du loisir (otium), de la disponibilité, de la confiance à linspiration du moment – lesprit de limprovisation est populaire et aristocratique à la fois. (ibid., p. 26)

Cest en effet dans les marges que fleurit limprovisation, et lon voit là encore à quel point elle est avant tout un genre, une façon de voir et dagir dans le monde. Avec le triomphe de la société bourgeoise dune 15part, et dautre part la glorification de la raison à la suite des Lumières, nulle surprise à ce quune certaine méfiance accompagne chacune de ses manifestations. Méfiance qui se meut illico en admiration franche et sans borne si limprovisateur est de génie, répliquant ainsi ce vieux fantasme des classes moyennes envers laristocratie, à laquelle tout un chacun peut prétendre en accédant à laisance mais qui est à jamais refusée à qui nen a pas le sang12 ; ou en mépris des plus crus lorsque celle-là ne sert que le divertissement, quelle est irriguée de populaire.

Dans notre conception moderne, et en particulier dans le théâtre, lacception qui désigne limprovisation comme une pratique et un genre sest fortement renforcée au cours des trente à cinquante dernières années avec le développement de limprovisation théâtrale comme discipline autonome, indépendante du théâtre, et quon désigne plutôt, sous forme contractée, par impro13. Celle-ci peut avoir acquis, pour ceux qui la pratiquent, des frontières tellement impénétrables quil arrive dentendre certains improvisateurs dire quils naiment pas le théâtre – et linverse nest pas non plus rare. Pourtant cette pratique devient de plus en plus populaire, et de plus en plus riche. En voici quelques témoignages.

Aperçu dune pratique en plein essor

Le 1er octobre 2014 à Lyon, dans le troisième arrondissement, a eu lieu un événement relativement historique, bien que dapparence modeste. Thomas Debray et Péroline Devron inaugurent lImprovidence, le premier lieu de théâtre sur le sol français, voire européen, à être entièrement dédié à limprovisation théâtrale. Tous les soirs et toute lannée sy succèdent des troupes amateurs et professionnelles pour présenter des spectacles dont le seul point commun est dêtre indéterminés avant de rencontrer le public. Les formes y sont variées : on y présente tantôt une succession de scènes improvisées relativement courtes sans rapport apparent les unes avec les autres, comme ce qui se passe dans un match dimpro, mais selon une recette et un décorum propre à chaque spectacle ; tantôt la troupe improvise des histoires qui se déploient sur plus dune heure et font intervenir un même ensemble de personnages ; tantôt on chante, danse, parle, mime, invite les spectateurs sur scène, etc. Des 16improvisateurs professionnels venus des quatre coins de France, de Suisse ou de Belgique sy retrouvent pour échanger autour de leur pratique, et y animent des stages à destination damateurs. Professionnels et amateurs se partagent dailleurs la scène, ceux-ci jouant en début de semaine et ceux-là sur la fin. En quelques mois, ce lieu est devenu incontournable dès quil sagit dimprovisation théâtrale, attirant improvisateurs, public, entreprises et pouvoirs publics14.

Pour le non initié, voilà une nouvelle qui a de quoi étonner, et témoigne dune réalité à laquelle il ne pouvait pas sattendre. Cette réalité, cest lexistence et lincroyable vitalité dun genre de théâtre que beaucoup ignorent encore, ou pensaient encore vaguement circonscrit au Match dimpro venu du Québec. Il faut dire que limprovisation théâtrale sest invitée dans lactualité de cette année 2015 par une autre porte, beaucoup plus médiatique. Encouragés par laction opiniâtre du comédien Jamel Debbouze, le premier ministre Manuel Valls et son ministre de lÉducation nationale Najat Vallaud-Belkacem ont annoncé envisager lintégration de cours dimprovisation théâtrale (entendre : de match) en option dans les collèges, en particulier dans les collèges dits « sensibles ». Nous ne nous étendrons pas sur cette initiative, dont nous avons analysés les enjeux ailleurs (Charton, 2015).

Ces deux événements sont néanmoins des symptômes de lépoque intéressants à décrypter, les arbres qui laissent apparaître la forêt. Depuis le milieu du xxe siècle, et particulièrement dans les trente dernières années, limprovisation théâtrale sest imposée en France, et un peu partout dans le monde, comme un genre théâtral spécifique, à lécart des circuits traditionnels du théâtre et en particulier des institutions culturelles, avec ses propres codes, son propre public et ses propres comédiens. Si lImprovidence est à ce jour le seul en France, des théâtres et lieux de formation lui sont dédiés dans les plus grandes villes dAmérique du Nord, avec une concentration étonnante à Chicago ; des festivals internationaux existent à Amsterdam, Berlin, Madrid, Anvers, Lyon, Metz, Rennes, etc. Le site http://improticket.com recense une soixantaine de troupes dimprovisation qui se disent professionnelles sur le territoire français, mais la pratique sest partout largement affirmée comme une pratique amateur : en milieu universitaire ou à la ville, les troupes amateur foisonnent et produisent aujourdhui lessentiel des spectacles 17dimprovisation15. Lémission britannique Whos line is it anyway, qui sinspire fortement du TheatreSports développé par Keith Johnstone16, popularise davantage encore, à travers ses différentes versions dans plus dune vingtaine de pays, le concept des jeux de théâtre improvisés. Le Festival Juste pour rire, retransmis à la télévision, présente régulièrement des Matchs dimprovisation.

Ce qui sest développé à partir de la seconde moitié du xxe siècle en Occident, et qui est unique dans lhistoire des arts performatifs, cest ainsi cette forme de théâtre où ni le public ni les acteurs ne savent ce qui sera joué dans la soirée, où lon vient voir des comédiens en prise avec le vide et le hasard, et non lœuvre dun auteur ou une histoire – et où malgré tout lon paie sa place. Les noms des créateurs de ce genre sont inconnus ou presque dans le monde du théâtre français. Ce sont Viola Spolin et son fils Paul Sills, Keith Johnstone, Del Close, Robert Gravel… Ce que nous étudions ici, ce nest donc pas le théâtre qui se construit par improvisations (création collective ou devised theatre, dont le Théâtre du Soleil dAriane Mnouchkine peut sembler un modèle), ni le théâtre dont certaines parties demeurent improvisées, mais ce que Hazel Smith et Roger Dean appellent de limprovisation pure, une improvisation qui se fait devant un public, pour un public, par opposition à une improvisation appliquée, qui est utilisée sur le chemin de la création dun produit achevé17. Nous dédierons le premier chapitre à lhistoire détaillée de limprovisation théâtrale.

Tour dhorizon de létat de la recherche

Face à cette vitalité, le monde académique, en France comme à létranger, est globalement resté muet – à lexception évidente des États-Unis. Quelques mémoires de master, une thèse soutenue par Patrick Charrière en 1990 à luniversité de Bordeaux18, sont les seules traces de recherche que nous ayons pu trouver en France, et encore se concentrent-elles principalement sur le match. Cet ouvrage a pour ambition de combler ce manque. Il faut dire que la méfiance est grande : 18« In fact, much of the world of improvisational theatre has been relegated by some academics to the equivalent of warm up exercises, charade like games, or “garage band” type performances19 », écrit Jeanne Leep (Leep, 2008, p. 2). Son travail constitue donc une des quelques exceptions. Dans Theatrical Improvisation : Short Form, Long Form, and Sketch-Based Impro, elle développe une typologie des spectacles dimprovisation théâtrale selon trois tendances : la première, la plus répandue, consiste en des spectacles composés de courtes scènes improvisées ; la seconde, apparue un peu plus tardivement, fait intervenir une construction dhistoire complexe sur une durée plus importante, à travers des structures réglant les interactions de personnages récurrents ; enfin la troisième renvoie à une tradition à la fois plus ancienne et plus solide, dont la commedia dellarte est larchétype, et consiste à improviser sur un canevas pré-établi20.

Anthony Frost et Ralph Yarrow, dans Improvisation in Drama, réalisent également un panorama des différentes formes dimprovisation théâtrales, de qui en sont les principaux praticiens et de quelles sont leurs motivations. Ce travail vaut surtout pour laspect encyclopédique ; ils tentent en effet dembrasser limprovisation au théâtre dans son ensemble, sans prendre en compte la spécificité de ce genre dont nous soulignons la récente émergence, et se retrouvent finalement à être trop inclusifs.

Remarquons également, en langue anglaise, le travail de David A. Charles, The Novelty of Improvisation : Toward a Genre of Embodied Spontaneity. Appliquant à limprovisation les catégories développées par Mikhaïl Bakhtine pour lanalyse littéraire et, en particulier, celle du roman russe – le chronotope, le prosaïque, le dialogisme, la polyphonie et le carnavalesque –, il cherche à développer un discours sur limprovisation théâtrale qui la libère de la référence constante à la composition écrite, pour mieux faire sentir sa spécificité, sa fonction et son potentiel. Bien que cette analyse qui, en ayant énoncé dès lentrée comme un axiome ce quelle souhaite prouver, constate en tautologie la justesse de ses assertions, puisse souffrir dun certain systématisme, elle recense et analyse cependant une impressionnante quantité de pratiques 19de théâtre spontané tout autour du monde. Ainsi, outre celles héritées de Johnstone, Spolin, Boal, la commedia dellarte ou le mime romain, Charles convoque le renga japonais, lapidan du Niger, et le psychodrame de Moreno. Il sattache à souligner leurs ressemblances plus que leurs spécificités ; aussi peut-on parfois trouver que sa démarche est trop inclusive. Reste que lutilisation des concepts de Bakhtine est bien souvent convaincante, et nous nous y abreuverons quelquefois.

Enfin, toujours en anglais, Whose improv is it anyway ?, de Amy Seham, analyse finement les différents courants dimprovisation théâtrale qui sont nés aux États-Unis, et particulièrement à Chicago, depuis la création des Compass Players en 195521. Elle sintéresse tout particulièrement à la place des femmes et des minorités dans le monde de limprovisation théâtrale, reliant les pratiques et les philosophies qui guident les différents groupes et courants à leur tendance à confirmer ou combattre les valeurs dominantes ou conservatrices.

En français, il y a bien sûr louvrage de Jean-Pierre Ryngaert, Jouer, représenter, qui sintéresse à limprovisation comme modalité particulière du jeu, « comme lieu de la rencontre dun objet étranger, extérieur au joueur, et de limaginaire de celui-ci. Elle provoque le sujet à réagir, soit à lintérieur de la proposition qui lui est faite, soit autour de la proposition, en explorant largement la zone qui se dessine pour lui, selon la façon dont son imagination est convoquée » (Ryngaert, 2009, p. 41). Limprovisation est donc ici davantage un outil quune fin, lobjet dune contemplation dune certaine modalité du jeu, et moins un processus particulier de composition dont il sagit de maîtriser le fonctionnement.

En dehors du monde académique, lessentiel des écrits sur limprovisation proviennent des praticiens eux-mêmes. Il existe pléthore de livres qui recensent des recettes et des exercices pour révéler la spontanéité, la créativité, aider des groupes à créer ensemble, mieux communiquer en entreprise22… Il nous faut commencer par citer ceux écrits par les premiers développeurs des formes modernes de limpro23. Certains de ces ouvrages, sinon tous, proposent en guise dintroduction une histoire de limprovisation théâtrale, ainsi que quelques motivations 20idéologiques. Mais dautres livres sont principalement dédiés au développement de cette théorie : ainsi en est-il du premier livre de Keith Johnstone, Impro. Improvisation and the Theatre24 ; The Improv Handbook de Tom Salinsky et Deborah Frances-White propose un développement théorique de limprovisation théâtral fortement inspiré par Johnstone, et met en relation son système avec les théâtres dimpro de Chicago ; Chris Johnston dans The Improvisation Game explore à travers de nombreux interviews le pourquoi, le comment et lobjet de limprovisation au théâtre, mais aussi en danse et en musique.

Mais nous remarquons que la plupart de ces ouvrages sont en anglais et ne sont pas disponibles dans les bibliothèques françaises, ce qui limite nécessairement leur diffusion dans les milieux universitaires de notre pays25. Dès que lon séloigne du champ strict du théâtre, la littérature académique récente devient plus fournie, et plus française également. De nombreux travaux analysent le travail de limprovisation en danse26 ou en musique27, voire dans le cinéma28. Certains enfin visent à une compréhension de limprovisation comme phénomène densemble. Le travail de Tania Vladova, thèse de doctorat soutenue en 2004 à lÉcole des hautes études en sciences sociales, cherche à développer une poétique de limprovisation à travers lanalyse de limprovisation musicale et de la figure de limprovisateur dans la littérature. Pour elle, le problème des théories esthétiques sur limprovisation se résume ainsi, ce qui rejoint nos propres analyses : « exhiber simultanément le geste créateur, lexpression et la formation de lœuvre, tel est le défi que limprovisation lance à une pensée esthétique traditionnellement scindée entre sujet et objet, entre activité et résultat » (Vladova, 2004, 17). Citons cependant, car comme elle nous nous appuierons beaucoup sur cette lecture, lincontournable travail du philosophe Jean-François de Raymond, Limprovisation : contribution à la philosophie de laction, qui sintéresse à limprovisation comme une modalité particulière de laction et embrasse dans son analyse tous les champs de lactivité humaine, artistiques ou non.

21

Ces quelques exemples, ainsi que la présence grandissante dans les revues de dossiers dédiés à limprovisation, témoignent dun intérêt croissant pour les questions qui lui sont liées. La radio elle-même sest récemment emparé du sujet pour une semaine dans lémission de France Inter Les nouveaux chemins de la connaissance, même sil y fut beaucoup question dhistoire ou de musique, et encore une fois assez peu de théâtre.

Liberté, liberté chérie

Cette montée en puissance récente de lintérêt pour limprovisation en général, et pour limprovisation théâtrale en particulier, et son avènement progressif comme genre théâtral spécifique a de quoi nous interroger. Comme nous le laissions entendre au début de cette introduction, recourir à limprovisation correspond à un besoin de saffranchir des carcans, notamment au théâtre ceux de la littérature ou de la mise en scène, une volonté de faire bouger toutes sortes de lignes, et de faire lexercice dune certaine liberté. Si la liberté dont un improvisateur fait lexpérience peut être sujet de débat, certains arguant que celui-ci ne saurait créer que dans un cadre bien défini, ou encore quil est esclave dimpulsions quil ne maîtrise pas, il est à peu près clair que toute pratique de limprovisation se fonde sur une idée de ce quest la liberté. Mais parallèlement, la pratique de limprovisation théâtrale est aujourdhui prise dans une économie particulièrement bien intégrée dans le système global déchange de marchandises ; ny a-t-il pas là une sorte de contradiction ? Une dissonance au moins, qui laisse entrevoir que si limprovisation dans les arts vivants, comme nous lavons déjà constaté et y reviendrons en détail plus bas, était tombée en désuétude avec lavènement dune société basée sur le commerce et la raison, elle revient aujourdhui peut-être, et sous la forme spécifique que nous lui connaissons, à la faveur dune idéologie dominante, que nous appellerons libéralisme, qui conjugue libertés individuelles et exigences économiques, et où « tout est possible puisque créativité, réactivité et flexibilité sont les nouveaux mots dordre » (Boltanski & Chiapello, 1999, p. 139). Ainsi, notre question centrale devient : quelle conception de la liberté guide limprovisation théâtrale, telle que nous la connaissons en ce début de xxie siècle ?

22

Pour y mieux revenir, nous pouvons retourner la question en demandant : que serait une improvisation théâtrale « libre » ? Lexpression « improvisation libre » est davantage héritée du champ de la musique que de celui de la danse, car on parle rarement dimprovisation en danse pour désigner ce qui serait une improvisation non libre, celle par exemple des danses de salon ou du hip-hop29. En musique par contre, nous pouvons définir limprovisation libre par une absence de référent commun entre les improvisateurs :

La notion de référent est centrale pour limprovisation. Le référent est un schème formel sous-jacent ou une image directrice spécifique à une pièce donnée et utilisé par les improvisateurs pour faciliter la génération et lamendement des comportements improvisés sur une échelle temporelle de taille intermédiaire. La génération de ces comportements sur une échelle temporelle plus courte est principalement déterminée par un apprentissage antérieur et nest pas vraiment spécifique à la pièce considérée. Sil ny a pas de référent, ou si celui-ci est conçu en temps réel, on parle dimprovisation « libre » ou « absolue ». Elle est beaucoup plus rare que limprovisation guidée par un référent ou « improvisation relative30 ».

Comme nous lavons souligné plus haut, alors quen danse ou en musique lobjet de limprovisation est assez clair, le théâtre demande détablir au préalable un consensus sur la question de ce qui est à composer, lequel dépend de la fonction que lon assigne au théâtre, ou de la nature quon lui suppose. Comme le remarque Clément Canonne dans le cadre de la musique, le référent est par définition une donnée qui fait lobjet dune connaissance commune31. Pour cette raison, il semble impossible de 23se passer de référent au sens de Pressing. Poser, par exemple, que le but de limprovisation théâtrale est de raconter des histoires crée un référent, car il faut saccorder sur la manière dont ces histoires sont composées. Pour le dire autrement, le théâtre, dans sa relation intime avec le drame et la représentation dactions, implique une restriction des éléments bruts avec lesquels on limprovise : des gestes, mais pas nimporte quels gestes ; des paroles et des sons, mais pas nimporte lesquels. Une restriction qui empêche a priori toute improvisation libre au sens où nous lavons prise.

Deux idées nous permettent de survoler cette impasse. Dabord, nous interroger sur la nature de la liberté en question, en épousant la distinction posée notamment par Isaiah Berlin entre liberté « négative » et liberté « positive ». La première conception implique dexercer sa liberté en franchissant les limites qui sappliquaient à soi jusqualors ; la seconde part de soi et dune connaissance de ses moyens pour agir dans un cadre non seulement consenti mais maîtrisé. Deux conceptions qui engendrent, nous le verrons, deux approches de limprovisation sensiblement différentes. Nous pouvons ensuite considérer une définition du théâtre qui ne présuppose pas a priori un référent. À ce titre, la définition très large que Christian Biet et Christophe Triau commencent par donner nous paraît opératoire : « Le théâtre est dabord un spectacle, une performance éphémère, la prestation de comédiens devant des spectateurs qui regardent, un travail corporel, un exercice vocal et gestuel adressés, le plus souvent dans un lieu particulier et un décor particulier » (Biet & Triau, 2006, p. 7). En fondant la nature du théâtre non sur scène, dans lobjet représenté, mais dans la relation qui lie comédiens et spectateurs, et en insistant sur la spécificité du lieu et du décor, nous trouvons formulées deux des hypothèses de travail que nous avons testées : limprovisation libre au théâtre se définit par sa performativité dune part, et dautre part par rapport à un contexte dexécution – celui-ci étant entendu comme le lieu, la date et les personnes en présence, dans leurs dimensions physiques et concrètes, mais aussi en tant quils portent une mémoire.

Dans un premier chapitre, qui aura pour la question qui nous occupe un aspect introductif, nous reviendrons sur lhistoire récente de limprovisation théâtrale, afin de donner au lecteur un panorama de 24ce que représente ce genre, des différents courants qui le composent, ainsi que des clés de compréhension sur les discussions que nous aurons par la suite.

Nous avons consacré une part importante de notre recherche à Alain Knapp. Cela sexplique en partie par des raisons opportunistes, loccasion nous ayant été fournie de rencontrer cet homme de théâtre méconnu, de linterroger longuement et daccéder à ses archives – lesquelles constitueront une source importante pour lensemble de cet ouvrage. Mais lexemple du groupe quil fonda à Lausanne en 1968, le Théâtre-Création, et de lapproche de la pédagogie et de lart de lacteur quil développa, nous permettent surtout de dessiner les contours dune improvisation où la liberté de lacteur se comprend avant tout dans son indépendance créatrice – et non dans la libre expression dune spontanéité, qui voudrait mettre à bas les formes héritées du passé. Ce groupe de théâtre expérimental, reconnu à travers toute lEurope, a poussé à lextrême lidée de lacteur-créateur, pour lui donner une signification entièrement nouvelle et à lécart des autres courants du théâtre ou de limprovisation théâtrale qui se sont dessinés, à dautres points de la planète, pendant ces mêmes années. Le premier chapitre sattardera ainsi sur la personnalité dAlain Knapp, son parcours, depuis sa découverte du théâtre, à travers les cours de Blanche Derval et la revue Théâtre Populaire, jusquà sa rencontre avec Benno Besson et ses premières mises en scène au Centre dramatique Romand. Le second chapitre tentera de faire un point rapide sur les influences sociales, politiques et artistiques majeures des années soixante, les courants didée, les groupes et les créateurs influents. Dans le temps suivant, nous plongerons au cœur de lactivité du Théâtre-Création. Nous traiterons en particulier des cinq premières années, pendant lesquelles ce groupe dacteurs-créateurs alternait créations collectives, avec ou sans auteur, parfois avec texte préalable, animations scolaires, expériences en milieu thérapeutique, et bien sûr recherche constante sur lart de lacteur, improvisations en public avec et sans canevas. Pour finir nous nous immergerons dans limprovisation théâtrale telle quAlain Knapp nous invite à la comprendre, son éthique et sa pratique, en la mettant notamment en relation et en dialogue avec le système développé par Keith Johnstone.

La seconde partie, divisée en trois chapitres, sera une discussion sur limprovisation théâtrale libre, appuyée par les laboratoires de recherche 25que nous avons mis en place et nos propres expériences de comédien. Le premier chapitre de cette partie entend faire la critique, à travers la notion dacteur-créateur, de limprovisation théâtrale telle quelle sest développée ces cinquante dernières années à la suite des courants que nous identifierons plus bas. La réflexion se concentrera sur trois enjeux qui nous semblent saillants dans le monde contemporain, et sont indubitablement liés : un enjeu politique dabord, qui se concentre autour du rapport que limprovisation entretient, ou clame entretenir, avec la notion de démocratie ; un enjeu artistique et esthétique, relatif à la performativité de limprovisation théâtrale ; un enjeu économique enfin, à travers la mise en évidence des liens à la fois idéologiques et pratiques que limprovisation théâtrale entretient avec léconomie de marché. Le chapitre suivant se nourrira ouvertement dun certain nombres dexpériences que nous avons réalisées, organisées autour de notre laboratoire de recherche-action. Organisé en deux temps, nous décrirons dabord un cadre hérité du travail des perspectives où la danse, ou le corps dansant, nous permet de dresser des ponts entre les disciplines artistiques. Nous y développerons la base dun système dentraînement de la technique de lacteur en vue de limprovisation libre. Le deuxième temps cherchera à penser et à expérimenter comment inscrire concrètement des actes artistiques dans un contexte donné, dont les spectateurs sont lincarnation. Enfin, dans un dernier chapitre, nous reviendrons à la notion de liberté, à la fois pour examiner plus précisément en quoi deux conceptions différentes conduisent à appréhender limprovisation différemment, et pour décrire quels sont les grands enjeux dune improvisation libre telle que nous avons souhaité la définir.

Cet ouvrage naurait pas pu voir le jour sans les appuis et conseils dun certain nombre damis et collègues, parmi lesquels Marie-Madeleine Mervant-Roux, Christian Biet, Lionel Parlier et Françoise Zamour. Quils en soient remerciés, ainsi que tout ceux que je nai pas la latitude de citer ici mais qui se reconnaîtront tout au long du livre.

1 « Il semble profondément contraire à limprovisation de regarder avec un œil critique et danalyser le monde de limprovisation en représentation dun point de vue académique ». Toutes les citations en anglais seront traduites par nos soins, sauf mention contraire.

2 « En tant quimprovisateur mon inclination naturelle est dessayer autre chose quand cela ne semble pas marcher. Et si cette autre chose échoue, dabandonner tout simplement et de recommencer ».

3 « Limprovisation nest pas seulement un style ou une technique de jeu : cest un principe dynamique qui opère dans nombre de sphères différentes ; une façon autonome et “transformatrice” dêtre et de faire ».

4 « Une forme spécifique de pensée, une façon de visualiser le monde ».

5 Jean-Pierre Ryngaert, « Improvisation » dans (Corvin, 2008).

6 Entretien du 25 juin 2013.

7 Tous les éléments dont il est question ici, impulsions, genres, styles, etc., sont définis plus loin dans louvrage cité.

8 « Improvisation : lart dutiliser les corps, lespace, toutes les ressources humaines, pour générer une expression physique cohérente dune idée, dun personnage (peut-être même un texte) ; le faire spontanément, en réponse à un stimuli immédiat dans un environnement donné, et le faire à limproviste, i. e. comme par surprise, sans préconception ».

9 Selon le Dictionnaire culturel de la langue française dAlain Rey, 2005. il sagit de Corinne ou lItalie (en réalité publié en 1807), lhistoire dune poétesse qui se livre volontiers à des improvisations face à ses admirateurs. Sy trouve une admirable description de lacte dimproviser : « Si vous me demandez dexaminer moi-même ce que je pense à cet égard, je dirai que limprovisation est pour moi comme une conversation animée. Je ne me laisse point astreindre à tel ou tel sujet, je mabandonne à limpression que produit sur moi lintérêt de ceux qui mécoutent, et cest à mes amis que je dois surtout en ce genre la plus grande partie de mon talent ».

10 En anglais, le cas est intéressant : le mot dimprovisation remonte en fait au xve siècle, mais désignait un événement imprévu. Son acception en tant que le fait de composer une œuvre sur-le-champ date de 1786, selon Online Etymology Dictionary (http://www.etymonline.com). Langlais possède par ailleurs un autre mot pour désigner limprovisation : extemporization, dont la forme verbale remonterait à 1640, toujours selon la même source, et qui vient de lutilisation adverbiale du latin ex tempore, hors du temps. Cest en réalité un concept plus large que celui dimprovisation, qui désigne ce qui est fait sans préparation – alors quune improvisation peut se préparer.

11 « Improvisation in Music History and Education », Papers of the american Musicology Society, 1940.

12 « Armstrong je ne suis pas noir », chantait Nougaro.

13 Ou improv en américain.

14 Voir http://www.improvidence.fr/.

15 À titre de comparaison, le même site dénombre 224 troupes damateurs en France, mais ces données ne sont pas complètement fiables : ce sont en effet les troupes elles-mêmes qui doivent sinscrire sur le site, et ses animateurs considèrent quil recense ainsi environ 80 % des troupes.

16 Voir « Johnstone, le grand gourou », p. 42 et sq.

17 Cf. Improv(is)ing the Definitions, dans (Smith & Dean, 1997, p. 25 et sq.).

18 (Charrière, 1990) ; (Baudrand, 2008) ; (Thura, 2009) ; (Desmonts, 2010) ; (Eber, 2010)…

19 « En fait, la plus grande part du monde de limprovisation théâtrale a été considérée par certains universitaires comme léquivalent dexercices déchauffement, de jeux dans le genre des charades, ou de “spectacles de garage” ».

20 Quelques spectacles célèbres récents, comme ceux des compagnies dOres et déjà ou des Chiens de Navarre, qui ont pu faire parler deux de par leur caractère en partie improvisé, rentrent aussi dans cette catégorie.

21 Cf. « La filière de Chicago », p. 35 et sq.

22 On peut citer dans cet ensemble (Caruso, 1992) ; (Tournier, 2011) ainsi que (Tournier, 2003) ; (Diggles, 2004) ; (Napier, 2004) ; (Adams, 2007)…

23 (Spolin, 1973) ; (Johnstone, 1999) ; (Gravel, 1987) ; (Halpern, Close, & Johnson, 1994).

24 La traduction française, réalisée par des improvisateurs parisiens coordonnés par Mark Jane, vient de paraître en auto-édition, disponible en ligne sur http://www.impro-theatre.fr/.

25 Nous avons également récemment pris note dun travail de thèse en espagnol, (Lima e Muniz, 2005).

26 (Boissière & Kintzler, 2006) ; (Bardet, 2009) ; (Couderc, 2010)…

27 (Bailey, 1999) ; (Laborde, 2005) ; (Canonne, 2010) ; (Saladin, 2010).

28 Voir notamment les travaux de Gilles Mouëllic.

29 Par ailleurs, le terme de danse libre renvoie à un courant spécifique, fondateur de la danse contemporaine : « Le terme de “danse libre” qui sapplique à un courant de la danse qui sest essentiellement développé au début du xxe siècle, et dont lune des figures emblématiques est Isadora Duncan, montre ce besoin de rompre avec les codes académiques de la danse et de revendiquer une totale liberté dexpression. Isadora Duncan traduit cette libération dans sa danse par un dépouillement vestimentaire – elle danse pieds nus, habillée dune simple tunique – et par le recours à des mouvements simples sinspirant de ceux de la nature, mais il est difficile de savoir si Isadora Duncan improvisait en partie ou totalement quand elle dansait », (Couderc, 2010, p. 52-53).

30 Jeff Pressing, Cognitive Processes in Improvisation, cité et traduit par (Canonne, 2010, p. 14).

31 Il définit cette notion : « Rappelons la distinction entre connaissance mutuelle et connaissance commune. Il y a connaissance mutuelle dune proposition P dans une population S si et seulement si chaque membre n de S connaît p. Il y a connaissance commune de cette même proposition P dans cette même population S si et seulement si chaque membre n de S connaît P et que chaque n de S sait que tout n de S connaît P, chaque n de S sait que chaque n de S sait que tout n de S connaît P et ainsi de suite ad infinitum », (Canonne, 2010, p. 17).