Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Une historiographie des origines du marché de l’art. Tableaux italiens du xvie siècle
- Pages : 9 à 15
- Collection : Histoire culturelle, n° 21
Préface
Frédéric Gonand est économiste, et cet ouvrage est issu d’une thèse qu’il a soutenue en histoire de l’art, devant un jury principalement composé d’historiennes et d’historiens d’art. L’exemple d’un tel enjambement des frontières disciplinaires de la recherche et de la curiosité scientifiques n’est pas fréquent, mais dispose de rares précédents illustres. Présent à plusieurs titres dans le livre de Frédéric Gonand, le regretté John Michael Montias enseigna l’économie internationale à l’université de Yale avant d’y consacrer progressivement l’essentiel de son activité de recherche à l’art hollandais du xviie siècle, dans la seconde partie de sa carrière. En règle générale, cependant, les économistes qui se sont penchés sur les arts et notamment sur la peinture ont été plus directement intéressés par les propriétés et par le comportement du marché de l’art dans ses structures et ses transactions contemporaines. Ils ont étudié la valeur économique des œuvres à partir de modèles économétriques qu’ils testaient sur de vastes bases de données pour analyser la structure et l’évolution, sur le court, le moyen et le long termes, du prix des œuvres tel qu’il est établi et renseigné par les enchères publiques. Les prix d’enchère sont de fait les seuls prix rendus publics et les seuls susceptibles d’une analyse systématique, alors que les prix en transaction privée demeurent confidentiels. Les recherches économiques qui se sont appuyées sur ces sources ont connu un bel élan, principalement dans les années 1980 et 1990, puis un reflux dans la période récente, sans doute parce que de tels travaux et publications ont un rendement réputationnel marginal dans la science économique, qui est gouvernée par une conception très hiérarchique de l’importance des domaines de recherche. Les arts n’y occupent qu’une place très secondaire, sauf par brefs moments, et pour quelques publications remarquables.
L’ambition de Frédéric Gonand est différente. Consacrant l’essentiel de ses analyses à la peinture italienne et surtout vénitienne du xvie siècle, Frédéric Gonand ne s’est pas mué ici en un historien d’art explorateur 10d’archives pas plus qu’en strict économètre occupé à tester des modèles sur des données. Il connaît, et nous livre l’essentiel de ce que les avancées de la recherche historique sur ce monde italien de la production artistique du Cinquecento peuvent nous apprendre des peintres, de leurs clients institutionnnels et privés, de leurs mécènes, et de l’organisation du métier de peintre. Frédéric Gonand sait aussi que si les enquêtes archivistiques sur cette période reculée sont irremplaçables pour établir des faits, elles ne peuvent pas déboucher directement, loin de là, sur une sommation d’informations qui s’ordonnerait en une vaste base de données offerte à des prouesses d’analyse économétrique, tant le contenu et la richesse des archives, et le degré d’avancement des recherches qui les exploitent, varient d’une ville à l’autre. Quel parti adopte alors notre auteur ? Dans sa première partie, c’est celui d’une méta-analyse. Classant les auteurs de travaux historiques et sociologiques et leurs perspectives de recherche en fonction de leur fécondité, de leur contestabilité ou de leur obsolescence, Frédéric Gonand nous rappelle, par exemple, que les voies originales ouvertes par Thorstein Veblen ou Werner Sombart, au début du xxe siècle, demeurent plus suggestives, pour comprendre les comportements de consommation des biens de luxe parmi lesquels sont classés les œuvres d’art, que les recherches marxistes qui, chez des auteurs tels que Frederick Antal ou Arnold Hauser, entendaient appliquer, en pionnières, le programme marxiste du matérialisme historique à la production des œuvres, à leur réception et à leur consommation. On touche ici du doigt l’un des dilemmes de la recherche sur les arts. Les interprétations généralisantes ont, du fait de leur caractère systématique et englobant, un degré immédiat de séduction qui se dissipe pourtant assez vite, quand il se heurte aux progrès du travail historique, patiemment et obstinément soucieux d’établir des faits et de placer l’empirie aux commandes. La modestie des « historiens travailleurs de la preuve » n’offre rien de délibérément spectaculaire et séduisant, mais elle travaille à l’accumulation de données et d’indices que peuvent ordonner des cadres analytiques falsifiables et réajustables au gré de l’avancement de la recherche empirique. Les auteurs qui sont plus théoriciens qu’historiens ne deviennent alors féconds que si l’on sait trouver dans leurs analyses des hypothèses originales susceptibles d’être testées.
C’est ainsi que procède Frédéric Gonand, quand, dans la deuxième partie de son livre, il entend identifier les facteurs de l’expansion de 11la demande de peinture aux xve et xvie siècles en Italie. Veblen et sa théorie de la consommation ostentatoire, d’une part, et Sombart et son analyse des facteurs d’incorporation du luxe dans la sphère privée, d’autre part, sont ici confrontés à de nombreuses recherches historiques et économiques dont Gonand est un fin connaisseur. Le lecteur sera attentif à la manière dont Frédéric Gonand tisse le contrepoint entre la synthèse méta-analytique des travaux présentés, leur discussion critique, la présentation des progrès de la recherche historique, et les leçons de méthode à en dégager, avec l’aide de bons guides comme l’historien Richard Goldthwaite, qui a étudié en profondeur les facteurs socioéconomiques du développement de l’art italien de la Renaissance, et l’économiste John Michael Montias, déjà cité.
L’analyse de la production en atelier et de la commercialisation des peintures, et l’étude de l’organisation du travail professionnel des peintres, sous le contrôle des guildes puis des académies, occupe la troisième partie du livre, qui est la plus longue, la plus érudite et sans doute la plus originale. Frédéric Gonand historien y entre en débat avec Frédéric Gonand économiste, selon le principe d’une constante mise en tension des deux savoirs et de leurs exigences respectives.
D’une part, la culture historienne que déploie Gonand entend tirer parti de la richesse des sources documentaires et archivistiques qui ont nourri les nombreux travaux présentés au fil des pages du livre. L’histoire, et tout particulièrement la micro-histoire, est une science des cas, des contextes et des évolutions. En lecteur attentif des meilleurs travaux historiques, Frédéric Gonand connaît les risques et les limites qui s’imposent à toute généralisation ou à toute ambition de formalisation. Mais il entend, d’autre part, exercer son métier d’économiste, pour identifier des mécanismes, des régularités, et des configurations d’action et de négociation dans le monde de la peinture italienne de l’époque, de sa production et de son marché émergent.
Les trois « encadrés techniques » qui sont proposés dans cette troisième partie illustre le double parti adopté par Gonand économiste. Il entend familiariser son lecteur avec certains des outils habituels de l’analyse économique, et avec leur application, moins habituelle, à l’étude des faits artistiques – le calcul économétrique d’un indice des prix pour les peintures, la théorie des jeux, et le modèle de principal-agent. S’agissant du premier outil, Gonand entend aussi désigner les 12voies du dépassement possible des recherches antérieures menées par des économistes historiens tels que John Michael Montias. Celui-ci adopta le parti du travail empirique dans les archives, avec l’enthousiasme d’un enquêteur avide d’énigmes à résoudre, et procéda à une impressionnante collecte de données et d’indices sur la vie, sur les revenus et sur la production des peintres hollandais du xviie siècle, sur leurs réseaux sociaux, sur leurs collectionneurs, grâce à des recherches pionnières dans les inventaires après décès, dans les archives d’enchères, et dans toutes les sources renseignant sur les budgets des ménages et sur leurs dépenses de consommation. Comme l’auteur de la présente préface en a été maintes fois le témoin admiratif, la passion de Montias explorateur d’archives n’avait d’égal que son scrupule d’architecte des bases de données qu’il constitua et qu’il déposa à la Frick Collection à New York1.
Ce travail de Montias, pour précieux que Frédéric Gonand le juge pour la partie empirique des voies d’enquête ainsi ouvertes, et pour l’ambition de constituer des séries statistiques, lui paraît assez frustre sur le plan économétrique. Est-ce une limite due aux outils utilisés par Montias à l’époque où il mena ses travaux, ou s’agit-il d’un problème d’une autre nature ? Notre auteur forme à plusieurs reprises l’espoir qu’avec des données plus nombreuses, plus représentatives, et plus longitudinales, une analyse économétrique up to date pourrait faire merveille. S’agit-il d’un vœu impatient mais modeste, parce que Frédéric Gonand connaît les nombreuses difficultés que pose la collecte de données empiriques dans les archives des différentes régions et villes italiennes concernées, et pour la période du Cinquecento ? Ou bien cet espoir relève-t-il d’une nécessaire hubris du savant certain que les progrès de la recherche archivistique seront suffisamment cumulatifs pour permettre, à terme, la pleine mise en œuvre des outils économétriques ? Montias aurait sans doute souscrit à l’espoir de Gonand, mais lui aurait demandé aussi de combien il faudrait réduire la situation d’incomplétude des données avant de pouvoir persuader les historiens que l’économétrie leur est indispensable pour résoudre leurs propres énigmes.
Mais d’autres voies de recherche que la modélisation et les tests économétriques sont praticables par l’économiste penché sur le passé des arts, 13de leur production et de leur commercialisation. La collecte et l’étude des contrats établis entre les peintres et leurs commanditaires, mais aussi la matière des correspondances entre eux, et celle des livres de compte des peintres et des acheteurs, ont donné lieu à des recherches historiques très éclairantes dont Gonand rappelle l’importance. Dans son ouvrage fameux, intitulé, dans sa traduction française, L’Œil du Quattrocento, Michael Baxandall avait montré comment, en Italie, dans les contrats de commandes passées à des peintres réputés, le système de tarification des œuvres avait conduit à inverser progressivement la hiérarchie des facteurs, en plaçant le « talent » de l’artiste au premier plan, au-dessus de la taille et du genre de l’œuvre, des couleurs employées, et du nombre de figures peintes, bref au-dessus de la quantité de travail nécessaire et de la valeur des matériaux employés. Et l’on trouvait déjà, dans ces contrats de commande, une spécification du prix du talent : c’était un rapport entre la quantité de travail réalisée de la main même du peintre et la quantité de travail déléguée par le peintre à ses assistants dans son atelier. Cette évolution désigne le mouvement d’individualisation croissante du travail artistique, qui s’exprime dans la concurrence selon le talent et selon la virtuosité des peintres, et qui bénéficie de la formation d’un marché des réputations individuelles, en opérant progressivement dans d’importants centres urbains de production artistique, mais aussi via la circulation internationale des artistes. Frédéric Gonand est plus gradualiste que discontinuiste dans son analyse des transformations du système de production de la peinture italienne de l’époque. Il insiste sur le rôle des guildes et sur leur organisation de la profession de peintre en un segment de l’artisanat, soumis à des règles qui limitent ou prohibent la compétition par l’originalité. Mais il montre aussi comment le contrôle exercé par les guildes ne peut empêcher l’émergence des marchés locaux de peinture ni la formation des académies de peinture. Celles-ci rivalisent avec les guildes, pourtant mieux armées, selon lui, pour assurer l’exécution des relations contractuelles entre peintres et commanditaires. Progressivement, les académies s’imposent, pour former les peintres, pour développer les carrières individuelles et pour valoriser le talent et l’originalité comme le ressort de la compétition et de la réputation des peintres.
La rivalité entre les guildes et les académies a deux enjeux : la construction d’un monde professionnel des artistes fondé sur la 14compétition ouverte et non pas limitée et régulée par une organisation professionnelle homogène ; la constitution d’un monde d’amateurs et d’acheteurs éclairés qui exercent leurs préférences à partir des espaces de comparaison et d’évaluation ouverts par l’individualisation de la production artistique, et qui sont attentifs aux réputations des artistes en concurrence.
La transition entre ces deux systèmes d’organisation de la production artistique n’est pas simple à restituer à partir de sources historiques qui insistent beaucoup sur la variété des situations locales. Prudemment, Gonand ne veut pas déployer une grande fresque évolutionniste pour placer en opposition complète les deux modèles de professionnalisation des peintres, selon un schéma dont ont abusé certains travaux d’histoire sociale de l’art cités dans les deux premières parties du livre. Mais il suggère certains outils nouveaux pour étayer l’étude de la transition, telle l’analyse des réputations d’artiste à partir du modèle théorique des jeux répétés appliqué aux transactions contractuelles avec les commanditaires. Et en s’appuyant sur plusieurs recherches historiques, il indique que c’est à partir d’une certaine masse critique de peintres et de commanditaires, comme il s’en forme dans les grands centres urbains, que la concurrence entre les peintres et la rivalité entre les acheteurs augmentent, et à travers elles, les chances de développement de l’innovation esthétique, tout comme peut se développer ainsi une sensibilité croissante aux différences de qualité originale des œuvres.
Au long du livre, et tout particulièrement dans sa troisième partie, le lecteur pourra juger sur pièce la tension que Frédéric Gonand établit, sur les plans théorique, empirique et méthodologique, entre le travail de l’économiste et celui de l’historien, et entre leurs ambitions et leurs limitations respectives. Cette tension n’a pas vocation à être résolue. La conclusion générale du livre résume efficacement cette tension en sept points, et exprime deux espoirs. Le premier espoir est que les méthodes et les raisonnements des économistes puissent être associés plus étroitement au travail des historiens, moyennant, pour ces derniers, la manifestation d’un intérêt plus soutenu pour l’appareil conceptuel et méthodologique de l’économie. Le second espoir est que la distance entre les limites irréductibles du travail historique sur des archives d’époques éloignées de plusieurs siècles, d’une part, et la modélisation économétrique gourmande en données, d’autre part, ne soit pas un obstacle à 15la collaboration pluridisciplinaire. Il y a là un hymne à la curiosité et au volontarisme transdisciplinaires, qui, selon Frédéric Gonand, ne poseraient pas de problème particulier, une fois le bon mindset mis en œuvre par les deux parties prenantes. Au travail, donc, peut-on souhaiter. Quant aux lecteurs qui ne sont ni chercheurs ni historiens ni économistes, ils pourront apprécier le cheminement que propose ce livre à travers une grande variété de travaux savants ainsi rendus accessibles, afin de remonter vers les origines italiennes du marché de l’art, avec un économiste-historien pour guide.
Pierre-Michel Menger
Collège de France, chaire
de sociologie du travail créateur
1 Cette base de données consultable ici : https://research.frick.org/montias.
- Thème CLIL : 3378 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique
- ISBN : 978-2-406-15104-3
- EAN : 9782406151043
- ISSN : 2430-8250
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15104-3.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/10/2023
- Langue : Français