Préface Histoire du monde et histoire de la dette
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Une histoire de la dette publique en France
- Auteur : Lutfalla (Michel)
- Pages : 9 à 15
- Collection : Bibliothèque de l'économiste, n° 12
Préface
Histoire du monde et histoire de la dette
« Toute l’histoire du monde n’est que l’histoire des relations entre créanciers et débiteurs », pourrait-on dire en parodiant Engels et Marx.
Pour toutes sortes de raisons, des agents économiques s’endettent et, si leur malchance ou leur prodigalité persiste et s’ils ne réussissent pas à rembourser, ils risquent de finir par devoir céder leurs propriétés, puis leur liberté : l’esclavage, puis la prison pour dette, n’ont disparu que récemment. Par contre, des créanciers ne cessent de s’enrichir. Une analogie moderne pourrait être le jeu de Monopoly. En effet, à la fin de la partie, si l’on veut continuer à jouer, il convient de redistribuer les cartes. De fait, dans l’histoire du monde, c’est bien de cela dont il s’est agi. L’accumulation des dettes, notamment le jeu des intérêts composés, semble rendre inéluctable la réponse sociale que constitue ce que Keynes appellera « l’euthanasie du rentier ». Plus ou moins régulièrement, et en général par la violence, les débiteurs se sont révoltés et, lorsqu’ils ont vaincu, ont obtenu une telle redistribution.
Le « code » de Hammourabi prévoit déjà une libération au bout de trois ans de la femme, du fils ou de la fille de l’homme qui, tenu par une obligation, les vend ou les livre en servitude1. Telle est aussi l’expérience des Cités grecques. Dans ce domaine, les réformes de Solon sont exemplaires (594-591 av. J.-C.) : « il retire aux créanciers le droit de réduire en esclavage leur débiteur insolvable ou un membre de sa famille. Il restitue aussi aux anciens propriétaires les domaines qu’ils avaient perdus en s’endettant2 ». De même, chez les Hébreux, l’Ancien Testament a tenté d’organiser de façon périodique la libération des dettes et des esclaves, en instituant l’année jubilaire. Le droit romain de Justinien, en vigueur dans le sud de la France jusqu’à la Révolution, 10supprime également le versement d’intérêts lorsque ceux déjà versés atteignent le montant de la dette initiale.
Nous n’avons évoqué jusqu’ici que des débiteurs généralement quelconques. Très tôt, un agent économique sort du lot et modifie, pour ce qui le concerne, les règles du jeu : c’est l’État. Et c’est de lui dont il sera essentiellement question dans notre livre. Comme le dira un auteur qui écrit aux lendemains de la première guerre mondiale : « le cynisme des États en matière financière est chose courante, parce que les particuliers n’ont pas les moyens de les contraindre à respecter leur signature3 ». En même temps, il est vrai, « l’État emprunteur sort du lot des autres emprunteurs, ne serait-ce que dans la mesure où il est le seul en droit d’accorder des exonérations fiscales4 ».
En France, jusqu’à la Ve République et, à quelques rares exceptions, le souverain, grand emprunteur, n’a pas souvent remboursé sa dette. Fort de son monopole de la contrainte, il a presque toujours fini par maltraiter ses créanciers – qui deviendront ceux que nous appellerons désormais les rentiers. Dans la très longue durée, ces derniers ont régulièrement été spoliés ou, si l’on préfère, euthanasiés, soit par un choix politique, la banqueroute, soit, de façon généralement moins délibérée, mais non moins efficace, par un dérèglement chronique, l’inflation.
En Occident, jusqu’au xviiie siècle, les deux procédés ont été à l’œuvre. Ainsi doit-on citer l’inflation « américaine » du xvie, après le pillage des trésors des Amérindiens, puis l’exploitation des mines latino-américaines : comme le dira P. Leroy-Beaulieu5, « Christophe Colomb (…) rapporta à l’Europe la libération de toutes les dettes ». En fait, la hausse des prix du xvie fut bénigne à côté de ce que réussit à faire en France notre première Révolution ; celle-ci fut également à l’origine de la dernière banqueroute « violente » de notre histoire, en 1797.
11La grande exception
des pays civilisés du xixe siècle
Il y a eu quelques exceptions à l’euthanasie des rentiers.
La principale s’observe au xixe siècle, dans les économies que nous dénommons aujourd’hui « avancées » et qui s’intitulaient alors, moins modestement, « civilisées ». Durant ce siècle, qui, pour nous, s’étendra de 1815 à 1914, les grands États se sont efforcés, soit de rembourser l’essentiel de leur dette publique, ce que feront à deux reprises les États-Unis, soit de la réduire graduellement, mais avec constance, c’est le cas du Royaume-Uni, soit, lorsqu’ils n’ont pas réussi à aller dans ces deux directions, de protéger au contraire leurs créanciers : c’est ce que l’on observera en France.
Dans notre pays, les défaites militaires (1815, 1871) ont joué un grand rôle dans la création, puis l’augmentation de la dette moderne. Puis l’État que l’on pourrait appeler « solidariste6 » de la IIIe République, n’a guère cessé d’accroître ses emprunts. Au total, au début du xxe siècle calendaire, la dette publique française totale est, en valeur absolue, la plus lourde au monde.
Une constellation
étonnamment moderne
La constellation ainsi décrite apparaît étonnamment moderne.
Sans doute, aujourd’hui, parmi les grandes économies avancées, le « record » français a-t-il été remplacé par celui du Japon, pays également vieillissant, dont la dette explose. Mais notre pays n’est pas dans la meilleure des situations, car il peine à diminuer le poids relatif de sa dette publique, ce qui est de nouveau préoccupant, alors que la croissance déçoit régulièrement.
12Mais, pour le reste, après le Royaume-Uni de Mme Thatcher, les États-Unis de Bill Clinton avaient déjà commencé à réduire vigoureusement leur dette fédérale au point d’envisager son extinction vers 2015, avant, il est vrai, l’arrivée de George W. Bush aux affaires, la guerre d’Afghanistan, puis le réarmement consécutif aux attentats du 11 novembre 2001 et l’expédition d’Irak. Les nouvelles priorités américaines ne sont plus l’équilibre budgétaire et le remboursement de la dette fédérale, au contraire. La crise de 2007-2013 dite des subprimes, et ses prolongements n’ont pu qu’aggraver ces tendances.
La dette publique française,
du xvie siècle à nos jours
On s’intéressera ici pour l’essentiel à la situation française, depuis le xvie siècle jusqu’à nos jours, et ce du point de vue du créancier de l’État, du rentier.
On y montrera la naissance de la dette publique « moderne », de François Ier au siècle dit des Lumières (car, dans notre domaine, les Bourbons ont bien maltraité leurs créanciers), jusqu’à la banqueroute révolutionnaire finale. Puis, on insistera plus longuement sur le début de la modernité en la matière, à partir de la Restauration, régime généralement critiqué mais qui fit œuvre utile et efficace.
Le début de la modernité, c’est d’abord le souci de ne pas spolier le rentier. Peut-être, le reste du xixe siècle a-t-il été un peu moins moderne en la matière, car ce souci s’est accompagné de bien des archaïsmes de la société, c’est-à-dire économiques, financiers et fiscaux, et de la persistance d’illusions, depuis longtemps levées outre-Manche par exemple.
Ces archaïsmes et une gestion peu prudente expliquent largement le niveau de la dette publique en 1914.
Après le long xixe siècle de protection des rentiers, le xxe siècle, qui commencera pour nous en 1914, a été d’abord (et longuement) celui d’un renouveau des spoliations, par l’inflation. Les rentiers finirent par s’émouvoir, contraignant l’État à de coûteuses indexations, dont les « sommets » furent les emprunts Pinay de 1952 puis 1958 et le Giscard de 1973.
13Enfin, depuis la fin des années 1980, avec l’ouverture financière de la France, par la libération du contrôle des changes, l’indépendance de la banque centrale, et avec la modernisation de la gestion de la dette impulsée par ce qui allait devenir Bercy, puis aujourd’hui par les traités européens, le rentier est de nouveau protégé, à la fois par les réactions des marchés et, désormais (depuis 1998) et s’il le souhaite, par une indexation systématique (OATi7).
Est-ce à dire que le vieux combat entre créanciers et débiteurs est désormais gagné par les premiers ? Peut-être les taux nominaux négatifs offerts par les emprunts de l’État français sur les maturités inférieures à 10 ans constatées en ce printemps 2016 ouvrent-ils une nouvelle ère ?
Au-delà des présentes difficultés conjoncturelles, qui freinent l’amélioration des finances publiques, la situation française, comme celle d’ailleurs des autres grands pays continentaux de l’Union européenne, est encore plus préoccupante qu’il n’y paraît.
La dette sociale non provisionnée :
une bombe à retardement
Le contexte général est celui d’un vieillissement accéléré des populations, qui pose le problème du financement des retraites.
Jusqu’en 1939, c’est dans la rente qu’étaient placées d’abord l’épargne financière des ménages en prévision de l’arrêt de la vie active, puis, tout naturellement, les provisions du système de retraite français, après sa création graduelle à partir de la fin du xixe. L’euthanasie du rentier, ce peut être également (surtout ?) la ruine des retraités.
Pour tenter de parer à ce risque, les « Anglo-saxons » ont développé le préfinancement privé d’une partie de leurs retraites (qu’ils gèrent selon la technique de la capitalisation), au côté d’un socle de répartition. Au contraire de ces pays et de ses voisins du continent européen, la France a, jusqu’à récemment, refusé d’aller franchement dans cette direction : dans notre pays, la quasi-totalité des retraites est payée par les cotisations obligatoires des actifs employés ; ne pouvaient pleinement 14bénéficier de la capitalisation que les travailleurs indépendants (loi Madelin) et… les fonctionnaires (avec notamment la Préfon). La crise actuelle n’aidera certainement pas à aller très vite vers la capitalisation. Le « plan d’épargne retraite populaire » de 2004 ne portera ses fruits que très graduellement.
Avec l’inéluctable vieillissement, et à cotisations et prestations inchangées, va se creuser un passif social public non provisionné, qui risque de ce fait d’accroître encore la dette des Administrations publiques, si des mesures ne sont pas prises, qui ne seront pas très populaires.
Or, comme nous le voyons désormais quotidiennement avec la crise de la dette publique de la grande majorité des pays européens, l’accroissement de cette dernière est devenu la hantise des détenteurs et des gestionnaires d’obligations – les célèbres bond vigilantes des marchés financiers mondialisés d’aujourd’hui. On mesure le dilemme pour la France. S’y ajoutent pour notre pays les contraintes budgétaires, dont le gouvernement a confirmé à l’automne 2012 son engagement à les respecter et qui découlent des règles propres à l’union monétaire européenne.
Dans les pays vieillissants, où la dette se réduit et qui préfinancent leurs retraites, le problème alors posé est celui de la recherche de titres à mettre en face des engagements. Aux États-Unis, le débat portait sur les actions ; il convient d’ajouter que, périodiquement, il n’est pas facilité par les difficultés boursières. En France, on est encore loin d’un tel débat, puisque, on vient de le dire, le préfinancement des retraites n’y existe que de façon limitée.
Telle est l’histoire que nous allons tenter de conter ici.
Ce livre est un projet conçu de longue date, alors que mes fonctions d’économiste d’une compagnie d’assurance, et mes intérêts anciens pour la Restauration me conduisaient déjà à m’inquiéter du poids des emprunts publics dans les actifs des compagnies en représentation des engagements envers les assurés. Les avatars récents de la dette publique française, et de celle de nos partenaires européens, n’ont pu qu’ajouter à mon désir de proposer un panorama d’ensemble du sujet.
Préparé initialement avec Olivier Lebel, qui s’est ensuite dirigé vers d’autres horizons (mais dont on trouvera ici quelques aperçus prometteurs), ce projet n’a pu être repris que plus récemment avec l’ensemble des contributeurs ici réunis, pour leur grande majorité universitaires, qui ont bien voulu entourer un historien du dimanche, qui s’est lui-même 15beaucoup inspiré de leurs travaux, et aussi de ceux de leurs grands prédécesseurs, et notamment de Marcel Marion, dont on verra que je l’ai souvent cité. Patrice Baubeau a joué un rôle essentiel en me présentant de jeunes historiens, dont on trouvera plus loin la contribution.
Modeste coordinateur de l’ensemble, le signataire de ces lignes, économiste financier durant sa vie active, a parallèlement enseigné l’histoire économique, sa passion de toujours, principalement à Sciences Po Paris, où Marc Flandreau l’avait appelé comme maître de conférences. Marc avait rédigé avec Jacques Le Cacheux un grand papier sur les premières décennies de la IIIe République, dont on retrouvera les principales conclusions ici.
On revient à la Banque de France avec Jean-Pierre Patat, ancien complice de l’histoire monétaire de notre pays, et qui dirigea les Études économiques rue de la Vrillière. Jean-Pierre Patat a délaissé ses récents travaux historiques sur la Révolution et l’Empire pour nous donner le chapitre conclusif sur la Ve République, période qu’il a vécu en praticien.
Grand observateur de la dette publique dans la compagnie d’assurance où il est actuaire, Olivier Berruyer a rassemblé une série de statistiques à partir de 1870, qui enrichissent encore notre histoire. Certes, comme on le verra, il n’existe pas de vérité absolue sur les chiffres de la dette publique avant cette date. La discussion reste ouverte…
Merci, enfin, à mon petit neveu William Técher, informaticien qui a su rendre harmonieux des textes de plusieurs origines.
Michel Lutfalla
Ancien maître de conférences
à Sciences Po Paris
Chercheur rattaché à l’IDHES Paris I Sorbonne
1 J. Bottero, Mésopotamie, rééd. Folio, 2008, p. 288.
2 R. M. Gelpi et F. Julien-Labruyère, Histoire du crédit à la consommation, p. 29. Oswin Murray, La Grèce Archaïque.
3 Bouton, La fin des rentiers, p. 9.
4 J. Cl. Ducros, Sociologie financière, p. 72.
5 P. Leroy-Beaulieu, II, p. 415.
6 D’après le projet politique proposé par la gauche républicaine : le Solidarisme de Léon Bourgeois.
7 Obligations assimilables du Trésor indexées sur l’inflation.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-06434-3
- EAN : 9782406064343
- ISSN : 2261-0979
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06434-3.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 19/06/2017
- Langue : Français