Une vie organique d’Hercule dans la Bouquechardière
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Trajectoires textuelles de l’Hercule médiéval. Mythographie, historiographie et au-delà
- Pages : 245 à 275
- Collection : Recherches littéraires médiévales, n° 42
- Série : Ovidiana, n° 3
Une vie organique d’Hercule
dans la Bouquechardière
Comparée aux biographies hétéroclites et ostensiblement « compilées1 » qu’offrent la plupart des « Histoires anciennes », des « Chroniques de Baudouin d’Avesnes », et des « Trésors des histoires », la compilation de Jean de Courcy présente une vie d’Hercule très différente, qui est à la fois bien plus homogène et bien plus longue. Elle s’insère dans le premier des six livres qui constituent l’œuvre en question, composée par Jean de Courcy, seigneur de Bourg-Achard en Normandie, entre 1416 et 1422. Si la Bouquechardière n’a reçu que relativement peu d’attention jusque dans les années 20002, elle fait actuellement l’objet d’une édition critique sous la direction de Catherine Gaullier-Bougassas3, qui 246est aussi l’auteur d’une série grandissante d’études au sujet de l’œuvre4. La Bouquechardière n’est pas une histoire universelle dans le sens traditionnel. Elle s’ouvre, certes, sur la création du monde et se clôt en annonçant la naissance du Christ, traitant de la Grèce, de la guerre de Troie, des descendants des Troyens, des règnes d’Assyrie, de Macédoine, et se terminant avec les Macchabées5. Cependant, comme le souligne Gaullier-Bougassas, l’œuvre accorde une place prépondérante à l’histoire des Grecs et des Troyens, ainsi qu’à celle des peuples européens et asiatiques associés à eux au fil de l’histoire6. Les six livres de l’œuvre, de ce fait, ne suivent pas l’ordre des six âges du monde, ne découpent pas l’histoire en tranches chronologiques, mais se concentrent sur des peuples et des régions spécifiques7. Cette concentration sur l’histoire de la Grèce païenne ne diminue toutefois pas l’optique chrétienne de l’œuvre, qui a la particularité d’intégrer des moralisations, placées systématiquement à la fin des chapitres pour proposer des gloses et lectures édifiantes au sujet des héros antiques8.
247Des trente-six manuscrits et fragments connus de la Bouquechardière, vingt-cinq transmettent l’œuvre intégrale ou quasi-intégrale9. Deux grands efforts de classification de ces témoins ont été faits par la critique précédente : Béatrice Chancel en a établi un classement tenant compte de critères externes et matériels, dont la disposition des rubriques et le décompte des chapitres, et ensuite en se servant d’échantillons de collation10. L’équipe éditoriale rassemblée autour de Catherine Gaullier-Bougassas a collationné, quant à elle, les témoins et, constatant un haut degré de contamination à l’intérieur de la tradition, a procédé à un classement des témoins par « variantes significatives », sans tenter d’établir un stemma codicum. Nous avons décidé de conserver ici nos résumés et transcriptions des extraits sur Hercule – préparés avant la parution de la nouvelle édition – qui se basent sur le manuscrit fr. 307 de la Bibliothèque nationale de France, datant de la moitié ou du troisième quart du xve siècle, utilisé par Chancel pour le relevé des incipit et explicit des différents livres dans son article sur les manuscrits de l’œuvre11. 248Nous proposons d’abord un tour d’horizon de la vie d’Hercule, avant de revenir sur quelques passages et éléments ponctuels, notamment le portrait du héros, ses exploits et sa mort.
Architecture et géographie
de la biographie d’Hercule
La biographie d’Hercule dans la Bouquechardière se place, dans les manuscrits qui ne numérotent pas le prologue du texte (comme P307), entre les chapitres 21 et 41 du premier livre de l’œuvre, consacré principalement à l’histoire de la Grèce12. Un résumé schématique des contenus de ces chapitres est utile afin de s’orienter (nous mettons sur fond gris les chapitres qui ne concernent pas principalement Hercule) :
Chapitre |
Thématiques principales |
21 |
Naissance et premiers exploits en Grèce (Deux serpents ; institution des jeux olympiques) |
22 |
Conquêtes en Afrique avec Effram – mariage à Ethea et retour (Colonnes à Galdes, pommes des Hespérides, Burisim, Gerion, |
23-24 |
Conquête de Déjanire en Calidoine – confrontation avec Nessus – retour |
25 |
Exploits en Grèce (Cacus, Antheüs, ydre, lion, gentaures) |
26 |
Conquêtes et exploits en Asie – retour (Dyogenus, monstre de Pathmos, Dyomedes, sanglier, cité de Lin, |
249
27-29 |
Préhistoire des Amazones |
30-31 |
Aventures de Thésée. Libération de Proserpine à l’aide d’Hercule |
32-33 |
Expédition contre les Amazones avec Thésée |
34-35 |
Descendance des Amazones ; préhistoire de Jason |
36-38 |
Aventures de Jason. Conquête de la toison d’or. Mariage à Médée |
39 |
La première destruction de Troie |
40 |
Amours avec Yolent à Cecalle (Hercule « filandier ») |
41 |
Mort d’Hercule par la chemise empoisonnée |
Le héros n’intervient pas directement dans tous les chapitres de cette trame biographique, qui consacre également des segments aux deux compagnons principaux d’Hercule que nous avons déjà rencontrés aux chapitres précédents, Thésée et Jason. À cet égard, il n’est pas surprenant de retrouver au sein de cette biographie les deux blocs thématiques principaux qui se sont établis dans les histoires vernaculaires examinées plus haut, à savoir l’expédition contre les Amazones et la première destruction de Troie, présentées dans le même ordre. Comme dans les histoires plus anciennes, la biographie d’Hercule se raconte en plusieurs temps. Et comme dans les exemples considérés jusqu’ici, Hercule est censé mourir après son retour de Troie. Sur le plan des contenus, les ajouts thématiques les plus notables par rapport aux traitements précédents se situent dans les six premiers chapitres, où sont relatés de nombreux exploits du héros, qui manquent dans les textes considérés précédemment.
Une nouveauté qui ressort de la manière dont est organisée et relatée cette matière herculéenne est l’importance accordée aux conquêtes et, en général, aux déplacements du personnage. La vie d’Hercule dans la Bouquechardière se compose comme une suite de campagnes menées dans différentes parties du monde, ponctuées par des retours vers la Grèce, patrie du héros, son lieu de naissance n’étant jamais précisé davantage. Après l’institution des jeux olympiques, qui marque le terme de l’enfance du héros13, Hercule ressent le désir de partir pour les parties du monde sercher et par toutes terres avantures querir afin de sa jennesce emploier en valeur14. Il 250passe dans un premier temps à travers l’Espagne – érigeant ses célèbres colonnes sur l’île de Galdes15– vers l’Afrique, où il mène des conquêtes en compagnie d’Effram, qui lui donne sa fille Ethea en mariage16. Après la mort de cette dernière, Hercule assied son influence et son pouvoir symbolique en Calidoine en gagnant la main de Déjanire, fille du roi de cette région, après avoir vaincu son rival Athlans/Athelaüs (à savoir Achéloüs), lui-même nez de Calidone et riche duc puissaument heritez17. Il traverse ensuite diverses parties de la Grèce pour querir aventures18, en accomplissant divers exploits – parmi lesquels on voit réapparaître les deux premiers de ses anciens travaux, le lion et l’hydre – avant de passer oultre Bofforus en Asie, où la liste de ses hauts faits et de ses conquêtes continue de s’allonger19. Ses aventures le mènent à travers le fleuve Euffrate et jusqu’es parties d’Ynde, préfigurant en quelque sorte les campagnes d’Alexandre le Grand, qui a, selon les dires de certains historiographes, trouvé les traces de l’ancien héros grec lors de ses propres campagnes en Orient20. L’expédition contre 251les Amazones aux terres de Meothide, dont Hercule revient avec les armes de Menalippe (et Thésée, avec Ypolite21), et, plus tard celle contre Troie en compagnie de Jason, sur laquelle il remporte la victoire après avoir tué Laomédon, s’insèrent dans cette même logique d’expansion. Celle-ci est rompue seulement quand Hercule se retire finalement en Cecalle auprès d’Yolent, oubliant tout ce qui lui importait précédemment, ce qui amène sa chute, symbolique et littérale22. La vie d’Hercule dans son ensemble ressemble, en d’autres termes, à un projet consistant à étendre sa renommée dans les différentes régions du monde. Dans ce contexte, on voit se réintroduire un nouvel ordre géographique, fonctionnellement comparable à celui qui marquait la vie d’Hercule chez Diodore de Sicile, quoique formellement différent et sans doute sans rapport direct avec l’œuvre de l’auteur antique23.
À part le nouvel ordre géographique qui s’instaure, Hercule reprend son ancien rôle de conquérant et de héros civilisateur. La première campagne du héros en Afrique illustre les différentes facettes qu’implique ce rôle. Arrivé sur le continent africain, Hercule rejoint Effram, descendant d’Abraham, pour conquérir les terres de Lybé : Lors mistrent tout le peuple en subjection et le paÿs et tous a eulx firent obeïr, qui encore estoient peu en celle terre pour ce que povrement estoit habitee24. Les conquêtes s’accompagnent d’actes censés dompter la nature sauvage de ces terres. Hercule délivre, 252entre autres, la contrée de Burisim (à savoir Busiris), un gyant et malfaiteur qui a l’habitude de sacrifier les pèlerins qui passent par ses terres25. En le vainquant, Hercule met fin à ses pratiques barbares et rend les terres plus sûres. Les campagnes comprennent également des fondations de villes : Effram et Hercule fondent Syrene (Cyrène), et Hercule fonde à son tour une ville appelée Caspe26. Ces fondations sont explicitement placées sous le signe d’actes civilisateurs : car avant ce avoient vescu bestialement pour ce que celle terre n’estoit encore peuplee et petit y avoit de habitations27. Finalement, afin de garantir la durée de son passage, Hercule assume le rôle de fondateur de lignée avec la fille d’Effram, Ethea. Celle-ci donne naissance à un fils nommé Dorion, qu’Hercule laisse en Afrique afin d’assurer sa descendance sur ce continent : Si demoura ainsi celle lignie yssue de Herculés en celle contree qui longtemps regnerent et tindrent la terre28. Les différents exploits acquièrent une signification ultérieure qui n’est pas évidente dans les histoires françaises précédentes. Le personnage qui les accomplit est placé, par ailleurs, sous une lumière ambiguë : Hercule se voit bien, dans un certain sens, comme un bienfaiteur de l’humanité ; en même temps, il ne l’est que pour une fin ultérieure qui est celle de répandre sa propre renommée à travers le monde29.
253Un retour vers la mythographie ?
Le catalogue d’exploits herculéens
chez Jean de Courcy
À l’intérieur de cette architecture d’ensemble, et surtout au cours des premiers chapitres parlant des campagnes du héros en Afrique, Europe et Asie, est rappelée toute une série d’exploits, qui ne figuraient pas dans les histoires françaises plus anciennes. Rappelons d’abord les éléments principaux, pour les commenter ensuite.
Grèce (enfance) |
Espagne-Afrique |
Grèce |
Asie |
Deux serpents Jeux olympiques |
Colonnes à Galdes Pommes des Hespérides Burisim Gerion Fondations de villes |
Cacus Antheus Ydre Lion Gentaures |
Dyogenus Monstre de Pathmos [var. Parthemee] Dyomedes Sanglier Prise de la cité deLin Fondations de villes |
Développement Cerbère |
Développements à part : Amazones Troie |
Les exploits mentionnés ici rappellent notre esquisse initiale du mythe d’Héraclès-Hercule. La carrière héroïque d’Hercule débute à nouveau dans sa première enfance, par la victoire sur deux serpents envoyés à son berceau par Junon30. On voit se réintroduire une série d’exploits faisant partie des « douze travaux » traditionnels, dont le lion, l’hydre, Géryon, le sanglier, Diomède et les pommes des Hespérides31. On retrouve aussi, sans surprise, certains éléments qui avaient déjà trouvé leur chemin vers 254l’historiographie française, comme la victoire du héros sur Antée, celle sur les centaures et l’institution des jeux olympiques32. Quelques autres, notamment la conquête de la cité de Lin, la victoire sur Dyogenus et sur le monstre de Pathmos (ou Parthemee, selon d’autres témoins) paraissent, de prime abord, plus énigmatiques. La présence des différents éléments invite naturellement à s’interroger sur les sources que Jean de Courcy a utilisées, qui permettraient de résoudre les points d’interrogation et de mieux comprendre ces détails dans leur ensemble.
Le catalogue d’exploits d’Hercule ainsi que l’ordre de leur présentation d’après Jean de Courcy semble tributaire en partie de l’Ovide moralisé et, plus spécifiquement, du passage au livre IX de cette œuvre qui adapte l’énumération des exploits herculéens dans les Métamorphoses33. Deux exploits a priori mystérieux mentionnés dans la Bouquechardière – la conquête de la cité de Lin et la victoire sur le monstre de Pathmos – peuvent être expliqués en recourant à ce passage34. Nous avons en effet déjà commenté le premier exemple dans la première partie de ce travail. Pour en rappeler les éléments essentiels, un exploit accompli à Elis chez Ovide s’est transformé en une conquête de ville – lacité d’Elin et, accessoirement, la cité de Lin – dans l’Ovide moralisé35. Arrêtons-nous maintenant sur le second exemple : dans l’Ovide moralisé, Hercule rappelle qu’il a vaincu le moustre de Parthemee, adaptant la périphrase d’Ovide n’évoquant que le lieu, Partheniumque nemus36. Dans la Bouquechardière, l’exploit n’est pas inclus dans le monologue final d’Hercule qui rappelle ce qu’il a accompli37, mais il est narré dans la première partie de la vie du héros. La localité en question étant étrangère à Jean de Courcy, ce 255dernier l’a située en Asie, et l’a placée parmi les exploits accomplis par Hercule lors du voyage correspondant38 :
Pour cellui temps avoit en Pathmos [var. Parthemee P329P20124] ung treshorrible monstre qui moult de oppressions au peuple faisoit, car pour la cruaulté qui en lui estoit, estoient les gens en tel doubte pour lui que de leurs lieux n’osoient yssir, pour ce que gens et bestes par tout devouroit. De cellui monstre fu par tout la nouvelle a Herculés portee, qu[i] en celle terre aventures queroit. Et lors hastivement, sans plus arrester, alla ou il estoit pour lui courir sure, et radement a lui se combati. Adonc out par entr’eulx de grans et fiers estours, et durement l’un l’autre envaïrent, mes en la fin fu le monstre vaincu et du brant Herculés jusques a mort navrez, par quoy de Pathmos [var.Parthemee P329] fu delivré le peuple et par le paÿs pourent a seür aller.
Tout d’abord, il faut considérer la varia lectio des autres manuscrits de la Bouquechardière afin de comprendre le parallèle. La leçon du manuscrit fr. 307 (avec Pathmos) paraît corrompue et inférieure à celle que l’on trouve dans un témoin comme le fr. 329, Parthemee, quasi identique à celles des témoins de l’Ovide moralisé39. L’exemple illustre en outre l’habitude de Jean de Courcy de recourir à l’amplification narrative, comme il le fait pour d’autres exploits retenus. Dans l’Ovide moralisé, on n’a que le nom d’une créature (et le moustre de Parthemee) qu’Hercule aurait vaincue, parmi d’autres. Jean de Courcy construit un récit autour de ce « noyau mythologique » : ces lignes (citées supra) précisent comment le monstre a oppressé le peuple et comment Hercule s’y est rendu et s’est mesuré à la créature en libérant la population locale. L’amplification a ainsi pour effet d’intégrer l’exploit dans le cadre pseudo-historique de l’œuvre de Jean de Courcy.
Les rapports entre l’Ovide moralisé et la Bouquechardière sont en effet assez nombreux et concernent plusieurs chapitres herculéens de la compilation historiographique, entre autres les deux derniers, l’un traitant des amours du héros pour Yolent et l’autre de sa mort. Suivant l’adaptation française d’Ovide, la Bouquechardière inclut, dans le chapitre final de labiographied’Hercule, une énumération des exploits que le héro a accomplis durant sa vie. Ce passage est intéressant étant donné qu’il témoigne, d’un côté, de parallèles avec l’Ovide moralisé et, de l’autre, d’un condensé partiel de ce qui a été narré dans plus de détail dans les 256chapitres précédents de la Bouquechardière. Citons les deux textes l’un à côté de l’autre, en employant des gras et des chiffres entre crochets pour marquer les parallèles40.
Ovide moralisé |
La Bouquechardière |
[…] Ja poi je Busyrin[var. Burisin E2]conquerre Qui des pelerins d’autrui terre Fesoit ou temple sacrefice [1] Comme il feïst d’une genice ; Et le jaiant et Gerion Ai je mis a perdicion ; [2] Et si trais Cerberon d’enfer En grosses chaenes de fer. La corne Acheloüs le fort Ai je route par mon effort ; [3] Troie par terre trebuschié ; La cité d’Elin conquis gié Et le torel de Maratone Et le porc sengler de Cremone Et le moustre de Parthemee Et le lyon de bois Nemee. Dyomedem, le roi de Trace, [4] Et Nessus et celz de s’estrace Ai tous a martire livrez. [5] Tous les maulz pas ai delivrez Tant com j’en ai trouvez au monde Tant comme il dure a la reonde. Le regne conquis d’Oechalie Et le baudré de Femenie. Si reconquist, ce dist la fable, Le fruit d’or au serpent veillable. L’ydre et le porc d’Arcade ai mort. Antheon ai je mis a mort Qui, quant je l’avoie abatu, Doubloit sa force et sa vertu ; Si gaaignoit en son meschief. Je portai le ciel sor mon chief. |
Et pour le destroit qu’il devoit mourir, print il a regreter ses haultes prouesces et les haulz fais qu’il avoit accomplis : comme pieça avoit Burisim conquis, qui des pelerins faisoit sacrifice, [1] et Gerion le gyant confondu, [2] et Athas [var. Athelaüs P329] et sa corne brisee,[3] comme il out conquis le roy Dyomedés,[4] et Nessus le sentour a martire livré.[5] Athelon out vaincu, moustres, serpens et bestes, et comme en plusieurs terres out grans conquestes faictes. Mesmement des coulombes que en Jades out assises et de toutes les choses dont il lui souvenoit. |
La Bouquechardière ne reprend qu’une partie des éléments mentionnés dans la liste de l’Ovide moralisé, le reste étant résumé, en quelque sorte, dans la mention des moustres, serpens et bestes vaincus par Hercule et comme en plusieurs terres out grans conquestes faictes. Plusieurs des composantes omises ici 257sont toutefois narrées avec plus de détail dans les chapitres initiaux de la Bouquechardière. Si le recours à l’Ovide moralisé aide à comprendre le monstre de Pathmos/Parthemee et la cité de Lin, il peut aussi éclairer l’ordre adopté par le compilateur du xve siècle pour énumérer les exploits de la biographie d’Hercule : ainsi la victoire sur Gerion est-elle racontée immédiatement après celle sur Burisim, et, qui plus est, dans le contexte des conquêtes d’Hercule en Afrique, ce qui ne correspond pas aux versions antiques de son mythe. De manière plus générale, on observe que la liste dans un texte (l’Ovide moralisé) et les éléments narrés dans un autre (la Bouquechardière) se trouvent en lien les uns avec les autres. C’est un constat intéressant et potentiellement révélateur pour mieux comprendre les différentes listes de travaux herculéens présentes dans les textes de l’époque, telles que nous les avons étudiées dans la première partie de ce travail. Pour le dire de façon plus simple, une liste d’exploits représente souvent un condensé d’éléments relatés en détail ailleurs. Cet « ailleurs » peut se situer dans le même texte, dans un autre texte, ou dans une combinaison entre plusieurs textes.
L’Ovide moralisé n’est pas la source de tous les exploits d’Hercule retenus par Jean de Courcy. Plusieurs éléments, dont le nom énigmatique d’un certain Dyogenus, vaincu par Hercule, proviennent d’un autre texte. Citons le passage relatant cette victoire, d’un côté, chez Jean de Courcy, et de l’autre dans sa source vraisemblable, la traduction française de la Consolatio Philosophiae boécienne par Renaut de Louhans, intitulée le Roman de Fortune et de Félicité, rédigée dans les années 133041 :
Le Roman de Fortune et de Félicité |
La Bouquechardière |
Dyogenés fut uns tirans Qui comme felon et puissans Enseigna par sa pute estrainne Ses chevaulx manger char humainne ; Pour ce, quant hoste li venoit, Pour lui tuer le retenoit Et aus chevaulx de sa maison De sa char faisoit livroison ; |
En celle contree avoit ung roy nommé Dyogenus. Fel et mauveis et si cruel estoit que a ses chevaulx aprint a menger char humaine ; et par sa traïson logoit les gens passans, mes ainsi que la nuit estoient endormis, celeement les faisoit occire et la char [en]42 faisoit mengier a ses chevaulx. Herculés, qui en celle contree ja estoit arrivez, entendi le peuple |
258
Quant Hercules oÿ ce dire Tantost comme lyon plain d’ire Vers ce tirant sa voye adresse Et fist tant par sa [grant] vistesse Que le paÿs en delivra Et a ses chevaulx le livra Qui mengerent la char leur mestre, Qui d ’ autrui char les soloit pestre ; Et puis les chevaulx fist ferir De glaives et les fist morir. |
parler de celle chose et donc, pour vengier le merveilleux oultrage, se tyra celle part ou estoit Dyogenus ; et sans barcaigne par la hure le print, en disant ces paroles : « Desloyal occiseur du peuple humain, traittre mauveis plain de forsenerie, ores endroit te sera ta merite rendue43 ! » Et donc tyra le branc que avec lui portoit et sans attente en la place l’occist. Aprez fist Herculés44 de Dyogenus, quant il fu mort, sa char detrencher ; et pour plus griefment de ses maulx le punir, a ses chevaulx mesmes qui en sa maison estoient en fist il livreson. Ainsi mengerent iceulx chevaulx la char de leur maistre, car d’autre char humaine par plusieurs fois repeuz les avoit. Et aprez ce les fist Herculés occire et par punition par mi les corps de glaive mourir, sans aucun eschaper |
En regardant le contenu des passages, on reconnaît sans difficulté que le mythe sous-jacent est en réalité celui des chevaux carnivores de Diomède de Thrace et que ce dernier est devenu d’abord Dyogenés, et ensuite Dyogenus, résultat d’un rapprochement entre des noms semblables. Les deux passages font apparaître plusieurs parallèles relevant d’une version spécifique du mythe, selon laquelle Hercule fait tuer les chevaux de Diomède après leur avoir donné à manger leur maître (voir les éléments en gras). Et, comme dans l’exemple du monstre de Pathmos/Parthemee évoqué supra, Jean de Courcy a amplifié le segment en l’adaptant au cadre de son texte historiographique et de sa vie d’Hercule-civilisateur, qui parcourt le monde en combattant des tyrans et en « cultivant » les peuples de terres lointaines.
Le texte de Renaut de Louhans semble être encore à la base d’autres passages parlant des exploits d’Hercule45, qui témoignent de variantes ou, plus généralement, d’informations supplémentaires, qui n’apparaissent pas dans le courant dominant de la mythographie latine. On se permettra 259de citer un deuxième passage dans les deux textes mis en regard, où il est question des centaures (ou gentaures, dans le témoin cité de la Bouquechardière), en mettant en gras les parallèles entre les deux textes46.
Roman de Fortune et de Félicité |
La Bouquechardière |
Centaures une gent estoient Qui toute Grece degastoient, Demi homme et demi chevaulx ; Les mons courroient et les vaulx Par legiereté et par force ; Herculés contrë eulx s’eforce En tout lieu et en toute place ; Il les conquist et les enchace, A eulx s’est souvent combatuz, Jusques au sang les a batuz, Si que rivieres et contrees De leur sang sont empoissonnees. |
Autres prouesces fist le noble Herculés, car pour le temps avoit en Grece plusieurs monstres qui toute la terre vers la mer degastoient ; lesquelz monstres furent gentaures [var. gentances P62P329genitus G gentaux Maz]nommez et sembloient moitié homme et moitié cheval. Fors et legiers estoient ces monstres. Si courroient par vaulx et par montaignes et au peuple grant destresse faisoient. Si entra Herculés en celle contree et des monstres occire print grant diligence. Si fort les enchassa et tant les poursuÿ que par lui furent mis a desconfiture. En plusieurs lieux si grant nombre en occist que les rivieres furent empoisonne[e]z du sang qui couru de celle occision. |
Les deux textes précisent que les centaures détruisent toute la Grèce, qu’ils parcourent montagnes et vallées avec force et légèreté et que les rivières ont été empoisonnées par le sang des créatures tuées par Hercule. Ce dernier élément rappelle l’épisode de Nessus abattu par la flèche d’Hercule, mais il est ici généralisé à l’ensemble des centaures, donnant l’impression que le sang des centaures est en lui-même une substance vénéneuse – ce que l’on ne retrouve pas, par exemple, dans les textes des mythographes, ni dans les histoires examinées plus haut. On pourrait relever encore d’autres détails de ce type présents dans la Bouquechardière qui s’expliquent eux aussi sur la base de cette traduction de Boèce47.
260Pour construire son « catalogue » d’exploits d’Hercule, Jean de Courcy semble avoir sciemment mélangé et harmonisé des références de provenance ovidienne et boécienne. En prenant un peu de recul sur la matière, ce constat ainsi que les observations faites supra renouent de façon exemplaire avec celles proposées dans la première partie de ce travail. Les anciens « douze travaux » du héros ne sont plus un point de référence ; Jean de Courcy n’évoque jamais un nombre précis d’exploits accomplis par le héros. Les exploits évoqués s’appuient, en revanche, sur des catalogues de travaux éclectiques proposés par des auctoritates reconnues. Quant aux modèles à suivre sur le sujet, les noms d’Ovide et de Boèce figurent indubitablement en haut de la liste des clercs médiévaux. Sur le plan des éléments individuels, on retrouve certaines des formes partiellement corrompues ou autrement énigmatiques, qui s’expliquent dès qu’on les considère à la lumière de la tradition mythographique précédente. L’innovation, dans le témoignage de Jean de Courcy, consiste en l’intégration de ces matériaux « mythographiques », motivée par la disponibilité d’adaptations vernaculaires des textes en question, témoignant en même temps d’un intérêt accru pour ces matériaux de la part du compilateur. Ces éléments importés sont ensuite tous aménagés à l’intérieur de la biographie « historique » du héros.
261Des histoires qui se complètent
Quelques mots à propos des sources historiographiques
compilées par Jean de Courcy
De nouvelles sources faisant autorité se sont manifestement jointes à la toile de l’histoire d’Hercule dans cette compilation du début du xve siècle. Il convient cependant de dire quelques mots également sur l’apport des œuvres historiographiques précédentes. On se limitera ici à un tour d’horizon sommaire portant sur une sélection d’éléments identifiés dans des segments thématiques déjà abordés supra. Les deux épisodes phares autour des Amazones et de Troie, qui posaient les jalons pour la biographie du héros dans l’historiographie française à partir de l’HAC, occupent aussi dans la Bouquechardière plus de place que les autres épisodes. Cela est dû, en partie, aux digressions et parenthèses à propos de l’histoire des Amazones et des Troyens et à propos des aventures de Thésée et de Jason, intercalées par Jean de Courcy entre celles d’Hercule, aux chapitres 27-39 du manuscrit fr. 307. En conséquence, la vie de notre personnage s’échelonne sur une étendue notable de chapitres, à l’intérieur desquels il n’est pas toujours le centre d’intérêt ni même présent, comme c’était déjà le cas dans plusieurs autres œuvres abordées précédemment. C’est également à l’intérieur des segments évoquant ces deux expéditions guerrières que les apports des histoires antérieures sont les plus visibles.
Le voyage des Grecs dans les terres des Amazones fait l’objet d’une « préhistoire » qui commence au chapitre 27, avec les conflits entre le roi d’Égypte et le roi des Scythes, se poursuivant avec les origines du peuple des Amazones (chap. 28-29), rappelant en ceci la trame de l’HAC48. À la suite d’un détour servant à introduire Thésée et Pirithoüs (chap. 30-31), qui sont libérés par Hercule au chastel Pluto (l’enfer historicisé) et qui se joignent ensuite à lui, le texte reprend la trame « historique » qui nous est familière, avec la renommée des femmes guerrières arrivant en Grèce. C’est l’élément déclencheur pour l’expédition des Grecs : Adoncques ceulx de Grece parlerent ensemble et sceurent la convine de la royne Anthiope, par quoy Herculés dist qu’il les yroit combatre et contre elles sa force esprouver49. La ressem262blance avec l’HAC est patente50. C’est en effet à l’HAC plutôt qu’à la CBA que semble remonter également l’essentiel du développement à propos des conflits entre Hercule, Thésée et les deux sœurs Menalipe et Ypolite qui suit. On peut considérer à cet égard le segment suivant, décrivant la joute chevaleresque entre les quatre personnages (nous reviendrons sur les éléments en italique51) :
Si advint que les .iiii. ensemble jousterent, et les uns surs les autres si radement assirent [sic] que Herculés et la preuse Menalipe des roides lances s’entreporterent jus et des archons vuydier les convint. Semblablement que des deux dessusdiz avint il de Theseüs et de Ypolite, car si radement des lances assemblerent que l’un et l’autre verserent contre terre. Mes tost furent les .iiii. relevez surs piez – les deux bons chevaliers et les deux nobles dames – prestz et apparillez de leur devoir faire. Lors saquerent les brans qui au pis leurs pendoient et fierement ensemble combatirent. Mes la grant force de Herculés et des Grecz ne porent celles dames plus avant soustenir, pour ce que si puissans de gens et de corps furent que leurs esfors ne povoient endurer, ains convint leurs pucelles toutes tourner en fuite. Combien que Herculés fust cheü a celle jouste, si fu plus pour la faulte du cheval qu’il avoit que par Menalipe qui a lui out jousté, car la vertu d’elle n’eüst eu vers lui duree. En la desconfiture de quoy ores parlons print Herculés la belle Menalipe, et a Theseüs se rendi Ypolite.
Les affrontements entre les adversaires sont décrits avec plus d’attention aux détails et plus de vivacité romanesque. Un autre élément qui est « rehaussé » dans le segment et qui dévoile sa proximité avec l’HAC se situe dans la partie mise en italique, où l’auteur justifie pourquoi Hercule serait tombé de sa monture, tout en soulignant que ce n’est pas à cause de la force de Menalipe – précision omise dans la CBA et ses dérivés. De manière notable, Jean de Courcy explicite ce qui était sous-entendu dans l’HAC à propos de l’Amazone : la vertu d’elle n’eüst eu vers lui duree. Ces éléments peuvent être considérés dans le cadre de l’univers historico-romanesque dans lequel Hercule et ses compagnons mènent leurs campagnes et conquêtes dans la Bouquechardière : c’est un univers dominé par des acteurs masculins, dans lequel les femmes n’apparaissent que dans des rôles secondaires, voire en tant que personnages « faisant obstacle » aux hommes52.
263Mais pour revenir aux sources, l’HAC semble avoir fourni de la matière pour plusieurs segments du texte. Le chapitre parlant de la première destruction de Troie en fait partie53, de même que le segment à propos de la lutte contre Antée. Ce dernier est intéressant, parce qu’il témoigne, au-delà de sa dépendance à l’HAC1, de la tendance de Jean de Courcy à insérer dans des segments, reposant a priori sur une source déterminée, des ajouts, voire des « variantes » d’ordre mythologique, géographique ou culturel venant d’ailleurs. Citons le début de l’extrait54 :
Aprez ces choses ouÿ Herculés parler d’un fort gyant qui Antheüs out nom, le quel habitoit devers la Dynoe en une forest prez d’une montaigne. Et estoit ce gyant de condicion tele que en soy combatant que, s’il avenoit que par aventure le convenit surs la terre cheoir, si tost qu’il avoit touché a la terre, lui estoit sa force doublee e[t]55 son alaine, pour quoy les acteurs distrent qu’il fu filz de la terre.
L’idée que le géant Antheüs habite en une forest prez d’une montaigne vient de l’HAC (et non de la CBA, où ces détails ont été coupés). Que ce soit devers la Dynoe ne se trouve a priori ni dans l’HAC ni dans la CBA, ni dans les autres histoires que nous avons pu consulter56. Compte tenu de la présence d’autres « coordonnées géographiques » qui semblent sous-tendre la vie et les conquêtes du héros dans la Bouquechardière, il n’est pas surprenant de voir l’exploit situé de façon plus précise qu’il ne l’est dans les histoires précédentes. Mais le fait qu’Antée, qui habite d’après l’HACen une des (derraines) parties de Grece, soit déplacé vers le Danube inviterait tout de même à des enquêtes supplémentaires. Ajoutons 264que d’après le mythe antique d’Héraclès, c’est en Afrique, et non en Grèce ou ailleurs en Europe continentale, qu’Hercule aurait vaincu cet ennemi57. On pourrait se demander si la localisation flottante, incertaine, de l’exploit en question le rendait particulièrement susceptible à des réinterprétations de ce genre. Toutefois, l’information n’est pas de nature à être insérée au hasard dans un texte.
On peut relever plusieurs occurrences comparables où l’auteur semble combiner des données provenant de différentes sources dans des passages compacts de son œuvre. Un autre exemple se trouve dans le même passage à propos d’Antée. Alors que dans l’HAC, la nature particulière d’Antée est censée le rendre orgoilleux vers toute creature, Jean de Courcy souligne le fait que les acteurs distrent qu’il fu filz de la terre58. Jean de Courcy aurait pu trouver ce détail dans les textes de nombreux acteurs en effet59 ; mais il n’est pas présent a priori dans le passage de l’HAC que Jean a adapté. D’autres exemples, plus évidents, du même type apparaissent à l’intérieur de la vie d’Hercule. Dans l’épisode à propos d’Hercule « filandier », Jean de Courcy offre l’observation suivante à propos de la femme à laquelle Hercule se soumet : la quelle fu Yolent clamee, combien que d’aucuns fust nommee Olimphale60. Le chapitre en question s’appuie principalement sur l’Ovide moralisé, où la femme concernée est bien identifiée comme Iole, et non Omphale – ce qui ne correspond pas à la version reçue du mythe61. Or la « solution alternative » ajoutée par Jean de Courcy rappelle un passage que nous avons considéré plus haut et que divers « Trésors des histoires » avaient importé du Manuel d’histoire de Philippe VI de Valois62. À l’intérieur du jeu de variantes affectant le nom de la femme en question dans le Manuel, on relève entre autres, Olimphale63. Il paraît donc que le rayonnement du Manuel a également touché le texte de Jean de Courcy.
Un dernier cas de figure comparable qui reprend éventuellement aussi quelques données au Manuel concerne la mention de l’institution 265des jeux olympiques par le héros dans sa jeunesse. Le passage comporte quelques nouvelles précisions d’ordre géographique et culturel64 :
Pour sa grande prouesce essaucer, commença il ung jeu de jouvenceaux en une cité que pour lors ilz nommoient Elidem, la quelle seoit au pié d’une montaigne jouxte Macedone, qui des lors fut Olimpias nommee. Et pour le nom de celle fu adonc cellui jeu Olimpiade dit. Si furent ces jeux ainsi maintenus de .v. ans a aultre, tant que entre deux de celles Olimpiades avoit tousjours .iiii. ans entiers65. Et de celle Olimpiade compterent premier en Grece leur date annuel.
Le passage fait penser aux anecdotes à propos des jeux olympiques relevées dans la CBA et le Manuel. L’épisode chez Jean de Courcy comprend, certes, les mêmes éléments : que ces jeux se seraient tenus au pied d’une montagne du nom d’Olimpias, que l’on comptait les années d’après eux (comme le spécifie le Manuel66) et que les participants se rassemblaient tous les cinq ans (comme on le lit dans la CBA67). Jean de Courcy ajoute cependant que c’est dans la ville d’Elidem que se tenaient les jeux et que la montagne Olimpias se trouve près de Macédoine68. Les informations en question étaient en effet disponibles à travers la littérature encyclopédique. Une partie des détails concernés se retrouvent, par exemple, dans les Étymologies d’Isidore de Séville69 :
Olympias apud Graecos constituta apud Elidem Graeciae civitatem, Eliis agentibus agonem et quinquennale certamen, quattuor mediis annis vacantibus ; et ob hoc Elidum certaminis tempus olympiadem vocaverunt, quadriennio in una olympiade supputato.
Une fois de plus, donc, des données préexistantes dans l’historiographie sont développées par l’ajout d’informations qui, dans ce dernier cas de figure, entrent dans la catégorie du savoir encyclopédique. Dans un autre 266ordre d’idées, ces informations, ici partie intégrante du texte, ont une valeur analogue à celles des gloses ajoutées pour expliquer et compléter le contenu d’un texte.
Il reste encore beaucoup à dire à propos de la compilation des matériaux, historiographiques, encyclopédiques et autres, pratiquée par Jean de Courcy dans son texte. On retient des exemples considérés ici que l’auteur ne s’est pas contenté de suivre une autorité à propos d’un sujet particulier, mais qu’il a soigneusement assemblé les informations, provenant de différentes sources, en cherchant à en faire quelque chose de plus complet et de plus raisonné, et en harmonisant des informations de différents types, historique, mythologique et encyclopédique – auxquels on ajoutera des composantes philosophico-morales, comme nous allons le voir maintenant.
Quelques jugements sur Hercule
dans la Bouquechardière
Il serait dommage de terminer notre tour d’horizon de la Bouquechardière sans évoquer la lecture morale qu’elle fait de la figure d’Hercule, lecture, nous le verrons, qui diffère selon les épisodes70.
En effet, le héros inspire parfois à Jean de Courcy des analogies qui placent Hercule non seulement dans une lumière éminemment positive, mais qui vont jusqu’à le mettre sur un pied d’égalité avec le Christ71. C’est le cas, entre autres, des moralisations proposées après le premier chapitre de la viedu héros, où il est question de la naissance du fils de Jupiter malgré les machinations de Junon, et ensuite de sa victoire contre les deux serpents72 :
Et comme dit Jhesu, le filz Sirath, ou derrain chapitre de Ecclesiastiques, « Beau Sire Dieu, je loeray ton nom assiduement. Et comme je le loeray en confession, et mon oroison sera essaucee et me auras delivré de perdicion » (Eccl. 51, 2-3), devons retenir en noz cueurs le memoire du saint advenement de Nostre Seigneur, de quoy nostre perpetuel ennemi fu de courout [sic] si 267esprins que plus ne povoit desirant trouver les empeschemens que le benoist filz de Dieu ne venist surs terre et nasquist du ventre de la Vierge Marie pour la salvacion de tout l’umain lignage. Et devons noter les temptacions qu’il nous envoie ou berseul de ce monde pour nous cuidier tollir la vie pardurable et transgloutir en l’infernal gueule, se Dieu, Nostre Pere et Nostre Seigneur, de sa grace ne nous donne vertu de nous defendre de ses engignemens et par son povoir les puissons desconfire.
La naissance demi-divine d’Hercule trouve un écho dans le saint advenement de Nostre Seigneur ; Junon, qui cherche mais ne parvient pas à entraver son accouchement devient le diable (nostre perpetuel ennemi) ; les serpents sont les temptacions que ce même ennemi envoie ou berseul de ce monde afin d’induire les hommes au péché et vers l’infernal gueule – s’il n’y avait pas Dieu, apportant aux hommes la vertu pour s’armer contre les forces du mal. On se trouve ici devant la transposition vers le niveau moral-religieux de la figure de l’Hercule « bienfaiteur de l’humanité », tel que Jean de Courcy a pu le trouver dans l’Ovide moralisé73. Le segment illustre par ailleurs la structure habituelle des moralisations chez Jean de Courcy. Celles-ci débutent en général par une citation (ici, d’un passage de l’Ancien Testament), sur laquelle est censé s’appuyer le développement qui suit et qui consiste en une série d’analogies juxtaposées, reprenant certains concepts évoqués au cours du chapitre, sans cependant constituer dans leur ensemble un reflet allégorique univoque du contenu du récit74.
On retrouve au cours de la biographie d’Hercule quelques autres analogies christiques du même type. Le chapitre qui évoque, entre autres, le combat d’Hercule contre le lion en fait partie, se terminant sur une série de moralisations qui mentionnent, par exemple, le glorieux divin combateur, qui vesti la pel de nostre humanité pour nous rescourre de celle mortel beste75. De même, Hercule qui délivre Thésée et Pirithoüs des enfers est comme Jhesucrist, nostre benoit sauveur qui avalla en enfer comme vray champion et rompi et fraigni les ereennes portes, par quoy il delivra ses loyaulx amis et les mist hors de celle prison76. Il s’agit dans les deux cas évoqués d’analogies que Jean de Courcy semble avoir reprises à l’Ovide moralisé77, qui était donc, pour 268le compilateur, une source à la fois de savoir mythologique et d’imagerie religieuse. Sans surprise, c’est avant tout dans les chapitres dans lesquels Hercule est amené à vaincre des créatures « monstrueuses » ou ayant une connotation diabolique que les analogies de ce type entrent en jeu.
D’autres contextes font prévaloir une image bien moins illustre du héros. C’est notamment le cas lorsque l’histoire se focalise sur les conquêtes du personnage et, en lien avec ces dernières, sa quête de gloire et de renommée78. Le chapitre à propos des expéditions d’Hercule en Asie, par exemple, fait l’objet d’une évaluation négative. Le passage suivant sert en quelque sorte de transition entre la partie historique et la partie moralisatrice dans le chapitre en question79 :
Si conquist [= Hercule] a force toute celle contree et illec fonda deux bonnes cités, des quelles l’une fu Sezonas nomme[e] et l’autre fist Chibos appeller. Pour gloire avoir en celle contree et que en toutes temps fust de lui memoire, si ces edifiemens illec fist ordonner, qui en la fin petit lui proufiterent, ainsi que font plusieurs qui grande paine y mettent. Et au derrain en out petit guerredon, par quoy mieulx vault a l’ame pourchasser edifice qu’il ne fait au corps les pompes de ce monde.
Hercule aurait conquis des terres et fondé des villes dans de lointains pays. Mais ces « établissements matériels » lui ont, en fin de compte, peu profité. Son comportement sert donc, dans ce cas de figure, de contre-modèle. En bon moralisateur, Jean de Courcy encourage ainsi les hommes à ne pas pourchasser des biens sur terre, mais à viser à « construire une édification » pour l’âme dans l’au-delà. Lorsque l’histoire fait prévaloir l’Hercule-conquérant sur l’Hercule-bienfaiteur, ce dernier est renversé de son trône de vertu.
Les jugements de l’auteur deviennent plus sévères encore à l’égard d’Hercule dans la moralisation qui suit les contenus « historiques » du même chapitre, à propos des conquêtes en Orient : l’auteur ne mâche pas ses mots quant aux vices qui entachent, selon lui, le héros et qui le condamnent à un destin des plus funestes80 :
269Et povons entendre par allegorie comme par le pechié d’orgueil et d’avarice les puissans hommes de cest siecle mortel usurpent et ravissent les biens de leurs subgiez, qui soubz leur povoir et leur force se tiennent pour eulx vivre et estre garantis, mais ilz les robent si oultrageusement qu’ilz leurs tollent plus qu’ilz n’ont vaillant et ce dont ilz repeussent leur famille et eulx et par pieces leur donnent et departent ; par quoy Nostre Seigneur griefment les punira, tant que aux infernaulx les fera devourer, et leurs familiers qui ces proyes ont receues soudainement occire du mortel glaive de damnacion.
À travers les diverses moralisations, Hercule risque donc de devenir, aux yeux de Jean, non seulement un homme trop avide de grandeur, mais l’image d’un seigneur tyrannique qui abuse de son pouvoir et qui s’enrichit sans pitié des biens de ses sujets. Ce n’est par ailleurs pas la seule fois que Jean présente Hercule comme un homme puissant et avide de richesses. La même idée générale ressort des éléments de moralisation historicisante proposés à la suite du segment qui parle de la victoire des Grecs sur les Amazones. Alors qu’il ramène, en signe de victoire, les armes de Menalipe, Hercule est tacitement comparé au général carthaginois Hannibal qui, après l’une de ses nombreuses victoires, aurait envoyé dans son pays les anneaux retirés des doigts des hommes tués sur le champ de bataille81. Comme on s’y attend, cette anecdote historique macabre sert de prélude à une moralisation qui avise les hommes de ne pas se comporter comme Hercule : Si devons peu prisier celles mondaines gloires et celles pompes et magnificences qui envers Dieu nous peuvent plus nuyre que aidier et en cest siecle nous affollent. L’enseignement se termine sur une leçon d’humilité tirée de la Bible : parce que qui s’eslieve en cest monde par gloire, en l’autre monde sera humilité, et qui se humiliera, il sera essaucié82.
Hercule, d’un chapitre à l’autre de sa biographie et d’une moralisation à l’autre, est progressivement déchiré entre vice et vertu. On ne décèle pas, par ailleurs, de progression nette allant, par exemple, du positif vers le négatif.
Quelle valeur l’auteur accorde-t-il donc au héros en conclusion de sa vie ? Comme nous le savons, Hercule n’aura pas à attendre sa mort pour être humilié. Son assujettissement à Yolent (ou Olimphale) fait déjà l’objet d’un avis peu favorable de la part de Jean de Courcy : Ainsi [fu]270Herculés de tous poins assotez et out mis en oubly toute sa force, sa proesce, son renom, sa grace, sa loyauté, ses vertus, pour fol amour qui les plusieurs deçoit83. Dans la moralisation qui suit, l’auteur ajoute encore à cette image, en pointant du doigt (au moyen de nouvelles analogies) Hercule comme mauvais exemple d’un homme qui a succombé aux « trois ennemis » que sont la chair, le monde et le diable84 :
Si doit chascun de nous en soy ceste parole noter en son cueur et soy abstenir de ce criminel vice qui art et bruit l’universel siecle par les temptacions de la char et du monde et du deable qui a ce les ennorte, qui sont noz troiz principaulz ennemis et pensent jour et nuit a nous decepvoir. Car ainsi que le tygre est traÿ et occis par le mireur que on lui met en sa voye, au quel il prent sa plaisance tant que le veneur vient qui l’occist par ce qu’il s’i arreste et affolle a le regarder, nous deçoivent ces troiz du feminin mirouer que devant mettent en la voye, au quel nous mirons si ententivement que en nous se refroide la vertu de chasteté et allumons ces vicieuses flambes qui plus ardaumant nous font remirer, tant que nostre ennemi vient, qui en ce point nous tue et maine corps et ames a perdicion.
Tombé dans le piège des machinations diaboliques, déçu par le « miroir féminin » comme l’aurait été maint homme avant lui, Hercule se condamne – et il est pareillement condamné par l’auteur – à une fin peu glorieuse85.
Les vicieuses flammes mentionnées dans le passage sont comme une prémonition des événements à venir dans le prochain et dernier chapitre de la vie d’Hercule. On connaît la suite de l’histoire : Déjanire, ayant appris qu’Hercule brûle d’amour pour Yolent, lui envoie la chemise de Nessus, car [p]ar celle voye pensa son mary refroidier de la folle amour dont il estoit esprins86. Sa décision aura pourtant l’effet contraire, car le venin caché dans la chemise a la char de lui se print si radement que de celle ardeur fu en peu de heure esprins87. La conséquence en est qu’Hercule se fera brûler au sens littéral88 :
271Comme ces ardans flammes son corps avironnoient, en petit de temps fu deffait et bruÿ, tant que toute la char de son corps et les os ensemble furent en cendre consommé. Ainsi fu mort le preux Herculés, qui de force et prouesce out passé tous ceulx du monde.
La mort du héros est présentée comme étant une fin définitive, sans apothéose ni « stellification », se départant ainsi de la tradition ovidienne89. Au contraire, Jean de Courcy s’en sert pour répéter à quel point la gloire des hauts faits accomplis pendant sa vie ne vaut rien90 :
Comme vous povez entendre, ainsi mouru Herculés, qui tant en ce monde avoit eu de gloire et tant de grans prouesces faictes et accomplies qui, en la fin, petit lui valurent, car de lui ne povoit la mort eslongner, que a grieve douleur et angoisse ne le fausist mourir et par soy mesmes, en desesperance, comme a plusieurs autres est ce cas avenu.
L’image finale d’Hercule qui perdure dans cette histoire moralisée est celle d’un homme qui a poursuivi des gloires mondaines plutôt que le chemin de la vertu. Il est ensuite tombé sous l’emprise du péché, incarné par les femmes qui l’ont mené à sa chute finale – comme a plusieurs autres est le cas avenu.
Hercule reste donc un homme qui a vécu et qui est mort au fil de l’histoire. Il s’est toutefois élevé au statut d’« homme illustre », qui a mérité de recevoir sa propre « histoire », à part entière, à l’intérieur de celle de l’humanité. Cette histoire le peint avec des traits décidément ambivalents : les éléments d’ambiguïté potentiels que nous avons déjà relevés dans les compilations historiographiques plus anciennes sont explicités à travers les moralisations dans l’œuvre de Jean de Courcy, sans pour autant rien enlever à l’image hétéroclite du personnage. 272L’une des caractéristiques les plus frappantes de la vie d’Hercule réside cependant dans la quantité d’informations « nouvelles » (par rapport aux histoires françaises précédentes) rassemblées et tissées dans cette œuvre en un projet d’ensemble. On se retrouve devant une symphonie de données d’ordre mythologique, historique, culturelle et, en général, encyclopédique, parmi lesquelles fait surface une quantité considérable d’éléments de l’ancien mythe d’Hercule. Les divers éléments ont été restructurés, remaniés et récrits ; ils ont fait l’objet de variations, de diffractions et d’interprétations diverses. Enfin ils ont été réarrangés à l’intérieur du nouveau moule de cette histoire moralisée afin de donner lieu à une nouvelle toile d’ensemble à propos d’Hercule.
Le dernier passage cité supra permet aussi de commenter l’une des particularités plus génériques de la vita d’Hercule dans la Bouquechardière. Le traitement de Jean de Courcy rappelle le genre des biographies d’hommes illustres, dont le succès s’est étendu à travers l’Europe après notamment la parution du De casibus virorum illustrium de Boccace91. Cette vogue, annonçant l’avènement du premier humanisme, se faisait ressentir également en France à partir du début du xve siècle, avec la traduction française de l’œuvre boccacienne par Laurent de Premierfait – Des cas des nobles hommes et femmes, dont une première version est parue en 1401, et une seconde en 1409, qui comportent, par ailleurs, eux aussi des éléments biographiques à propos d’Hercule92. L’œuvre de Jean de Courcy rejoint en un sens cette tendance de par la matière qu’elle adapte. Dans un autre sens, elle se sert de cette matière (et du format de la biographie historique) dans le but ultérieur de moraliser et d’enseigner aux lecteurs à ne pas attacher de l’importance à la vie terrestre (comme l’avait fait Hercule, en contre-exemple) mais à viser l’au-delà. Le cadre idéologique dans lequel se trouve la vita du héros paraît donc encore bien plus « médiéval » qu’« humaniste ». Cependant, le témoignage de cette biographie moralisée paraît exemplaire de la période de transition entre le Moyen Âge tardif et l’époque pré-renaissante par l’ample utilisation de sources dont elle fait preuve.
273Au cours de cette deuxième partie, nous avons voyagé à travers l’historiographie médiévale, en offrant un aperçu de la présence d’Hercule dans une série de chroniques et de compilations d’histoire ancienne et universelle. Des mentions sporadiques des premières chroniques latines jusqu’à la biographie historique minutieusement conçue dans l’œuvre d’un compilateur du xve siècle comme Jean de Courcy, nous avons découvert différentes étapes de l’appropriation de la matière antique herculéenne par les écrivains du Moyen Âge. Notre étude s’est concentrée notamment sur quelques compilations en langue vernaculaire qui ont marqué la tradition historiographique en France à partir du xiiie siècle. À travers l’Histoire ancienne jusqu’à César (HAC), une « vie compilée » d’Hercule a pu s’instaurer dont les composantes fondamentales sont passées dans les œuvres dérivées. La « première rédaction » de cette œuvre (HAC1), et avant tout la version courte de celle-ci (HAC1b), a fourni une base d’épisodes herculéens que l’on retrouve, bien sûr, dans la « deuxième rédaction » de l’Histoire ancienne (HAC2), mais aussi dans la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes (CBA), ainsi que dans la Bouquechardière. Notre examen de la tradition manuscrite de la CBA nous a aussi permis de déceler une œuvre qui a accessoirement eu un impact considérable sur l’évolution de la « vie historique » d’Hercule : le Manuel d’histoire de Philippe VI de Valois, comportant des anecdotes supplémentaires à propos du héros qui ont été accueillies dans diverses compilations tardives, dont la « troisième rédaction » de l’HAC (HAC3) et certains « Trésors des histoires ». Quelques incursions dans la tradition manuscrite de ces œuvres nous ont permis de faire des constats intéressants à propos de la transmission et de la compilation des matériaux herculéens : plutôt que d’être transmis en bloc, et par voie unique, d’une chronique à l’autre, certaines anecdotes thématiques ont fait l’objet d’emprunts multiples, parfois à divers états textuels d’une seule « œuvre ».
L’étude des vies d’Hercule à travers l’historiographie fait ressortir de manière exemplaire le jeu entre tradition et innovation. Certains éléments concernant le contexte de la biographie historique du héros se sont maintenus du Chronicon d’Eusèbe-Jérôme jusqu’à la Bouquechardière de Jean de Courcy, en passant par l’HAC, la CBA, le Manueld’histoire de Philippe VI de Valois et leurs divers dérivés. Hercule a détruit Ilion une première fois ; et il est mort vers l’époque où la guerre de Troie a éclaté. Ces coordonnées de la vie du héros se maintiennent à travers toutes les œuvres considérées. L’épisode troyen a cependant connu diverses réécritures, s’inspirant de la tradition des Romans de Troie qui s’est croisée et 274recroisée avec celle des histoires universelles. Chaque histoire fait apparaître un certain nombre d’autres composantes thématiques en lien avec le héros, dont le nombre s’est continuellement agrandi avec la parution de nouvelles œuvres, et notamment la traduction de textes latins en langue vernaculaire. Les textes impliqués sont, en partie, des histoires, mais aussi des romans, des œuvres mythographiques et encyclopédiques. Des fragments du mythe d’Hercule sont entrés dans l’historiographie à divers moments et par diverses voies. Nous avons cherché à mettre en lumière ce phénomène à l’égard de l’HAC1 (en signalant de possibles emprunts à un manuel de savoir mythographique ayant circulé au xiiie siècle), dans l’HAC2 / Prose 5 (avec son segment sur la mort d’Hercule qui importe des éléments de la tradition « ovidienne », puisés éventuellement dans la tradition des commentaires latins circulant en Italie au xive siècle) et dans la Bouquechardière (qui reprend, en outre, des bribes du mythe d’Hercule à l’Ovide moralisé et au Roman de Fortune et de Félicité, adaptation française de la Consolatio Philosophiae, les deux nés au cours du xive siècle).
Notre étude a aussi permis de constater que la biographie de l’Hercule historique et l’image d’ensemble de son personnage se distinguent par leur hétérogénéité, leurs ambigüités, ainsi que par leurs lacunes. Sa biographie est hétérogène de par la provenance diversifiée de ses composantes. Leur diversité contribue, à son tour, à la nature hétéroclite des portraits d’Hercule, y compris l’ambiguïté inhérente à son personnage. Selon les contextes thématiques où il apparaît, Hercule peut être un guerrier redoutable, un chevalier, un tueur de monstres, une victime de l’amour, un conquérant de terres lointaines – en assumant parfois plusieurs de ces rôles dans une même œuvre. De manière générale, il reste cependant un homme, plutôt qu’un demi-dieu. C’est l’une des constantes qui caractérise sa vie « historique », écho de l’évhémérisme dont les traces se sont maintenues dans l’historiographie depuis l’Antiquité. L’ambiguïté de la vie historique du héros se manifeste par ailleurs dans la présence d’incertitudes liées à la contextualisation historique de quelques épisodes spécifiques de sa vie. Plusieurs chroniques mentionnent la lutte du héros contre Antée à plusieurs reprises et/ou dans différents contextes historiques ; certaines œuvres comportent des « portraits » multiples d’Hercule. Cette particularité qui découle, elle aussi, en partie de la nature compilée des biographies du héros, n’est pas sans soulever la question de savoir s’il y a eu, pour certains écrivains de l’époque, différents personnages du nom d’Hercule. Finalement, à côté des dédoublements, il y a aussi des 275lacunes. Pour revenir au thème complexe qui nous a occupé au début93, le cycle des douze travaux du héros manque presque totalement dans les œuvres examinés. Et naturellement les épisodes constitutifs de la vie du héros qui n’étaient pas passés de la tradition grecque vers les textes latins sont absents des histoires médiévales, jusqu’au moment où ils sont devenus accessibles à travers des traductions.
Nous délaisserons ici les textes de l’extrême fin du Moyen Âge qui intègrent des éléments tirés de traductions latines de textes grecs tributaires du premier humanisme. En revanche, la troisième partie de cette monographie nous amènera à considérer une adaptation française d’un texte latin que nous avons déjà mobilisée à plusieurs reprises au cours des deux dernières parties de ce travail, en dernier lieu parmi les sources principales de la Bouquechardière : l’Ovide moralisé, adaptation des Métamorphoses ovidiennes des premières décennies du xive siècle. C’est la vie fragmentaire d’Hercule qu’on retrouve dans le livre IX de ce texte qui nous occupera principalement. Et ce sont, en particulier, les sources possibles de la biographie herculéenne – à commencer par les gloses et commentaires à l’œuvre ovidienne – sur lesquelles nous nous pencherons.
1 Soulignons toutefois que la nature compilée des textes ne se manifeste qu’à travers une étude des matériaux présents dans une série de compilations appartenant à cette tradition, et non lors d’une lecture « naïve » d’un témoin isolé. Si nous faisons ce constat, c’est depuis la perspective d’une philologue moderne, perspective qui diverge évidemment de celle qu’avait le lecteur médiéval, différente à son tour de celle du copiste-historien-remanieur qui était l’acteur du processus de compilation et de contamination des sources.
2 On ne dispose que du résumé du travail précoce non publié de L. Lécureux, Étude sur la Bouquechardière de Jean de Courcy, dans Positions de thèse de l’École nationale des chartes, 1909, p. 79-86. Outre ce dernier, il convient de citer l’article de B. Chancel, « Les manuscrits de la Bouquechardière de Jean de Courcy », Revue d’histoire des textes, 17, 1987, p. 219-290, issu à son tour d’une thèse de l’École des chartes (cf.Étude des manuscrits et de la tradition du texte de la Bouquechardière de Jean de Courcy, diplôme d’archiviste paléographe, École nationale des chartes, Paris, 1986 ; résumé publié dans Positions des thèses de l’École des chartes, 1986, p. 23-27). Voir également la contribution de J. Monfrin, « La connaissance de l’Antiquité et le problème de l’humanisme en langue vulgaire dans la France du xve siècle », The Late Middle Ages and the Dawn of Humanism outside Italy, éd. G. Verbeke et J. Ijsewijn, Leuven, University Press, 1972, p. 149-151 et (pour une édition du prologue de l’œuvre) p. 164-167, et Jung, La légende de Troie en France au Moyen Âge, op. cit., p. 631-634, pour un résumé général du contenu des livres, avec des remarques supplémentaires sur la partie troyenne. Jung a également proposé quelques observations générales à propos d’Hercule dans ce texte dans son étude sur « Hercule dans les textes du Moyen Âge », art. cité, p. 55-57.
3 L’édition, qui comprendra six volumes, se fait en collaboration par Sarah Baudelle-Michels, Delphine Burghgraeve, Catherine Gaullier-Bougassas, Sandrine Hériché-Pradeau et Elena Koroleva. La biographie d’Hercule se répartit sur les deux premiers volumes, dont nous n’avons pu consulter que le premier, La Bouquechardière de Jean de Courcy. Tome 1 : Introduction générale, édition critique et commentaire du récit des origines de la Grèce jusqu’à Hercule, éd. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, Brepols, 2020, le deuxième n’ayant pas encore été disponible quand nous avons révisé le présent chapitre. En voici la référence : La Bouquechardière de Jean de Courcy. Tome 2 : Jason, Thésée, Œdipe, éd. E. Koroleva, Turnhout, Brepols, 2022.
4 Les études de Catherine Gaullier-Bougassas comprenant l’œuvre se sont concentrées dans un premier temps sur le personnage d’Alexandre le Grand, par exemple dans « Les histoires universelles : Alexandre dans l’histoire du salut (L’Histoire ancienne jusqu’à César de Wauchier de Denain, la Chronique dite de Baudouin d’Avesnes et le Miroir historial de Jean de Vignay, La Bouquechardière de Jean de Courcy) », La fascination pour Alexandre le Grand dans les littératures européennes (xe-début du xvie siècle). Réinventions d’un mythe, éd. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, Brepols, 2014, t. 2, p. 853-867. Des articles plus récents de sa part abordent l’œuvre sous un angle plus large. Citons notamment « Jean de Courcy et son idéal de la royauté dans la Bouquechardière : la Vierge à l’enfant, Nectanabus et le dieu Amon », De la pensée de l’histoire au jeu littéraire. Études médiévales en l’honneur de Dominique Boutet, éd. S. Douchet et al., Paris, Champion, 2019, p. 225-234, et « La Bouquechardière de Jean de Courcy. Des énigmes d’une écriture solitaire aux usages politiques, sociaux et commerciaux d’une œuvre novatrice », Le texte médiéval dans le processus de communication, éd. L. Evdokimova et A. Marchandisse, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 95-106. Après la parution de son édition La Bouquechardière, t. 1, op. cit., elle a publié une étude au sujet d’Hercule, « Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy : une exemplarité contrariée », Figures littéraires grecques en France et en Italie aux xive et xve siècles, éd. C. Gaullier-Bougassas, Turnhout, Brepols, p. 251-268.
5 Comme l’a déjà esquissé Jung, « Hercule dans les textes du Moyen Âge », art. cité, p. 56.
6 Voir La Bouquechardière, t. 1, éd. Gaullier-Bougassas, chap. « L’ordonnance des six livres de la Bouquechardière », p. 45-63.
7 Voir Jung, « Hercule dans les textes du Moyen Âge », art. cité, 56, et La Bouquechardière, t. 1, éd. Gaullier-Bougassas, op. cit., p. 58 sqq. Nous avons rencontré l’ordre des six âges du monde supra, p. 149-150, dans le contexte des chroniques latines.
8 Cf. encore LaBouquechardière, t. 1, éd. Gaullier-Bougassas, op. cit., p. 63 sqq.
9 Cf. B. Chancel, « Les manuscrits de la Bouquechardière de Jean de Courcy », art. cité, p. 223, et passim, et le traitement détaillé en introduction à l’édition récente La Bouquechardière, t. 1, éd. Gaullier-Bougassas, op. cit., p. 101-165. Outre les vingt-cinq témoins qui donnent l’œuvre complète ou presque, on compte six témoins comportant trois ou quatre des six livres de l’œuvre, un manuscrit non localisé, dont les contenus précis sont inconnus, et quatre fragments.
10 Premièrement dans sa thèse de l’École des chartes, Étude des manuscrits et de la traduction du texte de la Bouquechardière, Paris, 1985, dont une partie a été publiée dans son article « Les manuscrits de la Bouquechardière », art. cité, où elle regroupe les manuscrits en quatre ensembles tenant compte des critères suivants : si les tables de matières des six livres sont regroupées en tête de l’œuvre ou en tête des livres individuels, et si les prologues des livres sont comptés dans la numérotation des chapitres.
11 Comme le souligne B. Chancel, ibid., p. 231-232, le manuscrit partage avec un autre témoin, Manchester, John Rylands Library, French ms. 4, un ajout de trois alinéas à propos de Jean de Courcy, placés après le prologue général de l’œuvre. Certains éléments des mêmes alinéas se retrouvent ailleurs dans la tradition textuelle. L’écriture du fr. 307 semble, encore selon Chancel, être apparentée à celle du manuscrit parisien fr. 62-63, exemplaire ancien, datable d’avant 1450, les deux à attribuer peut-être à un enlumineur rattaché à l’atelier du maître de Bedford. Chancel estimait que le fr. 62-63 pouvait être le plus ancien témoin de l’œuvre et, donc, particulièrement proche du texte de l’auteur, ce qui l’avait amenée à utiliser ce témoin comme manuscrit de base pour son édition de 21 chapitres du texte dans sa thèse de l’École des chartes (p. 217). C’était en tenant compte de ces arguments, ainsi que du fait que le fr. 307 présente un texte plus propre que son parent proche fr. 62-63 (ce qui ressort aussi de la collation faite par Gaullier-Bougassas, La Bouquechardière, t. 1), que nous sommes arrivée au choix du témoin à suivre. Or la nouvelle édition en cours renouvelle de manière significative les connaissances relatives à la tradition manuscrite de cette œuvre. Le manuscrit fr. 20124, à la base de ce projet éditorial, donne sans doute un texte moins variant. Nous avons décidé de garder néanmoins nos transcriptions d’après fr. 307, que nous avons corrigées à l’aide du fr. 329. Nous avons collationné des parties du texte dans sept témoins supplémentaires, dont nous indiquerons ponctuellement la varia lectio. Ces témoins se répartissent entre les six groupes de manuscrits définis par Gaullier-Bougassas (dans La Bouquechardière, t. 1, op. cit., p. 171) et sont les suivants : (du groupe 1) Paris, BnF, fr. 20124 (= P20124) ; (du groupe 2) Paris, Arsenal 3514 (Ars3514), Paris, BnF, fr. 2685 (= P2685) et fr. 65 (= P65) ; (du groupe 3) Paris, BnF, fr. 330 (= P330), outre le fr. 329 ; (du groupe 4) Paris, Bibl. Mazarine, 1556 (= Maz) ; (du groupe 5) Paris, BnF, fr. 62 (= P62) ; et (du groupe 6) Genève, BPU, fr. 70/1 (= G).
12 Dans P307, la vie d’Hercule s’étend du f. 19v au f. 37v. Voir aussi le schéma proposé par Gaullier-Bougassas dans son étude « Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy », art. cité, p. 252. Dans son édition, qui suit P20124, l’un des témoins qui numérote le prologue, ce sont les chapitres 22 à 43.
13 Comme il ressort des lignes suivantes du chap. 21 : Cil Herculés tant creüst et enforça que tantost fust homme devenus. Et lors fut fort, saige et puissant, tant que ou païs de Grece son pareil n’avoit. Pour sa grande prouesce essaucer, commença il ung jeu de jouvenceaux en une cité que pour lors ilz nommoient Elidem, la quelle seoit au pié d’une montaigne jouxte Macedone, qui des lors fut Olimpias nommee. (Ms. P307, f. 20r)
14 Chap. 22, d’après le ms. P307, f. 20rv.
15 Les « colonnes d’Hercule » à Gades (à savoir Cadiz) sont évoquées dans de nombreux textes, déjà dans la tradition grecque (voir notre esquisse initiale, p. 44). Parmi les textes historiographiques de la tradition latine, on peut citer le Speculum historiale de Vincent de Beauvais, Gades insula est in fine Betice provincie sita, que diripit dirimit Europam ab Affrica, in qua Herculis columpne visuntur (livre II, chap. 78, cité d’après le site Atelier Vincent de Beauvais, en ligne : http://atilf.atilf.fr/bichard/ (dernière consultation : 01-10-2022), qui reprend l’anecdote en question aux Étymologies d’Isidore de Séville. Au sein de la tradition historico-romanesque, les « bornes » d’Hercule dépassées par Alexandre le Grand, mentionnées dans le Roman de Troie (cf.supra, p. 197-198), sont associées, dans des adaptations plus tardives de la narrative troyenne, aux colonnes d’Hercule à Gades ; ainsi dans le passage de l’Historia destructionis Troiae cité supra, […]columpne Herculis testentur ad Gades. Ad has columpnas magnus Macedonius Allexander[…] fuit productus. (éd. Griffin, op. cit., p. 9). Voir aussi les remarques de Gaullier-Bougassas, « Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy », art. cité, p. 256. Voir, enfin, supra, p. 156-157, n. 11 du présent livre sur le sujet des bornes d’Hercule passés par Alexandre.
16 Les personnages en question sont mentionnés dans l’HAC1, dans la section sur la Genèse, où Hercule est évoqué une première fois : Cis Afferam entra en Libie a tote sa grant gent por conquerre la contree. La li vint Herculus [sic] en aïe e por ce li dona Afferam sa fille a feme qui Ethea estoit apelee. (The Heard Word : A Moralized History, éd. Coker Joslin, op. cit., § 216, p. 124-125). Gaullier-Bougassas fait remarquer justement que la légende concernée remonte aux Antiquités juives de Flavius Josèphe (« Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy », art. cité, p. 256).
17 Cet épisode a été repris à l’Ovide moralisé, livre IX, v. 1-234 (voir notre édition en annexe), où Achéloüs raconte sa confrontation avec Hercule pour gagner la main de Déjanire. C’est également de l’adaptation française des Métamorphoses que provient l’image historicisée faisant du dieu-fleuve un noble seigneur de Calidoine : Si ne sui pas d’autrui regnez, / Ains sui de Calidoine nez / Et riches d’onnour et de terre (Ovide moralisé, livre IX, v. 75-77).
18 Chap. 25, d’après le ms. P307, f. 23r.
19 Au chap. 25(le lion, l’hydre et quelques autres travaux) et26 (voyages vers l’Orient).
20 Des anecdotes à propos du passage d’Hercule (et de Liber Pater) en Orient sont présentes dans un nombre considérable d’histoires médiévales, y compris l’HAC (dans la section IX, à propos d’Alexandre ; cf. déjà p. 156-157, n. 11 supra) et dans la CBA (les chapitres en question se situent, dans le manuscrit Ca, aux f. 104vb-107ra). Voir déjà p. 250, n. 15 supra. Nous avons choisi de ne pas approfondir ces éléments ici, pour nous concentrer sur le noyau principal de la vie d’Hercule, situé bien plus en amont dans l’histoire dans la plupart des œuvres en question.
21 Le voyage en Orient d’Hercule permet d’encadrer les épisodes à propos des Amazones et de Thésée et de renouer le fil de l’histoire avec l’expédition des deux héros contre les guerrières : c’est en revenant d’Asie qu’Hercule reçoit les nouvelles des conquêtes accomplies par ces femmes, mais il est obligé de retourner en ses terres, faute de troupes. Lors de cette parenthèse, il arrive toutefois à libérer Thésée ainsi que l’ami de ce dernier, Pirithoüs, du chastel Pluto à Thessale, en intégrant ses nouveaux compagnons à son équipe.
22 Cet épisode s’appuie lui aussi surtout sur l’Ovide moralisé (cf. IX, 507-599, à propos des amours entre Hercule et Yole/Yolent). Ayant recours à ce dernier texte, on arrive à comprendre le nom a priori étrange de Cecalle, où cet épisode se déroule. Il s’agit en effet d’une forme déformée du toponyme Oechalie (Oechalia chez Ovide, Mét. IX, 136), qui donne lieu, déjà parmi les manuscrits de l’Ovide Moralisé, à des variantes comme celle repérée dans le texte de Jean de Courcy. Voir la varia lectio au vers IX, 507 de l’Ovide moralisé (Un jour estoit en Oechalie) : oechonie A2B cescalie D1 cechalie D24 cechalie G2 checalie D3 cecalie E yttalie G1 thessalie G3 octanie YZ34 cotanie Z12 orchalieA1.
23 Cf. supra, p. 49-50. Un tel ordre s’était perdu dans les chroniques latines traditionnelles et les premières chroniques en langue française.
24 Ms. P307, f. 20v. Voir aussi la suite : Maintes haultes proesces firent ensemble Herculés et cellui Effraim, et comme gens de grant valeur comblés conquesterent grant terre es parties de Affrique, car toutes les contrees qui sont oultre Egipte jusques aux fins d’Espaigne subjuguerent par leur force et valeur, et a eulx furent entierement submises (f. 20v).
25 Le quel estoit cruel et desloyal occiseur, car quant a son temple sacrifier vouloit, ne lui convenoit lors beufz ne vaches querir, ainçois par sa fraude guettoit les pelerins qui par sa terre alloient offrir aux loingtains temples, requerir leurs dieux et oblacions faire ; lors faisoit cellui Burisim ceulx pelerins prendre et devant lui amener. Si les occisoit alors comme bestes et de leur sang faisoit aux dieux sacrifice (ibid.).
26 Il s’agit probablement de Capsa, qui aurait été fondée, suivant Orose, puis l’HAC, par Hercule. Une anecdote à son propos figure dans la section romaine (X) de l’HAC1. Dans le contexte il est question des conquêtes du consule Marius : […] si ala tant qu’il assist la cité qui Capsa estoit apelee. Cele cités estoit ou regne le roi Jugurta et si i avoit ses grans tresors assamblés, si com li puisor disoient et contoient, por ce que la cités estoit noble et richement fermee de grant ancieneté, car Herculés, ce disoient li puisor, l’avoir premerainement fondee et estoree (Paris, BnF, fr. 20125, f. 337rb).
27 Ms. P307, f. 21r.
28 Ibid. La mention de Dorion, qui aura un fils nommé Phorion, remonte éventuellement à la CBA, qui évoque ces mêmes descendants d’Hercule, avec des noms légèrement différents, dans une courte anecdote dans la partie du texte dédiée à l’histoire biblique : Celui[=Afferam]aida Herculés a venir en Lybe et prist Herculés sa fille a femme. Si engenra Deodorin, le pere Pharon. (Ms. Ca, f. 6vb) Il faudrait aussi consulter les différents manuscrits de l’HAC pour vérifier si certains nomment ces mêmes descendants.
29 Il ne surprend pas, de ce fait, que les moralisations placées à la fin des chapitres à propos d’Hercule ne jettent pas une lumière entièrement positive sur son personnage. On en reparlera infra, p. 266-271. Renvoyons aussi à nouveau à l’étude de Gaullier-Bougassas, « Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy », portant le sous-titre révélateur « une exemplarité contrariée », qui offre des observations éclairantes sur le sujet, concernant notamment une mise en rapport entre Hercule et Alexandre opérée par Jean de Courcy (art. cité, p. 264-268).
30 Par arts magiques fist tant celle Juno que en ung char deux serpens envoya au berseul Herculés, ou il estoit couché, affin qu ’ ilz le peüssent devourer et occire. Mes Herculés, quant il vit les serpens gueules baees surs son berseul venir, si sailli lors encontre les serpens, et puissaument illec se deffendi, tant que, ainsi comme voult a Dieu plaire, vainqui les deux serpens et adonc les occist. (Ms. P307, f. 20r)
31 Cerbère et les Amazones sont présents aussi, mais font l’objet de développements à part entière. Les « travaux » d’Hercule absents du texte sont la biche de Cérynie, les écuries d’Augias et les oiseaux stymphaliens. Leur absence est à considérer à la lumière des trajectoires du mythe d’Hercule étudiées dans la première partie de ce travail.
32 La première destruction de Troie, la libération de Thésée aux enfers et l’expédition contre les Amazones sont développées au sein de chapitres à part, situés plus loin dans la biographie d’Hercule.
33 À savoir le passage ovidien qui était au centre de notre intérêt supra, aux p. 111 sqq. Marc-René Jung avait déjà observé que la Bouquechardière puisait certains exploits du héros dans l’Ovide moralisé, sans cependant mentionner d’exemples spécifiques (cf. M.-R. Jung, « Hercule dans les textes du Moyen Âge », art. cité, p. 56).
34 Les vers en question de l’Ovide moralisé sont cités infra, p. 256.
35 Voir p. 120-121 supra. Voir Ovide, Mét. IX, 187, Vestrum opus Elis habet[…] (Hercule s’adresse à ses propres mains), et OM IX, 728, La cité d’Elin conquis gié. Le toponyme en question fait l’objet d’une diffraction au cours de la tradition manuscrite de l’Ovide moralisé. On rencontre les variantes suivantes (avec, en gras, celle qui se retrouve dans la Bouquechardière) : delin D2 de helin BA2de lin A1D14G2Z34 de()lui EY13Z1de luy Z2 de lim G13 din Y2 de guis D3.
36 OM IX, 731, adaptant Mét. IX, 188. Voir, à propos de l’interprétation du même vers d’Ovide dans les commentaires latins, les p. 122-128 supra. Les éditeurs d’Ovide supposent en général que la périphrase d’Ovide renvoie à la biche de Cérynie.
37 Plus à propos de ce passage infra.
38 Ms. P307, f. 24v.
39 La varia lectio de l’Ovide moralisé témoigne d’une série de formes proches au vers IX, 731 : parchemeeA1D3 parchemeeD124 parchimeeA2parchinee B perchemeeG partheneeEpartemeeY13 pertinee Y2Z12partineeZ34.
40 Voir notre annexe, OM IX, 717-748 ; Bouquechardière, ms. P307, f. 37r.
41 Voir aussi le commentaire de Gaullier-Bougassas dans son édition de La Bouquechardière, t. 1, op. cit., p. 404. Nous citons le Roman de Fortune et de Félicité d’après l’édition du segment à propos des travaux d’Hercule dans ce texte par Béatrice Atherton, dans l’annexe des actes Rinascite di Ercole, éd. A. M. Babbi, op. cit., p. 447-469, ici v. 6871-6888. Nous modifions légèrement la toilette du texte. L’extrait de la Bouquechardière est cité d’après le ms. P307, f. 24v.
42 Le ms. P307 donne la char la. Nous corrigeons d’après P329 ; la même leçon se retrouve dans P20124P330Ars3514. Voir aussi les variantes la charGMaz, leur char P62.
43 Le ms. P307 donne ta forsenerie rendue et ta merite. Nous corrigeons d’après P329 ; même leçon dans P62P20124GMaz.
44 Le ms. P307 donne d’Herculés. Nous corrigeons d’après P329P62.
45 Comme le souligne aussi Gaullier-Bougassas, « Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy », art. cité, p. 255.
46 Roman de Fortune et de Félicité, éd. B. Atherton dans Rinascite di Ercole, op. cit., v. 6761-6772 ; Bouquechardière, ms. P307, f. 24r. Pour l’anecdote, la forme gentaures ne représente pas une leçon détériorée. Elle repose sur une étymologie populaire à propos du nom des centaures que l’on rencontre également dans la tradition mythographique latine. Voir, par exemple, le De natura deorum du ms. Oxford, Bodleian Library, Digby 221, qui parle de […]centauri quasi gentauri, idest ex aura geniti (Brown, « An Edition of an Anonymous Twelfth-Century Liber de natura deorum », art. cité, chap. 7). Les centaures seraient nés d’Ixion et d’une nuée qu’avait créée Junon afin d’échapper elle-même aux avances de ce dernier.
47 Évoquons rapidement deux exemples supplémentaires, à propos desquels on peut aussi lire les commentaires de Gaullier-Bougassas dans son édition de la Bouquechardière, t. 1, op. cit., p. 395-396, et 401 : (1) dans les deux textes Cacus ne vient pas seul, mais en compagnie d’une troupe de larrons pour voler des bœufs à Hercule (cf.Roman de Fortune et de Félicité, éd. Atherton, op. cit., v. 7068-7069, Cacus ses compagnons a mis / Ou milieu de toutes ces bestes, et Bouquechardière,chap. 25, ms. P307, f. 23v, où il est question de Cacus « et ses larrons ». Le passage dans la Bouquechardière présente par ailleurs un mot d’apparence corrompue que l’on arrive à comprendre en recourant au texte de Renaut de Louhans. Dans la Bouquechardière, on lit : Comme une foiz fu [Herculés] dormant emprez ses beufz, sailli cellui Cacus de une foraine basine ou lui et ses larrons estoient en aguet. La basine, que l’on ne trouve pas dans les dictionnaires, paraît en effet le résultat d’une mauvaise lecture du terme balme (au sens de « grotte ») qui apparaît dans le Roman de Fortune et de Félicité (Tant est venuz tant est alez / Qu’il est en la balme avalez / Ou Cacus avoit les beufs trait, éd. Atherton, op. cit., v. 7083-7085). (2) Dans les deux textes, les Hespérides, filles d’Atlas, sont censées être au nombre de deux, plutôt que trois ou quatre comme cela est habituel dans les témoignages mythographiques : dans le Roman de Fortune et de Félicité, ibid., v. 6815-6816, Aprés furent deux damoiselles, / Filles Atlas, cointes et belles ; dans la Bouquechardière, chap. 22, ms. P307, f. 20v, En celle terre habitoit ung riche homme qui Athlas fu nommé. L[e] quel avoit deux filles beles et gracieuses[…].
48 Voir notre résumé supra, p. 157-161.
49 Ms. P307, f. 29r.
50 Rappelons le texte de l’HAC1a, d’après le ms. Paris, BnF, fr. 20125 : Adonc parlerent ensamble li baron de Gresse et si raisnerent tant a Herculés qu’il dist qu’il iroit en Amazone combatre as Amazonienes.
51 Ms. P307, f. 29v.
52 On peut considérer les autres personnages féminins qui apparaissent dans la vie d’Hercule : la première épouse du héros, Ethea, meurt très tôt, poussant Hercule dans un deuil prolongé, qui est critiqué par l’auteur (Dolent fu Herculés de la mort de sa femme. Et longuement la ploura et gemi, soy plaignant de ses dieux qui lui avoient tollue, qui estoit mal a lui de ainsi faire, car de la mort de aucun l’en ne doit nul couroust prendre., chap. 22, ms. P307, f. 21r). Peu après, Hercule est contraint de faire passer sa deuxième épouse, Déjanire, de l’autre côté d’une rivière, ce qui l’oblige à demander l’aide de Nessus, préparant déjà la fin tragique de sa vie (au chap. 24) ; Thésée et Pirithoüs sont détenus en enfer parce qu’ils descendent pour sauver Proserpine, ce qui oblige Hercule à faire un détour pour les libérer (au chap. 31) ; l’amour d’Hercule pour Iole l’amène à négliger ses devoirs et à oublier tout son honneur (chap. 40) ; finalement, les actions de Déjanire mènent à sa mort (chap. 41).
53 Nous ne nous arrêterons ici pas spécifiquement sur le récit troyen, qui mériterait plus d’attention que nous ne pourrions lui prêter dans ce cadre. Soulignons simplement que la première destruction de Troie ressemble, malgré un certain nombre d’innovations, à l’HAC1. Citons le passage qui relate comment Hercule a tué Laomédon : Et donc Herculés, qui si puissant estoit, en la desconfiture occist Laomedon ; et tous ses gens furent la mors ou prins, pour ce qu’ilz ne pourent retourner a Troye pour les gens Herculés qui les portes gardoient (P307, f. 35v).
54 Ms. P307, f. 23v.
55 Le ms. P307 donne en ; nous avons corrigé d’après P329. La leçon et figure aussi dans d’autres témoins, dont P62GMaz.
56 On pourrait éventuellement s’imaginer un manuscrit glosé de l’HAC.
57 Cf. notre présentation de son mythe antique, supra, p. 43.
58 Ce qui correspond en effet à la propriété qui sous-tend l’interprétation proposée dans l’HAC.
59 Cf. déjà supra, p. 169-170.
60 Ms. P307, f. 36r.
61 La question de la confusion entre Iole et Omphale dans l’Ovide moralisé nous occupera plus loin, dans la troisième partie de ce livre (cf.infra, p. 332-336).
62 Cf. supra, p. 239-240.
63 Rappelons ici le passage du Manuel d’après le manuscrit de Besançon, BM, 677, avec la varia lectio des autres témoins prise en compte et en notant en gras la variante qui nous intéresse : […] mais une femme qui avoit nom Omphale[id.P4939omiphaleP1406olimpha P673 olimphaleP693P19477 deyfilleV688] le seurmonta, car elle le fist filer et faire euvres de femmes.
64 Ms. P307, f. 20r.
65 Les manuscrits P239et P330donnent un texte plus court, omettant l’indice tant que entre deux de celles Olimpiades avoit tousjours .iiii. ans entiers, qui est présent dans P307P62P65GMazArs3514P20124P2685.
66 Herculés commença les tournoiemens que on appelle les giex des Olimpias pour ce que on les faisoit au pié de celle montaigne. [ … ] Adonc on comptoit les ans des giex d ’ Olimpias ainsi comme nous comptons orendroit de l ’ Incarnacion (Manuel, Ms. Paris, BnF, fr. 4940, f. 8v).
67 Erculés establi une assamblee en la montaigne ki a non Olympus, ou tuit li chevalier de Gresce venoient de .v. ans a autre pour aus esprouver et pour conquerre los et pris (CBA, Ms. Cambrai, BM, 683, f. 23va).
68 Voir aussi les remarques de Gaullier-Bougassas à propos de cet épisode et ses sources (lointaines), dans son édition, La Bouquechardière, t. 1, op. cit., p. 392-394.
69 Isidori Hispalensis Episcopi Etymologiarum Sive Originum, éd. W. M. Lindsay, Oxford, Oxford University Press, 1911, vol. 1 (Libri I-X), livre V (De legibus et temporibus), chap. 37 « De olympiadibus et lustris et iubileis ».
70 Voir à ce sujet l’étude éclairante de Gaullier-Bougassas, « Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy », art. cité.
71 Les rapprochements entre Hercule et le Christ, basés souvent sur l’Ovide moralisé, sont commentés plus en détail par Gaullier-Bougassas, ibid., p. 260-263.
72 Ms. P307, f. 20r.
73 Voir la troisième partie de ce livre.
74 À comparer avec l’allégorie à propos de la mort d’Hercule dans l’Ovide moralisé que nous aborderons dans une étude de cas dans la troisième partie de ce livre (cf. infra, p. 349-364).
75 P 307, chap. 25, f. 24v.
76 Ibid., chap. 31, f. 29r.
77 Voir les extraits de l’Ovide moralisé édités en annexe et, en particulier, OM IX, 887-896 (faisant partie de l’allégorie finale du mythe d’Hercule, parlant du Sauveur qui vesti nostre humanité IX, 894) ; le mythe de la descente d’Hercule aux enfers est traité et moralisé au livre VII de l’œuvre ; cf.Ovide moralisé, éd. de Boer, op. cit., vol. 3, livre VII, v. 2004-2068, où Thésée et Hercule sont tour à tour associés à Jésus et à Dieu, qui finalement les portes d’enfer pechoia (VII, 2061).
78 Voir les remarques de Gaullier-Bougassas à propos des rapprochements entre Hercule et Alexandre le Grand dans son étude « Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy », art. cité, p. 264-268.
79 Ms. P307, f. 25r.
80 Ibid.
81 Cf. ms. P307, chap. 33, f. 30rv : Ainsi comme fist Hannibal de Cartage quant il out les Rommains en Puille desconfis et occis devant la cité de Acharine. Pour celle victoire plus manifester et au peuple les faire cognoistre, envoia il en sa terre .iiii. corbeillons de aneaulx d’or plains, qui aprez la bataille furent recueillis es dois de .xliiii.m hommes qui illec avoient esté mors et occis. De celle faincte gloire parle Ysaïe, le quel ainsi dit : “En tenebres resplendira ta lumiere et tes tenebres seront cleres comme le mydi”.
82 Ibid., f. 30v.
83 Ibid., chap. 40, f. 36v.
84 Ibid. Voir aussi les remarques de Gaullier-Bougassas, « Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy », art cité, p. 265-266, sur le jugement moral de cet épisode par Jean de Courcy.
85 Des traces du courant misogyne auquel adhère Jean transparaissent à divers endroits de son texte. Voir déjà p. 262-263, n. 52 supra à propos des femmes dans l’histoire d’Hercule. Les trois ennemis dans le passage en question se rencontrent par ailleurs déjà dans l’Ovide moralisé, où ils ne sont toutefois pas associés aux femmes ou à une femme en particulier, mais à Acheloüs qui peut assumer trois formes différentes et contre lequel doit combattre Hercule (~ Dieu) pour sauver Déjanire (~ l’âme) (cf.OM IX, 235 sqq.).
86 Ms. P307, chap. 41, f. 37r.
87 Ibid.
88 Ibid., f. 37v.
89 Comme le souligne aussi Gaullier-Bougassas, « Hercule dans la Bouquechardière de Jean de Courcy », art. cité, p. 266. Jean suggère plutôt qu’Hercule aurait voué son âme même à la destruction, parce qu’il n’a pas mené une vie vertueuse et parce qu’il s’est suicidé. Dans la moralisation de ce chapitre, l’auteur recommande au lecteur de ne pas craindre la mort corporelle, mais bien celle de l’âme. Citons, en mettant en avant les éléments en question par des gras : Par quoy peu devons craindre la mort de ceste vie, qui donnee nous est pour transition, et que une foiz nous convient il mourir selon le cours de nostre nature, ains devons mettre peine, cueur et entendement a sainement sauver la vie de noz ames par operations de bonne sapience, si qu’elle soit a Dieu incorrupte et entiere, sans malefice et iniquité, et que acquerir puisse la vie pardurable, qui dure et regne sans diffinicion, et non penser aux biens de cest damnable siecle,qui en mourant nous fait mortelement mourir, en vestant la chemise enherbee d’avarice et du venin d’envie toute corrompue, tant que ou feu d’orgueil nous fait si embraser que corps et ame met a destruction. (Ms. P307, f. 37v) Tels sont les derniers mots du chapitre sur la mort d’Hercule.
90 Ibid.
91 L’œuvre de Boccace est précédée par le De viris illustribus de Pétrarque, qui a eu moins d’impact dans l’immédiat. À propos de ce genre au Moyen Âge, voir A. Salamon et M. Chaigne-Legouy, « Les hommes illustres : introduction », Questes, no 17 (Les hommes illustres), 2009, p. 5-23. Sur la réception de l’œuvre de Boccace en France, voir M.-H. Tesnière, « La réception des Cas des nobles hommes et femmes de Boccace en France au xve siècle, d’après l’illustration des manuscrits », Autori e lettori di Boccaccio. Atti del Convegno internazionale di Certaldo (20-22 settembre 2001), éd. M. Picone, Florence, Franco Cesati Editore, 2002, p. 387-402.
92 Voir l’édition du premier livre de la deuxième version, Laurent de Premierfait’s Des cas des nobles hommes et femmes, éd. P. M. Gathercole, op. cit.
93 Cf. supra, p. 56 sqq.
- Thème CLIL : 3438 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moyen Age
- ISBN : 978-2-406-15464-8
- EAN : 9782406154648
- ISSN : 2261-0367
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15464-8.p.0245
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/01/2024
- Langue : Français