Introduction
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Théâtralisation des arts et des lettres de la Renaissance anglaise
- Auteur : Dureau (Yona)
- Pages : 7 à 10
- Collection : Rencontres, n° 355
- Série : Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne, n° 99
Article de collectif : 1/18 Suivant
Introduction
Le terme de théâtre est un terme relativement récent, (du xiie siècle), qui vient du Latin « theatrum », lui-même issu du grec « theatron » (« θεατρον ») « qui est le lieu de représentation1 ». La racine de ce terme est associée au verbe « theasthai » signifiant « voir », « être témoin » et du suffixe « tron » (« τρον ») dénotant un lieu, un endroit.
En grec le mot « thea » (« θεα ») renvoie non seulement à « l’acte de regarder », mais également à « un objet de contemplation » et même au ‘théâtre’, le « lieu d’où l’on regarde ».
Par le terme de ‘théâtre’, on entendra donc à la fois le spectateur, ce qu’il regarde et le lieu où il se trouve. Par conséquent l’acte de regarder – et d’écouter, d’ailleurs – comporte non seulement une expérience cognitive mais également une dimension spatio-temporelle, et le ‘théâtre’ désigne donc par extension l’objet que l’on regarde, c’est-à-dire le spectacle de l’incarnation théurgique qui constitue une performance unique.
La dimension unique de l’événement qui a lieu, engageant le spectateur tout autant que l’acteur, nous éclaire sur l’importance de la théâtralisation du politique comme du religieux à la période élisabéthaine. Le ‘miracle’ – entendu au sens d’événement non-naturel – de cette représentation unique (puisque le thaumaturge est également associé au théâtre, du grec « thauma » le miracle) contraint le spectateur des Tilts, des Pageants, et des processions religieuses à respecter un lieu et une heure de rendez-vous, afin de pouvoir devenir le témoin de cette théophanie. La Reine divine, réincarnant la vierge Marie, Elizabeta 8Beata, re-présenterait dès lors la dimension sacrée et théurgique héritée du théâtre antique. À l’heure de l’éveil des sentiments nationaux en Europe, la Reine Elisabeth n’est pas la seule à se mettre en scène. Les mises en scène des entrées du Roi dans diverses villes en France au cours du xvie et xviie siècle visent également à interpeller les foules car elles ritualisent le lien de vassalité établi par Dieu entre le monarque et son peuple au cours d’une apparition proche de la théophanie2.
Cependant, par le glissement de ‘théâtre’ à ‘théâtralisation’, on pourra étendre le débat à des rituels participatifs, où le spectacle se déplace et le spectateur doit lui-même jouer un rôle. L’espace clos du théâtre est alors remplacé par l’espace linéaire du parcours, et le regard fixé sur le spectacle est remplacé par une pratique signifiante qui consiste à accomplir par acteurs interposés les étapes du spectacle lui-même. Les processions religieuses, comme les Pageants, mettent les corps en marche, rejouant sur le chemin de la cité les drames sacrés que le calendrier célèbre. Elles poursuivent sous une forme plus apaisée les processions de flagellants3, qui incitent les spectateurs à les rejoindre, n’offrant que la marche et la flagellation des corps ou les progroms comme salut.
Aussi bien, le spectateur est appelé à devenir actant du drame symbolique ou spirituel que lui proposent toutes ces formes de théâtralisation. Ne doit-il pas renouveler son serment de vassalité auprès de son suzerain en assistant à sa mise en gloire, ou ressourcer sa foi dans le Credo et l’Institution de l’Église de son roi en contemplant le défilé royal ?
Il y a dans toutes ces formes de mise en scène une interpellation du spectateur qui exige de lui bien plus qu’une observation passive.
Or les arts et les lettres de la Renaissance anglaise (dans un cadre temporel que nous ne restreindrons pas à la période élisabéthaine), et même de la Renaissance européenne toute entière, s’efforcent également de mettre 9en scène des idées, des scènes, voire des débats. Le théâtre devient dès lors une forme de représentation à l’échelle de la société, un modus vivendi.
Dans ce contexte, les grands débats suscitant de grandes passions, prennent une forme théâtrale devant interpeller, appeler à témoin le spectateur, le lecteur, l’admirateur des textes ou des œuvres d’art.
Le théâtre devient une épistémè permettant de se re-présenter le monde. Le colloque entre sept savants « colloque des secrets cachez des choses sublimes entre sept scavans qui sont de differens sentimens » de Jean Bodin met en dialogue et donc en tension dramatique des débats se voulant proprement scientifiques.
L’habitude de lire les textes de philosophie à l’aune des dialogues platoniciens et socratiques nous fait oublier que le dialogue est un premier pas vers la mise en scène, la mise en tension dramatique des idées et des concepts. Et lorsque ce dialogue présente plus de deux interlocuteurs, comme dans le texte de Bodin, il accomplit à son tour l’histoire du théâtre, qui du monologue au dialogue entre deux personnages, puis entre plusieurs acteurs et un chœur, recrée un univers tout entier. Dès lors, Galilée a raison de débattre de la structure du monde dans une œuvre qu’il théâtralise, puisqu’à l’image des dialogues de Platon, il donne à sa défense de l’hypothèse héliocentrique la forme d’un dialogue entre deux sages avec le Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo publié en 1632. Ce choix stratégique qui vise à convaincre le lecteur en donnant à la démonstration la forme d’un dialogue auquel il peut s’identifier se fonde sur le « theatrum mundi », c’est-à-dire l’analogie entre le monde et un spectacle de théâtre qui se donne à voir et à entendre, et donc à ressentir.
La religion, la philosophie, la science, le politique, la musique, tous les arts et les lettres de la Renaissance anglaise recherchent cet échange intense avec tantôt un public, tantôt le peuple assemblé, ou encore avec le spectateur, par une forme artistique qui devient alors une Weltanschauung, informant toute pensée et toute création. Le théâtre lui-même se met d’ailleurs en scène par le biais de mises-en-abyme successives.
Les communications qui vont suivre déploient un vaste éventail de domaines et de spécialités. La première partie de ces travaux concerne la théâtralisation dans ses rapports avec le pouvoir religieux le pouvoir royal. Christian Jérémie étudie les formes théâtrales qui ont empreint les écrits de Thomas Becon, dans son dialogue catéchétique, servant 10la transmission d’un message qu’il considérait sacré. Monique Vénuat considère la mise en scène de la question du pouvoir, de la légitimité et de la détention du pouvoir dans l’ouvrage King Jehan de John Bale. Les liens entre théatralisation du pouvoir religieux et théâtralisation du pouvoir laïc sont ensuite explicités par l’étude approfondie par Raphaëlle Costa de Beauregard de cette transposition historique.
La seconde partie de cet ouvrage nous entraîne dans le domaine musical. Jean Duchamp démontre brillament comment, le monde étant conçu comme un théâtre, Orlando Gibbons va reprendre les cris traditionnels des marchands de Londres pour composer une œuvre polyphonique. La théâtralisation à l’œuvre dans toutes les disciplines explique sans doute que la théâtralisation de la musique élisabéthaine ait été selon Alban Ramaut un des apports majeurs contribuant à l’élaboration du romantisme français au xixe. Pour Julien Garde, la naissance du premier opéra anglais doit beaucoup au principe d’incarnation comme solution dramatique.
Enfin la troisième partie de cet ouvrage présente la théâtralisation au sein des œuvres littéraires. Après une étude de Yona Dureau sur le théâtre du monde shakespearien comme représentation de la représentation politique, les communications commencent à se déployer avec une lecture de Wayne Narey présentant Othello de Shakespeare comme théâtralisation de l’érotisation de l’amour. Aurélie Griffin montre ensuite comment l’œuvre The Countesse of Montgomeries Urania procède à une théâtralisation du livre. Pour Jacek Fabiszak, la théâtralisation transparaît dans la dimension histrionique du Tamburlaine de Christopher Marlowe, introduisant une véritable lecture métathéâtrale de l’œuvre.
Enfin la dernière partie de cet ouvrage concerne la mise en scène du pouvoir royal dans son rapport au savoir. Dans cette perspective, les visites de la Reine aux universités d’Oxford ou de Trinity College mettent en scène à la fois le pouvoir et l’érudition royale, ainsi que Sarah Knight l’illustre avec clarté. Quant aux pièces mises en scène dans ces universités, comme nous le montre Elisabeth Dutton, elles sont elles-mêmes une théâtralisation du pouvoir tout autant qu’une relecture métathéâtrale du rapport intime entre pouvoir et mise en scène. Danièle Berton-Charrière scelle l’ensemble de ces réflexions avec une étude de la pièce Henry VIII de Shakespeare, où le grand dramaturge procède à une véritable mise en scène du pouvoir et de l’Histoire, donnant ainsi au théâtre le pouvoir ultime du regard artistique et du jugement philosophique.
1 Selon le dictionnaire étymologique Le Robert p. 1956, Paris, Paul Robert, 1977. Selon le dictionnaire édité sous la direction d’Alain Rey, Les Usuels du Robert, Éditions le Robert, Paris, 1992, p. 2113, vol. 2, le terme de théâtre est un : « nom masculin emprunté au milieu du xiie siècle au latin theatrum, lieu de représentation, par métonymie ‘le public’ et par figure la ‘scène’ lui-même emprunté au grec theatron. Ce mot est dérivé de théa ‘action de regarder’, ‘vu’, ‘spectacle, contemplation’ que l’on rapproche à l’intérieur de la langue grecque de thauma, ‘merveille’ – ‘thaumaturge’. »
2 On consultera à ce sujet les analyses de M. Yardéni, dans La conscience nationale en France pendant les guerres de religion (1559-1598), Paris-Louvain, Éditions Nauwelaerts, 1971, 392 p., publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Paris-Sorbonne, série « Recherches », t. 59.
3 E. Leroy-Ladurie, « Les flagellants » in Médecins, climat, épidémies (avec J.-P. Desaive et al.), Paris, Éd. de l’EHESS, 1972, p. 65 : « Le 17 avril, les flagellants font leur entrée à Magdebourg, le 19 à Augsbourg, à la mi-juin à Constance, et à Lichtenau à Bade. C’est de cette dernière ville que 200 pénitents arrivent à Strasbourg le 8 juillet alors que le groupe le plus important va, plus au Nord, passer le Rhin à Spire quelques jours avant et qu’un autre se dirige vers Francfort où à la mi-juillet il va réveiller les persécutions contre les Juifs. »
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06624-8
- EAN : 9782406066248
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06624-8.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/08/2018
- Langue : Français