Aller au contenu

« Lire, traduire, éditer Proust »

 Tableaux exposés et tableaux cachés. Rembrandt et Vermeer 

 

Deux des scènes les plus impressionnantes que Proust ait imaginées ont lieu dans une exposition de tableaux : l’apparition de Ruskin dans une exposition de Rembrandt à Amsterdam (EA, 663-664) et la mort de Bergotte devant la Vue de Delft de Vermeer, « prêtée, comme l’indique une parenthèse, par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise » (III, 692-693).

Au tournant du siècle, c’est-à-dire autour de 1900, l’exposition – accompagnée d’une abondante publicité dans les journaux et les revues d’art – est devenue un instrument de travail important non seulement pour les historiens de l’art, mais encore pour les promoteurs du tourisme. Comme l’a montré Antoine Compagnon, l’élite sociale et artistique se rend alors en pèlerinage non seulement à Bayreuth, mais encore à Amsterdam pour « Rembrandt » (en 1898), à Bruges pour les « Primitifs flamands » (en 1902) ou à Paris : en 1904, pour les « Primitifs français » au Louvre, en 1905 pour la rétrospective Whistler à l’École des beaux-arts ou en 1921 pour l’exposition des peintres hollandais au Jeu de Paume. Les expositions les plus prestigieuses de son temps, Proust ne les a pas manquées. Et il n’a pas manqué, comme je viens de le rappeler, d’en inscrire le souvenir dans son œuvre.

Que cette œuvre soit elle-même une exposition de tableaux, voilà ce que suggèrent des ouvrages tels que Le Musée retrouvé de Marcel Proust par Yann le Pichon ou plus récemment Le Musée imaginaire de Marcel Proust par Eric Karpeles et l’ouvrage de Kazuyoshi Yoshikawa Proust et l’art pictural. Comme d’autres études sur Proust et la peinture le livre de Yoshikawa se distingue du Musée retrouvé et du Musée imaginaire par le fait que l’auteur tient compte non seulement des tableaux explicitement nommés ou des allusions plus ou moins claires à des tableaux précis, mais encore de certains tableaux cachés. Je prêterai mon attention moins aux tableaux exposés qu’aux tableaux cachés, et je vais me limiter à quelques exemples concernant d’abord Rembrandt, puis Vermeer.

Juliette Hassine et Kazuyoshi Yoshikawa ont consacré plusieurs études à la présence et à l’importance de Rembrandt dans l’œuvre de Proust. Ils ont analysé le fragment sur Rembrandt incorporé à l’étude « Chardin et Rembrandt », datant de 1895 et identifié les tableaux auxquels Proust fait allusion, tableaux qui se trouvent tous au Louvre et qui, en partie, ont changé depuis d’attribution. Ils ont analysé aussi les fragments sur Rembrandt postérieurs de quelques années, mais dont la date exacte est difficile à préciser : ont-ils été écrits immédiatement après la visite de l’exposition Rembrandt à Amsterdam en octobre 1898 ou en 1900 après la mort de Ruskin ou la rédaction date-t-elle de deux moments différents ? Quoi qu’il en soit, Juliette Hassine et Kazuyoshi Yoshikawa ont trouvé dans ces fragments – ainsi que dans la Recherche – de nombreuses allusions non seulement aux Rembrandt du Louvre, mais encore à ceux que Proust a vus dans l’exposition d’Amsterdam dont ils ont consulté le catalogue. Or, aux Rembrandt montrés, exposés par le Pichon, Karpeles, Hassine, Yoshikawa et d’autres, je voudrais ajouter un Rembrandt caché.

Allons droit vers la partie de la Recherche la plus marquée – au niveau de l’histoire comme à celui de l’écriture – par la peinture, c’est-à-dire la deuxième partie d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs et rappelons-nous les promenades avec Mme de Villeparisis dans la région de Balbec, passage où Proust reprend un procédé narratif expérimenté auparavant dans Du côté de chez Swann avec les promenades du côté de Méséglise et du côté de Guermantes et qui consiste – comme dans les Tableaux d’une exposition de Moussorgski – à mener le lecteur par une promenade d’un tableau à l’autre. C’est ainsi que lors des promenades autour de Balbec on voit défiler des marines, des paysages ou encore la vue d’une église toute couverte de lierre, tableaux textuels qui parfois rappellent des tableaux réels : telle marine de Turner ou encore l’église de Criquebœuf par Boudin (Musée d’art et d’histoire, Neuchâtel). Une des étapes de la promenade avec Mme de Villeparisis est l’épisode des trois arbres d’Hudimesnil auquel nous avons fait allusion déjà au chapitre « Simonet, Monet et Proust» (p. 198). Cette fois-ci, prêtons notre attention non seulement aux thèmes, mais encore au texte lui-même. En voici le début :

Nous descendîmes sur Hudismenil; tout d’un coup je fus rempli de ce bonheur profond que je n’avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que m’avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville. Mais cette fois il resta incomplet. Je venais d’apercevoir, en retrait de la route en dos d’âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d’entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois [retenons le mot dessin], je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés mais je sentais qu’il m’avait été familier autrefois ; de sorte que mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n’était pas une fiction, Balbec un endroit où je n’étais jamais allé que par l’imagination, Mme de Villeparisis un personnage de roman et les trois vieux arbres la réalité qu’on retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu’on était en train de lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se croire effectivement transporté. (II, 76-77)

 Par la suite l’auteur prête à son narrateur, voire au héros tout son savoir psychologique pour expliquer le phénomène : s’agit-il d’un souvenir involontaire, de paramnésie, d’un rêve… Proust fait donc étalage de ses connaissances en psychologie actuelle, mais en même temps, comme l’a déjà soupçonné Éliane Boucquey, il cache quelque chose – à nous, à son héros et à son narrateur. Boucquey suppose que le souvenir non identifié du héros renvoie à un livre lu par l’auteur. Pour moi, les trois arbres sont un signal menant vers la peinture. Ils forment un dessin (pour reprendre les mots de Proust) « un dessin que je ne vois pas pour la première fois ». Ils me rappellent une aquarelle de Dürer :

« Drei Lindenbäume», « Trois tilleuls ». Charles Ephrussi dont Proust connaissait bien les travaux parle dans son Albert Dürer et ses dessins d’un « beau groupe de trois arbres (musée de Brême) » de Dürer. Mais les trois arbres d’Hudimesnil me rappellent surtout les fameux Trois arbres de Rembrandt, chef-d’œuvre de la gravure de paysage. C’est une des eaux-fortes les plus connues de Rembrandt, reproduite aussi et longuement commentée par Émile Michel dans son Rembrandt. Sa vie, son œuvre et son temps, ouvrage de référence paru chez Hachette en 1893.

Tournons-nous maintenant vers Vermeer. Quant aux Vermeer exposés dans la Recherche, je commence par une remarque sur la Vue de Delft. En regardant le petit pan de mur jaune Bergotte se dit :

C’est ainsi que j’aurais dû écrire […]. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle- même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. (III, 692)

Dans mon étude précédente sur Proust et Vermeer, j’avais proposé de voir en ces couches de couleur une image pour les couches de signi- fication que Proust multiplie pour conférer au texte son épaisseur. Or, peut-être ces couches sont-elles aussi un souvenir de lecture ou un cliché de la critique d’art. Peut-être, en partant pour la Hollande, Proust avait- il lu ou même emporté un manuel intitulé Musées de la Hollande et paru en deux volumes à Paris chez Jules Renouard en 1858 et 1860. Il y est question en particulier de Vermeer et à propos des Vermeer d’Amsterdam l’auteur dit : « C’est seulement chez M. Six van Hillegom, dans deux tableaux très différents, une Vue d’intérieur de ville hollandaise et une figure de femme, découpée sur un lambris pâle, qu’on peut avoir une idée de cet artiste bizarre.» Les deux tableaux en question sont la Rue de Delft et la Femme en bleu lisant une lettre. L’adjectif « bizarre » implique un juge- ment négatif, jugement qui se trouve renforcé par la suite, le critique reprochant au peintre son trop d’empâtement : « Dans le tableau de La Haye, Vue de la ville de Delft, du côté du canal, il a poussé les empâtements à une exagération qu’on rencontre parfois aujourd’hui chez M. Decamps. On dirait qu’il a voulu bâtir sa ville avec une truelle, et ses murs sont de vrai mortier. Trop est trop. Rembrandt n’est jamais tombé dans ces excès. S’il empâte les clairs quand un vif rayon fait jaillir une forme, il est sobre dans les demi-teintes, et il obtient la profondeur des ombres par de simples et légers frottis.» (t. I, p. 273) Or, l’auteur de ce manuel, qui signe W. Burger, est Étienne-Joseph-Théophile Thoré, connu aussi sous les noms de William Bürger, Thoré-Bürger ou Bürger-Thoré, cri- tique d’art qui parlera un peu plus tard bien autrement de Vermeer et auquel on attribue même la découverte du peintre. Précisons les choses : s’il est bien vrai que Thoré-Bürger a révélé Vermeer à un public interna- tional et à un marché qui vers la fin du xixe siècle connaît un premier moment de globalisation (c’est le moment où les premiers Vermeer passent l’Atlantique), dans son pays, Vermeer a toujours été considéré et apprécié comme un des plus grands. Avec la figure de Charles Swann Proust a inscrit la discussion actuelle sur Vermeer dans son roman. Au moment où Swann – après avoir perdu tout espoir de bonheur avec Odette – reprend son étude sur Vermeer Proust expose un tableau :

Maintenant qu’il s’était remis à son étude sur Ver Meer, il aurait eu besoin de retourner au moins quelques jours à la Haye, à Dresde, à Brunswick. Il était persuadé qu’une Toilette de Diane qui avait été achetée par le Mauritshuis à la vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes, était en réalité un Ver Meer. Et il aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place pour étayer sa conviction. (I, 347-348)

 À côté d’un Vermeer exposé – et par conséquent reproduit par Karpeles –, Diane et ses compagnes, ce passage contient deux Vermeer cachés. La vente de la collection Goldsmid eut lieu en 1876 ; la nouvelle attribution fut proposée pour la première fois en 1885 ; depuis le début du xxe siècle on est d’accord avec Swann à attribuer la toile à Vermeer. Mais pourquoi Proust ajoute-t-il à la Haye Dresde et Brunswick? En tant que connaisseur il le fait, parce qu’il sait qu’un des Vermeer de Dresde, L’Entremetteuse, appartient comme la Toilette de Diane à une pre- mière manière du peintre ; en tant que romancier il le fait, comme l’a suggéré Alberto Beretta Anguissola, parce qu’il sait que dans ces deux villes Swann aurait vu des tableaux qui auraient réveillé ses soupçons et fantasmes de jaloux : à Dresde L’Entremetteuse, à Brunswick la Jeune fille au verre de vin.

J’arrive à mon dernier exemple, un tableau de Vermeer auquel Proust fait allusion dans une note du premier de ses carnets datant d’automne 1909. La note en question fait partie d’une série d’idées et de thèmes précédés par une note de régie qui dit : « Pour ajouter dans la dernière partie à ma conception de l’art. » (f. 41ro) Il y est question de la profon- deur où la matière de l’œuvre doit être puisée, de la joie de l’artiste au moment de découvrir cette matière, des objets modestes (par exemple un clocher) qui sont capables de provoquer cette joie et de devenir matière de l’art – à la différence des thèmes dits humains ou des théories. Et voici maintenant le passage qui doit nous intéresser :

Aussi ne pouvons-nous pas nous intéresser quand on nous parle d’un art plus humain, moins humain. Cela n’a pas de sens pour nous. Les boutons dans une chaise de cuir, un point dans une étoffe (Ver Meer de Kahn) un corsage (Straus) valent autant qu’un art humain (Rolland) […].

 Je cite le texte d’après l’édition de Philip Kolb datant de 1976. Avant de continuer, je dois constater une curiosité philologique. Le carnet en question a été édité une seconde fois en 2002 par Florence Callu, mais au lieu de « les boutons dans une chaise de cuir » on lit maintenant « un bouton dans une chemise de soie ». Aucune note, ni chez Kolb, ni chez Callu n’accompagne la mention de Vermeer et de Kahn et les index de leurs éditions – au lieu de nous mener vers le tableau caché – contribuent à brouiller les pistes. Pourtant, le Ver Meer de Kahn a été identifié. Il s’agit du tableau intitulé tantôt La Servante endormie, tantôt Une jeune fille assoupie qui se trouve aujourd’hui au Metropolitan Museum of Art à New York. Le tableau avait appartenu au collectionneur Rodolphe Kann, mort en 1905. La très riche collection Kann fut achetée en 1907 par le marchand de tableaux René Gimpel qui la revendit rapidement. C’est ainsi que la Servante endormie passe dans une collection américaine en 1909. Si d’aventure Proust a vu le tableau ce n’est certainement pas chez Kann, mais peut-être chez René Gimpel. Quoi qu’il en soit, le tableau a été reproduit plusieurs fois : en 1900 dans le catalogue de la collection Kann par Wilhelm Bode, traduit par Auguste Marguiller, en 1903 dans une série d’articles de Marguillier sur la collection Kann dans la revue Les Arts et en 1907 dans la réédition du catalogue.

Ce sont – une fois de plus – des chercheurs japonais qui se sont occupés de la note sur le Vermeer de la collection Kann. Dans son Proust et l’art pictural, Yoshikawa identifie le tableau, retrace sommairement l’histoire de la collection Kann et rappelle les lettres de Proust à René Gimpel où il en est question. Il cite la note du carnet d’après l’édition de Florence Callu et il voit « en effet, sur ce tableau représentant Une jeune fille assoupie, des “boutons” dans une “chemise de soie” ». Cela me surprend ; je ne les vois pas. Ce qui me surprend encore plus c’est que dans une étude sur Proust et les collectionneurs de tableaux, parue dans le volume Proust et ses amis (Paris, Gallimard, 2010), Yoshikawa cite la note d’après l’édition Kolb sans nous parler du problème philologique. Celui-ci se trouve posé par contre en tête d’une étude de Yasué Kato paru dans le Bulletin d’informations proustiennes 39 (2009) et intitulée : « Autour de deux éditions du Carnet 1 : Vermeer et les écrivains contemporains de Marcel Proust», étude qui ajoute aux recherches de Yoshikawa des informations précieuses sur l’histoire de notre tableau avant son entrée dans la collection Kann. Est-ce dû à la délicatesse et la gentillesse légendaires des Japonais que Kato, tout en citant les deux textes divergents ne dit nulle part explicitement qu’il faut rejeter la lecture de Florence Callu en faveur de celle de Philip Kolb? Et est-ce l’indélicatesse et la grossièreté légendaires des Suisses, légendaires depuis l’Ours de Genève, qui me fait dire que Florence Callu aurait dû chercher et regarder le tableau de Vermeer et que Yoshikawa aurait dû regarder le tableau sans les lunettes que lui avait imposées Florence Callu? Et devrais-je taire mon désaccord avec Kato quand il met la note de Proust en rapport avec des textes des Cahiers et de la Recherche qui parlent – à propos de Vermeer – de la répétition d’un motif ou d’un thème d’une œuvre à l’autre, répétition qui nous permet de reconnaître l’individualité d’un artiste ? Le contexte de la note est différent, Yoshikawa l’avait bien indiqué. Il y est question des objets simples, modestes auxquels l’artiste doit être sensible. Il relève de cette poétique de la humilitas que Proust élabore – inspiré par Emerson et Ruskin – depuis les derniers textes écrits pour Les Plaisirs et les jours, poétique déterminante dans Jean Santeuil et sensible dans À la recherche du temps perdu où de tels objets provoquent l’extase ou deviennent visibles grâce à l’extase, qu’elle soit mémorielle, contemplative, esthétique ou autre : l’ivresse ou la mort. Proust aime qualifier ces objets modestes par l’adjectif « petit» antéposé au nom : petites madeleines, petite phrase, petit pan de mur jaune…

Quant au tableau en question, je ne ferai que deux observations. Premièrement, le personnage représenté n’est ni une servante ni une jeune fille. C’est une jeune femme qui néglige ses devoirs ménagers : la table et la nappe sont en désordre, la chaise à droite aurait besoin d’être réparée et au fond on ne voit aucune trace d’activité ménagère. Deuxièmement, la jeune femme est ivre. On peut le déduire de ses joues rougies et surtout du verre presque vide posé sur la table. Peut-être est-ce une déception amoureuse qui a poussé la jeune femme à boire : à gauche en haut, au-dessus de la signature, on voit une partie d’un tableau de Cesar van Everdingen représentant Eros, tableau ayant appartenu à Vermeer.

Le Carnet de 1908 est à la fois un réservoir et un laboratoire. Proust y note des idées, des thèmes, des noms, des expressions et – plus rarement – il esquisse des scénarios. Sous une forme ou sous une autre la plupart de ce matériau est entré dans la Recherche. Et le Vermeer de Kann, a-t-il été perdu? Je ne le crois pas. Reprenons cette partie du roman que j’ai qualifiée comme essentiellement picturale. Dès le départ pour Balbec plusieurs peintres sont nommés explicitement : Chardin et Whistler à propos du chapeau de Françoise, Mantegna et Véronèse lors du départ à la gare Saint-Lazare. Peu après le départ du train, Marcel se rend au bar et quand il remonte dans le wagon sa grand-mère, voyant qu’il est ivre, le prie de se reposer ou de lire, et elle lui passe un volume de Madame de Sévigné. Ce volume sert de cadre à la scène suivante, scène de rêverie et de divagation qui débouche sur une scène de lecture. Le personnage tenant un livre, mais regardant ailleurs n’est pas sans rappeler certains tableaux soit de Vermeer (par exemple les musiciennes interrompues du Rijksmuseum et de la Frick Collection) soit de Manet (la liseuse interrompant sa lecture près de la gare Saint-Lazare de la National Gallery à Washington). Il me rappelle aussi ce personnage qui accueille le lecteur au seuil d’À la recherche du temps perdu. Mais tandis que dans la scène inaugurale du roman la lecture précède la rêverie et puis la réflexion, dans la scène qu’on va lire elle en fait suite :

Ne bougeant pas volontiers ma tête en ce moment et éprouvant un grand plaisir à garder une position une fois que je l’avais prise, je restai à tenir le volume de Mme de Sévigné sans l’ouvrir, et je n’abaissai pas sur lui mon regard qui n’avait devant lui que le store bleu de la fenêtre. Mais contempler ce store me paraissait admirable et je n’eusse pas pris la peine de répondre à qui eût voulu me détourner de ma contemplation. La couleur bleu du store me semblait non peut-être par sa beauté mais par sa vivacité intense, effacer à tel point toutes les couleurs qui avaient été devant mes yeux depuis le jour de ma naissance jusqu’au moment où j’avais fini d’avaler ma boisson et où elle avait commencé de faire son effet, qu’à côté de ce bleu du store, elles étaient pour moi aussi ternes, aussi nulles, que peut l’être rétrospectivement l’obscurité où ils ont vécu pour les aveugles-nés qu’on opère sur le tard et qui voient enfin des couleurs. Un vieil employé vint nous demander nos billets. Les reflets argentés qu’avaient les boutons en métal de sa tunique ne laissèrent pas de me charmer. Je voulus lui demander de s’asseoir à côté de nous. Mais il passa dans un autre wagon, et je songeai avec nostalgie à la vie des cheminots, lesquels, passant tout leur temps en chemin de fer, ne devaient guère manquer un seul jour de voir ce vieil employé. Le plaisir que j’éprouvais à regarder le store bleu et à sentir que ma bouche était à demi ouverte commença enfin à diminuer. Je devins plus mobile ; je remuai un peu; j’ouvris le volume que ma grand-mère m’avait tendu et je pus fixer mon attention sur les pages que je choisis çà et là. Tout en lisant je sentais grandir mon admiration pour Mme de Sévigné. (II, 13-14)

L’ivresse est une extase comme celles provoquées par la mémoire involontaire, la contemplation, l’art ou la mort. Bergotte mourant fixe un petit pan de mur jaune, Marcel ivre fixe un store bleu, un petit pan d’étoffe bleue. Le jaune et le bleu, ce sont les couleurs de Vermeer. Et mis sur la bonne piste nous reconnaissons dans les reflets argentés qu’ont les boutons en métal de la tunique d’un employé des chemins de fer un écho des boutons luisant dans une chaise de cuire d’un tableau de Vermeer, comme nous reconnaissons dans l’ivresse de Marcel un écho de l’ivresse de la jeune femme du tableau.

Mon hypothèse, voire ma thèse d’un Vermeer caché dans le voyage à Balbec s’appuie aussi sur le fait qu’à cet endroit de son roman Proust a caché d’autres tableaux, particulièrement deux Monet qui pour ainsi dire encadrent le Vermeer. Au départ du voyage, derrière le grand atelier vitré qu’est la gare Saint-Lazare et derrière les « ciels d’une modernité toute parisienne » (II, 6) de Mantegna ou de Véronèse se cache – tant bien que mal – la Gare Saint Lazare peinte par Monet. Le deuxième Monet apparaît le lendemain matin1. On peut se demander pourquoi, pour arriver aux bords de la Manche, il est nécessaire de prendre le train de nuit. Pour moi, le train de nuit est l’artifice narratif qui permet à Proust de commencer ce que l’on pourrait appeler la « journée impres- sionniste de la Recherche », c’est-à-dire le séjour à Balbec, par un lever de soleil, exactement comme l’impressionnisme commence par le Soleil levant de Monet. Seulement, si Monet contemple et peint le spectacle à partir du point fixe de son chevalet, le héros de Proust, voyageant dans un train qui suit un tracé sinueux, doit « courir d’une fenêtre à l’autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et opposites de mon beau matin écarlate et versatile et en avoir une vue totale et un tableau continu » (II, 16). Le terme de rentoiler n’est pas tout à fait exact : il ne s’agit pas de fixer une peinture sur une toile neuve, mais de composer le tableau en réunissant sur la toile des fragments. En effet, le soleil levant de Proust n’est pas un tableau impressionniste ; le train en mouvement en fait un spectacle futuriste, et les fragments rapprochés, rentoilés ou – choisissons le mot juste ! – collés en font un collage cubiste.

Plutôt que de « journée impressionniste » parlons donc, à propos de la deuxième partie d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs de « journée de la peinture », journée dont nous sommes loin, je suppose, d’avoir reconnu tous les tableaux – soit exposés soit cachés.


* Référence ouvrage : « Lire, traduire, éditer Proust », Keller (Luzius), Coll. Bibliothèque proustienne, n° 17.