[Introduction à la quatrième partie] Vers une poétique du roman métaphysique
- Publication type: Book chapter
- Book: Simone de Beauvoir, l’existence comme un roman
- Pages: 551 to 552
- Collection: Studies in Twentieth and Twenty-First-Century Literature, n° 62
Le romancier dispose d’une technique variée et souple : il décrit, il raconte, il commente ou tout au moins suggère des commentaires ; il donne la parole à ses héros, il entre dans leurs consciences, il adopte différents points de vue ; il est le maître de l’espace et du temps, il se déplace à son gré, il précipite le cours des événements, le renverse, l’arrête, il saute s’il lui plaît par-dessus une heure ou un siècle ; d’autre part, les rapports qu’il soutient avec le public l’autorisent à beaucoup de liberté […]. Aussi l’auteur a-t-il toute licence de traiter n’importe quel sujet et de le couler dans l’intrigue de son choix ; il peut raconter l’histoire d’une collectivité, d’une famille, d’une époque, peindre un caractère, une passion, une situation, évoquer un drame ; il peut s’intéresser à des cas singuliers car il a le moyen et le loisir de les approfondir assez pour en dégager la vérité générale1.
C’est dans ces termes que Simone de Beauvoir décrit le modèle idéal du romancier, tel qu’elle le projette en 1945. Ce texte est significatif de la vision beauvoirienne du roman, autant par ce qu’il cherche à montrer que par le style du paragraphe – cet élan, cette vitesse que l’écriture transmet. La succession des verbes d’action qui définit la capacité d’intervention du romancier dans son texte, son agilité et sa liberté de manœuvre, souligne bien la plasticité de la forme romanesque et l’inventivité du romancier – ce qui fait précisément la spécificité du genre pour Beauvoir.
Le romancier n’est pourtant pas libre « de raconter ce qui lui plaît comme il lui plaît ». Il y a une contrainte, et de taille : le « souci du naturel2 », qui n’existe pas chez l’auteur dramatique3. Loin de Beauvoir l’idée de copier le monde réel comme le voulaient les naturalistes : tout 552se joue dans la manière de prendre appui sur lui. Du monde réel, « il faut en suggérer la présence de manière que la fiction, fût-elle héroïque, poétique, fantastique même, se déroule sur fond de monde4 ». Dans ce texte destiné à opposer roman et théâtre, Beauvoir se donne comme maîtres Kafka, Stendhal, Poe ou encore Dostoïevski, qui, tous, ont eu ce souci d’imiter la contingence des événements vécus, l’indécision et les incohérences du langage parlé, et de représenter les conduites et les sentiments des personnages sur des bases psychologiques.
Bien qu’elle n’ait pas écrit d’ouvrage théorique sur le roman, Beauvoir a doublé son œuvre romanesque d’une réflexion critique éparse sur le genre. Sa réflexion sur le roman métaphysique et sur la poétique du genre se développe selon trois axes essentiels : une appréhension et une compréhension de type phénoménologique de la création romanesque, une attention constante portée à la représentation de la vie intérieure dans le cadre d’un roman du « courant de conscience », et l’invention d’une écriture qui prétende réaliser la synthèse (im)possible de l’universel et du concret.
Sans prétendre mener une analyse systématique et détaillée de la représentation du discours intérieur dans les romans de Simone de Beauvoir, nous tenterons d’analyser, à travers une lecture précise de ses textes, la manière dont s’articulent les techniques d’écriture de la fiction et la représentation de la conscience du sujet5.
1 S. de Beauvoir, « Roman et théâtre », dans C. Francis et F. Gontier, ibid., p. 327-328. Cet article a paru dans la revue Opéra (no 24), le 24 octobre 1945.
2 Ibid., p. 330.
3 Beauvoir construit toute son analyse de la différence entre roman et théâtre sur ce « souci du naturel » qui préexiste à l’écriture romanesque et qui fait apparaître le théâtre comme un univers préfabriqué. C’est le cas à propos des dialogues, par exemple : « […] dans le roman, on imite le naturel du langage parlé ; […] le dialogue théâtral ne peut, ni ne doit viser le naturel ; […] ici, comme pour la mise en scène et le jeu des acteurs, la rigueur permet d’atteindre une vérité esthétique qui dispense de tout réalisme » (Ibid., p. 330-331).
4 Ibid., p. 330. Je souligne.
5 L’ouvrage remarquable de Gilles Philippe, Le Discours en soi. La Représentation du discours intérieur dans les romans de Sartre, issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université d’Amiens en décembre 1994, nous servira de référence pour les questions techniques (Paris, Honoré Champion, 1997).
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-05907-3
- EAN: 9782406059073
- ISSN: 2260-7498
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-05907-3.p.0551
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-27-2016
- Language: French