Principes d’édition
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Œuvres complètes. Tome I. Les Premiers Âges, Sur les générations actuelles, Énoncé rapide et simple…
- Pages : 17 à 20
- Collection : Bibliothèque du xixe siècle, n° 61
Introduction générale
à l’édition des Œuvres complètes
de Senancour
Dans les « Observations » qui ouvrent Oberman dès sa première publication en 1804, Senancour dédiait son étrange récit à des « adeptes » et se disait convaincu que « de semblables lettres sans art, sans intrigue, doivent avoir mauvaise grâce hors de la société éparse et secrète dont la nature avait fait membre celui qui les écrivit ». Rarement une préface n’aura autant pesé sur le devenir d’une œuvre que notre histoire littéraire, lorsqu’elle veut bien s’en souvenir, présente comme trop exigeante, pour ne pas dire austère et même ennuyeuse, pour prétendre intéresser un grand nombre de lecteurs. Il est vrai qu’en rompant délibérément avec les conventions romanesques, et notamment avec les facilités d’une histoire d’amour, Senancour s’interdit de jouer la carte de la séduction. Mais c’est pour proposer une fiction spéculative, à bien des égards expérimentale, pour autant qu’elle cherche à inventer une nouvelle poétique du récit, susceptible de retenir l’attention du lecteur désireux comme lui de progresser dans la connaissance du genre humain, en épousant une pensée qui se construit peu à peu, au fur et à mesure qu’elle affronte sans la masquer l’épreuve de la contradiction, du doute et du désespoir face à l’opacité du Moi et du monde. Car loin de s’enfermer dans l’analyse complaisante et nombriliste d’un mal-être aimanté par la passion du vide que le lecteur, d’emblée exclu, ne pourrait partager1, Senancour se soucie de l’embarquer avec lui dans une aventure intellectuelle dont 10l’aridité toute relative est traversée par d’authentiques extases au contact de la nature et dont l’ambition, ou au moins la quête de transparence, la poursuite intransigeante de la vérité, garantie par le cours erratique des idées qui ne se laissent pas figer en système, restent de nature à susciter admiration et émotion.
Du reste, loin d’avoir continûment distillé l’ennui autour de lui et asséché le vivier des lecteurs, Senancour a toujours pu compter, à intervalles réguliers, sur des inconditionnels prêts à maintenir vivante la mémoire de son œuvre et à en faire progresser la connaissance. Sainte-Beuve, George Sand, Liszt, Proust ont été en leur temps de ceux-là, relayés au siècle suivant par des critiques dont les essais ont éclairé la personnalité, la vie de Senancour, la genèse de sa pensée, l’originalité de son esthétique. Dans cette bibliographie, dont on trouvera un premier aperçu à la fin de ce volume, il convient sans conteste de distinguer la monumentale thèse de Béatrice Didier (L’Imaginaire chez Senancour, José Corti, 1966), complétée par un ouvrage sur Senancour romancier. Oberman, Aldomen, Isabelle (sedes, 1985) et par de très nombreux articles : le tout offre sur l’ensemble de l’œuvre de Senancour une somme critique à ce jour encore inégalée, qui est à l’origine de bien des manifestations scientifiques et des travaux universitaires consacrés à cet auteur. On doit également à Béatrice Didier d’avoir poursuivi le travail éditorial entamé dès le début du xxe siècle par Gustave Michaut et par Joachim Merlant2 en publiant diverses versions d’Oberman3, mais aussi en faisant découvrir d’autres textes de Senancour, son ultime roman Isabelle (publié en 1833 et réédité chez Slatkine Reprints en 1980), la dernière version des Rêveries (datée de 1833 et proposée à Nantes chez l’éditeur Le Passeur en 2001) et ses Libres méditations, reproduites dans leur dernier état chez Droz en 1970, avec un important dossier de variantes reprenant le texte de 1819 et celui de 1830. Le projet de publier les Œuvres complètes de Senancour est né du désir de prolonger pour le compléter ce chantier éditorial, afin que soit enfin accessible dans son intégralité et dans sa diversité la 11production de cet auteur. C’est une entreprise qui n’a jamais été réalisée, même du vivant de Senancour. Ce dernier avait pourtant espéré cette édition et, fidèle à ses habitudes de relecteur et de correcteur minutieux de ses ouvrages, il les a jusqu’à la fin de ses jours copieusement annotés en vue de cette ultime publication. Sainte-Beuve et George Sand, qui avaient assuré dans les années 1830 la fortune romantique d’Obermann en préfaçant les rééditions du roman, furent pressentis pour diriger la publication intégrale de l’œuvre, mais ils durent renoncer, faute d’avoir pu trouver un éditeur4. Depuis ce temps, en dépit des publications que nous avons rappelées, auxquelles il faut ajouter la réédition par André Monglond en 1925 aux Presses françaises d’Aldomen, premier roman par lettres de Senancour (an III), et malgré la mise en ligne récente dans plusieurs bibliothèques numériques des textes de Senancour, le lecteur, et a fortiori le chercheur curieux de son œuvre, se heurtent toujours à la difficulté de trouver ses textes, dispersés et souvent privés de la présentation et de l’annotation nécessaires au moins pour les situer dans l’univers intellectuel où se meut cet infatigable compilateur, dont les innombrables lectures nourrissent la création. Ainsi, ses brochures politiques qui commentent l’actualité des années 1814-1815, ses Observations sur le Génie du christianisme sorties en 1816, ses différents Résumés (Résumé de l’histoire de la Chine, 1824, Résumé de l’histoire des traditions morales et religieuses chez les divers peuples, 1825, Résumé de l’histoire romaine, 1827), son Petit vocabulaire de simple vérité (1833) n’ont jamais été repris depuis leur première publication. Il n’en va pas de même pour ses premières œuvres, Les Premiers Âges. Incertitudes humaines. Rêveur des Alpes (1792) et Sur les générations actuelles. Absurdités humaines. Rêveur des Alpes (1793) ainsi que pour son unique pièce de théâtre Valombré (1807) qui ont été rééditées avec des introductions stimulantes dans les années 1960-19705, 12mais dont l’apparat critique demande à être actualisé. Quant à l’essai De l’amour, dont Senancour a laissé pas moins de quatre versions, très différentes l’une de l’autre (1806, 1808, 1829, 1834), il est un bon exemple des lacunes qui ont perduré dans l’édition de l’œuvre de Senancour, puisque deux versions seulement, celle de 1829 et celle de 1834, ont fait l’objet de nouvelles publications (au Mercure de France en 1911 pour l’une, au Club français du livre en 1955 pour l’autre). Il est aussi exemplaire du défi que représente l’édition d’une œuvre que Senancour ne cesse de remanier en profondeur, dans la mesure où il la comprend comme la réalisation toujours imparfaite et toujours inachevée du grand livre sur le sort de l’humanité qu’il rêve d’écrire.
En outre, cette édition des Œuvres complètes de Senancour va être l’occasion de révéler l’importance de sa contribution journalistique, qui n’a jamais été rassemblée et qui n’a donc jamais été éditée. Or, l’inventaire non exhaustif qu’en a dressé Béatrice Didier dans la bibliographie de sa thèse montre que, de 1811 à 1834, Senancour a très régulièrement collaboré à des ouvrages collectifs et à des revues, Le Mercure de France (de 1811 à 1819), le Journal de Paris (1815), Le Constitutionnel (de 1815 à 1829), L’Observateur des colonies (en 1820), La Minerve littéraire (en 1820-1821) puis L’Abeille (en 1821-1822), Le Mercure du xixe siècle (de 1823 à 1827), la Revue encyclopédique (en 1828-1829), La France littéraire (de 1832 à 1834), mais aussi L’Émulation de Fribourg (en 1843-1844). Senancour leur a donné des recensions d’ouvrages publiés (par exemple, un compte rendu des Considérations sur la Révolution française de Mme de Staël dans L’Abeille en 1821, un compte rendu de l’Antigone de Ballanche dans Le Constitutionnel en 1816, ou, dans le même journal, en 1818, un compte rendu de l’Essai sur l’indifférence en matière religieuse de Lamennais), des notices nécrologiques (sur Napoléon, par exemple, en 1821, dans L’Abeille), et surtout un nombre conséquent d’articles sur le devenir de la littérature, dans lesquels il révèle les principes esthétiques qui ont guidé sa création (« Du style dans les descriptions », Le Mercure de France, 1811, ou « Extrait d’une dissertation sur le roman », ibid., 1812), il prend position sur le romantisme (« Considérations sur la littérature romantique », Le Mercure du xixe siècle, 1823), il règle ses comptes avec ses rivaux (Chateaubriand en tout premier lieu, par exemple, dans « Des succès en littérature », Le Mercure de France, juillet 1813), voire s’amuse à parodier les genres à la mode (« Petit voyage romantique », L’Abeille, 1821, 13ou « Songe romantique », Le Mercure du xixe siècle, 1823). Il y a là incontestablement des textes de première importance susceptibles d’éclairer d’un jour nouveau les enjeux du débat critique contemporain, encore mal connu. Enfin, cette édition des Œuvres complètes va pouvoir bénéficier de l’accès au texte intégral des Annotations encyclopédiques que permet la mise en ligne récente de ce manuscrit sur le site de la bibliothèque de l’université Harvard6. Il s’agit là d’un volumineux cahier dans lequel Senancour a consigné des notes de lecture pendant quasiment toute sa vie, de 1795 à 1840. Ce document très précieux nous fait découvrir un Senancour polymathe, tout à son ambition démesurée de collecter un savoir total qui va pouvoir ensuite irriguer ses œuvres. Il nous permet d’identifier les sources de Senancour et de suivre sa formation intellectuelle pendant toutes ses années de production littéraire.
Ainsi conçue, nous espérons que cette édition des Œuvres complètes de Senancour élargira la connaissance de ses écrits au-delà de son seul roman resté célèbre, Oberman, qui souffre pourtant d’être lu comme un texte isolé, dans la mesure où Senancour lui-même le conçoit comme un moment d’une production littéraire et d’une réflexion philosophique amorcées dans ses premiers écrits et continuées dans les essais qui vont suivre. C’est cette unité de l’œuvre, qui développe au fil des ouvrages et de leurs incessantes variations sur quelques thèmes clés un véritable itinéraire, esthétique, moral et spirituel, que l’édition intégrale veut avant tout restituer. Ce faisant, elle doit permettre de redécouvrir le témoignage de premier plan que livre l’ensemble des textes de Senancour sur l’évolution des genres et des idées au seuil du xixe siècle. Les travaux critiques consacrés aux Rêveriessur la nature primitive de l’homme et à Oberman ont déjà montré que l’étude de ces deux livres s’imposait pour retracer l’histoire des genres de la rêverie et de la description, et surtout, pour suivre l’évolution ultime du roman épistolaire, dont Senancour teste en quelque sorte les limites, en le vidant de sa matière romanesque et en l’ouvrant à la confidence ainsi qu’au débat d’idées. On sait également, depuis les lectures proposées par Sainte-Beuve et par George Sand, que Senancour a donné avec Oberman l’expression jugée la plus authentique et la plus radicale de l’ennui qui a nourri 14le « mal du siècle ». La prise en compte de l’intégralité de ses écrits, où domine la réflexion philosophique à partir des thèmes politiques, moraux, métaphysiques hérités du xviiie siècle, doit à présent montrer combien cette œuvre est cruciale pour comprendre la réception des Lumières au siècle suivant et pour illustrer l’inflexion souvent tragique, parce que pessimiste, qu’y prend la pensée des philosophes (et notamment de Rousseau, dont Senancour a été présenté comme le « dernier disciple7 »). Elle doit révéler la présence de Senancour dans des domaines où on ne l’attendait pas : par exemple l’Histoire, au cœur de ses différents Résumés, mais aussi la polémique politique, à laquelle il prend part en écrivant des brochures destinées à réfuter les arguments du royaliste Chateaubriand et à défendre Napoléon, dont il alimente de ce fait le mythe romantique. Au fil de la lecture de ses ouvrages, on découvre également ses aptitudes pour l’analyse rationnelle des idées et des sentiments (l’amour, par exemple, examiné dans l’essai qu’il lui consacre d’après la méthode initiée par les Idéologues, dont il confirme ce faisant la profonde influence sur les écrivains du début du siècle), ainsi que son ambition jamais abandonnée de travailler à la réforme morale de l’humanité, dont il déplore la dénaturation, à coup d’« absurdités » religieuses. L’apport de Senancour à l’histoire de la pensée religieuse au début du xixe siècle est en effet déterminant. Ses Observations sur le Génie du christianisme fournissent un commentaire serré du livre de Chateaubriand qui nourrit efficacement le débat sur la légitimité de l’apologétique poétique que l’auteur de René avait tentée. On retrouve dans toutes ses œuvres la dénonciation des diverses formes de fanatismes et de superstitions dont les philosophes des Lumières lui avaient donné l’exemple, mais ce combat incessant qui l’éloigne du christianisme se double chez lui d’une quête non moins obstinée de religiosité, d’une soif d’absolu caractéristiques de l’attitude romantique et de la curiosité contemporaine pour toutes les formes de spiritualité. À partir d’Oberman, l’œuvre de Senancour constitue un objet de prédilection pour étudier la genèse d’une mystique romantique d’inspiration résolument syncrétiste. Considérés sous cet angle, les Résumés qu’il publie dans les années 1820 (Résumé de l’histoire de la Chine et Résumé de l’histoire des traditions morales et religieuses chez les divers peuples) sont intéressants, dans la mesure où ils sont autant de jalons d’un itinéraire spirituel alliant l’érudition à la 15méditation, cherchant Dieu dans le voyage immémorial à travers toutes les sagesses, dont d’autres exploreront la voie (Nerval, par exemple, qui fut un lecteur assidu des ouvrages de Senancour). Quant aux articles donnés à la presse littéraire, ils révèlent l’originalité d’une esthétique qui cherche à promouvoir un autre romantisme, misant sur l’alliance de la raison et de l’imagination pour atteindre les plus hautes vérités. C’est dire encore que, loin d’en être restés au ressassement de l’ennui débilitant auquel on cherche toujours à restreindre son œuvre, les textes de Senancour proposent un parcours intellectuel diversifié, traversé par une inquiétude qui ne tarit pas l’énergie de la quête, qui la relance bien plutôt au gré de méditations dont la note souffrante n’exclut pas le lyrisme discret et parfois même, l’humour.
Fabienne Bercegol
1 C’est la thèse exposée par Pierre Bayard qui prend l’exemple d’Oberman pour montrer comment un texte théorique peut programmer cyniquement l’ennui de son lecteur, en s’enfermant dans l’analyse d’un sujet (en l’occurrence, la « passion du vide ») trop spécifique pour pouvoir l’intéresser. Voir son article « Comment ennuyer le lecteur ? » et la réponse de Jean-François Perrin « Comment ne pas décourager le lecteur ? (à propos de P. Bayard, Senancour, Marivaux) », consultables sur le site Fabula. Les références complètes des ouvrages cités dans les notes sont données dans la bibliographie en fin de volume.
2 Gustave Michaut procura une édition d’Obermann (version de 1840) en deux tomes : t. I, Paris, Cornely, 1912 et t. II, Paris, Hachette, 1913. Joachim Merlant proposa pour sa part une édition des Rêveries sur la nature primitive de l’homme (version de 1799 avec variantes), dont il ne put publier que le tome I (Paris, Société des Textes Français Modernes, 1910).
3 La version de 1804 au Livre de Poche en 1984, l’ultime version d’Obermann, restée non imprimée, que Senancour destinait à la publication de ses Œuvres complètes, chez Champion en 2003.
4 On sait que George Sand avait pensé à Buloz pour cette édition générale et que Senancour fut sensible à cette démarche. Lui-même aurait aimé confier cette édition à Sainte-Beuve ou à son ami Ferdinand Denis, comme l’atteste cette lettre de 1836 à ce dernier : « Si je ne la [l’édition générale] fais jamais, puisse-t-elle être faite un jour sous votre direction ou bien sous celle de Monsieur de Sainte-Beuve s’il a plus de temps. Tout cela est vague, il y a moi, il y a ma fille, il y a le sort qui en sait bien plus ». Ultime pis-aller, il envisagea même de se contenter de réunir en « six volumes un peu forts » les œuvres qu’il jugeait les meilleures. Voir : Béatrice Le Gall (Didier), L’Imaginaire chez Senancour, t. I, p. 552 et t. II, p. 489.
5 Les Premiers Âges…, éd. Roger Braunschweig, Genève, Slatkine Reprints, 1968 ; Sur les générations actuelles…, éd. Marcel Raymond, Genève, Paris, Droz, Minard, 1963 ; Valombré, éd. Zvi Lévy, Genève et Paris, Droz-Minard, 1972.
6 http://pds.lib.harvard.edu/pds/view/15361047?n=13&printThumbnails=no. Béatrice Didier en avait déjà donné une transcription partielle (environ un tiers) dans le tome II de sa thèse L’Imaginaire chez Senancour (p. 307 sqq.).
7 Par Zvi Lévy, dans son essai Senancour, dernier disciple de Rousseau.
- Thème CLIL : 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
- ISBN : 978-2-406-06497-8
- EAN : 9782406064978
- ISSN : 2258-8825
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06497-8.p.0017
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/01/2019
- Langue : Français