Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Sīdī Molière. Traduire et adapter Molière en arabe (Liban, Égypte, Tunisie, 1847-1967)
- Pages : 9 à 13
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 32
Préface
La société arabo-musulmane médiévale n’ayant manifesté, en dépit de sa connaissance de la Poétique d’Aristote1, aucun intérêt pour le drame, la tragédie ou la comédie, le genre dramatique arabe possède une histoire unique en son genre : il a en effet pour spécificité de ne pas se situer dans le prolongement d’une littérature écrite classique antique ou médiévale et de n’apparaître en Orient, sous la forme du théâtre à l’occidentale, que dans la seconde moitié du xixe siècle, à l’imitation des œuvres européennes, principalement de Molière et dans une période de confrontation du monde musulman avec des cultures étrangères dominantes… Ainsi, l’acte de naissance, en 1847, prend la forme d’une inspiration libre de L’Avare de Molière, intitulée al-Baḫīl et due à l’audace du premier dramaturge arabophone, le Libanais Mārūn Naqqāš.
Le répertoire moliéresque était cependant déjà connu au Proche-Orient dès le xviie siècle. Première voie d’intégration de Molière dans le monde turco-ottoman, les missions et communautés françaises inaugurent les premiers divertissements à l’européenne dans le palais de France à Istanbul, où sont représentées, du vivant de Molière, plusieurs pièces, parmi lesquelles Le Dépit amoureux, Le Cocu Imaginaire et L’École des Maris, comme le rapporte le diplomate Antoine Galland, connu pour son adaptation française des Mille et une Nuits :
Lundi 13 février.
Son Excellence ayant invité à dîner Messieurs le Résident de Gennes et le Secrétaire d’Angleterre, il leur donna ensuite le divertissement de L’École des 10maris, des Quatre Trivelins et du Cocu imaginaire, dont la représentation dura depuis quatre heures jusqu’à huit heures du soir2.
Ces pièces furent jouées exclusivement en langue française et à Constantinople, devant un public surtout constitué de diplomates étrangers et de l’élite chrétienne de l’empire ottoman. Il fallut attendre le xixe siècle pour que le public turcophone puisse aussi prendre connaissance des comédies de Molière3. Le Karagöz, spectacle de marionnettes destiné à toutes les classes sociales, est connu pour sa grande adaptabilité aux évolutions sociétales. Il n’est donc pas étonnant qu’au début du xixe siècle, il tende à refléter l’importance des influences étrangères dans la société ottomane de l’époque : à partir de 1840, sont introduites, dans ces pièces populaires burlesques, des traductions libres de petites scènes de Molière, « considérablement augmentée[s] de calembours et de mots obscènes, revue[s] pour la circonstance et adaptée[s] à l’esprit de l’auditoire, ad usum turcorum4 », amenant ainsi le public populaire proche-oriental à s’approprier l’humour moliéresque, sans avoir conscience de sa provenance. Dès la fin du xixe siècle, Adolphe-Marie-Antoine Thalasso s’étonne d’entendre, dans la rue, des enfants, pourtant issus du milieu populaire, jouer une scène de L’Avare qu’ils avaient entendu au spectacle de Karagöz de la veille et dont ils ignoraient l’origine étrangère. L’auditoire proche-oriental est prêt à accueillir des adaptations entières de Molière.
Pourtant, la première pièce arabe, al-Baḫīl, librement inspirée de L’Avare, constitue une étape décisive, moins dans l’introduction de Molière sur la scène proche-orientale déjà habituée aux traductions turques, arméniennes ou grecques des pièces du dramaturge français, que dans l’adoption d’un nouveau genre de spectacle audiovisuel, le théâtre. Si plusieurs formes parathéâtrales existaient5, il s’agissait surtout 11de modes de représentations traditionnels, caractérisés par une certaine spontanéité et une interactivité avec le public soulignée notamment par Charles Rolland à propos du Karagöz : ils se distinguent en outre le plus souvent par l’absence de trame figée, par un humour caustique et une description critique de la société, qui en font des espèces de comédies de mœurs.
Ces caractéristiques empêchent d’assimiler ces traditions autochtones à une véritable théâtralité, fondée sur la présence d’éléments essentiels et de règles spécifiques, tels que la présence d’un espace théâtral6 et d’un décor spécifique, la distinction spatiale entre émetteur et récepteur excluant l’interactivité chère aux spectacles arabes antiques et médiévaux, la distribution des rôles à des acteurs multiples et astreints et la définition précise des rôles, un texte fixe qui astreint à des répétitions plus ou moins disciplinées, l’importance des notions d’historicité et d’abstraction fondamentales dans le théâtre européen, qui joue le rôle d’un miroir et raconte l’histoire de la société devant un spectateur érigé en observateur objectif et sans rapport avec les événements racontés7.
Dès la naissance du théâtre arabe, l’objectif fut de créer une théâtralité à la fois moderne et spécifique à l’identité arabe. Le théâtre arabe eut donc, dès les origines, à jongler entre deux conceptions antithétiques du spectacle : le théâtre à l’occidentale, avec ses règles figées et ses cadres 12fixes – notamment la distinction spatiale entre acteurs et spectateurs8, la définition préalable et immuable des rôles9 et la non-participation du public –, d’une part, et la libre improvisation sur un sujet prédéterminé et l’interactivité des spectacles participatifs arabes, d’autre part. Il en résulte un véritable syncrétisme entre deux pôles culturels, syncrétisme qui s’opère diversement selon les auteurs qui sélectionnent les éléments allogènes ou autochtones d’après les objectifs de leur création. Ainsi, dès sa naissance, ayant importé des structures exogènes, au travers de l’acculturation des civilisations colonisées et de l’imitation des œuvres européennes, le théâtre arabe n’hésita cependant pas à se fonder sur l’intégration d’éléments issus des traditions autochtones, tant sur le plan thématique que structurel et formel.
Sa double formation en « Langue et littérature arabes » de l’Université de Lorraine et en « Études théâtrales » de l’Université Paris-Nanterre donnait à Ons Trabelsi toutes les compétences pour mener à bien cette recherche sur le théâtre adapté de Molière, en étudiant aussi bien les questions textuelles que dramaturgiques et scéniques. Contrairement à d’autres études sur la question, cette monographie ne se contente en effet pas d’examiner les aspects linguistiques et thématiques des adaptations proprement dites des œuvres de Molière, mais relève aussi les différents modes d’inspiration moliéresque dans les compositions originales de dramaturges arabophones, qu’il s’agisse de réécriture textuelle ou d’adoption de procédés d’écriture théâtrale ou de mise en scène. Partant d’une interrogation sur le caractère éminemment tunisien de l’adaptation d’une œuvre étrangère, Ons Trabelsi a ainsi pu forger une problématique originale, autour de la question du processus d’intégration à une culture d’un élément exogène, assimilé au point de devenir un élément constitutif de la culture d’accueil. Son étude permet de comprendre les processus et mécanismes mis en œuvre par des dramaturges libanais, égyptiens et tunisiens pour créer des œuvres appropriables par un public arabe, qui finit par les considérer comme partie intégrante de son patrimoine culturel.
Interrogeant la capacité d’adaptation du théâtre à un nouveau public, une nouvelle aire politico-sociale et une autre idéologie, cette étude sera, à n’en pas douter, d’une extrême utilité pour la compréhension de 13l’influence de Molière, non seulement sur la naissance, mais aussi sur le développement du théâtre arabe dans une perspective comparatiste et interculturelle, d’autant plus que les questionnements y présidant, en plus d’être pertinents et fouillés, restent éminemment contemporains, à une époque où le multiculturalisme et la mondialisation culturelle sont accusés de pousser à l’uniformisation et à l’appauvrissement des cultures.
Laurence Denooz
1 « Abū Bišr Mattā (m. 940), que intentó en el siglo X verter la Poética al siriaco, interpretó los términos “tragedia” y “comedia” como madīḥ (panegírico) y hiğā’ (sátira), lo que demuestra que los árabes no tenían idea de los géneros que Aristóteles discutía en su texto y esta interpretación ha conducido a error a los comentarios posteriores como al-Fārābī (m. 950), Avicena (980-1037) y Averroes » in Delgado,Pilar Lirola, Aproximación al teatro egipcio moderno, Grenade, Grupo de Investigación Estudios Arabes Contaporáneos, 1990, p. 31.
2 Galland, Antoine, Journal d’Antoine Galland pendant son séjour à Constantinople (1672 1673), t. II, publié et annoté par Charles Schefer, Paris, éd. Ernest Leroux, 1881, p. 36.
3 Kurt, Çiğdem Williams, « Molière en Turquie (17e-19e siècles) », dans La Revue de la BNU no 22 (2020), p. 108-109.
4 Thalasso, Adolphe, Molière en Turquie. Étude sur le théâtre de Karagueuz, Paris, Éd. Tresseet Stock, 1888, p. 18.
5 Toutes les civilisations orientales, même les plus anciennes, contiennent des manifestations scéniques, qui contribuent à l’acceptation par les Arabes de l’idée de l’origine occidentale du théâtre arabe sous sa forme actuelle, Delgado reconnaît que le théâtre à proprement parler n’existe pas dans les civilisations arabes autochtones. Elle cite d’autres modes de représentations divers, suivant la religion et les goûts contemporains et nationaux : le zār, les derviches, les Muḥabbaẓīn qui réalisent les improvisations comiques (al-fuṣūl al-muḍḥika, al-muḥākāt al-haziliyya), différents types de conteurs d’histoires (al-ḥakawātī, al-maddāḥ, al-muqallid), Sudūq al-dunyā, al-quradātī, al-ḥawī, la ta‘ziyya, la maqāma, le ḫayāl al-ẓill, le muḥayyila, le qarāqūz, et enfin les marionnettes (al-arā’is), in Delgado,Pilar Lirola, op. cit., p. 30. Ces manifestations sont parfois qualifiées de théâtralité primitives et populaires (Mundūr, Muḥammad, Fī l-masraḥ al-miṣrī al-mu‘āṣir, le Caire, Dār Nahḍa Miṣr, 2020, p. 20-30, Badawī, Mohmed Mustafa, Early Arabic drama, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 7, ou de « parathéâtre » (Khaznadar, Chérif, in Tomiche, Nada, Le théâtre arabe, Paris, Unesco, 1969, p. 39-45).
6 Rappelons que les premières représentations théâtrales arabes proprement dites eurent lieu dans le salon personnel de Mārūn Naqqāš, en présence d’invités faisant partie de son cercle proche.
7 Jachymiak, Jean « Sur la théâtralité », dans Littérature, sciences, idéologie, no 2, 1972, p. 49-58-, 1972. – Lailousavona, Jeannette(éd.), « Théâtre et théâtralité : essais d’études sémiotiques », in Études littéraires, Québec, (décembre), p. 383-558, 1980. – Pavis, Patrice, Dictionnaire du théâtre. Termes et concepts de l’analyse théâtrale, 2e éd., Paris, Messidor / éd. Sociales, 1987, p. 395-397.
8 Tomiche, Nada, op. cit., p. 23-24.
9 Ubersfeld, Anne, op. cit., p. 73.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14927-9
- EAN : 9782406149279
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14927-9.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/09/2023
- Langue : Français