[Introduction à la deuxième partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: Science économique et pratique des ingénieurs économistes. L'exemple de Clément Colson
- Pages: 147 to 151
- Collection: Library of Economics, n° 30
They [the socialists] always run out of other people’s money. It’s quite a characteristic of them.
« Le socialisme court toujours après l’argent des autres. C’est sa principale caractéristique. »
Margaret Thatcher, interview pour Thames TV this week, 5 février 1976.
Nous avons vu en présentant la biographie de Colson qu’il y avait une sorte de paradoxe chez cet auteur : en tant qu’auteur libéral, il défend une intervention de l’État limitée, mais en même temps, en raison des fonctions qu’il occupe, il est conscient que l’intervention de l’État est nécessaire. Cela mène à se poser la question de l’homogénéité entre ses travaux d’économiste et ses travaux de fonctionnaire, notamment dans le secteur des transports. Il s’agira de montrer dans cette partie que cela l’amène à accorder une place importante à l’intervention de l’État dans tous les domaines sociaux, ce qui fait de lui un cas à part comparé aux autres auteurs de l’École libérale française. Mais on retrouve sa vision libérale dans le secteur des transports où il défend une intervention limitée de l’État. Chacun de ces deux domaines fait l’objet d’un chapitre, avant de conclure sur l’homogénéité de sa pensée.
Nous montrerons que la position de Colson est influencée tout au long de ses développements par la crainte qu’il partage avec les autres membres de l’École libérale française de la montée des idées interventionnistes et surtout socialistes. Il faut donc dire quelques mots sur le contexte avant de commencer.
Après une montée des idées socialistes à partir des années 1840, les libéraux s’inquiètent également à partir du Second empire de la montée des idées interventionnistes (Silvant, 2010b, p. 32-33). Nous pensons que cette inquiétude devient encore plus importante à la fin du xixe siècle. 148En effet, alors que le xixe siècle n’avait connu qu’un développement théorique du socialisme, la fin du siècle est marquée par une montée de l’interventionnisme et des socialistes commençant à représenter une force politique :
–il faut noter un retour au protectionnisme à partir des années 1890. Les États-Unis mettent en place le tarif McKinley en 1890, les droits de douane s’élèvent jusqu’à 49,5 %. Ce tarif est suivi en France d’une remise en cause du traité de libre échange signé entre la France et la Grande Bretagne en 1860. Le 11 janvier 1892, la loi Méline est votée, il est adopté un tarif douanier protectionniste avec un double tarif : il y a un tarif maximum dans le cas général et un tarif minimum pour les États qui accordent à la France des avantages douaniers. C’est la fin du libre échange mis en place par le traité de 1860 ;
–la Confédération Générale du Travail (CGT) est créée en 1895, elle regroupe :
–la Fédération Nationale des Syndicats, créée en 1886 à la suite de la loi Waldeck-Rousseau autorisant la création de syndicats. Cette fédération s’inspire des idées du socialiste Jules Guesde – qui contribue à développer les idées de Marx en France,
–la Fédération des Bourses de Travail, créée en 1892, dont le militant syndicaliste révolutionnaire et socialiste Fernand Pelloutier est à la tête.
Le syndicat se dote en 1900 du journal La voix du peuple ;
–la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) est créée en 1905. Ce parti politique rassemble alors les différents courants socialistes en un seul parti. Avec le suffrage universel et le poids des ouvriers, un gouvernement socialiste pourrait être mis en place ;
–l’inquiétude augmente avec la révolution russe de 1917.
Dans le domaine social, un autre élément important se retrouve dans la pensée de Colson : la baisse de la natalité française. Pour comprendre les positions de l’auteur sur le sujet, il convient d’abord de rappeler sommairement le contexte concernant la population en France au début 149du xxe siècle. Les économistes français s’inquiètent du problème de la population. Plusieurs membres de la Société d’économie politique publient des livres sur la question : nous pouvons citer Paul Leroy-Beaulieu et La question de la population (Leroy-Beaulieu, 1913) ou Emile Levasseur et les trois tomes de La population française (Levasseur, 1889, 1891, 1892). Colson est lui aussi très marqué par cette question, il publie d’ailleurs un article dans La Revue des deux mondes dont le titre est évocateur de l’importance qu’il y accorde : « La tâche de demain – La population » (Colson, 1915). En étudiant les débats se déroulant à partir de 18901, nous voyons que les membres de la Société d’économie politique sont d’accord sur deux aspects.
Le premier est que la population française augmente moins vite que celle des autres pays européens2, notamment l’Allemagne3. Cela a pour origine la baisse de la natalité4. En plus des effets négatifs au point de vue économique, les économistes s’inquiètent du rapport de force en cas de guerre avec l’Allemagne5.
Le deuxième est que Malthus s’est trompé dans ses prévisions6. Cette erreur est attribuée au fait qu’il aurait généralisé les observations 150qui se passaient à son époque7. Mais les membres de la Société 151s’opposent sur les moyens à utiliser pour faire face à cette baisse de la natalité :
–certains, comme Levasseur ou Leroy-Beaulieu, soutiennent que l’état d’esprit des familles a changé, que rien ne peut être fait pour augmenter la natalité. Leroy-Beaulieu ne voit que deux moyens pour agir sur la population : « la naturalisation largement accordée aux étrangers ; la lutte contre la mortalité, par l’hygiène, l’amélioration du régime des nouveau-nés, et des adultes même » (SEP, janvier 1897, p. 122, italique de l’auteur) ;
–pour d’autres, la solution est économique. Il faut développer la richesse du pays pour que la natalité augmente. Nous voyons que l’idée de rassurer sur l’avenir est présente : avec le développement de l’activité, les hommes seront rassurés sur leur avenir, ils ne limiteront plus le nombre d’enfants, comme l’exprime Neymarck8 : « Rassuré sur son avenir, rassuré sur celui des siens, l’homme n’aura plus le souci de limiter sa progéniture. » (SEP, octobre 1904, p. 102) ;
–pour d’autres enfin, c’est à l’État d’intervenir avec un système d’impôts favorisant les familles nombreuses. Colson s’inscrit donc dans ce groupe.
1 La question a été huit fois à l’ordre du jour de la Société d’économie politique entre 1890 et 1931, période durant laquelle Colson participe aux débats de la Société (SEP, mars 1890, novembre 1891, mars 1896, janvier 1897, mai 1897, octobre 1904, juillet 1923, octobre 1931). La question de la population n’est toutefois pas nouvelle à la Société d’économie politique, elle revient régulièrement dès les débuts de la Société (voir Breton et Klotz, 2006).
2 Seul Limousin soutient que le fait que l’augmentation de la population ralentisse n’est pas une mauvaise chose (SEP, janvier 1897, p. 127-128).
3 Levasseur explique par exemple que l’accroissement moyen naturel de la France est de moins de 3 pour 1000 de 1872 à 1886, en Angleterre il est de 13 pour 1000, en Allemagne de 8,4 pour 1000, en Italie de 6,7 pour 1000, en Belgique de 8,4 pour 1000 (SEP, mars 1890, p. 418).
4 Par exemple Levasseur soutient que « La France est […] le pays où cet accroissement [l’augmentation de la population] est le moindre […], et cela parce que la France est au dernier rang sous le rapport de la natalité. » (SEP, octobre 1904, p. 103).
5 Comme l’illustre cette citation de Neymarck : « Au point de vue politique, il est […] évident que la prolongation d’une telle situation pourrait avoir de graves conséquences pour l’avenir même de la France ; ce serait la ruine de nos forces militaires. » (SEP, mars 1890, p. 432).
6 Pour Malthus (1992 [1798]), alors que l’accroissement des subsistances suit une progression arithmétique, l’augmentation de la population suit une progression géométrique, elle double tous les vingt cinq ans. L’insuffisance des ressources finit alors par limiter la progression de la population et la misère est le sort de la majorité des hommes. Les ressources de la population ne peuvent jamais dépasser le nécessaire, le progrès multiplie les misérables. Malthus a un remède : la contrainte morale, en limitant le nombre des naissances.
7 La loi de la population de Malthus est globalement rejetée par les économistes libéraux à l’époque de Colson. En effet, à la suite de Jean-Baptiste Say – qui considère Malthus comme une référence sur le thème de la population et présente un principe de population similaire, inspiré néanmoins par d’autres fondements théoriques (voir Frery, 2014) – et jusque dans les années 1850, les libéraux français adhéraient dans leur majorité à la théorie de Malthus. Un renversement de situation a lieu dans les années 1850 et 1860, analysé par Breton et Klotz (2006, voir également Charbit, 1981). En 1849, Bastiat critique le malthusianisme et montre que la population peut être un facteur de progrès économique. Roger de Fontenay, Léon Faucher et Louis Wolowski constatent l’amélioration des conditions de vie des ouvriers. Le statisticien Achille Guillard critique le malthusianisme à partir des données démographiques de la France et de la Belgique. À partir des années 1860, une poussée anti-malthusienne a lieu. Frédéric Passy soutient qu’il ne faut pas s’occuper du nombre d’hommes mais de leur valeur, notamment morale. Il constate, avec Hippolyte Passy, Louis Passy et Wolowski, que la population a augmenté rapidement dans plusieurs pays sans que les conditions de vie aient diminué. La théorie de Malthus est alors de plus en plus rejetée. À la fin du xixe siècle, les libéraux la rejettent presque tous. Ainsi, dans le débat se déroulant à la Société d’économie politique sous le titre « De la population » (SEP, mars 1890, p. 415-435), les économistes sont d’accord : Malthus a généralisé des observations qui se passaient à son époque. Les citations suivantes de Levasseur et Juglar illustrent bien le propos : « Si […] on prend à la lettre la double proposition de Malthus […] on est d’accord avec la véritable pensée de Malthus, mais on ne l’est pas avec les faits. Or les faits sont les éléments de la connaissance en cette matière. Malthus est excusable de ne pas les avoir connus ; car la statistique ne les a recueillis d’une manière méthodique […] que dans le cours de notre siècle. » (Levasseur in SEP, mars 1890, p. 420) ; « Malthus a écrit son livre en ayant sous les yeux le tableau de ce qui se passait en Irlande et il a malheureusement généralisé. » (Juglar in SEP, mars 1890, p. 427). – Seul Alphonse Courtois se dit disciple de Malthus, pour lui la théorie est plus générale, elle montre qu’il ne faut pas laisser les moyens de consommation augmenter quand les moyens de production n’arrivent pas à suivre. Le débat à la fin du xixe siècle porte sur le fait de savoir s’il faut ou non retenir une partie des idées de Malthus. Alors que Neymarck rejette la totalité de la théorie de Malthus, Henri Baudrillart ou Frédéric Passy retiennent le côté moral de la théorie, comme le montre cette citation de Baudrillart : « [J’]y souscrit seulement en ce sens, qu’il sera toujours sage de ne pas s’aventurer dans des mariages trop précoces sans espoir fondé d’élever une famille avant d’avoir réalisé quelques épargnes ou d’avoir en soi-même des chances sérieuses de pouvoir y suffire. » (Baudrillart in SEP, mars 1890, p. 424-425). Colson rejette lui aussi la théorie de Malthus en expliquant que la population augmentait vite en Angleterre dans la deuxième moitié du xviiie siècle parce que le travail des jeunes enfants donnait des ressources et que les paroisses devaient entretenir les familles pauvres. Cela ne signifie pas que les facilités immédiates pour élever les enfants et l’insouciance des parents sur leur avenir constituent les conditions nécessaires de la vie sociale. L’augmentation de la population varie avec les époques et les pays. L’augmentation des naissances jusqu’au nombre limite d’enfants qu’une famille peut élever est exceptionnel. De plus, les progrès de l’agriculture ont eu lieu, notamment avec le développement des transports, l’augmentation des subsistances ne suit alors pas une progression arithmétique. Elle peut être plus rapide ou plus lente. Ainsi, la crise agricole de la fin du xixe siècle a eu pour cause le fait que les produits issus de l’agriculture augmentaient plus vite que la population. Cette abondance des produits agricoles n’a d’ailleurs pas augmenté la population. Au contraire, l’augmentation du bien être de la population a donné une baisse de la natalité. Colson pense également que cette erreur est due à une généralisation des faits observés à l’époque, ce qui illustre pour lui que la seule observation ne peut pas être utilisée pour dégager des lois en économie.
8 Vice-président de la Société d’économie politique de 1905 (SEP, mai 1905) à sa mort en 1921 (SEP, octobre 1921).
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-09094-6
- EAN: 9782406090946
- ISSN: 2261-0979
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09094-6.p.0147
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-05-2020
- Language: French