Rubrique livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Saison. La revue des séries
2023 – 2, n° 6. L’année 2013 - Auteur : Deroide (Ioanis)
- Pages : 107 à 111
- Revue : Saison. La revue des séries
Vincenzo Borlizzi, La série Normal People : arrière-plans littéraires et mise en scène, Paris, Honoré Champion, 2023.
Normal People (BBC Three / RTÉ One / Hulu) est une mini-série qui rencontra un succès public et critique au printemps 2020 dans le contexte très spécifique des premiers confinements décrétés pour enrayer la propagation de l’épidémie de CoViD-19.
Comme Vincenzo Borlizzi l’explique dès le premier paragraphe de son introduction (p. 7), son livre « entend comprendre comment fonctionne la mise en scène » de cette fiction en étudiant le dialogue que celle-ci entretient avec deux textes : d’une part, le best-seller éponyme dont elle est adaptée, sachant que l’autrice de celui-ci, la romancière irlandaise Sally Rooney, a été impliquée dans l’écriture de la série, et d’autre part les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes (1977). Cela suffit à assurer de l’originalité d’un tel projet.
En effet, si les études d’une série sous l’angle de l’adaptation de l’œuvre littéraire dont elle est issue ne sont pas rares, elles s’intéressent la plupart du temps à des auteurs ou autrices classiques dont les romans les plus connus ont inspiré à plusieurs reprises des adaptations télévisées et sont pour ainsi dire perpétuellement d’actualité : Charles Dickens ou Jane Austen pour n’en citer que deux parmi les Britanniques. La comparaison d’une série et de son roman source est bien plus rare dans le cas où les deux œuvres sont chronologiquement proches (le roman Normal People a été publié en 2018) ou, plutôt, elle est fréquemment établie dans des textes relativement courts – articles journalistiques ou académiques, chapitre d’un ouvrage – mais presque jamais à l’échelle d’un livre entier. Dans le cas des films de cinéma, au contraire, nombreux sont les ouvrages consacrés à les confronter aux œuvres littéraires dont ils sont adaptés.
La seconde mise en relation, avec un essai célèbre (Fragments d’un discours amoureux a été le plus grand succès de librairie de Barthes), est également inhabituelle. La convocation de références littéraires, philosophiques ou tirées des sciences humaines pour éclairer des séries est 108certes courante, elle a même participé à la légitimation des séries auprès du grand public francophone dans un filon éditorial dont l’origine fut le Philosophie en séries de Thibaut de Saint Maurice (Ellipses, 2009). Cependant, la lecture d’une série particulière à la lumière d’un texte particulier ne l’est pas.
Il est encore une originalité du livre de V. Borlizzi qui doit être signalée : sa méthode d’analyse est chronologique, souvent linéaire au sens où l’on parle d’analyse linéaire (ligne par ligne) dans les études littéraires, une approche qui trouve son équivalent audiovisuel dans l’analyse plan par plan (p. 14). Là encore, le contraste est grand avec les ouvrages consacrés à des longs-métrages de cinéma où ce mode d’analyse est traditionnel et encore pratiqué aujourd’hui : en 2023 par exemple, Frédéric Zamochnikoff y a eu recours dans son livre Amityville, la maison du diable : mettre en scène concrètement la hantise,publié par Lettmotif dans sa collection « Analyse filmique ». Dans le monde des études sur les séries, cette démarche est très rare car on lui préfère presque toujours une structuration de la réflexion selon des axes thématiques transversaux, méthode que V. Borlizzi écarte au contraire ici car il veut respecter « la prééminence de la temporalité de la sérialité » (p. 13) de Normal People, une fiction qui, on l’a dit, est une mini-série, terme trompeur en réalité puisqu’il désigne un feuilleton de courte durée, aux arches narratives peu nombreuses. L’auteur résume ainsi le récit principal de Normal People, au demeurant très classique, qui se déroule sur 12 épisodes d’une demi-heure :
Deux êtres […] tombent amoureux l’un de l’autre et traversent chacun un chemin de croix avant de retrouver l’autre d’une manière encore plus poignante. Pourtant, la conjoncture des deux êtres dure peu, le temps qu’un autre malentendu ne surgisse, ou qu’une autre séparation ne survienne (p. 11)
S’il y a donc répétition des ruptures et retrouvailles (c’est l’élément sériel), c’est bien l’évolution des personnages et de leur relation qui prime, soit l’élément feuilletonnant, à suivre, d’autant plus que les deux protagonistes, Connell et Marianne, sont saisis dans leurs années de formation, au lycée et à l’université. Encore faut-il nuancer en ajoutant que l’abondance des flashbacks dans la série produit un jeu complexe de correspondances – étudiées avec le plus grand soin par l’auteur – qui complexifie sensiblement cette disproportion du répétitif et du nouveau.
109À l’évidence, dans la plupart des autres séries, trop longues, trop répétitives, cette analyse plan par plan serait impossible et on lui préfère légitimement une analyse thématique éventuellement complétée par l’examen précis de certaines séquences. Il n’en demeure pas moins qu’elle pourrait être conduite plus fréquemment, en particulier pour les mini-séries contemporaines les plus remarquées, qui se targuent souvent de qualités cinématographiques : Queen’s Gambit, Chernobyl ou Watchmen par exemple.
À propos de cinématographie, il est à noter qu’avec Normal People, V. Borlizzi n’a pas choisi la plus spectaculaire ou singulière des esthétiques, ce qui rend sa démarche d’autant plus exigeante, attachée à l’étude « à la loupe » (p. 14) de motifs parfois ordinaires, du moins à première vue, comme celui « des mains des deux protagonistes, qui se cherchent et se serrent à maintes reprises dans la série » ou de leurs regards qui modèlent l’espace de nombreuses scènes (p. 16). Néanmoins, on se souvient que la mise en scène de la série a récolté des commentaires élogieux, dans la presse et sur les réseaux sociaux, en particulier concernant les nombreuses scènes de sexe, contrastant avec les critiques formulées sur ce point contre Game of Thrones ou plus récemment The Idol, dans un contexte contemporain particulier : celui d’un double mouvement contradictoire de raréfaction des scènes de sexe à l’écran (notablement dans le cinéma mainstream) et de surenchère dans leur représentation dans certaines séries, la plupart d’entre elles produites par HBO, ainsi que d’une plus grande attention portée à la dimension éthique de cette représentation à la lumière d’une remise en cause du regard masculin dominant. Concernant Normal People, ces commentaires ont même tourné au fétichisme dans le cas de la fine chaîne en argent que porte Connell autour du cou, mise en valeur par la caméra dans les scènes d’intimité amoureuse, et devenue le titre d’un compte Instagram fort de plus de 100 000 abonnés (@connellschain).
À la lecture, la démarche extrêmement attentive et minutieuse de V. Borlizzi ne manque pas de séduire ni d’impressionner. Quand plus d’une page est consacrée à l’étude d’un plan, ce qui est fréquemment le cas au cours du livre, on pénètre assurément dans le détail de l’écriture et de la mise en scène et l’on a bien des occasions de féliciter l’auteur de son choix, approprié à une série si proche de ses personnages, si attentive 110à leurs gestes, à leurs regards, à leurs paroles et à leurs silences. On peut aller jusqu’à saluer la discipline qu’il s’impose pour mener à bien son projet de lecture sur 350 pages sans céder à la tentation de la digression, fût-elle facile voire pertinente. C’est ainsi qu’aux pages 255-256, l’auteur, tout à son analyse des lignes parallèles (un motif récurrent dans la série) tracées par les deux personnages principaux à vélo dans la campagne italienne (épisode 8), ne mentionne qu’en quelques mots « la discussion des jeunes protagonistes goûtant une glace dans le centre du village » non loin de la maison où Connell a rejoint Marianne pour les vacances. Pourtant, cette discussion, au cours de laquelle ils abordent pour la première fois de front la question des inégalités sociales à l’origine et au cœur de leur relation, qui a pu commencer parce que la mère de Connell travaillait comme femme de ménage chez celle de Marianne, a fait l’objet de très nombreux commentaires qui relevaient parmi les premières qualités de la série sa clairvoyance sociologique.
Pour passionnante qu’elle puisse être, la lecture de ce livre n’est pas aisée pour qui n’aurait pas très bien en mémoire les épisodes ou n’aurait pas la possibilité de les voir à nouveau, livre en main. À ce propos, l’absence de photogrammes paraît préjudiciable. À titre de comparaison, le livre sur Amityville cité plus haut propose 1 200 photogrammes. Un nombre certes très élevé puisque pour un film durant un peu moins de deux heures, il donne en moyenne plus de 10 photogrammes par minute ! Sans prétendre à une telle exhaustivité, quelques dizaines d’images tirées de la série auraient fourni un appui salutaire au texte. Tout au plus peut-on se consoler en remarquant que pour servir une analyse qui scrute les mouvements plus que les poses, ce sont des extraits vidéos qu’il aurait fallu adjoindre au livre, ce qui soulève des problèmes pratiques et juridiques auxquels la seule solution aujourd’hui offerte reste celle du visionnage de la série livre en main que nous évoquions à l’instant.
Le fait que l’ouvrage ait paru chez Honoré Champion, spécialisé en littérature, linguistique, philosophie, histoire, musique, mais pas en études audiovisuelles, explique sans doute aussi l’absence d’images. Réjouissons-nous néanmoins qu’un tel ouvrage ait pu être ajouté à leur catalogue, comme avant lui le Sérialité et transmédialité de Claire Cornillon (2018) qui faisait une large place aux séries : on y verra un signe supplémentaire de la légitimation des études sur les séries qui 111trouvent aujourd’hui à paraître dans toutes sortes de maisons, des plus vénérables aux plus pop. Le revers de la médaille, puisqu’il y en a un, étant que cette dispersion sous une multitude d’enseignes ne favorise pas la visibilité de ces études aussi efficacement que le feraient quelques collections bien identifiées et régulièrement nourries comme les éditions Huitième Art dans les années 1990 ou la « série des séries » aux PUF dans les années 2010.
Ioanis Deroide
- Thème CLIL : 3652 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Actualités, Reportages -- Média, Télévision, Presse, Radio, Edition, Internet
- ISBN : 978-2-406-16070-0
- EAN : 9782406160700
- ISSN : 2780-0377
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16070-0.p.0107
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/01/2024
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français