Rubrique livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Saison. La revue des séries
2022 – 2, n° 4. Géographies imaginaires - Auteur : Pinel (Élodie)
- Pages : 145 à 148
- Revue : Saison. La revue des séries
Reed Hastings et Erin Meyer, La règle ? Pas de règles ! Netflix et la culture de la réinvention, Paris, Harper Collins, Poche, 2022 (2020).
Le titre de l’ouvrage co-écrit par Reed Hastings, co-fondateur de Netflix, semble prometteur. Il ne s’agit pourtant pas d’un livre sur la ligne éditoriale de la plateforme, créée en 1997, qui a révolutionné le monde de l’industrie cinématographique et audiovisuelle, mais d’un propos sur le management et la « culture » de cette entreprise. Les deux sujets sont toutefois étroitement liés, car des anecdotes sur le choix ou le développement de séries sont livrées comme des cas exemplaires et symptomatiques des résultats positifs d’un management innovant.
Le lien entre succès entrepreneurial et « modèle Netflix » est plutôt bien établi dans nos perceptions de cette plateforme. Lorsque le parcours du directeur général de Netflix, Ted Sarandos, est évoqué c’est sous une forme sérielle : « Si Netflix devait créer une mini-série sur Ted Sarandos, son directeur général du contenu, aujourd’hui multimillionnaire, on le découvrirait sûrement, enfant dans les années 1960, assis en tailleur devant l’écran bleuté de la télévision dans un quartier pauvre de Phoenix, Arizona, étranger au chaos semé par ses quatre frères et sœurs autour de lui » (p. 31). Les success stories, qui traitent d’enrichissement et d’accès au pouvoir, sont en effet au centre de plusieurs des mini-séries les plus regardées de la plateforme, comme Narcos ou House of Cards. La ligne que suit et que défend Netflix, c’est celle du rêve américain, du self-made man (and woman), peu importe que le succès en question en passe par la criminalité et la corruption.
Le modèle de management promu par l’entreprise place quant à lui en son centre la créativité : pour la nourrir et l’entretenir, il faut beaucoup d’autonomie, de flexibilité, de liberté. Cela implique une absence de contrôle, de validation, mais aussi un emploi du temps laissé à la libre appréciation de chacun, de la confiance, et de la transparence. Somme toute, il s’agit de traiter ses subordonnés en collaborateurs et de les considérer comme des adultes responsables. Netflix fait ainsi le pari de la confiance, quitte à essuyer quelques plâtres ; cette perte 146est considérée comme négligeable au regard des profits générés. Mais ce modèle ne fonctionne qu’avec ce que le livre désigne comme des « talents », plus particulièrement des talents hors normes. Traiter les N-1 en pairs ne fonctionne donc qu’avec des personnels capables d’être des N+1. L’ambition de Netflix est ainsi d’embaucher les meilleurs et de se donner les moyens de les garder en bonne intelligence, autrement qu’en exigeant une loyauté à tout prix. Non pas que le personnel de Netflix ne soit incité à être « corporate », mais que le fait que quelqu’un soit courtisé par d’autres entreprises n’est pas vu comme défavorable, au contraire. C’est le signe que cet employé a de la valeur et une « cote », cote qu’il est nécessaire d’évaluer et d’ajuster en permanence.
En quoi cette culture d’entreprise propre à Netflix, et qui a fait grincer des dents ou a, au contraire, inspiré d’autres structures, dit-elle quelque chose de sa production audiovisuelle ? Sur le plan de la ligne éditoriale, il s’agit aussi pour Netflix d’augmenter l’exigence de qualité. Ce que mettent en avance les co-auteurs de cet ouvrage, c’est que les séries produites par Netflix sont, soit les plus regardées, comme Stranger Things (p. xviii), soit ont été primées, comme La Casa de Papel (p. xx). « Aux États-Unis, ces dernières années, Netflix a reçu plus de 300 nominations aux Emmy Awards, remporté de nombreux Oscars. Ses dix-sept Golden Globes, plus que n’importe quelle autre chaîne ou service de streaming, lui ont permis en 2019, de décrocher la première place dans le classement national annuel du Réputation Institute, en tant qu’entreprise la plus estimée d’Amérique » (p. xix).
Fort de ce succès éclatant, l’ouvrage présente les arcanes de son management comme un modèle transposable à d’autres entreprises, par-delà les GAFAM et les start-up du numérique de la Silicon Valley. Netflix a révolutionné la rétribution des producteurs, qui rentrent dans leur frais dès l’achat par la plateforme là où la rémunération proportionnelle au nombre d’entrées peut mettre en difficulté ; la plateforme a aussi bouleversé, en France, la chronologie des médias en France, réduisant le temps entre la diffusion en salle et la mise à disposition sur les plateformes numériques de 36 mois à 17 en 2022. Mais ce sont aussi l’écriture et le format des séries qui ont été réinventées. En encourageant le binge-watching, Netflix a sorti la série du rendez-vous périodique rassemblant une communauté. Avec le développement du format des mini-séries à regarder en ligne, le lien à une communauté doit être généré d’une 147autre manière, tant il reste au cœur de l’engouement pour un produit de divertissement culturel. Cette autre façon de fédérer passe par le choix de sujets, de castings, de ton.
Si l’on explore dès lors cet ouvrage par la mention des séries, on trouvera parmi les premières Blacklist (p. 32) : à propos de cette série, lors d’une réunion, un subordonné prend la liberté de contester une décision de Ted Sarandos. La leçon de management qui en est tiré est la suivante : « le jour où tu garderas pour toi tes commentaires parce que tu crains pour ta popularité, alors il faudra que tu quittes Netflix »… La série Stranger Things, elle,fait l’objet de plusieurs mentions. Est d’abord indiqué que sa commande était le premier « fait de gloire » d’une nouvelle recrue, Brian Wright, auparavant vice-président senior chez Nickoledeon. La deuxième mention loue la « densité de talents » Netflix comme étant au cœur du succès de la série : « Nous avons réussi à produire Stranger Things car les membres de cette équipe étaient tous extraordinairement compétents. » Ainsi plusieurs personnels ont-ils rempli une mission différente de celle qui leur était impartie au nom de la réussite de l’entreprise. « Laurence, aux finances, était censée surveiller l’argent. Mais tout en gérant en professionnel sa mission d’origine, il a endossé le rôle de producteur exécutif, y consacrant la totalité de son temps libre » (p. 96). Cette assertion semble a priori contradictoire avec l’injonction de laisser aux employés des congés illimités. Elle exemplifie pourtant tout à fait le mot d’ordre donné au même chapitre : « Agissez au mieux des intérêts de Netflix » (p. 73). Sa formulation évoque l’impératif catégorique de Kant, revisité pour la prospérité de l’entreprise.
La lecture de l’ouvrage ne peut empêcher de faire question. En lisant des phrases comme « Chez Netflix (…) nous vivons dans une bulle d’excellence dans laquelle tout le monde est ultra-performant. (…) Les gens se remettent en question les uns les autres, ils construisent des arguments et chacun pris séparément est presque plus intelligent que Stephen Hawking », on se demande où est passée l’humilité nécessaire à l’acceptation de la critique pourtant prônée en permanence, et qui constitue une clé du management contemporain…
Car une question reste en suspens : le modèle managérial de Netflix est placé sous le signe de la créativité et de l’excellence ; est-il pour autant placé sous celui de l’éthique et du bien-être au travail ? Les employés ponctuellement moins performants sont licenciés, le principe en étant 148assumé comme nécessaire au maintien d’une productivité maximum… Au-delà des changements opérés dans le monde de l’industrie cinématographique et audiovisuelle, Netflix entend donc, avec cet ouvrage, diffuser sa « culture d’entreprise » autour du monde (p. 298), en tenant compte des ajustements nécessaires à chaque pays. Ce nouvel objectif est donné dans des termes qui rappellent le prosélytisme évangélique : « Répandez la bonne parole partout dans le monde ! » est ainsi le titre du chapitre 10 (p. 301).
Mais la transparence prônée par Netflix n’est évidemment de mise qu’en interne. Si cet ouvrage permet de comprendre quelles sont les stratégies de développement techniques ou éditorial de l’entreprise, en revanche l’accès à la culture d’entreprise propre à Netflix permet de saisir à quel point la proposition entrepreneuriale qu’elle présente est bien celle d’une « réinvention », c’est-à-dire d’une flexibilité et d’un renouvellement permanents. Il est pourtant à noter que la marque au N rouge subit, depuis la crise sanitaire, un contrecoup : la revue professionnelle Le film français indique dans son numéro du 8 juillet 2022 que Netflix vient de procéder à « deux vagues de licenciements » et à une réflexion sur l’intégration de publicités. « On assiste à moins d’annonces ronflantes depuis quelques mois, et le temps de la critique est venu », précise Laurent Cotillon, directeur exécutif du magazine, qui indique également que Netflix reste le service préféré des Américains, à 31 %, mais qu’il est talonné par HBO Max, à 19 %, concurrent qui arrive en première position en termes de valeur perçue, à 85 %, là où Netflix n’obtient que 65 %.
Si Netflix prône bien une « culture de la ré-invention », il semblerait bien que le temps de se réinventer est venu.
Élodie Pinel
- Thème CLIL : 3652 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Actualités, Reportages -- Média, Télévision, Presse, Radio, Edition, Internet
- ISBN : 978-2-406-14628-5
- EAN : 9782406146285
- ISSN : 2780-0377
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14628-5.p.0145
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/02/2023
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français