Rubriques livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Saison. La revue des séries
2022 – 1, n° 3. varia - Auteurs : Charles (Nicolas), Deroide (Ioanis)
- Pages : 123 à 128
- Revue : Saison. La revue des séries
Cyril Gerbron, The Young Pope, la tiare et l’image, Tours, Presses Universitaires François Rabelais, collection Sérial, 2021.
The Young Pope, paru dans la collection Sérial des Presses Universitaires François Rabelais, est un ouvrage posthume de Cyril Gerbron, spécialiste de l’Histoire de l’art religieux à la Renaissance. Stéphane Rolet, directeur de la collection a souhaité le publier malgré le décès prématuré de son auteur, alors même que l’ouvrage n’était qu’à l’état de manuscrit. Tout le travail d’édition et de création de l’ouvrage a été effectué sans l’auteur, ce qui a ralenti tout le processus de production de ce titre. La série The Young Pope, évoquant la papauté à Rome est exceptionnelle, car il y a peu de séries basées sur le fait religieux ou même sur l’Église catholique. On se souvient de la série Ainsi soit-il, mais ce n’était pas du tout la même chose car elle présente la vie de jeunes séminaristes et non pas celle des dirigeants de l’Église, une série donc plus au « ras du sol » c’est-à-dire plus proche du quotidien des desservants, ce qui n’est pas le cas de The Young Pope. Il y a eu aussi la déclinaison sérielle du Nom de la rose, inspirée du roman d’Umberto Eco, mais l’action se passait au Moyen Âge et non pas à l’époque contemporaine.
La série The Young Pope frappe les spectateurs par la présence continue et constante des œuvres d’art à l’écran. Le générique lui-même est saturé d’images où l’art est représenté sous différentes formes. Les épisodes mettent constamment en scène des fragments d’œuvres, voire des œuvres entières : peintures, sculptures, œuvres contemporaines ou anciennes, elles sont omniprésentes à l’écran. Cyril Gerbron a été sensible à tout cela, à cette relation des œuvres d’art entre elles, au pouvoir des images de la série sur le spectateur, mais surtout au pouvoir sur la série elle-même d’images existantes qui ont stimulé sa création. Cyril Gerbron a toujours été subjugué par l’aspect anthropologique des œuvres d’art : il avait fait une thèse sur Fra Angelico intitulée « Liturgie et mémoire ». Il y cherchait à comprendre le pouvoir des images sur la liturgie catholique à la Renaissance car, dans les musées, 124les œuvres apparaissent complètement décontextualisées. Il a réfléchi, dès ce travail de thèse, à comprendre comment ces peintures servaient à favoriser la production d’autres images, mentales celles-là, chez les croyants comme chez les clercs. Cyril Gerbron s’intéressait aussi aux séries télévisées : il avait ainsi rédigé un article sur la question religieuse dans Orange is the new black1.
The Young Pope est un ovni sériel, donc. Au moment où il écrit son ouvrage, il n’y a pas de suite prévue : le présent volume doit donc être compris par le lecteur comme un essai qui porte sur un tout achevé2. C’est aussi une série d’auteur, ce qui a aussi plu aux directeurs de collection, comme d’ailleurs le fait qu’elle ne soit pas issue du monde anglo-saxon mais italienne. C’est une série de Paolo Sorrentino, chef de file du cinéma italien d’aujourd’hui. Elle est très complexe et l’ouvrage en propose une lecture originale, où les images religieuses sont une des clés de la compréhension car elles permettent une visualisation de la pensée du personnage principal The Young Pope commence par l’élection d’un nouveau pape, jeune (47 ans), américain, élu car la Curie le pense manipulable. La première saison suit ce nouveau pape (d’où le titre de la série) pendant la première année de son pontificat, de son élection au moment où il tombe dans le coma à la fin de la saison.
Compte tenu de la spécialité de Cyril Gerbron, historien de l’art, les images sont au cœur de l’étude de ce dernier dans l’ouvrage, mais il faut aussi comprendre qu’elles sont au cœur de la série de Sorrentino. Dans cette série, l’image n’est pas seulement générée par la caméra, elle est aussi génératrice d’autres images dans l’esprit du spectateur c’est-à-dire que celui-ci voit bien sûr les images de la série, mais, en même temps, elle montre des œuvres qui ont servi de source créatrice à de nombreux artistes comme au réalisateur lui-même. Sorrentino explique que l’idée de la série lui est venue à partir de la vision d’une image qui n’existe pas, qui est de l’ordre du rêve. Dans celle-ci, Jean Paul II, tout de blanc vêtu, skie entre des croix noires. Celle-ci a été suscitée par plusieurs images réelles de ce pape très sportif au début de son pontificat dans les années 1980. Sorrentino a fait un travail mental 125de réarrangement et de re-sémantisation des images qui est à l’origine de la création de la série.
Le présent volume ne se veut pas exhaustif : ce n’est pas une monographie qui aborde tous les aspects de la série. Il y a des aspects absents comme par exemple le Massacre des innocents dans le premier épisode où on voit un grand nombre de nouveaux-nés morts, et un bébé qui rampe sur les autres : le nouveau pape en train de rêver. Le Massacre des innocents est une référence biblique évidente que Cyril Gerbron n’étudie pas car ce n’est pas au cœur de sa démonstration, comme d’ailleurs la musique du générique, une reprise de Bob Dylan où il est question de la chute de Babylone. Mais son essai est particulièrement stimulant pour la réflexion, en particulier sur le pouvoir des images dans la série. Il montre que les images sont au cœur de l’écriture sérielle car elles invitent à la réflexion quand on regarde la série. Il les étudie ici en détail pour nous inviter à comprendre toute la complexité de l’œuvre de Sorrentino. Dans ce générique, un modèle du genre, c’est le parcours que déroule sous nos yeux la marche du nouveau pape Pie XIII à partir d’images-clés sur des aspects de la vie qui taraudent le personnage principal liées à des tableaux religieux célèbres que l’on retrouve au Vatican. Dans toute la série, les œuvres suscitent donc les interrogations du spectateur et rappellent en même temps les interrogations que se pose le personnage principal. Il y a donc ici, comme le montre dans son ouvrage Cyril Gerbron, une double narration de l’image, directe et indirecte qui agit de façon différente chez le spectateur : faire avancer la narration sérielle mais aussi susciter son interrogation sur le sens de la série. Dans cette série, il n’y a pas d’œuvre d’art qui est là par hasard, tout a été calculé par le réalisateur pour nourrir la narration sérielle. Grâce à une succession d’images savamment orchestrées Sorrentino crée une série à part sur le plan visuel, une série à l’esthétique si particulière que retranscrit ici très bien Cyril Gerbron.
The Young Pope est un ouvrage à part, de par l’histoire, tragique, de sa conception mais aussi et surtout par l’angle choisi par l’auteur pour nous faire voyager mais aussi nous interroger à partir de cette série si particulière. Il nous fait nous interroger sur notre façon de regarder les images, de regarder les séries. Il nous fait comprendre aussi qu’une série c’est un objet filmique où le réalisateur a le temps, plus qu’au cinéma, de développer son propos. L’épaisseur du temps est au cœur de 126l’écriture sérielle et Cyril Gerbron nous montre comment dans cette série les images, de par la longueur de leur analyse, sont essentielles pour Sorrentino. Un ouvrage, comme la série, qui est à découvrir.
Nicolas Charles
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Virginie Martin, Le Charme discret des séries, Paris, humenSciences, coll. Débat, 2021.
Ce livre est desservi par son titre. Celui-ci évoque deux objets très différents : le film de Luis Buñuel (Le Charme discret de la bourgeoisie, 1972) et le titre français du récent best-seller de Giulia Enders sur « un organe mal aimé » (Le Charme discret de l’intestin, 2015 pour la traduction française). Or, tous deux sont très éloignés, à tous points de vue, de l’ouvrage de Virginie Martin qui, comme l’indique la quatrième de couverture, s’attache à montrer que les séries « influencent notre façon de voir le monde [et] participent d’un soft power mondial à l’ampleur inédite ».
Plutôt que celle de « charme », c’est la notion de pouvoir qui donne son unité au livre et lui fait rejoindre d’autres publications récentes sur ce thème, notamment un hors-série du magazine Le Point3 et un ouvrage collectif consacré aux séries politiques4. La première partie (« Les séries : un objet puissant ») est assez isolée du reste de l’ouvrage en ce qu’elle s’intéresse au pouvoir que les séries ont sur nous. Elle s’appuie sur des références de sociologie, psychologie et neuro-sciences et mobilise des 127concepts comme « storytelling », « addiction », « stimulus » ou « hypnose » (p. 13-42). L’autrice justifie rapidement ce point de départ en soulignant dans l’introduction que c’est parce qu’elles parlent à « notre intelligence émotionnelle » (p. 10) que les séries ne sont pas seulement de « charmantes distractions » (p. 10) mais bien « un moyen, un incubateur, un influenceur et même un diseur d’avenir » (p. 11).
C’est dans les quatre parties suivantes que le livre dévoile son propos principal : aborder les séries comme des objets – produits, outils voire armes – politiques et géopolitiques. Sur 222 pages au total, les 150 environ qui forment le cœur de l’ouvrage sont divisées en 23 courts chapitres qui abordent une grande diversité de pays et, même si l’on est frustré que chaque étude de cas ne soit pas plus développée, c’est un plaisir de lire un livre sur les séries qui va chercher ses exemples en Turquie, en Israël, au Japon, au Nigeria ou en Inde, et pas seulement aux États-Unis et en Europe de l’ouest.
Ainsi le chapitre 8 (dans une partie intitulée : « Bras de fer géopolitique et séries ») remarque que les séries constituent « un très bel exemple de diffusion culturelle Sud-Sud » (p. 60), les telenovelas latino-américaines s’exportant bien – et depuis longtemps – en Afrique, où elles sont entrées notamment par les pays lusophones (Angola, Cap-Vert) qui étaient des destinations évidentes pour les fictions brésiliennes. Le chapitre 5, quant à lui, s’appuie sur l’indienne Leila et la turque Bir Başkadir pour montrer comment Netflix s’oppose à sa manière respectivement aux projets de « grande Turquie néo-ottomane d’Erdogan » (p. 50) et à la politique « national-populiste » de Modi (p. 181).
La troisième partie (« Les séries comme ouverture aux mondes ») examine le pouvoir qu’ont les séries de remettre en cause certaines de nos normes en multipliant les exemples de cet « univers plus ouvert [qui] semble [y] être proposé » (p. 66) : « un univers fait de femmes, cis ou non, de sexualités hétérosexuelles ou homosexuelles, de personnages racisés, de protagonistes plus ou moins âgés […] Et en matière de représentations, on sait combien cela compte ». Les deux dernières parties s’intéressent chacune à un genre : la quatrième aux séries politiques (« celles qui parlent pouvoir, actions publiques et élections », p. 112) et la cinquième aux séries dystopiques, vues comme des « lanceuses d’alerte » (p. 155).
Les très nombreuses séries citées dans ces trois parties, et dans l’ensemble de l’ouvrage, sont très majoritairement des productions dont 128la première diffusion est postérieure à 2010. Dans la « série-graphie » qui figure à la fin de l’ouvrage, seule une trentaine de séries sont antérieures à cette date, sur plus de 160 en tout. Même si l’on comprend le choix de se concentrer sur la production récente, d’ailleurs pléthorique, on peut regretter qu’il tende à faire croire que les séries ne « peuvent […] nous éveiller » (quatrième de couverture) que depuis l’essor de Netflix. Dans la partie 3, par exemple, il aurait été utile de rappeler que dès les années 1970-1980, des séries américaines et britanniques ont choisi comme protagonistes des vieilles (Golden Girls) et des vieux (Dad’s Army), ou se sont construites autour d’une distribution principale faite quasi-exclusivement d’actrices et d’acteurs noirs (The Jeffersons), puis à partir de la fin des années 1990 des homosexuels hommes et femmes (Queer as Folk, The L Word). Dans la partie 5, on aurait pu rappeler que la dystopie à la télévision remonte à la fin des années 1950 (The Twilight Zone) et que si certaines séries post-apocalyptiques très contemporaines (l’autrice cite la coréenne My Secret Terrius et la russe To The Lake, p. 158-159) paraissent « visionnaires » sur la crise sanitaire actuelle, on pourrait en dire presque autant de Survivors, mise à l’antenne sur BBC1 en 1975, et qui se déroule dans un monde décimé par une pandémie d’origine chinoise diffusée par le transport aérien.
Il ne s’agit pas de minimiser le caractère novateur des productions récentes en disant que tout a déjà été fait avant : Orange Is The New Black n’est pas un épigone du Cosby Show. On voudrait seulement rappeler que les séries avaient un pouvoir d’« ouverture » ou une fonction de « lanceuses d’alerte » avant l’âge des plateformes et de la légitimation culturelle globale.
Il n’en reste pas moins que le livre de Virginie Martin apporte sur le fond une contribution notable à l’étude politiste des séries. De plus, dans le paysage éditorial sur les fictions télévisées, il aide à réduire le déséquilibre encore existant entre une majorité de publications monographiques (ou de recueils d’articles monographiques) et une minorité de travaux de synthèse qui permettent de rapprocher dans un même chapitre des séries de genres et de pays différents.
Ioanis Deroide
1 La question religieuse dans « Trust No Bitch » (Orange Is the New Black, S3E13), Débordements, mis en ligne le 27 janvier 2018 http://www.debordements.fr/La-question-religieuse-dans-Trust-No-Bitch.
2 Il y a eu depuis une suite, mais l’ouvrage a été rédigé avant sa sortie n’étudie que cette première saison.
3 « Le pouvoir expliqué par les séries », hors-série « Le Point Pop », no 7, Le Point, novembre 2020.
4 Lefebvre, Rémi et Taïeb, Emmanuel, Séries politiques : Le pouvoir entre fiction et vérité, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, collection « Ouvertures politiques », 2020, 192 p.
- Thème CLIL : 3652 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Actualités, Reportages -- Média, Télévision, Presse, Radio, Edition, Internet
- ISBN : 978-2-406-13299-8
- EAN : 9782406132998
- ISSN : 2780-0377
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13299-8.p.0123
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/06/2022
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français