Préface
- Prix Jacques-Handschin de la Société suisse de musicologie (SSM) 2015
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Saisir le mouvement. Écrire et lire les sources de la belle danse (1700-1797)
- Auteur : Guisgand (Philippe)
- Pages : 11 à 16
- Collection : Fonds Paul-Zumthor, n° 3
Préface
Lorsque Dóra Kiss m’a sollicité pour cette préface, j’aurais pu lui rétorquer que, n’ayant pour toute compétence en histoire de la danse que ma culture chorégraphique et n’étant pas non plus un spécialiste des systèmes de notation, je m’interrogeais sur le bien-fondé de sa demande. Mais j’ai préféré suivre son intuition – avec raison, car en lisant son livre, j’ai compris que quelque chose m’y regardait doublement, et qui relevait – au delà de son sujet même – de notre champ de recherche commun, à savoir les études en danse, encore si jeunes à l’aune des Humanités.
Regard vers le chercheur tout d’abord. Car cet ouvrage, d’une rigueur intellectuelle remarquable, trouve sa place dans le débat ré-ouvert depuis quinze ans sur les questions notationnelles en danse. Il s’inscrit de façon emblématique en contrepoint d’un livre plus ancien où deux auteurs – à propos de Labanotation – avaient un peu maladroitement, c’est-à-dire sans preuve et de façon apologétique, imposé l’idée que la notation était affaire d’interprétation. Dóra Kiss au contraire, par ses va-et-vient entre hypothèses théoriques et incorporations méticuleuses, dévoile le caractère indispensable de ce type de démarche. En scientifique, elle nous conduit à voir la danse potentielle que recèle toute partition. La notation Beauchamps-Feuillet, comme d’autres tentatives de notation, est donc loin de constituer « une graphie qui ne dit rien » – comme le suggère de façon polémique Frédéric Pouillaude dans Le Désœuvrement chorégraphique. Dóra Kiss montre par exemple en quoi le recours à l’écriture permet d’unifier les pratiques (discours, graphies, encodages). Ce faisant, elle rappelle combien le danseur-lecteur – loin d’être un simple exécutant soumis au chorégraphe ou au texte partitionnel – est avant tout un critique. Rappelant au passage l’obsolescence du couple théorie/pratique dans une activité relevant davantage d’une alternance entre phases immersives (taking in/out) et distanciées (be over), le livre impose une vision du questionnement où, pour répondre aux problèmes
que la recherche pose, la seule voie satisfaisante réside dans le fait de se mettre à danser. Ainsi l’auteure met-elle en scène un explorateur tout à la fois danseur et chercheur.
Regard vers l’analyste chorégraphique aussi ; car comment ne pas relever la similitude des titres de sa recherche et de la mienne (ma thèse s’intitulait « Lire le corps : une voie interprétative » et mon habilitation à diriger des recherches « Lire et écrire les danses actuelles ») ? Trop pour une simple coïncidence ! Il s’agit donc de s’y arrêter. Nous tentons tous deux de saisir une danse participant d’un même phylum. Celui des danses savantes scéniques occidentales. Au sein de ce vaste héritage – et si lire et écrire sont deux compétences majoritairement partagées parce qu’elles relèvent d’apprentissages fondamentaux acquis dès le plus jeune âge – il faut reconnaître qu’une majorité de danseurs (et j’ai fait partie de celle-là) ont baigné dans une culture demeurée en grande partie orale. Dóra Kiss avance que, moins qu’un souci de conservation ou de transmission, l’acte d’écriture de la belle danse a d’abord été une marque de noblesse concourant à la fois à une éducation plus globale (au sein de laquelle elle voisine avec l’escrime ou l’équitation) et au rayonnement culturel d’une nation. De mon côté, mon parcours de recherche vise à re-convoquer la danse par l’écriture du texte ou l’instauration du débat esthétique, les deux voies passant par l’observation du mouvement et la mise en relation des pistes de sens qui en découlent afin de proposer une lecture sensible des œuvres chorégraphiques. Il y a bien chez chacun de nous, à travers deux postulats différents, un même désir de saisie du geste, une même volonté de cueillir la danse, une même envie de la com-prendre (c’est-à-dire de la prendre avec soi, au sens le plus intime et le plus profond).
La production d’un mouvement qui ne dirait rien mais qui parlerait à chacun n’est pas l’apanage des œuvres contemporaines et la belle danse peut être comprise par l’écriture et la lecture – non pas au sens de narration mais d’une signifiance. Ainsi, « Lire et écrire » des partitions autorise une (ré)activation de la danse. La notation rend tangible toute l’intensité du présent qui donne au spectacle vivant sa force et sa valeur. Opérant par réduction, le scripteur de la partition pratique des coupes, quelquefois « idéalisées » voire « réinventées », mais au sein desquelles le contexte restreint le signifié. Ainsi Dóra Kiss convainc qu’en renonçant
à l’exhaustivité, la notation ouvre la porte, non seulement à la création, mais aussi à l’interprétation. Là encore, ce mouvement du texte interpelle mes propres pratiques où, opérant selon une logique métonymique (il est illusoire de vouloir décrire une œuvre entière), il y a à repérer ce qui, dans un geste ou une courte séquence, révèle le travail corporel de toute une pièce ; et combien il peut être difficile d’appliquer cette formule du « choisir, c’est éliminer ». Dans ces éclats de danse qu’il s’agit aussi de relier entre eux, comme les chemins que l’auteure met en évidence chez Feuillet, s’engouffre pourtant tout ce qui, pour moi, en sous-tend une plus vaste interprétation. D’ailleurs mes gribouillis de spectateur dans la pénombre, s’ils n’ont ni l’élégance ni la fonction des partitions, présentent cependant des analogies « cartographiques » évidentes. Ces schémas servent dans les ateliers du spectateur que je conduis de temps à autre pour des structures de programmation. Ils tentent, sous forme de notes et de liens, de saisir le mouvement avant de devenir, eux aussi, un texte, un article, une critique… Quelle ne fut donc pas mon heureuse surprise de voir que la dernière partie de l’ouvrage, qui dissèque la Türkish Dance d’Anthony L’Abbé, passait bien par l’écriture de Dóra Kiss qui dévoile en danseuse sa lecture de la partition. Elle relève là les nuances de lecture à apporter lors de l’activation de la danse et l’intérêt de profiter des réductions pour entamer une dialectique fidélité au texte / liberté de réception. Elle décèle dans cette danse des éléments humoristiques et parodiques qui résultent de ce jeu entre la norme et l’atypique et donnent à la pièce sa dimension expressive. Sa forme littéraire ouvre au questionnement des espaces laissés libres, propose des hypothèses historiennes érudites mais déroule aussi le souvenir des heures passées en studio à s’écouter jusqu’à ce que le mouvement fasse sens et soit juste.
On pourra m’objecter avec raison que ni l’objectif ni la précision ne sont les mêmes. « Écrire » la danse, au sens de la noter par partition, c’est la faire passer au travers d’un système de signes déconnecté de l’usage de la langue lui permettant d’être tout à la fois comprise, conservée, transmise et diffusée. Parée de ces vertus distinctives, esthétiques, éducatives, sociales, voire prophylactiques, la belle danse demande à son écriture de la présenter comme le signe d’une activité de « raisonnement » et de maîtrise de la dépense. Cependant, il est des expériences pédagogiques troublantes. J’en dévoile ici un exemple que je propose régulièrement à mes étudiants : A crée un court solo que B va décrire
le plus précisément possible. La description est ensuite confiée à C qui en ignore tout, tente de recréer la danse à partir de ce document, avant de l’interpréter en même temps que A – mais sans possibilité visuelle de l’imiter en temps réel. Médusés par leur propre capacité à décrire précisément le mouvement (les unissons sont bien trop nombreux pour être le fruit du hasard), les étudiants réalisent aussi que chaque regard comporte des points aveugles : problème de timing ici, orientation du mouvement là…, et que la description (loin d’être une paraphrase) est nécessaire en analyse car elle est déjà interprétation, privilégiant l’espace ici, les indices de présence là… De son côté, Dóra Kiss conclut son ouvrage en notant que « l’écriture de la danse est toujours un point de départ pour revenir à son activation ». Cela est vrai pour ce qui la concerne et s’agissant des notations en général, mais sa lecture m’a également permis de confirmer que si l’analyse ne peut ressusciter une danse, au sens où le ferait une partition, elle peut en revanche « re-susciter » l’intérêt à son égard, l’envie de s’y replonger, d’en refaire l’expérience, de se lancer à sa poursuite, la rendant par là plus fugitive qu’éphémère. Ainsi, nous avançons tous deux parallèlement en articulant le même concept de style kinésique forgé par Guillemette Bolens à la lecture/écriture des partitions (ou des analyses) : de ce point de vue, nos deux démarches ont en commun de receler en elles-mêmes un potentiel stylistique qui ouvre à des « lectures », c’est-à-dire des contextualisations favorisant l’avènement d’un sens. Dans les deux cas également, il faut souligner très clairement l’antériorité de la danse sur l’écriture : l’analyse, qu’elle soit partitionnelle ou chorégraphique, oblige à un ancrage incarné nécessitant une identification pour le scripteur, la simulation ou l’expérimentation pour le lecteur (interprète ou spectateur). Le déchiffrement chorégraphique devient expérimentation d’une danse davantage que simulation perceptive d’une lecture, et qui en passe par la superposition de différentes couches mémorielles : « kinesthésique, kinésique, visuelle, auditive et tactile ». Le passage par l’intellection/incorporation est inévitable. Il transforme le cercle vertueux théorie-pratique en une spirale où le faire initie le dire.
Plus largement et pour le contemporanéiste que je suis, la lecture de ce livre a été une invitation au voyage, voyage temporel et érudit, aux fondements d’une danse à la fois si proche (de par son statut historique
de source des danses savantes européennes) et si lointaine (tant les usages en ont été modifiés). Les partitions rendent la belle danse familière, grâce à la ré-incorporation qu’elles autorisent : en danseur curieux des descriptions précises, on se surprend à en éprouver les indices kinésiques, les bases méchaniques du mouvemens, à en ressentir les principes moteurs et les postulats esthétiques. Un voyage qui arpente aussi des frontières incertaines : en croisant les données, l’auteure privilégie moins les certitudes redondantes qu’elle ne cherche de nouvelles pistes à travers l’étude de ses sources – montrant qu’à l’évidence, cette enquête reste affaire d’hypothèses. Entre idéal et catégorie, « elles ne recoupent pas nécessairement la réalité ». Qu’on la regarde en historien ou en praticien cherchant à la faire revivre à nouveau, la belle danse se donne donc plutôt comme un horizon dont les partitions ont pour rôle de faire le lien entre la lecture qui en autorise le reenactment (Dóra Kiss parle d’« activation ») et l’écriture qui lui confère stabilité et noblesse.
Bien qu’il se tienne plutôt du côté de l’oralité et de la poésie, Paul Zumthor – sous le patronage duquel se place cette collection – n’aurait certainement pas renié cet opus, et ce pour trois raisons. D’abord parce que dans La Mesure du monde, il montre comment le monde médiéval a élaboré un espace tridimensionnel au centre duquel se place celui qui l’observe ; l’analogie avec la danse est donc frappante, la danse qui – à la mesure d’un corps – est aussi une conquête de l’espace. Ensuite parce que la danse savante, scénique, occidentale, tout en ayant créé en trois siècles plus d’une centaine de systèmes de notation sans qu’aucun ne se soit finalement imposé, montre sans cesse combien elle tient à sa tradition orale en matière d’apprentissage et de transmission. Et enfin parce qu’aux yeux du néophyte, et telles les calligraphies, les partitions sont avant tout (et sans doute seulement) des poèmes graphiques. Ce n’est donc pas le moindre mérite de Dóra Kiss de parvenir, avec cet ouvrage, à nous inviter à considérer la notation Feuillet, non plus seulement comme un élégant dessin, mais aussi comme une véritable langue.
Philippe Guisgand
Toute ma gratitude à Ambroise Barras, Marie Besse, Jean-Marie Belmont, Laurence Blanc, Guillemette Bolens, Anne Bregani, Alain Christen, Étienne Darbellay, Daniel Jaquet, Anouk Mialaret, Bianca Maurmayr, François Mützenberg, Marina Nordera, Frank Perenboom, Tilden Russell, Frédéric Tinguely, David Spurr, Violetta van Struijk… Chercheurs, danseurs, musiciens, poètes, ils m’ont nourrie par leurs pratiques, leurs méthodes et leurs réflexions.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-05765-9
- EAN : 9782406057659
- ISSN : 2425-9799
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05765-9.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/08/2016
- Langue : Français