[Introduction de la deuxième partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: "Saincte et precieuse deformité". Expérimentations littéraires de la laideur à la Renaissance
- Pages: 87 to 88
- Collection: Studies and Essays on the Renaissance, n° 128
L’émergence des corps disgracieux ou disgraciés dans L’Heptaméron relève d’une phénoménologie équivoque troublant une lecture trop simpliste des personnages dits « laids », terme constituant par ailleurs le seul indice textuel pour désigner une panoplie de déviations esthétiques. C’est que les laids ne sont pas a priori de méchants caractères, tout comme les beaux ne sont pas systématiquement munis de vertus honorables. Marguerite de Navarre brouille les évidences esthético-éthiques – tels les modèles conventionnels courtois1 –, compliquant ainsi une interprétation moralisatrice des personnages à partir de leur physique et minant par conséquent toute recherche d’exemplarité. Il nous paraît même trop rapide de vouloir reconnaître des logiques sociales dans la répartition des charmes physiques, comme le suggère Diane Desrosiers-Bonin :
Dans l’Heptaméron, l’inégalité de naissance se traduit […] par une différence physionomique équivalente. La noblesse s’accompagne de beauté, empreinte extérieure de la vertu, et des épithètes dépréciatives marquent l’équation entre la basse extraction sociale et la laideur physique, manifestation extérieure du vice de l’âme2.
Une lecture plus approfondie permet de trouver rapidement des exceptions à la règle : l’héroïne de la 21e nouvelle Rolandine ou bien le personnage secondaire d’Aventurade dans la 10e nouvelle, pour ne pas parler des nombreuses chambrières belles et vertueuses qui sillonnent les récits, sachant que la beauté qu’on réserve aux héros et héroïnes nobles des récits n’est guère exempte d’ambiguïté. Si l’on trouve en même temps une laideur socialement marquée – à côté des domestiques chastes et belles, on trouve des chambrières « laydes et sales » et des palefreniers 88« laid[s] et ord[s]3 » –, la laideur physique n’épargne guère les caractères socialement élevés : la laideur touche aussi les personnages de la noblesse espagnole, française ou italienne de l’époque. L’impossibilité d’attribuer un sens univoque à ces figures dépourvues d’attraits physiques en rend les interprétations à la fois vertigineuses et riches, et elle invite à penser que la reine propose une vision complexe de la laideur : c’est à la lumière des rapports dynamiques entre l’intérieur et l’extérieur, l’âme et le corps, que la lecture évolue et se complique. Il va falloir tenir compte de ces significations souvent ambiguës, sinon contradictoires, pour appréhender de quelle manière le recueil propose une mise en perspective évangélique de la laideur corporelle. Outre le substrat chrétien, c’est par rapport à la topique courtoise que la manifestation des défauts physiques doit être interrogée. En effet, de nombreux récits peignent le monde de la noblesse française, italienne ou espagnole où fourmillent, a priori, les personnages d’une beauté exquise. Or, comme souvent, Marguerite de Navarre fait bouger les lignes de la tradition et n’hésite pas à inclure quelques laiderons dans le monde aristocratique.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est indispensable de contextualiser l’enjeu à la fois idéologique et rhétorique du traitement de la laideur chez Marguerite de Navarre. C’est notamment par le biais de son évangélisme que se déploie une fonction privilégiée du bas terrestre, de l’ignoble et du laid. Cet évangélisme a également des répercussions sur sa conception de la fiction, vouée prioritairement à exprimer la « veritable histoire » de sorte que le laid intègre le paradigme de la véracité, et non celui d’une représentation mensongère car tordue et embellie par l’artifice oratoire. La majeure partie de notre analyse sera consacrée à l’étude des personnages disgracieux du recueil. À partir d’une typologie préalable, nous explorerons ensuite les différentes déclinaisons du sujet à savoir comment Marguerite de Navarre joue sur les topoi traditionnels issus des rhétoriques antiques et médiévales de la personne. Troisièmement, force est de s’arrêter sur ce qu’on pourrait appeler l’esthétique chrétienne de la reine. C’est que les jugements sur le beau et le laid sont intrinsèquement liés à une vision évangélique du monde dont Marguerite de Navarre peint à la fois les effets de désillusion qu’elle implique, et la perspective correspondante de la rédemption.
1 Les idéaux courtois, principalement hérités de Castiglione, alignent le physique sur une certaine posture morale. Voir B. Castiglione, Le Livre du courtisan, éd. citée ; N. Frelick, « In the Eye of the Beholder : The Rhetoric of Beauty and the Beauty of Rhetoric in the Heptaméron », L’Esprit Créateur, vol. 57, no 3, 2017, p. 8-20.
2 D. Desrosiers-Bonin, « Le Même et l’Autre dans deux recueils de nouvelles de la Renaissance française », Carrefour : Revue de la Société de Philosophie de l’Outaouais : Le Beau au temps de la Renaissance, éd. D. Beecher, vol. 17, no 2, 1995, p. 85-97, ici p. 89.
3 Voir E. C. Zegura Marguerite de Navarre’s Shifting Gaze. Perspectives on Gender, Class, and Politics in the Heptaméron, Londres / New York, Routledge, 2017.
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- ISBN: 978-2-406-14221-8
- EAN: 9782406142218
- ISSN: 2114-1096
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14221-8.p.0087
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-07-2022
- Language: French