Conclusion
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : "Saincte et precieuse deformité". Expérimentations littéraires de la laideur à la Renaissance
- Pages : 195 à 196
- Collection : Études et essais sur la Renaissance, n° 128
Conclusion
Chez Marguerite, le corps est une affaire de l’esprit, comme l’explique Oisille dans le devis de la 63e nouvelle : « Mais, quant le corps est subgect à l’esprit, il est quasi insensible aux imperfections de la chair1 ». Dans une intentionnalité spirituelle, la laideur physique devient presque insignifiante, pour le moins imperceptible. On reconnaît là l’idée de l’œil intérieur, d’une vision qui sait voir en dépit des apparences sensibles. Pour ce qui est de la représentation du corps disgracieux, Marguerite de Navarre fait bouger les lignes, et notamment celles des codes courtois de la beauté dont elle réemploie les motifs sans observer strictement les pratiques littéraires alors en cours. Dans le détail, elle transforme le sens que sont censés porter les motifs traditionnels de la littérature et de la philosophie amoureuse. Chez la reine, la beauté peut s’avérer trompeuse, ce qui trouble l’association topique qui en est faite avec la vertu. De même, le défaut physique n’est pas d’emblée à considérer comme unsigne extérieur de péché ou d’immoralité. Au contraire, et de manière inédite dans la prose de la Renaissance, les récits navarriens accordent souvent une fonction positive aux personnages dénués de charmes physiques, surtout s’il s’agit de figures féminines. Les apparences ainsi que les jugements en matière de beauté et de laideur se mesurent selon des principes qui échappent aux normes mondaines. Avec « l’œil de la foy » Marguerite de Navarre introduit un élément central dans son esthétique évangélique, qu’elle ne réserve pas, nous l’avons vu également, à sa production prosaïque. Terminons donc ce chapitre par une poésie qui illustre bien la revendication d’une vision de l’intériorité en dépit des apparences déplaisantes. Il s’agit de l’épigramme 29, qui s’intitule « Pour homme laid disant à une jeune dame, faict par la royne de Na[var]re » construit autour du calembour « laid-lait », dans laquelle un homme physiquement laid invite une 196jeune fille à accepter ses avances aussi favorablement qu’un nourrisson répond à l’offre du lait :
De riens tant que du laict ung enfant n’a envye
Et ne desire mieulx pour conserver sa vie.
Parquoy en contemplant ton enfantin visaige
Je pense veoir d’amour enfant l[e] vray imaige,
Qui me fist davant toy sans crainte presenter,
Saichant que l’enfant doit du laict se contenter.
Si tu dis qu’il est blanc et peu à moy semblable,
Le vesseau en est noir, qui n’est moins agreable :
Mais voyant le dedans l’enffant prent le vesseau,
Et s’en sert aussi bien que s’il estoit plus beau.
Ne refuse doncq point ma volunté tant bonne,
Regardant du bon laid le cueur non la personne2.