Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Sade aujourd'hui. Anatomie de la pornocratie
- Pages: 9 to 13
- Collection: Studies in Twentieth and Twenty-First-Century Literature, n° 85
Préface
Qui ouvre Les Cent Vingt Journées de Sodome de Sade ne pénètre pas de prime abord dans le château de Silling. Le narrateur allonge au contraire le seuil du roman, situe historiquement l’intrigue (dans les premières années du xviiie siècle), présente en détail les protagonistes, leur rencontre, l’origine et les détails de leur projet libertin. Enfin le premier novembre, « dès que dix heures du matin sonnèrent, la scène de libertinage s’ouvrit, pour ne plus se déranger en rien, ni sur rien de tout ce qui avait été prescrit jusqu’au vingt-huit de février inclus ». Comme l’exprime le passé simple, le rideau s’est déjà levé, la pièce a commencé. C’est pourtant à ce moment que le narrateur choisit d’adresser au lecteur une dernière mise en garde, comme pour lui offrir une dernière possibilité de quitter la salle où il s’est pourtant installé depuis une bonne heure : « C’est maintenant, ami lecteur, qu’il faut disposer ton cœur et ton esprit au récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe, le pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens ni chez les modernes. Imagine-toi que toute jouissance honnête ou prescrite par cette bête dont tu parles sans cesse sans la connaître et que tu appelles nature, que ces jouissances, dis-je, seront expressément exclues de ce recueil et que lorsque tu les rencontreras par aventure, ce ne sera jamais qu’autant qu’elles seront accompagnées de quelque crime ou colorées de quelque infamie. Sans doute, beaucoup de tous les écarts que tu vas voir peints te déplairont, on le sait, mais il s’en trouvera quelques-uns qui t’échaufferont au point de te coûter du foutre, et voilà tout ce qu’il nous faut. Si nous n’avions pas tout dit, tout analysé, comment voudrais-tu que nous eussions pu deviner ce qui te convient. C’est à toi à le prendre et à laisser le reste ; un autre en fera autant ; et petit à petit tout aura trouvé sa place. » Contrat de lecture pernicieux et trompeur, puisqu’il pose que tout homme posséderait en lui un désir pervers ; par ailleurs on le sait, les six cents places que promet le romancier se révèlent en bien plus petit nombre, les écarts des troisième et quatrième parties se révélant de simples « perfectionnements » imaginés par les mêmes acteurs des passions des parties précédentes.
10Qui accède sur Internet à un site pornographique est aujourd’hui bien plus immédiatement « servi ». Pour seule mise en garde, une invitation à confirmer que l’on a bien dix-huit ans ; la formalité accomplie, le visiteur est aussitôt confronté également à des centaines de « cases » contenant chacune de courtes vidéos, classées dans des « catégories » concernant l’orientation sexuelle, l’action représentée, l’« ethnicité » du modèle (presque toujours féminin), la partie de son corps privilégiée, etc., autant de spécifications qui promettent au visiteur qu’il trouvera sans nul doute, parmi ces dizaines de rubriques et sous-rubriques, ces milliers de vidéos, « ce qui lui convient ». Si le nombre est réel, la diversité proclamée est ici aussi trompeuse, les mêmes vidéos se retrouvant d’une catégorie à l’autre, interchangeables, uniformes échos du « consensus pornographique » dans lequel baigne notre société contemporaine1.
L’analogie n’est bien sûr que de surface. Les six cents passions sadiennes dérogent effectivement à une sexualité « naturelle », vont de la saleté « simple » (coprophagie, etc.) à la cruauté meurtrière. Pour en trouver des traductions filmées contemporaines, il convient, paraît-il, de s’aventurer sur les sentiers plus risqués du Darknet. La pornographie mainstream se veut, elle, joyeuse et sans tabou, même si elle transpire d’une violence masculine pétrie des stéréotypes misogynes les plus éculés. Le sadisme s’y trouve intégré présent sous la forme dégradée et folklorique de déguisements et auteurs accessoires « SM ». Les auteurs de la manipulation sont également bien différents : ici, un aristocrate emprisonné désireux de donner la réplique aux nouveaux idéologues de son temps, promoteurs d’un « Droit naturel » à ses yeux entièrement artificiel (« cette bête dont tu parles sans cesse sans la connaître et que tu appelles nature ») ; là, un système marchand qui propose, à côté de vidéos gratuites et interchangeables, de multiples annonces pour d’autres sites, monnayant de vraies rencontres libertines. En un sens plus trébuchant, il pourra aussi en « coûter du foutre » au visiteur. Bascule du virtuel à la prostitution.
Après avoir exploré les points de convergence entre les œuvres de Sade et de Houellebecq2, Liza Steiner étudie dans le présent ouvrage les échos sadiens de notre modernité dans une sélection de romans contemporains qui ont tous en commun de proposer un regard critique 11voire polémique sur « les nouvelles modalités normatives d’une érotique dorénavant parasitée par l’économie ». La place majeure qu’y occupe le néo-libéralisme, en particulier dans les romans de Jelinek, Ballard, Ellis et DeLillo, confirme la pertinence d’une lecture économique de l’imaginaire sadien qu’avait menée magistralement Marcel Hénaff il y a plus de quarante ans – l’étude de Liza Steiner constitue à cet égard un hommage mérité à L’Invention du corps libertin3. Si les romanciers considérés n’ont pas l’ambition de donner une suite aux Cent Vingt Journées de Sodome – sauf à prendre à la lettre les déclarations provocantes d’une Nelly Arcan qui joue et se joue des ficelles de l’auto-promotion4 – tous parlent ou mettent en scène ce désir marchandisé de la pornocratie moderne, « la grande économie du désir-capital, le petit commerce de la libido privée » (Tony Duvert, en 1973), le « champ immense des singularités, voire des lubies sexuelles » (Catherine Millet).
Certes, les protocoles de lecture proposés par les romanciers contemporains ont peu à voir avec l’épreuve que constitue toujours la confrontation à l’imaginaire sadien. Encore convient-il de rappeler que l’œuvre littéraire du marquis n’est pas uniforme, qu’il écrivit en nombre des textes supposés « honnêtes » sur lesquels il bâtit sa réputation d’homme de lettres – Aline et Valcour ou le roman philosophique, Les Crimes de l’amour et autres contes, des dizaines de pièce de théâtre, des romans historiques –, et que dans sa production clandestine, on suit presque aisément les Malheurs de la vertu de Justine, les Prospérités du vice de sa sœur Juliette, quand on ressort défait et déséquilibré de la lecture des Cent Vingt Journées. Les cruautés et les descriptions de sévices sont pourtant de part et d’autre équivalents en nombre et en qualité. La situation du lecteur est par contre différente : aux côtés du narrateur ou des personnages libertins dans la saga des deux sœurs, assimilé aux victimes au sein du château de Silling. Avec raison, Liza Steiner voit dans Tony Duvert « l’héritier caché » du marquis de par la capacité qu’ont ses romans de déstabiliser son lecteur. S’y conjuguent des représentations perturbantes de fantasmes pédophiles violents et un travail tout aussi brutal de la forme, une écriture blanche et déstructurée qui neutralise les risques de complaisance et concourt à 12la séduction trouble qu’exerce toujours cette œuvre trop oubliée. Avec L’Anglais décrit dans le château fermé d’André Pieyre de Mandiargues (paru en 1953 sous le pseudonyme de Pierre Morion), Le Château de Cène de Bernard Noël, paru également en 1973, et le Vous m’avez fait former des fantômes d’Hervé Guibert (1987), Paysage de fantaisie (1973) allie exigence littéraire et mise à vif d’une fantasmatique personnelle.
Sade fut-il, comme le proposait en conclusion de son essai Marcel Hénaff, « archiviste de notre avenir5 » ? À qui objecterait que la toile de fond de son imaginaire est aristocratique ou féodale, sans commune mesure avec notre monde démocratique, on rappellera que le ci-devant marquis fut le spectateur lucide et narquois de la genèse de la première République. En témoigne tout particulièrement, dans La Philosophie dans le boudoir, rédigée dans l’euphorie des rares années de liberté (personnelle et politique) dont il put jouir comme adulte, la bascule du dialogue d’éducation libertine et élitiste au pamphlet « Français, encore un effort pour être républicain » qui ouvre soudainement les portes du boudoir aux vents du temps présent et dessine les contours d’une société sinon du « consensus pornographique », du moins où chaque individu pourrait exercer librement (et tyranniquement) son désir. Derrière la rhétorique de l’enthousiasme, imitée des discours révolutionnaires du temps, Sade ne fait pas mystère qu’un tel processus conduirait à plus ou moins long terme une telle société à la destruction. Cette perspective rapprocherait une nouvelle fois son œuvre des fictions catastrophistes scrutées par Liza Steiner. Calé au fond du « nouveau boudoir » qu’est sa limousine, Packer, le personnage de trader désabusé de De Lillo, traverse un monde en pleine décomposition ; « le futur échoue. Il échoue toujours », lui confie sa collègue Kinski – « Le futur était vide », dit de son côté l’une des dernières voix de La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq. Parmi les bonnes raisons qu’il y a de continuer à lire Sade, figure l’intuition qu’il eut du délitement d’une société du Désir-roi et de l’égoïsme consumériste. Sade fut aussi l’archiviste de notre extinction.
Jean-Christophe Abramovici
13Toute ma gratitude revient aux enseignants-chercheurs qui m’ont accompagnée dans ce travail : Guy Ducrey, Florence Lotterie, Patrick Werly, Emmanuel Bouju, Nathalie Prince, Jean-Christophe Abramovici, Corinne Grenouillet, Éléonore Reverzy et Tatiana Victoroff.
Je remercie également Claire Gheerardyn, Rémi Vuillemin, Nathalie Eberhardt, Marc Morali, ma marraine Geneviève, Kikou et Gérard.
1 Xavier Deleu, Le Consensus pornographique, Paris, Éditions Mango document, 2002.
2 Liza Steiner, Sade-Houellebecq, du boudoir au sex-shop, Paris, L’Harmattan, coll. “Approches littéraires”, 2009.
3 Marcel Hénaff, Sade. L’invention du corps libertin, Paris, P.U.F., coll. “Croisées”, 1978.
4 « vous les connaissez déjà, les cent vingt jours de Sodome […] et sachez que moi j’en suis à la cent vingt et unième journée, tout a été fait dans les règles, et ça continue toujours, cent-vingt-deux, cent-vingt-trois… »
5 Marcel Hénaff, Sade. L’Invention du corps libertin, éd. citée, p. 323.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-09387-9
- EAN: 9782406093879
- ISSN: 2260-7498
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09387-9.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-02-2019
- Language: French