Appendice II Lettre de Romain Rolland à Ernest Renan
- Publication type: Book chapter
- Book: Œuvres complètes. Tome XIII. Essais littéraires
- Pages: 455 to 457
- Collection: Library of Twentieth-Century Literature, n° 46
Appendice II
Lettre de Romain Rolland
à Ernest Renan
École Normale Supérieure1
Décembre 1886.
Monsieur,
À l’École Normale comme partout ailleurs, vous avez de fervents admirateurs. Il en est sans aucun doute de plus éclairés que moi, il n’en est pas de plus sincère et peut-être de plus naïf. Vos derniers ouvrages m’ont surtout passionné, et Le Prêtre de Nemi, et L’Abbesse de Jouarre ont excité vivement ma curiosité et ma sympathie pour des idées que j’ai le malheur de ne pas toujours partager, mais dont la hauteur me saisit. Car je vois peu de doctrines plus nobles, plus sereines que celles de vos deux derniers drames : j’entends, si l’on apporte à leur lecture une âme dégagée des sentiments mesquins. L’autre jour, nous discutions entre camarades, sur le vrai sens de votre philosophie et, bien que je sois persuadé qu’elle soit trop vivante et par suite trop complexe pour tenir renfermée dans une étroite formule, il me semblait que, si on pouvait lui donner un nom, la rattacher à un système, c’était au stoïcisme qu’il fallait penser. Ce jugement avait surpris mes amis, et leur avait paru un peu paradoxal ; or, comme je suis profondément convaincu qu’il y a en lui quelque part de vérité, je voudrais savoir de vous, Monsieur, si j’ai entrevu une des faces de votre philosophie. 456Voici ce qu’il me semble lire au fond de l’Abbesse de Jouarre, comme du Prêtre de Nemi :
Tout est fatal. L’avenir est écrit dans le présent. L’univers est le Devenir incessant et sans fin, dont nous sommes un moment infime. Ne crains rien, ne regrette rien ; tu ne peux rien changer à l’ordre éternel. Supporte la douleur, accepte le plaisir ; accepte la réalité tout entière, telle qu’elle est. Ne dis pas : le présent est mauvais ;– le présent est plein de l’avenir, et l’avenir, c’est-à-dire la Nature, dans son éternité est excellent. Tout ce qui est devait être. Ce qui est réel est bon ; ce qui est plus réel est meilleur ; ce qui triomphe est plus réel, donc meilleur. Ainsi, ne soyons pas inquiets de l’avenir. Grands et petits, imbéciles et sages, nous travaillons à une œuvre immortelle et parfaite. Que tu le veuilles ou non, tu participes à l’œuvre éternelle ; mieux vaut le vouloir, incline-toi : « Chacun est rivé à son devoir »,« L’œuvre de l’humanité exige le sacrifice » : sacrifions-nous.
La société repose sur des lois passagères, conventionnelles, mais impératives pour tous, même pour le sage qui voit ce qu’il y a en elles d’injuste, de mesquin, de factice etd’arbitraire ; parce que la Nature a besoin d’elles pour arriver à ses fins ; elles sont l’expression inconsciente de la volonté présente des choses. Le sage obéit donc à ces lois ; il fait le bien, il se sacrifie au devoir, parce que c’est le bien, parce que c’est le devoir, et non parce qu’une récompense éternelle doit payer l’accomplissement parfois douloureux de l’un et de l’autre. C’est que cet infiniment petit de la Réalité immense peut se fondre par la raison au sein de l’Être universel, et oublier ses misères et ses imperfections dans le spectacle de la perfection de l’ensemble. Le commun des hommes ne le saurait faire ; pour ceux-là, pour cette foule aux instincts brutaux, qui n’a ni sa hauteur d’esprit, ni sa grandeur de caractère, il faut une religion positive, à la lettre de laquelle ils se tiennent, et qui leur fasse oublier par l’appât d’un bien futur et précis, ce qui dans le devoir est pénible et froid. Pour résoudre le problème capital et difficile de s’approprier Dieu, le sage a la raison et l’obéissance au devoir, le sacrifice ; la femme, le faible, l’ignorant, ont l’amour.
Ces pensées que j’écris sans ordre, il me semble les avoir toujours vues au premier plan de vos derniers drames ; ce sont elles du moins qui ont frappé et retenu mon regard. Ai-je bien ou mal vu, Monsieur ? Est-ce bien ce côté de votre philosophie qu’il faut d’abord 457et surtout étudier ? Je serais heureux d’avoir sur ce sujet quelques mots de réponse.
Pardonnez-moi une lettre aussi singulière que celle-ci ; il fallait être sans doute jeune, et peut-être aussi, timide, comme je le suis, pour oser brusquement adresser de pareilles questions à un homme pour qui j’ai l’admiration la plus vive et la plus respectueuse.
Romain Rolland,
Élève de l’École Normale.
1 [NdÉ] Alors qu’il travaillait à l’introduction de ses essais littéraires, Rolland reçut une lettre de Henriette Psichari, la petite-fille de Renan. Auteure de l’ouvrage intitulé Renan d’après lui-même (qui paraîtra chez Plon en 1937), elle lui demandait un exemplaire de sa plaquette « Visite d’un adolescent à Renan ». Rolland lui envoya copie de la lettre que, jeune normalien, il avait envoyée à l’auteur du Prêtre de Nemi. C’est ainsi qu’il songe à ajouter ce texte en appendice, à la suite de la lettre de Tolstoï. (Bernard Duchatelet, « Note sur Compagnons de route », art. cité.)
- CLIL theme: 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
- ISBN: 978-2-406-14734-3
- EAN: 9782406147343
- ISSN: 2258-8833
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14734-3.p.0455
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-13-2023
- Language: French