Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Verlaine
2020, n° 18. varia - Pages : 267 à 280
- Revue : Revue Verlaine
Steve Murphy (sous la direction de), Rimbaud, Verlaine et zut. À la mémoire de Jean-Jacques Lefrère , Paris, Classiques Garnier, 2019, 606 p.
Rimbaud, Verlaine et zut s’ouvre et se clôt sur deux contributions de Steve Murphy et de Michel Pierssens, qui évoquent de manière émouvante le travail et la personnalité de Jean-Jacques Lefrère (1954-2015). S’il est l’auteur d’une biographie d’Arthur Rimbaud (Fayard, 2001 ; Robert Laffont, 2020) qui demeure la référence, il est rappelé, de manière plus générale, ce que les recherches sur Isidore Ducasse et le poète de Charleville lui doivent. C’est aussi l’occasion de revenir sur son humour et l’émulation collective qu’il aimait susciter. Entre ces témoignages, sont réunis ici, accompagnés de quelques photographies et reproductions, une trentaine de textes, de dimensions variées, autour de Rimbaud, de Verlaine et du Cercle zutique.
La majorité des études sont consacrées à Rimbaud. Elles offrent des analyses sur certains de ses poèmes, sur sa biographie ou sur l’interprétation de sa poésie. Ainsi, à partir d’un examen de « Vies », Marc Ascione montre, dans nombre de textes de Rimbaud, la conjonction d’« éléments de vécu familial, transposés ou empruntés à des fictions reconnaissables partiellement », mais aussi du « désordre et [de] la destruction délibérée de toute trame fictionnelle » (p. 29). Il avance que « le merveilleux des Illuminations ne doit pas nous tromper. Rimbaud n’est pas en quête de l’illusion, mais du mécanisme de l’illusion et des raisons pour lesquelles elle fonctionne… ou peut aussi s’évaporer » (p. 38-39). D’autres poèmes des Illuminations font l’objet de réflexions, tels que « Soir historique » ou « Dévotion » par exemple. Concernant ce dernier texte, Alain Bardel affronte le « casse-tête pour la critique » que constituent « les trois derniers mots du dernier verset » (p. 50) – « – MAIS PLUS ALORS » –, voyant dans l’ellipse « l’instrument de l’énigme » (p. 59). Il défend une thèse qui va à l’encontre de l’interprétation commune. Cette interprétation serait, en réalité, largement déterminée par la place du poème, « selon la norme éditoriale en cours » (p. 61), dans les Illuminations ; comme c’est l’un des derniers textes, on serait enclin à y voir un bilan négatif 268et définitif. Or, pour Bardel, « ce que nous dit Rimbaud, c’est qu’il est disposé à placer ses espoirs MÊME dans des voyages métaphysiques MAIS ALORS… ce serait POUR obtenir PLUS, pour tirer davantage, non pas d’un intercesseur particulier (comme dans les premiers alinéas du texte) mais des risques ou efforts consentis dans cette ultime forme de dévotion » (p. 59-60).
Par leurs objets et leurs démarches, les études de Christophe Bataillé, sur « Les pauvres à l’église », et de Benoît de Cornulier, sur « Les Effarés », peuvent être rapprochées, en ce que l’une et l’autre donnent à voir une découpe de la société d’alors sous l’angle social et religieux. Le premier écrit : « ce qui se passe dans cette église n’est jamais que le reflet, une mise en abîme de la société du temps. […] le poème se donne comme une mise en scène des classes sociales érigée en lutte, ce que confirment des oppositions tranchées confinant aux stéréotypes » (p. 66-67). Le second revient, en la complexifiant, sur « la connotation liturgique, voire eucharistique des “Effarés” », mise en lumière par divers chercheurs (p. 162). « Le point extrême de tension et d’espérance » des enfants dans le poème, serait balayé par « “le vent d’hiver”, notion conclusive et définitive » (p. 163-165). La communion de Noël n’est décidément pas pour eux, et la mise en scène de l’illusion déçue a pu être catalysée par l’échec tout récent de la Commune de Paris.
De son côté, Steve Murphy croise l’analyse d’un dizain de Paul Verlaine, « Paysage » avec celle du poème en prose, « Ouvriers », d’Arthur Rimbaud. Les deux écrits mettent en scène des promenades moroses de couples, en semblant recourir à la forme réaliste de François Coppée… pour mieux la subvertir. Est ainsi démonté – démonté et dénoncé – le « réalisme » plat et mièvre, « susceptible d’euphémiser les aspérités du “réel” » (p. 399), prêchant le refoulement et la réconciliation après la Semaine sanglante, de l’auteur de Promenades et Intérieurs. Au contraire, « Paysage » et, surtout, « Ouvriers », sabotent le retour à l’ordre formel et idéologique d’un tel « réalisme », mêlant intimisme poétique et prosaïsme, au cœur « des menues satisfactions compensatoires » (p. 402). Sous cette lumière, doublement resitué dans le contexte du retour à l’ordre de ces années et dans la relative « continuité narrative » des Illuminations, « Ouvriers » acquiert une charge autrement plus complexe dont Murphy montre avec brio la radicalisation des enjeux poétiques et politiques.
269Corrigeant l’image d’un Rimbaud en « poète de l’alacrité, de l’exaltation, de la vivacité » (p. 439), Denis Saint-Amand écrit avec justesse que, « poursuivi inlassablement, touché quelquefois, le bonheur n’en reste pas moins souvent hors d’atteinte, à tel point que, malgré une quête héroïque, Rimbaud se donne surtout à voir comme le poète de l’ennui » (p. 441). Cette dimension est explorée dans « Oraison du soir », « poème de l’ennui, [qui] est dans le même temps un poème de la révolte » (p. 447), et qui se donne à lire comme un dévoilement des « afflictions du sujet et [d]es tentatives déployées pour pallier celles-ci » (p. 449). C’est à un autre texte et à une autre dimension de sa poésie que s’intéresse Tim Trzaskalik. Le 24 mai 1870, Arthur Rimbaud envoyait « Ophélie » à Théodore de Banville. En éclairant le poème en fonction de la (critique de la) poésie de son destinataire, l’auteur affirme qu’« il serait à peine exagéré de dire que tous les mots du poème proviennent des poèmes de Banville […] comme si “Ophélie” ne désignait personne d’autre que le poète lâche que Banville aurait été lui-même. Ce sont ses mots, mais dans la main de l’adversaire, son admirateur critique. Ils sont retournés contre lui » (p. 520).
« Bonne pensée du matin », « Le Bateau ivre », « Voyelles » – « au-delà du titre lui-même, le statut des voyelles dans “Voyelles” est fondamental en ce qu’elles symbolisent la poésie et son potentiel créateur » (Philippe Rocher, p. 418) – font également l’objet de réflexions de, respectivement, Pierre Brunel, Mario Richter et Philippe Rocher. Sur le versant plus biographique, Cyril Lhermelier cherche, à travers la correspondance du trio Delahaye-Verlaine-Nouveau, à éclairer la rencontre entre Germain Nouveau et Paul Verlaine, à Londres, en mai 1875. Jean-Paul Goujon, pour sa part, présente une lettre inédite de 1923 de Pierre Bardey – le frère d’Alfred Bardey (1854-1934), qui avait fondé à Aden le comptoir d’importation où Rimbaud travailla – à Henry de Bouillane de Lacoste. Le dessin de Rimbaud (reproduit dans cet essai) attribué à Jean-Louis Forain, avec l’inscription « Qui s’y frot », fait l’objet de deux textes : le premier de Jacques Dresse ; le second de Bernard Teyssèdre. Les deux mènent l’enquête sur l’histoire de ce dessin sur lequel nous ne disposons que de très peu d’informations.
En partant de la photographie des personnes assises sur la terrasse d’un hôtel, à Aden, où apparaîtrait Rimbaud – et sans aborder la question de l’authenticité de cette découverte –, Manami Imura interroge 270d’abord l’attirance de ce visage (supposé) de Rimbaud et, ensuite, plus largement, la « poétique de l’ellipse du visage » (p. 332) dans les écrits du poète. Mathieu Jung questionne, lui, les représentations de Rimbaud, et plus spécifiquement, de « Rimbaud l’Africain », notant la singularité des dessins d’Ernest Pignon-Ernest. Celui-ci « s’empare de l’image du poète adolescent. Ses collages qui travaillent si bien l’icône rimbaldienne sont faits pour nous hanter » (p. 340). Surtout, à partir d’Une saison en enfer, il fait un intéressant parallèle entre la poésie de Rimbaud et la figure du nègre marron ou cimarrón, esclave ayant fui les habitations. L’accent est mis sur la dimension commune de la « fuite ». Encore celle-ci devrait-elle s’entendre dans la terrible menace qu’elle faisait peser sur l’ordre social et dans son possible retournement, comme, par exemple, en Haïti ; pays d’anciens esclaves devenus libres, après avoir chassé les troupes napoléoniennes et fait la révolution de 1804.
Sont également explorées des interprétations de l’œuvre rimbaldienne. Celle de Sartre, tout d’abord, qui oppose Rimbaud à Baudelaire, en fonction d’un antagonisme autour de la forme et de la matière. Yann Frémy, en montrant que « Baudelaire fait office pour Sartre de repoussoir et que Rimbaud fait figure d’idéal » (p. 250), critique cette opposition, qui passe à côté et de Rimbaud et de Baudelaire. Le « travail accru sur la forme poétique », opéré par ce dernier, ne change pas « la comédie du poème » en « poème de la comédie » (p. 241). Celle, ensuite, de Walter Benjamin, qui, dans Paris capitale du xixe siècle, cite le poème « Ville » de Rimbaud en le faisant suivre d’une formule lapidaire : « [d]ésensorcellement de la “modernité” ». Jean-Michel Gouvard rapproche cette affirmation de l’opposition que Benjamin conceptualise entre information et conte. Le récit du conte « “désensorcelle” ou “désenvoûte” : il transmet une expérience, et non une vérité dogmatique » (p. 272). Celle, enfin, du Cosme de Guillaume Meurice (Paris, Flammarion, 2018), où se « révélerait » le secret de Voyelles, et dont Georges Kliebenstein développe une longue critique, ironique et très argumentée. D’une phrase, il synthétise sa réflexion : « Cosme va bêtement trop loin dans les signes et s’arrête bêtement trop tôt dans l’interprétation » (p. 371). L’article est également l’occasion de démonter la mécanique de ce type de « fausse critique de Rimbaud » (p. 369) ; mécanique qui se joue sur deux tableaux : « je suis génial, voyez ma thèse, c’était pour rire, vive la farce. Il racole un “lectorat total”, qui s’étend des littéralistes désespérants aux littéraires exaspérés » (p. 367).
271Anne-Emmanuelle Berger propose, quant à elle, un « éclairage sur l’“oranalanité” rimbaldienne et sa traduction poétique » (p. 84). « Par la place qu’elle accorde aux plaisirs de la bouche, ou, inversement, au malheur de la privation orale sous l’espèce de la faim, la littérature romanesque du siècle semble confirmer le diagnostic foucaldien d’une “intensification” du “corps qui consomme” en régime bourgeois » (p. 86). Cet aspect est au centre de l’étude de Pascal Durand sur les significations morales et politiques des mutations corporelles des Chants de Maldoror. « Le texte de Lautréamont apparaît, à la fin du Second Empire, comme le négatif de cette négation ou de cette dénégation du corps » (p. 228). Or, comme le montre très bien l’auteur, le détournement du discours médical et de la médecine, qui opère dans les Chants, est d’autant plus stratégique qu’ils constituent un « lieu de passage », entre le social et la famille, la salubrité publique et l’ordre moral (p. 233 sqq.).
Plusieurs textes interrogent les échanges, correspondances, influences entre Rimbaud et/ou Verlaine et d’autres poètes. C’est le cas de Jean-Pierre Bertrand dans « Le Rimbaud de Laforgue ». À partir d’un corpus « ténu et disparate », il questionne « l’image que Laforgue s’est construite de Rimbaud. Non pas pour parler en termes d’influence, mais pour indiquer que le poète des Illuminations – comme tous ceux que Laforgue a commentés, de Baudelaire à Bourget en passant par Mallarmé et, bien sûr, Corbière – a constitué pour lui une épreuve de vérité pour ses propres conceptions de la poésie » (p. 106). L’auteur arrive à la conclusion que l’intérêt de Laforgue pour Rimbaud relève d’« une poétique de l’imprévu », que le premier « aura également expérimentée » (p. 111). Par sa correspondance, on sait que Rimbaud avait « emprunté », dans la bibliothèque de son professeur, Georges Izambard, en 1871, LesNuits persanes d’Armand Renaud (1836-1897). Membre de la génération poétique de 1860, auteur de plusieurs recueils, et présent dans le Parnasse contemporain (1866), ce dernier est, comme Paul Verlaine, Léon Valade et Albert Mérat, employé à l’Hôtel de Ville de Paris. L’hypothèse d’Alain Chevrier est que les « variations formelles » que Renaud a multipliées dans Les Nuits persanes, ont pu « servir de points d’appui pour certaines innovations dans les œuvres de Verlaine et de Rimbaud, à un moment fécond de recherches métriques qu’ils ont menées de concert » (p. 158).
Malgré, entre autre, le travail de Jean-Jacques Lefrère, la représentation de Tristan Corbière demeure celle d’un poète isolé. De là, la faible 272contextualisation de son œuvre, que déplore Benoît Houzé. La distance que Corbière a maintenue avec les poètes contemporains n’équivaut pas « à une absence de relation » (p. 314). L’auteur développe la thèse d’une « lecture, par Corbière, du premier Verlaine » (p. 301). Il évoque dès lors « une influence paradoxale, de celles qui lient deux œuvres que la doxa sépare » (p. 307), émettant l’hypothèse que Verlaine aurait pu « montrer à Corbière une troisième voie, face à l’alternative d’être purement “dans” les formes ou de sans cesse dénoncer un “formalisme” en partie fantasmatique : celle du jeu avec les formes ou encore de la subjectivation des formes » (p. 308). Enfin, Seth Whidden nous invite à un court voyage dans le fonds Charles Morice, où se vérifie « la présence majeure de Verlaine dans l’œuvre critique de Morice » (p. 561). Il nous fait, en outre, découvrir un texte inédit de ce dernier, daté de 1911, consacré à « la gloire de Verlaine ».
Notons encore le retour qu’Éric Walbecq effectue sur le passé anarchisant de Paterne Berrichon (1855-1922), le beau-frère posthume de Rimbaud, et sa Ligue des Antipropriétaires, et l’article de Christian Hervé sur la Revue du Progrès, publiée de mars 1863 à mars 1864. Après avoir rappelé que c’est en son sein que parut « Monsieur Prudhomme » de Verlaine, l’auteur dresse un rapide panorama des collaborateurs – tout en soulignant la part prépondérante qu’y jouait Louis-Xavier de Ricard ; remplissant à lui seul entre un tiers et la moitié de la revue – et revient sur les polémiques, puis la condamnation de la revue.
Verlaine n’est pas délaissé. Outre l’article déjà cité de Steve Murphy, plusieurs textes lui sont consacrés. Jean-Didier Wagneur explore le stéréotype de la bohème, et la manière dont, à l’occasion de l’inauguration du buste de Murger, en 1895, le « “dernier bohème” d’une “dernière bohème” » (p. 551), Verlaine, le transfigure. Deux autres textes, particulièrement stimulants, mettent en avant deux fantaisies du poète. « Mon testament » dans Les Mémoires d’un veuf, « qui tire sa valeur de pastiche de sa brièveté spectaculaire », « imite le testament très littéraire de Victor Hugo, établi en 1875 puis remanié en 1881 et 1883, pour entrer finalement dans le domaine public » (p. 90), nous rappelle Arnaud Bernadet. Le texte ironise sur les prétentions hugoliennes de se mêler aux pauvres et aux humbles : « la simplicité recherchée dissone à tous niveaux » (p. 101). Alors que Verlaine incarnerait la figure du poète vaincu, Hugo incarnerait celle du « poète vainqueur de l’histoire. […]273Ce faisant, le maître romantique est peut-être l’exemple ultime, le plus accompli, d’un mythe moderne, celui que la politique raconte à l’art, que l’art raconte à la politique » (p. 103).
C’est à une autre « plaisanterie » de Verlaine, « Retour de Naples », incluse dans sa lettre du 13 juillet 1871 à Émile Blémont, que s’intéresse Solenn Dupas. Elle montre que ce sonnet n’est « pas aussi inoffensif et gratuit qu’il y paraît de prime abord » (p. 209). L’auteure analyse ce « sonnet façon Hérédia [sic] », tout en le resituant dans « la lourdeur du contexte » (p. 220) de l’été 1871, ainsi que dans une visée stratégique plus générale. Au moment où Verlaine écrit cette lettre, il se trouve isolé, ayant quitté Paris, de peur d’être inquiété après la Commune de Paris, qui a été écrasée fin mai. En réalité, « au-delà de Heredia en personne, Verlaine vise bien sûr avant tout sa poétique, et à travers elle les orientations parnassiennes qu’elle cristallise » (p. 217). Mais, il s’agirait également, avec ses facéties, dans ses lettres à Léon Valade et Émile Blémont, d’une invitation « à entretenir la flamme du compagnonnage poétique, à lutter collectivement par le rire contre les angoisses et les périls du moment » (p. 224). Et Dupas d’émettre l’hypothèse que « peut-être “Retour de Naples” et les autres poèmes joints aux lettres de juillet 1871 préfigurent en quelque sorte, par leur puissance parodique et satirique, l’émergence du Cercle zutique » (p. 225).
C’est justement du Cercle zutique qu’il est question avec Robert St. Clair. Rendant hommage à Jean-Jacques Lefrère, il rappelle « quelques questions, motifs, ou pistes qui se situaient au cœur structural » de ses écrits : « l’amitié, la communauté, la collaboration » (p. 452). Et l’humour, comme le souligne, entre autres, Steve Murphy, dans la présentation de l’ouvrage. C’est d’ailleurs à une pratique humoristique particulière, celle de la parodie, au sein de l’Album zutique, que s’intéresse St. Clair. Mettant en exergue la « cible de prédilection parodique » (p. 457) que constituait François Coppée, il rend compte du « noyau dur stylistique » de ce dernier : « une inlassable inclination à chanter l’éloge de papa, maman, et la Patrie tout en prétendant maintenir les apparences d’une impartialité politique » (p. 459). L’intérêt de l’analyse de St. Clair tient notamment en ce qu’elle montre la dynamique débordant la parodie, invitant aussi à lire la « collection désordonnée d’injures et de blagues » qui composent l’Album zutique, comme « autant d’éléments fragmentaires 274d’une contre-archive culturelle et historique du triomphe des forces de l’Ordre sur un monde qui aurait pu être autrement » (p. 464).
En fin de compte, cet ensemble, orchestré par Steve Murphy, constitue donc autant un hommage à Jean-Jacques Lefrère, que le prolongement de divers chantiers qu’il a plus ou moins développés, et, enfin, l’invitation à poursuivre ses explorations, à la hauteur de sa curiosité et de son exigence.
Frédéric Thomas
*
* *
Paul Verlaine , Les Poètes du Nord. Une conférence et un poème retrouvés, suivis de deux lettres inédites , édition établie, présentée et annotée par Patrice Locmant, Paris, Gallimard, 2019, 92 p.
À partir de novembre 1892, Verlaine entame une série de conférences pour lesquelles il se rend successivement en Hollande, en Belgique, dans le Nord de la France et en Angleterre. Celle qu’il prononça à Londres le 5 décembre 1893 fut longtemps considérée comme la dernière d’un cycle de dix-sept « causeries1 ». Plusieurs indices avaient toutefois suggéré l’existence d’une dix-huitième communication. Le poème « Toast à distance », adressé aux Rosati dans la seconde édition de Dédicaces en 1894, évoque ainsi une « conférence » promise à des « Gens du Nord », différée pour raisons de santé. Un fragment publié dans les Œuvres 275posthumes (Paris, Messein, vol. 2, 1923), présenté comme un extrait de conférence sur Marceline Desbordes-Valmore, avait par ailleurs été reproduit dans les Œuvres en prose complètes (OPr, 1424-1426). En 1972, Jacques Borel avait certes considéré ce texte, à l’instar de deux feuillets conservés à la Bibliothèque Jacques Doucet, comme une version préparatoire d’un article paru le 8 août 1894 dans Le Figaro, après une conférence de Robert de Montesquiou sur la poétesse des Pleurs. Les missives que Verlaine adresse le 2 avril 1894 à Gabriel Yturri et le 6 avril 1894 à Léon Deschamps, présentées par Georges Zayed dans les Lettres inédites à divers correspondants (Droz, 1976), suggéraient cependant, dans le prolongement d’un courrier envoyé à Jules Rais à cette période, que cette « causerie » avait bien eu lieu.
C’est en prenant appui sur ce faisceau d’éléments que Patrice Locmant, auteur de Joris-Karl Huysmans. Le forçat de la vie (Paris, Bartillat, 2007), directeur de la Société des Gens de Lettres, s’est lancé à la recherche de la dernière conférence de Verlaine. Le présent volume, publié en 2019 aux éditions Gallimard, livre le résultat de son investigation. Le texte jusqu’alors considéré comme perdu de cette communication intitulée « Les Poètes du Nord », prononcée au café Le Procope le 29 mars 1894 à Paris, devant des membres de la Société des Rosati de France, avait en fait été oublié dans les pages d’une revue éphémère, Les Enfants du Nord.
Si le texte de la conférence s’avère relativement bref, Locmant lui adjoint plusieurs documents liés à son enquête. Le lecteur découvre ainsi une version princeps du poème « Toast à distance » intitulée « Aux Rosati », également retrouvée dans Les Enfants du Nord. Cette pièce complète une version manuscrite intermédiaire conservée à la Bibliothèque Jacques Doucet. Après le texte de la « causerie », deux courriers adressés par Verlaine à Achille Segard les 6 et 20 mars 1894, découverts à l’occasion d’une vente de « livres et vieux papiers » organisée par la maison Aguttes le 15 novembre 2016, sont par ailleurs retranscrits. Locmant reprend ensuite le fragment publié dans les Œuvres posthumes, qui constitue bien une version préparatoire de cette conférence. Un dossier iconographique réunit encore, en plus des fac-similés des lettres à Segard et de la version manuscrite du poème « Toast à distance » conservée dans le fonds Doucet, les reproductions d’une page de couverture des Enfants du Nord et de plusieurs portraits de Verlaine au « Café Procope » par Cazals, Alfredo Müller et Cesare Bacchi. Enfin, 276une section « Documents » inclut un compte rendu de cette soirée par Paul Nagour (« Mémoire de la conférence de Paul Verlaine sur Les Poètes du Nord », La Revue septentrionale, novembre 1895), ainsi que l’ensemble des textes de Desbordes-Valmore, Sainte-Beuve, Desrousseaux et Lamy dits et chantés durant la communication du poète (avec des traductions du patois par Gérard Leducq2).
Les pièces mises en lumière dans cette édition offrent un intérêt certain. Le texte des « Poètes du Nord », au premier chef, vient compléter les « causeries » réunies par Jacques Borel dans les Œuvres en prose complètes. On sait comment Verlaine aborde, dans ces conférences déjà connues, le Romantisme et le Parnasse, le Décadisme, le Symbolisme et le vers-librisme, mais aussi les Poètes maudits, sans oublier sa propre œuvre. Loin de s’ériger en docte critique, le poète y sollicite régulièrement « l’indulgence » de ses auditeurs, s’excusant de ne pas être « orateur le moins du monde » (OPr, 882). Ces précautions, qui participent d’une posture auctoriale en mode mineur, lui permettent de se démarquer d’un cadre formel et académique en faveur d’une parole singulière, requérant une écoute particulière. Ces formules sont certes moins présentes dans la conférence donnée le 29 mars 1894 devant les Rosati. Néanmoins, la démarche du poète y reste personnelle. Au moment de valoriser des poètes et des chansonniers originaires du « Nord3 », Verlaine s’empresse de rappeler les liens familiaux qui le rattachent à ce territoire. Et s’il entreprend de parler de poésie, il veille aussi, et peut-être surtout, à faire entendre des poèmes ; la relative brièveté du texte de la conférence, par rapport à la longueur des pièces citées, le confirme.
Sans surprise, Verlaine se concentre d’abord sur Marceline Desbordes-Valmore4. À cette poétesse native de Douai, qui l’accompagne depuis les années 1872-1874 et qu’il évoque dans la seconde série des Poètes maudits, il consacrera encore un article dans LeFigaro, en août 1894,et 277un poème5. La notice des Poètes maudits avait souligné la « bizarrerie » de Desbordes-Valmore et sa « compétence » « féminine » (OPr, 666). Dans « Les Poètes du Nord », Verlaine insiste sur la reconnaissance que lui ont témoignée les dirigeants et le monde des Lettres. Pour donner, littéralement, à entendre « son talent si pur, si fluide […], si délicat et profond à la fois » (p. 41), il procède à la lecture de trois pièces (« Les mots tristes », « Dormeuse6 » et « L’oreiller d’une petite fille »). C’est ensuite Sainte-Beuve, « enfant de Boulogne-sur-Mer » (p. 40), qui se trouve convoqué brièvement. Il faut rappeler que dès ses débuts7, Verlaine avait exprimé un intérêt pour le poème « Les Rayons jaunes » dont il offre la lecture dans cette conférence, avec « Le Creux de la vallée ». Paul Nagour, dans son compte rendu de cette soirée, s’étonne de voir le « maître de la critique » ainsi loué, après Desbordes-Valmore : « Affaire de contraste, sans doute » (p. 62).
Sans doute Verlaine goûte-t-il encore davantage l’évocation, à la suite de l’hommage rendu à l’auteur de Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, des « poètes patoisants » Alexandre Desrousseaux et Charles Lamy. Du premier, ne se sentant pas en capacité de respecter la prononciation de la langue picarde, il invite Désiré Cacan, membre de la Société des Rosati de France, à chanter « Le P’tit Quinquin ». Dans cette berceuse en langue picarde8, il salue l’alliance entre « la malice la plus matoise, […] l’esprit le plus fin, […] la mélancolie et la tristesse des choses vues » (p. 47). De Lamy, Verlaine retient les chansons « Le chemin de l’école » et « In biau spectaque », dont il confie la lecture à René Le Cholleux, poète et romancier originaire d’Arras, président de la même Société. De façon appuyée, le poète défend cette production en patois : « Non 278moins que les œuvres purement françaises que nous venons d’évoquer, ces œuvres françaises aussi nous donnent bien la note, rendent bien la saveur de ce vieux Nord d’où ne nous vient peut-être pas toujours la lumière, mais à coup sûr, en même temps que la belle rêverie et la bonne mélancolie, la sainte gaieté et l’ironie qu’il faut » (p. 46). À travers ces textes choisis parmi les œuvres de Desbordes-Valmore, Sainte-Beuve, Desrousseaux et Lamy, des éléments convergents apparaissent d’ailleurs : les motifs de la fragilité de la vie, les figures de l’enfance et du peuple, mais aussi la chanson, dont on connaît l’importance et la valeur critique chez Verlaine9.
Il faut ici souligner que dans « Les Poètes du Nord », le poétique rejoint le politique de façon explicite. Au moment de s’adresser aux membres des Rosati, et aux quelques Félibres également présents au Procope, Verlaine s’emploie à louer le mouvement « non pas séparatiste, mais indépendant », qui s’est produit « de tous les points [du] pays », en réaction « contre la trop grande centralisation parisienne », contre l’« unité factice, forcée » mise en avant par l’État (p. 38). En accord avec les positions idéologiques qu’il affirme à cette époque, le poète défend « les patries, les provinces, la Province » (id.), « toutes les régions qui ont leur couleur à elles, leurs parfums spéciaux, leur goût de terroir, leur âme individuelle » (p. 39). Par son contenu et sa structure-même, cette causerie polyphonique émaillée de lectures en français et en patois se présente comme un hommage rendu à la diversité culturelle et linguistique, dont on sait qu’elle travaille largement son œuvre en prose et en vers. Si l’usage du patois reste ponctuel chez Verlaine, la tension entre le savant et le populaire participe, comme l’a relevé Arnaud Bernadet, « d’une critique du langage et spécialement d’une critique du dualisme qui a organisé l’historiographie de la langue française entre la norme et les dialectes10 ». Dans cette conférence, le poète confirme et souligne ainsi sa volonté de promouvoir la pluralité des voix, des registres et des parlers.
279Pour éclairer ces différents documents, Patrice Locmant livre une préface documentée. Avec minutie, il retrace les étapes de la recherche qui l’a conduit jusqu’à la revue Les Enfants du Nord, fondée par Henry Carnoy et éditée à Paris par le libraire Émile Lechevalier, entre 1893 et 1895. La présentation de cette « revue artistique et historique rédigée par un comité d’écrivains et d’artistes du Nord » (p. 20-21) est complétée par des apports sur les Rosati, dont le nom constitue une anagramme d’« Artois ». Locmant revient sur l’histoire de ce groupe, depuis la fondation de la Société anacréontique des Rosati près d’Arras au xviiie siècle, jusqu’au développement de sociétés locales, dont la « Société des Rosati de France » créée en 1890 à Paris. À l’instar des Félibres, les Rosati tenaient une réunion mensuelle au Procope. Comme l’indique l’éditeur, sans doute Verlaine se sentait-il doublement leur « compatriote » : en tant qu’il partageait leur « amour des vers, du vin et des conversations enjouées », et en raison de ses origines familiales le liant aux « gens du Nord » (p. 14). On devine dès lors l’atmosphère de cette soirée marquée par une « simplicité hédoniste caractéri[stique de] l’esprit rosatien : il ne s’agi[t] nullement […] d’une conférence docte et professorale, […] mais d’un “échange entre amis” venus “gaiement” débattre “en propos exprès décousus11” » (p. 17).
Plus largement, Locmant resitue cet événement littéraire dans un contexte de « réveil culturel des provinces12 », d’affirmation des identités et des particularismes culturels régionaux. À partir des années 1870, sous la IIIe République, ce mouvement s’articule à une valorisation des « parlers régionaux et [des] idiomes locaux, que le développement d’un État centralisateur déterminé à imposer l’apprentissage et l’usage de la langue française sur l’ensemble du territoire national menaçait de faire disparaître » (p. 18-19). À juste titre, la préface rappelle l’intérêt du poète pour « la diversité idiomatique des parlers provinciaux et la 280façon dont son œuvre poétique s’imprègne, de façon particulièrement marquée après 1880, d’intonations typiquement régionales » (p. 19). S’il convient de ne pas minorer la tentation, chez Verlaine, d’un repli « identitaire et cocardier » que Locmant aurait tendance à relativiser, cette dynamique participe également sans conteste de « la redécouverte d’une matière linguistique et esthétique foisonnante faite d’images, de couleurs et de musicalités singulières qui ouvrent au-devant du langage poétique des horizons inexplorés » (p. 27).
En complément de cette préface, des notes accompagnent la conférence, les lettres à Segard et le mémoire de Paul Nagour. Pour chacune des personnalités mentionnées dans ces documents, Locmant propose des repères biographiques et bibliographiques. Il livre également l’introduction et le compte rendu de Henry Carnoy, qui encadrent le texte de la conférence dans LesEnfants du Nord. On y apprend notamment que l’« attachante causerie » (p. 37), pour laquelle le poète ne toucha qu’un demi-louis, fut suivie de récitations de vers du poète par Marc Legrand et Catulle Mendès, mais aussi de lectures de vers de Richepin, Catulle Mendès, Armand Silvestre, Frémine, par « Silvain, de la Comédie-Française, Mlles Moreno et X » (p. 47).
En définitive, ce volume vient enrichir la connaissance des écrits que Verlaine composa durant les dernières années de sa vie, en les resituant dans un contexte poétique et politique marqué par l’affirmation, jusque dans les cafés parisiens, des particularismes culturels et linguistiques. Il permet de saisir l’atmosphère et les modalités de ces « causeries » alliant discours sur la poésie et mise en voix des poèmes, sous le signe du partage et de la circulation des voix. De ce point de vue, l’édition de la conférence « Les Poètes du Nord » peut aussi nourrir, par-delà le champ de la recherche verlainienne, l’étude des sociabilités littéraires de la fin du xixe siècle.
Solenn Dupas
1 Jacques Borel en présente la liste dans les Œuvres en prose complètes (OPr, 1410-1411) : cinq conférences ont lieu en Hollande entre le 3 novembre et le 11 novembre 1892, six en Belgique entre le 25 février et le 27 mars 1893, deux en Lorraine les 8 et 9 novembre 1893, quatre en Angleterre entre le 21 novembre et le 5 décembre 1893. La quatrième de couverture de l’édition des Poètes du Nord évoque une « huitième et dernière conférence » « retrouvée ». Sauf erreur, il s’agit bien ici d’une dix-huitième conférence, complétant le cycle des dix-sept interventions connues, comme indiqué par ailleurs dans la préface (p. 7).
2 Les éditions de référence ne sont pas précisées, pour ces différents textes.
3 Selon Paul Nagour et Henry Carnoy, des membres du Félibre étaient également présents lors de la conférence du 29 mars 1894, ainsi que diverses personnalités dont Catulle Mendès et Armand Silvestre, Ch. Frémine, Yturri et Delahaye.
4 Sur la place de Marceline Desbordes-Valmore dans l’œuvre de Verlaine, voir notamment Christine Planté, « Verlaine et Desbordes-Valmore. Les deux pleureuses de l’ariette IV », RV-11, 2013, 15-41 ; Arnaud Bernadet, « La nature dans la voix : Marceline Desbordes-Valmore », Poétique de Verlaine. « En sourdine, à ma manière », Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 388-394 ; Kensaku Kurakata, « Verlaine lecteur de Desbordes-Valmore », RV-16, 2018, 63-69.
5 Jacques Borel présente ce poème composé de deux parties dans un « Appendice pour une nouvelle édition » des Dédicaces (OPC, 640-642).
6 Verlaine cite déjà ce poème dans une lettre à Blémont du 25 juin 1873 sous le titre « Berceuse » : « Tous les vers de cette femme pareils, larges, subtils aussi – mais si vraiment touchants – et un art inouï. » (CG, 329).
7 Paul Verlaine, « Charles Baudelaire », OPr, 599 : « C’est, du reste, un peu l’histoire des Rayons jaunes, le plus beau poème à coup sûr, de cet admirable recueil, Joseph Delorme, que pour mon compte je mets, comme intensité de mélancolie et comme puissance d’expression, infiniment au-dessus des jérémiades lamartiniennes et autres. Le public et la critique firent, en ce temps-là, des plaisanteries fort délicates sur le pauvre Werther carabin, pour me servir du foudroyant bon mot de ce poétique M. Guizot. »
8 Dans Quinze jours en Hollande, Verlaine présente « Le P’tiot Quinquin » comme un « chef d’œuvre de grâce et de tristesse » (OPr, 365).
9 Selon Arnaud Bernadet, « De l’homme du peuple, primitif ou instinctif, à l’enfant et à la femme, la chanson ne se limite […] pas à ses aspects typologiques et rhétoriques. Elle inaugure un autre paradigme de la voix et déploie une contre-culture. À cause de sa diversité même, la chanson est critique chez Verlaine. » (Poétique de Verlaine, op. cit., p. 353)
10 Arnaud Bernadet, ibid., p. 270. Sur la place et les enjeux du patois dans l’œuvre de Verlaine, voir également, du même auteur, « L’oralité des dialectes : de la science à la littérature. La “langue patoise” de Verlaine », Romantisme, 2009/4, no 146, p. 87-99 ; Olivier Bivort, « Verlaine : populaire ? », dans Correspondance et poétique, Jean-Marc Hovasse (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 41-58 ; Claudia Cardone, « Langue verte et patois. La polyphonie comme principe dynamique dans la prose de Verlaine », RV-12, 2014, 185-195 et Le Nationalisme en littérature (II) : le « génie de la langue française » (1870-1940), Stéphanie Bertrand et Jean-Michel Wittmann (dir.), Bruxelles, Peter Lang, coll. « Convergences », 2020.
11 Paul Verlaine, « Toast à distance », OPC, 597.
12 Patrice Locmant emprunte l’expression à Romain Pasquier (Le Pouvoir régional : mobilisations, décentralisation et gouvernance en France, Paris, Presses de Sciences-Po, 2012, chap. ier).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11882-4
- EAN : 9782406118824
- ISSN : 2426-8860
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11882-4.p.0267
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 16/06/2021
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français