Comptes rendus
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue Verlaine
2014, n° 12. varia - Authors: Degott (Bertrand), English (Alan), Bousmanne (Bernard)
- Pages: 313 to 322
- Journal: Verlaine Studies
COMPTES RENDUS
Études
Subtilités de Verlaine, sous la direction de Steve Murphy, Plaisance (Rivista di lingua e letteratura francese moderna e contemporanea), no 22, p. 5-105 et no 23, p. 5-109, 2011.
Ce copieux dossier (seize articles sur quelque deux cents pages) est appelé, si l’on en croit le directeur de la revue, Gabriel-Aldo Bertozzi, à « constituer une référence critique d’une valeur “historique” dont devront tenir compte tous les futurs travaux sur le poète saturnin [sic !] ». Reconnaissons d’emblée que Steve Murphy, sous sa bienveillante houlette et sous un titre fédérateur, réunit là bon nombre des chercheurs actifs dans le champ des études verlainiennes et que ceux-ci – soit qu’ils en réévaluent la part la mieux connue, soit qu’ils en éclairent les recoins laissés-pour-compte – rendent hommage à la richesse, à l’unité comme à la variété de l’œuvre. Au reste, le dossier en suit scrupuleusement la chronologie.
Les trois premières contributions concernent les Poëmes saturniens. David Ducoffre relit le très célèbre sonnet « Nevermore ». Inspiré de Baudelaire, Poe, Bürger mais aussi de Sainte-Beuve et Lamartine, « Nevermore » soumet l’idylle (l’oaristys) au régime de la mélancolie ; dans la filiation des Fleurs du mal, il représente moins un poème d’amour qu’une allégorie de la solitude et du repli sur soi. C’est à l’intersection des mêmes lignes lamartinienne et baudelairienne qu’Henri Scepi situe la non moins célèbre « Chanson d’automne ». Celle-ci en effet réécrit « L’Isolement » en le condensant puissamment et en déplaçant l’accent lyrique du plan de l’énoncé (l’expression subjective) au plan de l’énonciation. Conséquence de cette « réduction lyrique », « le poème du souvenir se souvient des
poèmes qui l’ont rendu possible et d’une certaine façon engendré », tels encore « Chant d’automne » ou « L’Horloge » de Baudelaire. Enfin, avec autant d’érudition que de rigueur, Kensaku Kurakata montre ce qu’a de théâtral « La Chanson des ingénues ». Si le syntagme « d’une extrême blancheur » provient sans doute de Marie, un opéra-comique de Planard et Hérold (1826), la situation du poème dans le recueil n’est pas sans évoquer l’insertion de chansons dans le drame hugolien.
Parmi les huit contributeurs du no 21, Claudia Cardone est seule à s’intéresser au Verlaine en prose, en l’occurrence à la première série des Mémoires d’un veuf (1867-1870). Ce qui fait l’unité de ces huit proses, outre le « pacte fantasmatique » (Lejeune) qu’y souscrit le poète, c’est à son sens « le besoin de se dire pour éradiquer le pressentiment de la défaite et de l’oubli ». Steve Murphy himself expertise « L’Auberge », « Le Clown » et « Allégorie », trois sonnets prévus pour prendre place dans Les Vaincus, recueil commencé en 1867 et abandonné après la Commune. Comme ces sonnets furent ensuite inclus dans Jadis et naguère, le danger serait pour la critique de les « dépolitiquer » en même temps que leur auteur : l’« écriture allusionniste » que pratique Verlaine une fois décryptée, ils apparaissent comme autant de charges dirigées contre le Second Empire. La verve parodique et sarcastique de Verlaine n’est pas oubliée non plus. Le quatrain de 1869 « Étant né très naïf… », dont Seth Whidden fait l’exégèse, commence sur une parodie de Gustave Pradelle et s’achève sur le vers « Dans un album il faut, il faut, de l’albumine ». Si l’albumine est une protéine présente dans le blanc d’œuf comme dans le sperme, et donc sexuellement connotée, l’album envisagé par « ce texte pré-zutique, voire proto-zutique » est sans doute celui des Vilains Bonshommes, disparu dans l’incendie de l’Hôtel de Ville le 2 mai 1871. C’est ensuite du sonnet « Écrit pendant le siège de Paris (décembre 1870) » que Christian Hervé étudie les variantes et les structures. Au cours d’une micro-lecture ingénieuse et informée, il montre par quels subtils procédés polémiques Verlaine parvient à « faire l’Allemagne juge de l’Allemagne ». Dans son article « Quelques éléments d’une poétique de la duplicité » Pierre Couranjou, jusqu’en 2008 président de l’association « L’Auberge de Verlaine », cherche à identifier quelques composantes de « l’accent verlainien » : il est un peu question d’« Après trois ans », de « Le ciel est, par-dessus le toit… », beaucoup de « L’Espoir luit… ». Et sur ces bonnes paroles s’achève la première moitié du dossier.
La seconde est inaugurée dans le no 23 par le directeur de la revue Plaisance, Gabriel-Aldo Bertozzi, qui réévalue Les Poètes maudits à l’aune de sa postérité, notamment surréaliste et iniste. Dans « L’hôte et le pèlerin : la nouvelle fable mystique », Arnaud Bernadet étudie « Écrit en 1875 ». Référant à l’emprisonnement et à la conversion de 1874, ce poème est d’abord le récit d’une bifurcation. Aussi la place qu’il occupe dans Amour ne met-elle guère en valeur son retentissement dans l’œuvre, non plus que son statut de « poésie en situation », à la fois biographique, génétique et artistique : le pèlerin chemine désormais loin de la prison idéalisée dont il fut l’hôte. C’est aussi de la conversion que parle René Guitton. Il s’emploie à rappeler la part qu’y prit le catéchisme de Mgr Gaume et, surtout, à retrouver la présence de ses thèses dans le Voyage en France par un Français. Sans doute le même Mgr Gaume n’est-il pas étranger à la ferveur mariale montrée à l’époque par Verlaine. Fin 1882, le poète séjourne à Boulogne-Billancourt : c’est à deux poèmes inspirés à Verlaine par son quartier du Point du Jour qu’Alain Chevrier consacre son article. Dans ces « poèmes-croquis », « la description tout extérieure fait place aux “impressions” les plus intérieures ».
Les trois communications suivantes s’attachent à des textes tardifs et pour le moins problématiques. Yann Frémy confronte « Notes de nuit jetées en chemin de fer », un texte en prose publié fin 1884, au bien connu « Le paysage dans le cadre des portières… » de La Bonne Chanson. De l’un à l’autre, même si désormais l’amour manque, l’interrogation sur l’essence de la poésie demeure. Aussi l’ironie, qui est un gage de vitalité chez Verlaine, devient-elle sa réponse à la « détresse » au sens heideggerien (ou hölderlinien, Wozu Dichter in dürftiger Zeit ?). C’est encore l’ironie, comme antiphrase et comme polyphonie, dont Solenn Dupas étudie les jeux et enjeux dans Conte anarchiste, l’ultime publication en prose de Verlaine. La satire des dirigeants politiques dans ce conte n’empêche pas une conclusion frappée au sceau de l’incertitude : comme souvent dans ses dernières années, Verlaine joue du paradoxe et de l’ambiguïté… Enfin, dans son article « Verlaine biblio-chose », Georges Kliebenstein entreprend en linguiste de réhabiliter les Biblio-sonnets, souvent déconsidérés comme œuvre de circonstance. C’est à partir du syntagme « devenir biblio-chose » notamment qu’il conduit son enquête savante et ses jubilatoires dérapages contrôlés.
Il revient à Giovanni Dotoli de clore ce copieux dossier par « La révolution de Verlaine », une contribution discutable en forme de panégyrique.
Copieux dossier dont les contributeurs ont su en général privilégier les subtilités du poète plutôt que sa fadeur ; et si l’ensemble ne constitue pas une référence incontournable pour les verlainiens du xxie siècle, c’est qu’il s’en faut de peu. La présentation matérielle, hélas ! ne mérite pas les mêmes éloges : quand certaines contributions sont irréprochables, d’autres pâtissent d’abondantes coquilles. Mais on ne finira pas sans faire état de l’iconographie. Là où le no 22 utilise portraits et photos de Verlaine, la spécificité du no 23 tient à ce que chaque contribution s’y trouve précédée d’une œuvre iniste, inies numériques et photo-inigraphies dues pour la plupart au comité directeur de la revue. – Vous ne savez pas encore ce qu’est l’Inisme ? Vous ne connaissiez pas ce mouvement fondé à Paris le 3 janvier 1980 au Café de Flore, et dont le nom est construit sur le sigle I.N.I. (Internationale Novatrice Infinitésimale) ? – Eh bien, vous êtes inexcusable, ou c’est qu’alors, vraiment, vous avez renoncé à « être à l’avant-garde aujourd’hui » !
Bertrand Degott
Université de Franche-Comté
Yann Frémy, Verlaine : la parole ou l’oubli, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2012, 187 p.
Le livre de Yann Frémy est une de ces études trop rares qui réussissent admirablement à fournir simultanément une excellente introduction à ceux qui découvrent Verlaine, l’homme et l’œuvre, ainsi que de nouvelles perspectives et voies de recherche pour les chercheurs et spécialistes les plus dévoués. Déjà les mots du titre « parole » et « oubli » mettent en avant des termes clés de la critique et de l’œuvre verlainiennes dont les Romances sans paroles (et en particulier les « ariettes oubliées ») constituent un des sommets. Ce qu’il y a de particulier, c’est que Yann Frémy donne une nouvelle actualité – et aussi une plus grande étendue – à ces mots en montrant comment on peut approfondir et parfois réorienter nos interprétations de certains éléments de l’œuvre en choisissant de les voir à travers cette lentille. Les arguments de Yann Frémy nous lancent un défi,
surtout lorsqu’il nous amène à reconsidérer la validité d’une idée ou d’une perspective généralement acceptée par rapport à l’œuvre ou à l’homme.
Ainsi dans son premier chapitre « Le premier Verlaine : un poète de la force », Yann Frémy nous rappelle que plusieurs représentations iconographiques du poète (dont le portrait réalisé par Frédéric Bazille (1868), le dessin fait par Jules Péaron en 1869 et le croquis de la même année attribuée à Henry Cros) font voir chez lui une énergie, une positivité et une force qui sont aux antipodes de la léthargie, de la négativité et de la faiblesse qu’on lui associe plus fréquemment. De la même manière, l’auteur remet en cause la stabilité perçue dans l’univers du recueil, La Bonne Chanson, en soulignant la possibilité d’y voir l’expression d’une angoisse, d’une fragilité et d’une négativité plus caractéristiques d’autres recueils, comme Poëmes saturniens.
Dans le deuxième chapitre, Yann Frémy suggère une lecture qui identifierait dans toute l’œuvre verlainienne une aspiration (néo)-baroque, même s’il accepte qu’elle ne se réalise pas toujours ni à tous les endroits. De manière convaincante, Frémy plaide en faveur de La Bonne Chanson, recueil trop souvent déconsidéré, selon lui. Il en appelle donc à sa réhabilitation, surtout en ce qui concerne le rôle qu’il joue dans l’élaboration du « système » de Verlaine. Ici et tout au long de son livre, l’auteur présente l’image d’un poète beaucoup plus cérébral et plus intellectuel que celle que d’habitude nous nous faisons de lui et qui est certainement loin de sa célèbre profession de foi de « simplicité ».
Yann Frémy fonde l’argument central de son livre sur un échantillon de poèmes et d’autres œuvres verlainiennes dont la variété est rafraîchissante : tandis que le chapitre le plus détaillé se consacre à l’un des recueils les plus connus et lus, Romances sans paroles (chapitre 4, p. 73-122), l’auteur fait aussi des études originales du texte en prose « Notes de nuit : jetées en chemin de fer » (p. 142-147) et de la série de poèmes d’Amour portant le titre « Lucien Létinois » (chapitre 7, p. 153-174). Les férus de métrique apprécieront en particulier l’attention portée à la prosodie des Romances sans paroles à travers le poème « Le piano que baise une main frêle… », tandis que l’étude détaillée des épigraphes de la troisième « ariette oubliée » et des orientations qu’elles impriment à la lecture du poème constitue un des points forts du livre. Yann Frémy veut ici isoler et caractériser la voix originale de Verlaine, et la distinguer de celle d’Hugo, de Baudelaire et surtout de celle de Rimbaud. La complexité du rapport avec le Rimbaud
du début des années 1870 est aussi admirablement traitée, ce qui permet à l’auteur de cerner l’originalité de la poésie impersonnelle mais subjective de Verlaine et de mettre en lumière son caractère distinct, surtout par rapport à la « poésie objective ». Ainsi, Yann Frémy voit dans ce recueil une conception moderne des notions de mémoire et d’absence, une version toute verlainienne du spleen postromantique nommée « mélancolisme » et la mise en œuvre d’une poétique voire d’une esthétique fondée sur la réalisation et la subversion simultanées de l’énonciation poétique : la parole ou l’oubli.
Le livre de Yann Frémy est bien écrit et diverses sources étayent ses arguments qui sont toutes notées méticuleusement et en détail en fin de page. Toutefois, il n’y a aucune revendication d’exhaustivité quant aux sujets ni aux œuvres commentées : même à l’intérieur des recueils traités, l’auteur ne vise pas à analyser tous les poèmes ni même une majorité. Pareillement, il se contente souvent de suggérer la validité de certains arguments ou perspectives sans toujours les poursuivre jusqu’au bout : il nous propose plutôt plusieurs interprétations et arguments possibles, montrant ou suggérant les preuves pour chacun, laissant au lecteur la tâche de les poursuivre davantage et la liberté d’établir ses propres vues. La forme interrogative du titre du deuxième chapitre « Verlaine baroque ? » montre très succinctement cette approche qui a pour effet heureux d’impliquer le lecteur dans les enjeux de l’argumentation.
On pourrait donc facilement imaginer comment d’autres poèmes (« Mon rêve familier » et « L’échelonnement des haies… » pour n’en mentionner que deux) et une approche davantage fondée sur la métrique auraient pu soutenir eux aussi la dialectique présence-absence qui est centrale dans ce livre. Mais l’objectif de Yann Frémy, très bien atteint d’ailleurs, est autre : identifier et caractériser une certaine « parole verlainienne » et ouvrir de nouvelles perspectives sur une œuvre du xixe siècle qui continue de nos jours à attirer étudiants et chercheurs. Ce sont là les toutes premières qualités du livre de Frémy.
Alan English
Dublin City University
Billet d’humeur
Jean-Pierre Guéno et Gérard Lhéritier, Verlaine emprisonné, Paris, Gallimard, « Albums Beaux Livres » / Musée des lettres et manuscrits, 2013, 236 p.
Publié à l’occasion d’une exposition, centrée sur la période d’emprisonnement de Verlaine en Belgique, qui s’est tenue à Bruxelles puis à Paris, cet ouvrage, d’une bêtise consternante, ne mériterait pas deux lignes de compte rendu dans une revue sérieuse sauf à considérer qu’il convient aussi d’éviter aux lecteurs de dépenser inutilement leur argent. Insipide et ridicule, le texte s’articule comme une sorte de dialogue entre deux écrivains, Jean-Pierre Guéno (« fin limier bibliophile », p. 5) et… Paul Verlaine. Quelques extraits pour situer le style : « Les miroirs te renvoient le reflet de ton visage, Paul… – Tu es un autre Hamlet, pris au piège de la vie terrestre, qui n’est qu’un long purgatoire. Élu ou maudit ? Sauvé ou damné ? Ange blanc ? Ange noir ? – Treize ans d’amours stériles pour ta mère : le temps de trois fausses couches et d’une adoption avant que tu n’échappes enfin à son ventre avec ton front préhistorique, ton nez écrasé et tes yeux bridés. Avant même ta naissance, tu étais déjà prisonnier – La Commune ne déchire pas seulement les Parisiens : elle déchire ton couple – Son âme va balayer ta vie avant même que son corps ne prenne le relais – Prendre le plomb qu’on t’a mis dans la tête pour fondre ces projectiles qui vont blesser le poignet de ton amant. Deux balles de plomb pour briser le bocal de ta prison – Les hommes sont comme les anges et comme les étoiles. Ils sont doubles. Ils sont à l’image de ta mère. À l’image de la mer. Ta matrice et ton sépulcre. Le drap de ta naissance et le suaire de ta mort. Du lange au linceul », etc. Un grand moment de littérature. On relève, presque à chaque page, quantité d’erreurs en tout genre (attribution, provenance, datation…). Impossible de les recenser toutes, mais citons néanmoins trois « perles » : la dédicace de Rimbaud à Verlaine dans l’exemplaire d’Une saison en enfer, qui devient la « signature de Paul Verlaine provenant du manuscrit de Cellulairement » (p. 21), l’attribution à Verlaine de « Fausse conversion » (p. 146 et 147)
de Rimbaud ou encore la lettre de Verlaine à Ernest Delahaye, datée du 23 (et non du 16) mai 1876 (Michael Pakenham, Correspondance générale, no 76-10) qui se change, comme un lapin sortant d’un chapeau, en « dessin de Verlaine sur une lettre d’Edgar Allan Poe » (p. 185) (rappelons que l’auteur du « Corbeau » est décédé le 7 octobre 1849, soit quand Verlaine avait cinq ans. Sans doute un oubli de la poste). La préface relève de la plume, très auto-satisfaite, de René Guitton. L’album est publié en collaboration par les éditions Gallimard et ce très étrange et nébuleux « musée » des lettres et manuscrits (voir à ce sujet l’article de Jérôme Dupuis, intitulé Manuscrits. Les griffes d’un papivore, dans le numéro 3227, mai 2013, de L’Express). Seule note positive, les reproductions sont de qualité. Du moins celles qui n’ont pas été pillées sans honte dans des publications précédentes (soucieuse de ne pas être associée à pareille « nigauderie », la Bibliothèque royale de Belgique avait clairement interdit la reproduction des documents de son fonds). Les chercheurs sérieux, intéressés par les feuillets de Cellulairement, pourront se reporter à la nouvelle édition de Pierre Brunel parue la même année (Cellulairement suivi de Mes prisons, Gallimard, « Poésie », 2013). Toutefois, comme dans le domaine de la critique littéraire, les occasions de rire s’avèrent rares, on attend avec impatience le prochain opus du musée des lettres et manuscrits et de ces deux Laurel et Hardy de l’édition. Un « Rimbaud, écartelé de la poésie » ? Avec, comme cette fois-ci, un peu de Hamlet pour attirer les investisseurs anglais au « musée » ? Pauvre Lelian …
Bernard Bousmanne
Bibliothèque royale de Belgique
Édition
Paul Verlaine, Cellulairement suivi de Mes prisons, édition de Pierre Brunel accompagnée du fac-similé du manuscrit original de Cellulairement, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2013, 387 p.
Après Jean-Claude Steinmetz pour Le Castor astral (1992) et Olivier Bivort pour Le Livre de Poche classique (2002), Pierre Brunel publie là son édition de Cellulairement. Dans l’œuvre de Verlaine, il ne s’agit pas d’un recueil comme les autres : réunissant des poèmes écrits durant l’incarcération du poète à Bruxelles puis à Mons (de juillet 1873 à janvier 1875), il ne fut jamais publié. Le recueil démembré, son contenu fut redistribué au fil des parutions ultérieures, depuis Sagesse (1881) jusqu’à Invectives (posthume, 1896). Son titre, dont Parallèlement rend un écho tardif, peut référer à l’expérience de la prison, de même qu’à l’évolution spirituelle qui, cellule après cellule, conduisit Verlaine à la « conversion ». Aussi est-il justifié de parler, comme Jean-Luc Steinmetz, du « “chaînon manquant” entre les Romances sans paroles et Sagesse » (p. 14) et l’on comprend que Pierre Brunel se félicite à son tour de combler une lacune. La question peut alors se poser de savoir pourquoi Verlaine a abandonné Cellulairement. Olivier Bivort l’expliquait par un revirement esthétique, « au nom de la sincérité et du naturel » (p. 43). Selon Jean-Luc Steinmetz, c’est qu’il ne souhaitait pas « refaire surface dans le monde littéraire par un livre évoquant son passé de droit commun » (p. 13). Cette hypothèse s’autorise en effet d’une lettre à Delahaye, où Verlaine dit vouloir publier Cellulairement « sans nom d’auteur ». Sur quoi Pierre Brunel renchérit : « C’est pour effacer ce cauchemar, et pour le faire oublier aux autres, aussi, qu’il a renoncé à publier Cellulairement, après l’avoir constitué en recueil » (p. 41). Il évoque ces questions parmi d’autres en introduction (p. 11-46). Notre recension toutefois ne saurait aller sans quelques considérations philologiques. En effet, il n’est possible d’éditer Cellulairement que parce qu’existe sous ce titre un manuscrit de la main de Verlaine. Cet ensemble de quelque soixante-dix pages n’a longtemps été accessible qu’à travers la description et l’étude détaillées (mais souvent approximatives) qu’en avait données Ernest Dupuy en
1913 : Steinmetz et Bivort avaient dû s’en contenter. Entre-temps, en 2004, ce manuscrit a été acheté par l’État ; il est aujourd’hui conservé au musée des Lettres et Manuscrits. L’apport indéniable du présent ouvrage est de le reproduire en fac-similé (p. 53 120), avant de l’éditer avec soin (p. 121 198). Ce manuscrit comportant des lacunes, Olivier Bivort s’était prévalu d’autres sources pour y ajouter trois poèmes (« À ma femme en lui envoyant une pensée », « À qui de droit », « Bouquet à Marie ») ; pas plus que Steinmetz en son temps Brunel ne cède ici à cette tentation : « Il ne m’appartenait pas plus qu’à mes prédécesseurs d’essayer de combler cette lacune [la plus importante], Verlaine ayant fort bien pu retrancher tel ou tel texte, avec un souci de cohérence, ou de pudeur, ou de mise en réserve pour un autre sujet » (p. 373). Le texte est suivi de copieuses notices et d’un dossier au terme duquel un tableau synoptique donne la redistribution des poèmes (en omettant le prologue « Au lecteur »). On regrettera que Pierre Brunel, sans doute limité par l’éditeur, ne fournisse pas ici de variantes. Olivier Bivort l’avait certes fait en son temps, mais sur la base d’un texte incertain. Et l’on en conclura que l’édition scientifique (qui ferait la synthèse de Brunel et Bivort) reste encore à faire. – Cellulairement s’accompagne ici de Mes Prisons, une suite de récits autobiographiques publiée en 1893. L’éditeur justifie son choix par le souci qu’avait eu Verlaine lui-même de rechercher la continuité vingt ans après : « publier Mes Prisons, c’était ne plus faire silence sur Cellulairement » (p. 267). Comme il s’agit en l’espèce de Verlaine d’un spécialiste des reniements et des revirements, l’argument apparaît parfaitement recevable.
Bertrand Degott
Université de Franche-Comté
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-3687-1
- EAN: 9782812436871
- ISSN: 2426-8860
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3687-1.p.0313
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-24-2015
- Periodicity: Annual
- Language: French