Comptes rendus et réflexions critiques
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Nerval
2023, n° 7. varia - Auteurs : Kekus (Filip), Bornancin-Tomasella (Gabrielle)
- Pages : 307 à 316
- Revue : Revue Nerval
Daniel Sangsue, Rencontre d’un excentrique et d’une parodie sur une table de dissection, Genève, La Baconnière, coll. « Nouvelle Collection Langages », 2021, 240 p.
L’œuvre critique de Daniel Sangsue s’est imposée au fil des dernières décennies pour avoir mis en lumière des facettes longtemps méconnues de l’histoire littéraire du xixe siècle. Infatigable essayiste, Daniel Sangsue a su explorer les marges littéraires du siècle sans jamais perdre de vue la manière dont elles s’intégraient dans un ensemble plus vaste qu’elles permettaient de penser sur nouveaux frais. La trajectoire à première vue capricante de son œuvre critique, commencée par Le Récit excentrique (1987), poursuivie par La Parodie (1994) et La Relation parodique (2007), par deux Essais de pneumatologie littéraire (2011 et 2018), et complétée par des recherches plus ponctuelles, comme cet article important sur la tradition du récit de voyage humoristique paru en 2001 dans la Revue d’histoire littéraire de la France, apparaît d’une extrême cohérence dans le présent volume, rappelant les vertus d’une certaine excentricité dans la recherche littéraire dès lors qu’elle s’appuie sur une rigueur critique sans faille, et une capacité à dépasser la stérilité des collections de minores. Ce recueil de dix essais parus au cours des deux dernières décennies, remaniés et augmentés, participe de cette approche permettant une connaissance à la fois plus profonde et vivante des grands enjeux esthétiques et poétiques du xixe siècle par ses marges.
Le recueil est ordonné selon deux axes, au gré d’un rythme décasyllabique au charme secret : quatre essais dans une section intitulée « Excentrique », suivis de six essais dans une section intitulée « Parodie ». Cette rencontre entre ces deux spécialités critiques de Daniel Sangsue n’a rien ici d’arbitraire, et fait ressortir leurs affinités secrètes, étant donné que le récit excentrique se nourrit de pratiques parodiques : « Le corpus “excentrique” se constitue comme de lui-même à travers une communauté de pratiques parodiques, de références […] et un jeu interne de renvois » (p. 10). Ce ne sont certes pas Les Faux Saulniers et 308Angélique qui contrediraient cette parenté essentielle1 ! Et c’est une des raisons pour lesquelles Nerval, qui présenterait selon Daniel Sangsue un « modèle de comportement excentrique » (p. 14), s’impose naturellement comme le héros de la première partie du recueil, parmi une « série d’écrivains qui ont le dada, la manie de ne rien vouloir faire comme les autres, de ne pas se prendre au sérieux, de se moquer des autorités et de s’ex-centrer de tout » (p. 14). Trois études d’une grande finesse abordent ainsi directement l’œuvre nervalienne et prolongent les analyses célèbres du Récit excentrique en contribuant à mettre toujours davantage en lumière des facettes soit encore méconnues, soit trop souvent minimisées de l’auteur des Chimères et d’Aurélia.
La première étude introduit parfaitement l’ensemble et consiste en une reprise d’un article paru dans le second numéro de notre revue. Daniel Sangsue dans un premier temps y résume l’apport du Récit excentrique aux études nervaliennes, et plus largement dixneuviémistes, à partir d’une étude sur la perpétuation en France à l’époque romantique de la tradition du récit anti-romanesque et contestataire. Rappelons que le mérite de l’ouvrage consistait notamment à aborder l’œuvre nervalienne à travers des textes s’inscrivant ouvertement dans cette tradition, Les Faux Saulniers et Angélique, en étendant l’enquête pour proposer une approche renouvelée de Voyage en Orient ou encore des Nuits d’octobre. Les analyses de Daniel Sangsue permettaient de penser autrement la folie dans l’œuvre de Nerval, de la penser littérairement, à distance d’approches psycho-critiques dont il ne s’agit bien évidemment pas de nier la valeur, mais qui pouvaient avoir le défaut d’inféoder la littérature à un discours qui l’annexait, et contre lequel Nerval s’était le premier insurgé si l’on se souvient de la manière dont il ripostait dans Les Filles du Feu et Aurélia au discours des aliénistes. Le Récit excentrique n’en rendait que plus manifestes les visées polémiques d’une excentricité littéraire s’opposant à un ordre du discours à la fois esthétique, moral, nosographique mais aussi socio-politique, qu’elle déconstruisait en en montrant les failles et les limites. L’ouvrage fournissait également des outils précieux pour penser une poétique du texte nervalien, en mettant au jour plus que l’intertextualité dont il se nourrissait, le travail de suture et d’hybridation qui l’animait en profondeur et le singularisait. Plutôt 309que de menacer la cohésion d’un texte qui se déliterait, l’excentricité dont Nerval jouait en virtuose lui permettait de s’affranchir du labeur stérile du feuilleton pour l’inscrire dans la continuité réaffirmée d’une œuvre.
Une fois ce bilan effectué, Daniel Sangsue propose deux prolongements aux analyses du Récit excentrique. Premièrement, répondant aux ambitions de notre revue et des nouvelles Œuvres complètes de l’auteur en cours de parution aux Classique Garnier, il s’agit de profiter du développement des études médiatiques pour substituer à un rapport d’exclusion entre un Nerval écrivain et un Nerval journaliste un rapport d’inclusion permettant de penser deux pratiques en réalité inextricablement liées dans l’œuvre, et peut-être dès l’origine artificiellement distinguées. Il s’agirait aussi de convier les études médiatiques à faire davantage de cas de l’œuvre de Nerval. Deuxièmement, Daniel Sangsue propose d’explorer ce que le récit de voyage nervalien pourrait devoir à la tradition du voyage humoristique, tradition fondée sur la parodie du récit de voyage traditionnel qu’un amateur de l’œuvre de Sterne aussi avisé que Nerval ne pouvait méconnaître. La parenté entre récit excentrique et récit de voyage nervaliens n’en apparaîtrait que davantage.
La seconde étude aborde une autre facette longtemps jugée anecdotique dans l’œuvre de Nerval tout comme d’autres poètes romantiques, conjoignant tout particulièrement excentricité et parodie, et illustrant l’intérêt que les études dixneuviémistes auraient à tirer d’une connaissance plus juste de la culture médiatique du siècle. Genre proche de la paralittérature, le canard journalistique manifeste « un certain nombre de tendances profondes de Nerval : goût pour le paradoxe, le bizarre, l’excentrique ; penchant à la facétie, à la farce et à la blague, inclination à la fantaisie, à la raillerie, à l’humorisme » et surtout « remet en question les frontières entre fiction et réalité » (p. 59), au point qu’il permet à l’auteur de l’« Histoire véridique du canard » d’interroger, sous des dehors certes paradoxaux, les pouvoirs mêmes de la littérature.
S’inscrivant dans la continuité des études précédentes, le troisième et dernier essai centré sur Nerval affronte une face directement plus sombre de sa dynamique d’écriture à travers la question du « livre infaisable ». Daniel Sangsue invite à considérer autrement une tendance du texte nervalien à rester à l’état de projet ou à demeurer inachevé, aisément mise au compte de la fragilité psychique de l’auteur. Le livre infaisable inscrirait plutôt dans l’œuvre de Nerval le rêve de livres 310virtuels effaçant les frontières entre livres réels et livres imaginaires. Dans cette optique, l’étude propose une relecture des Faux Saulniers approfondissant certaines intuitions du Récit excentrique : faisant figure de texte-matrice, l’œuvre « condense […] tous les problèmes auxquels achoppe l’écriture nervalienne » (p. 70).
L’étude suivante quitte les rivages exclusivement nervaliens et romantiques pour mettre en lumière la vitalité du sternianisme en France au cours du xixe siècle à travers les avatars de Vies et opinions de Tristram Shandy. Daniel Sangsue explore des textes peu connus de Hetzel, Taine ou encore Anatole France, qui, sous le titre de Vie et opinions, se caractérisent par « la satire, le paradoxe, l’humour et la discontinuité » (p. 93).
La section « Parodie » s’ouvre par une synthèse sur la pratique de la parodie du xixe au xxie siècle revenant sur la définition discutée d’une notion aux contours parfois flous. La clarification générique et terminologique proposée par Daniel Sangsue est efficace. Elle précise dans quelle mesure la parodie est un genre par essence comique et dans quelle mesure elle recoupe le genre du pastiche. L’auteur reprend la définition qu’il avait proposée dans La Relation parodique — on parlera de parodie pour désigner une « transformation ludique, comique ou satirique d’un texte singulier » —, tout en insistant sur le fait que sa pratique doit souvent être replacée « dans le contexte d’une activité collective », oscillant entre « activité militante » et « divertissement » (p. 100). Un parcours prolongeant cet essai de mise au point rappelle combien le genre de la parodie était particulièrement vivace au cours du xixe siècle, dans la petite presse, mais aussi au théâtre, ou encore dans la poésie. Il fait ressortir la continuité entre ces pratiques parodiques et celles du siècle suivant, notamment au sein de médias (cinéma, radio, télévision, internet) où s’est inventée une nouvelle culture parodique.
Cet essai est prolongé par une étude portant spécifiquement sur le genre ô combien problématique du pastiche. Le genre connaît un épanouissement plus tardif que celui de la parodie et pâtit au cours du xixe siècle de la promotion de l’originalité créatrice et de la revendication d’une reconnaissance légale de la propriété littéraire. C’est peut-être en partie à cette mauvaise réputation qu’il doit un essor paradoxal, en particulier durant la seconde moitié du siècle, en raison des liens privilégiés que le pastiche entretient alors avec des écritures de la mystification. 311Daniel Sangsue illustre cette prolifération en se concentrant sur les pastiches transgressifs que les zutistes firent des dixains de François Coppée.
Ces deux essais de synthèse sont suivis de quatre études de cas achevant ce parcours ludique. L’auteur propose tout d’abord une enquête sur les parodies dramatiques de Henri III et sa cour de Dumas, et plus particulièrement sur l’une d’entre elles, La Cour du roi Pétaud, à laquelle Dumas a lui-même collaboré. L’apparente facétie dumasienne permet de réévaluer le geste autoparodique qui « ne relève […] pas ici du masochisme, de l’autodérision ou de la lucidité (auto)critique, mais plus pragmatiquement d’une volonté de s’assurer un revenu supplémentaire » (p. 154), puisque la production parodique a partie liée dans tout succès dramatique. L’étude suivante esquisse une facette surprenante d’un auteur généralement considéré comme sombre : si l’usage de la parodie peut apparaître comme ponctuelle dans l’œuvre de Maupassant, — Daniel Sangsue parle plus volontiers d’une « tentation de la parodie » (p. 157) —, elle se comprend volontiers, par rapport à des maîtres érigés en modèles, comme « un moyen de surmonter [un] sentiment d’impuissance et de sortir de la crise de l’invention » (p. 161). L’avant-dernier essai creuse la voie ouverte par les études rimbaldiennes qui ont fait apparaître combien l’auteur des Illuminations a pleinement assumé de succomber à la tentation de la parodie. La synthèse proposée par Daniel Sangsue est d’autant plus convaincante qu’elle fait ressortir avec finesse et pondération la complexité des enjeux d’une pratique parodique des plus redoutables. On n’aurait su imaginer finale mieux approprié à un ouvrage sur l’excentricité en littérature que l’enquête examinant l’œuvre méconnue aujourd’hui de Robert Caze où est mise en lumière une dimension parodique dans le cadre d’une esthétique naturaliste traditionnellement reconnue comme lui étant peu propice.
Cette Rencontre d’un excentrique et d’une parodie sur une table de dissection bénéficie d’une structure agréable et cohérente : l’agencement singulièrement heureux des études entre elles gomme ce que la forme du recueil d’articles a nécessairement de disparate, tout en ménageant des échos suggestifs au sein d’une réflexion d’une grande richesse. Certains articles, parmi les plus anciens notamment, perdent nécessairement de leur à-propos au regard des avancées réalisées depuis leur première publication, mais la bibliographie générale mise en fin de volume pallie cette limite en 312mentionnant des travaux plus récents. Si l’on pourrait regretter l’absence d’un index nominum qui aurait contribué à mettre davantage en valeur la richesse du recueil, les études qui le composent n’en demeurent pas moins des modèles de recherche littéraire. Toutes, sachant s’émanciper à bon escient de certaines hiérarchies littéraires parfois artificielles sinon arbitraires, profitent aux études dixneuviémistes par leur incontestable apport documentaire, tout en contribuant à les mettre en perspective au travers d’une ouverture sur l’extrême contemporain permettant des convergences fécondes entre études littéraires et culturelles. L’ouvrage montre ce que cette approche peut avoir de bénéfique dans le champ des études nervaliennes, tant elle invite à décloisonner l’œuvre et à penser la mélancolie ou la folie de l’auteur d’Aurélia selon un horizon toujours plus sensible à ses stratégies d’écriture comme à sa poétique profonde. Il ne fait guère de doute que ces études poursuivront le rôle initiateur qu’avait jadis joué Le Récit excentrique, en mettant les nervaliens sur la voie de nouvelles lacunes à combler.
À ce titre, Rencontre d’un excentrique et d’une parodie sur une table de dissection suggère combien il y aurait une étude neuve à faire sur la parodie et le pastiche dans l’œuvre de Nerval, de ses gammes et essais de jeunesse aux chefs-d’œuvre de sa maturité. Elle serait susceptible d’éclairer d’un jour nouveau non seulement les formes excentriques qui la nourrissent, mais aussi la conception singulière que l’auteur pouvait avoir de la littérature.
Une consultation superficielle du corpus de notre auteur fait apparaître que les termes de « parodie » et « pastiche » appartiennent à son lexique, en particulier critique, mais selon un partage assez marqué. « Parodie », réserve faite, entre autres, d’une note à « L’Enterrement de La Quotidienne » invitant à une lecture sensible aux détournements ludiques2, paraît souvent connoter chez Nerval, de près ou de loin, le désenchantement en qualifiant le plus souvent en mauvaise part une imitation. Le terme va jusqu’à se nuancer d’une certaine auto-ironie romantique dans Un roman à faire lorsque son protagoniste déclare faire « la parodie de [s]es propres émotions3 » pour exprimer, selon des accents proches de Musset, une défiguration douloureusement grotesque d’une aspiration à l’idéal.
313Les emplois de « pastiche » pourraient être plus significatifs encore, ce qui ne surprendra pas chez un auteur où la réécriture voire l’emprunt participe plus ou moins secrètement au processus de création. La critique dramatique en compte de nombreuses occurrences sous une forme francisant l’italien « pasticcio » parfois entendu dans son sens musical. Le terme désigne alors un type de centon ou de pot-pourri consistant en un opéra constitué de morceaux empruntés à différents ouvrages et ajustés à un nouveau livret. Nous ne sommes pas éloignés ici de l’univers poétique de Nerval en un sens, mais une occurrence du terme dans La Bohême galante, reprise dans Petits châteaux de Bohême, paraît autrement déterminante. Nerval y précise que le renouvellement poétique auquel il participa aux alentours de 1830 relèverait moins du « pastiche » que d’une « étude assidue » de « vieux poètes4 ».
Une étude systématique sur la question de la parodie et du pastiche permettrait de mesurer la pertinence et la portée de la distinction que Nerval semble opérer entre ces deux termes, de même qu’elle serait en mesure de poser enfin rigoureusement peut-être la difficile question de l’extension de la parodie et du pastiche dans son œuvre. Si l’auteur qualifie lui-même Les Nuits d’octobre d’« imitation satirique de Dickens5 », orientant leur interprétation dans le sens de la parodie, est-il possible par exemple de relire Les Faux Saulniers dans la même perspective ? Surtout où commencerait et finirait le pastiche dans l’œuvre d’un écrivain si conscient de l’historicité des genres et des styles qui savait au besoin pasticher le style de Gautier lorsqu’il s’agissait de masquer une absence de son ami au feuilleton dramatique de La Presse, ou qui cherchait des voies nouvelles à la poésie ou à la comédie dans les œuvres de Ronsard ou de Scarron ? Gagnerait-on ainsi à considérer Aurélia, ce « roman-vision à la Jean Paul6 », voire Pandora comme des pastiches du fantastique allemand ?
Filip Kekus
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Gérard de Nerval, Œuvres complètes, Tome XII, Pandora. Promenades et souvenirs, édition de Jean-Nicolas Illouz, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque du xixe siècle », no 92, 2022, 142 p.
Le tome XII des Œuvres complètes de Nerval réunit les textes de Pandora et de Promenades et souvenirs, tous deux publiés en 1854-1855, à un moment où le projet d’Aurélia, longuement mûri, parvient lui aussi à l’étape de la publication. Comme il l’explique dans une lettre à Dumas, l’écrivain, « puisque c’est la mode », envisage alors de rédiger ses « Mémoires » « sous plusieurs formes » (p. 28). Ouverte et ramifiée, l’écriture de soi dans Pandora est ainsi à replacer dans un ensemble plus vaste, à la fois hétérogène et mystérieusement uni. D’un côté, la nouvelle met en place la thématique des amours enfantines que développera Promenades et souvenirs ; elle déborde de l’autre sur la question de l’amour à Paris, qui sera celle d’Aurélia. Tout au long de son édition, se plaçant à l’intersection de la genèse des trois œuvres, Jean-Nicolas Illouz suggère et documente ces croisements de manière très convaincante.
Consacrée à Pandora, la préface reprend à son compte le terme de « logogriphe » par lequel Nerval désignait la nouvelle dans sa correspondance. S’appliquant à « une formation du langage obtenue par découpe et recomposition du signifiant dont les lettres deviennent mobiles » (p. 9), le substantif, tout en évoquant le thème des charades, constitutif du récit, tend à faire de Pandora une charade suprême, dès longtemps méditée par son auteur. Pourtant, plutôt que d’expliquer sans reste un récit dont Nerval a volontairement réservé le sens, Jean-Nicolas Illouz préfère à juste titre enquêter sur les causes de « l’énigme Pandora ». Des maladresses éditoriales sont d’abord invoquées : la nouvelle, destinée par Nerval à constituer la suite des Amours de Vienne, avait été amputée du texte originel à la suite d’une erreur des éditeurs. Si l’absence de ce texte premier, publié pour la première fois en 1841, rend le texte second si difficile à comprendre, l’étude des manuscrits de Pandora nous place d’emblée face à un texte-chimère, dont le décryptage reste difficile au-delà même de la question éditoriale. 315Jean-Nicolas Illouz repère ainsi, au fil du travail sur l’œuvre, non pas un lissage progressif du texte par son auteur, mais une tendance à en renforcer les aspérités et les coutures. Découpage, collage, réagencement de la matière narrative en « saynètes à la fois autonomes et reliées » (p. 12) révèlent, à travers la pratique du morcellement, que l’aspect rhapsodique et paratactique de Pandora répond en réalité à un vœu profond de Nerval. Le texte est rendu complexe, enfin, par le foisonnement de références qu’il abrite. La préface se consacre au déchiffrage minutieux de ces intertextes littéraires et culturels, en mettant l’accent sur les découvertes critiques récentes. Le rapport de la nouvelle à l’opéra-comique La Poupée de Nuremberg de Leuven et Beauplan, dont Nerval a un temps voulu s’inspirer pour faire illustrer Pandora, est précieusement documenté par la reproduction des vignettes qui avaient marqué l’écrivain. Est également mise en lumière la présence souterraine de Şahmaran, reine des serpents dans le monde ottoman, « avatar oriental de la Lorely » (p. 19), qui nourrit dans Pandora la représentation de la femme-chimère.
Particulièrement bienvenue, la note sur l’histoire du texte de Pandora rappelle, avant d’en retracer les étapes, que « l’établissement du texte de Pandora est le fruit d’une patiente et minutieuse conquête philologique » (p. 25). Tout en permettant d’identifier les diverses pièces d’un puzzle qui attendaient depuis longtemps « d’être remises dans le bon ordre » (p. 30), l’examen du dossier génétique de Pandora sait aussi redonner sa place à la version primitive du texte, La Pandora. Rédigée en novembre 1853, un an avant la seconde version connue quant à elle sous le nom de Pandora, cette version « rouge » – puisqu’elle correspond à une couche d’écriture rouge ensuite rayée et corrigée à l’encre noire sur les manuscrits – retrouve ainsi son statut propre.
Une note assez brève présente Promenades et souvenirs. Des observations sur la structure du texte permettent d’appréhender le dialogue qui se noue dans le récit entre espace et temps, présent et passé, promenades et souvenirs. Derrière le mode de composition biface élu par Nerval, Jean-Nicolas Illouz sait déceler les nécessités d’un projet poétique original, qui renouvelle l’écriture autobiographique en combinant deux modes d’existence, et d’appréhension, du « je » autobiographique, puisque le sujet est saisi autant « selon la forme ouverte d’un récit de promenade [que] selon la forme fermée d’un récit de souvenirs » (p. 36).
316Abondantes, précises et érudites, les notes qui accompagnent les textes rendent possible une lecture aussi informée qu’intelligente. Dans une démarche qui intensifie la circulation entre les œuvres, Jean-Nicolas Illouz signale constamment à l’attention les liens thématiques ou poétiques que les textes de Pandora et de Promenades et souvenirs présentent avec les autres œuvres du corpus nervalien. Restant fidèle au parti pris, déjà manifesté dans les autres tomes des Œuvres complètes, de donner accès aux avant-textes des œuvres publiées, il propose ensuite au lecteur de nourrir sa lecture de Pandora de celle de son hypotexte, La Pandora, et celle de Promenades et souvenirs de l’un des huit folios manuscrits composant le matériau de travail originel du texte. Alors que La Pandora bouleverse la place du personnage éponyme de Pandora en le situant dans un ensemble de « trois femmes », le folio du manuscrit préparatoire de Promenades et souvenirs révèle l’hésitation de Nerval « entre deux formes d’écriture de soi » (p. 115), dont l’œuvre à venir réussira la synthèse. Abordant ainsi en filigrane la question des modalités de l’écriture de soi dans les œuvres tardives de l’écrivain, Jean-Nicolas Illouz contribue à nourrir l’enquête déjà amorcée sur ce thème dans l’édition critique de La Bohême galante et des Petits châteaux de Bohême (OC X). Tout comme le signalement constant, et d’une précision digne d’admiration, des effets d’échos avec d’autres œuvres nervaliennes, le retour des mêmes questionnements poétiques d’un tome à l’autre confère à cette édition des œuvres complètes de Nerval une profondeur de champ et une densité remarquables.
Gabrielle Bornancin-Tomasella
Université Grenoble Alpes
UMR Litt&Arts
1 Voir Les Faux Saulniers, NPl II, p. 118-119 et Angélique, NPl III, p. 535.
2 Voir Poésies et poèmes, NPl I, p. 57.
3 Un roman à faire, NPl I, p. 694.
4 La Bohême galante et Petits châteaux de Bohême, NPl III, p. 265 et p. 409 / OC X, p. 77 et p. 158.
5 Lettre à Gabriel Vicaire, 30 janvier 1853, NPl III, p. 799.
6 Lette à Franz Liszt, 23 juin 1854, NPl III, p. 871.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14899-9
- EAN : 9782406148999
- ISSN : 2554-8948
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14899-9.p.0307
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/05/2023
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français