Comptes rendus et réflexions critiques
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue Nerval
2022, n° 6. varia - Author: Bornancin-Tomasella (Gabrielle)
- Pages: 399 to 405
- Journal: Nerval Review
Gabrielle Chamarat, Lucidité de Nerval, Paris, Classiques Garnier, 2019, 307 p.
L’ouvrage, où Gabrielle Chamarat réunit des articles publiés antérieurement, répond au projet de mettre en perspective l’œuvre de Nerval de la dernière décennie (1845-1855, temps des chefs-d’œuvre) avec la crise historique, politique et esthétique qui eut cours en France dans les années 1845-1850, et dont les répercussions se faisaient encore vivement sentir au début des années 1850. L’avant-propos annonce une réflexion destinée à se déployer non pas de façon chronologique, mais selon quatre axes thématiques qui expriment différentes facettes de la crise.
Axe politique : Nerval, originalité et opposition
Le premier pan de la réflexion s’ouvre par un examen poussé de l’enracinement de l’œuvre nervalienne dans l’histoire contemporaine (« Présence de l’histoire contemporaine dans la polysémie du texte nervalien », 2018). Les textes qui suivent la révolution de 1848 sont répartis en deux groupes : œuvres entretenant un lien fort avec les événements contemporains et postérieurs à février 1848 (Léo Burckart, Le Marquis de Fayolle, Les Faux Saulniers, Les Illuminés, Les Nuits d’octobre, « L’Histoire de la Reine du Matin et de Soliman, prince des génies »), mais aussi ensemble plus méconnu des textes où l’écrivain se recentre sur les années qui ont suivi la révolution de 1830 (Sylvie, La Bohême galante, Petits châteaux de Bohême, Aurélia). Cet ancrage de l’œuvre nervalienne dans l’histoire est ensuite envisagé, au cours d’une lecture de la quatrième partie du Voyage en Orient, à travers la confrontation des portraits de Constantinople donnés par Chateaubriand, Lamartine et Nerval (« La Turquie de Gérard de Nerval », 2009). Ressort en définitive l’originalité politique et esthétique du travail nervalien : dans sa représentation de l’Orient, qu’il perçoit comme une source vivifiante pour la civilisation occidentale, Nerval déploie un « réalisme subjectif » (p. 44) qui sait prendre ses distances vis-à-vis de l’Orient théâtral alors donné à voir sur les scènes parisiennes. Enfin, une étude des liens orchestrés 400par l’écrivain entre le recueil des « Chansons et légendes du Valois » et Angélique (« Légendaire et opposition dans Angélique et dans “Chansons et légendes du Valois” », 1997) est l’occasion, à travers le relevé d’effets de contrepoint entre texte narratif et texte poétique, d’interroger les variations multiples proposées par Nerval sur le motif de l’opposition et de ses corollaires. L’extrême vitalité du légendaire dans l’imaginaire valoisien devient alors prétexte à tracer les contours d’un modèle politique, celui d’une société unie dans ses traditions, qui sait en tirer la force nécessaire pour lire le présent.
Axe religieux : la question de la croyance chez Nerval
En abordant dans un second axe la question religieuse, Gabrielle Chamarat met l’accent sur « l’hésitation fondamentale chez Nerval entre un paganisme néoplatonicien et le christianisme » (p. 12). S’arrêtant sur « [l’]Orient dans Aurélia » (2003), l’auteure s’attache à évaluer la place complexe de l’Orient dans le texte nervalien, pris entre un pôle négatif et un pôle positif, dans une contradiction en apparence insoluble. L’examen des références à Julien l’Apostat dans « Quintus Aucler », dernière monographie des Illuminés, resitue utilement l’œuvre nervalienne dans le contexte d’un siècle tourmenté, qui hésite entre désengagement religieux et constat de la nécessité d’une foi (« Le paganisme au xixe siècle, l’exemple de Julien l’Apostat », 2009). Ainsi, à la question de savoir dans quelle mesure on peut parler d’une religion nervalienne, Gabrielle Chamarat répond en soulignant que le phénomène de la croyance s’articule chez Nerval autour d’une « triple référence » (p. 105) où figurent respectivement paganisme, culte de la raison et christianisme (« La religion nervalienne », 2009). En effet, la figure du Christ s’impose comme un foyer de questionnement pour les artistes d’un siècle désenchanté, comme le prouvent deux poèmes jumeaux de Vigny et Nerval (« Le Christ aux oliviers, Vigny et Nerval », 1998). Cet axe se conclut par une investigation du rapport complexe que Nerval entretient avec Voltaire : plus importante qu’elle n’y paraît, la présence du philosophe dans le texte nervalien appelle à pondérer la part d’admiration pour le dramaturge et penseur des Lumières et celle, plus subtile, de la critique à l’égard d’un homme perçu comme responsable d’une indifférence sceptique délétère qui a plongé la génération romantique dans le désarroi (« Nerval et Voltaire, distance et reconnaissance », 2005).
401Axe esthétique : présences et résistances du réalisme nervalien
Le volet esthétique de la crise occupe l’auteure au long des sept articles qui constituent un troisième axe très dense où, prenant pour objet des œuvres variées, elle parvient à cerner avec précision la singularité de la position nervalienne dans la querelle réaliste. Gabrielle Chamarat apporte une contribution précieuse aux études nervaliennes en resituant avec brio l’écriture tardive de Nerval dans « [la] question du réalisme entre 1848 et 1855 » (2014). L’article examine consciencieusement les données de la querelle du réalisme en retraçant les étapes qui ont conduit Champfleury, tout au long des années 1850, à affiner et à affirmer sa définition du réalisme. La place conférée par ce dernier à Nerval dans cette nouvelle esthétique est interrogée dans sa pertinence et dans ses limites. La réflexion est ensuite approfondie par une enquête sur trois textes publiés par Nerval en 1850 (Les Nuits du Ramazan ; « Les Confidences de Nicolas » ; Les Faux Saulniers) lesquels, « creuset de la nouvelle manière d’écrire de Nerval » (p. 163) montrent la tendance de l’écrivain à « résister par la fantaisie […] à un réalisme historique objectif imposé à la littérature » (« Réalisme et fantaisie dans Les Faux Saulniers », 2010, p. 173). Viennent ensuite une suggestive étude des « désordres » signifiants de l’ironie nervalienne des Petits châteaux de Bohême (« Les arabesques de l’ironie nervalienne », 2005), une analyse du réalisme dans Les Nuits d’octobre, récit qui inclut de façon insistante « la question de son écriture » (« Le réalisme des Nuits d’octobre », 2016, p. 187) et de celui de Sylvie, puisque la réflexion sur la nécessaire subjectivité de l’artiste est au centre de la nouvelle (« Peut-on parler d’un réalisme de Sylvie ? », 2008). Prenant le temps d’explorer « [l’]imaginaire dans Aurélia » (2019), l’auteure procure enfin avec profit une vue surplombante sur les parts respectives du réalisme, de la subjectivité et de l’imaginaire dans les dernières œuvres de Nerval, ce qui l’amène à formuler les conclusions les plus éclairantes (« Réalisme, subjectivité, imaginaire dans la dernière partie de l’œuvre fictionnelle nervalienne », à paraître).
Ouverture ou du lyrisme nervalien
Un bref quatrième axe considère pour finir les écrits nervaliens de la dernière période à travers le prisme du lyrisme. Le texte des Promenades et souvenirs est envisagé dans sa capacité à faire émerger, dans un tremblé 402constant entre les sous-genres du récit de voyage et de l’autobiographie, un lyrisme d’une force nouvelle (« Promenades et souvenirs, un passé en devenir », 2005). L’étude de la « pose lyrique du sujet » (p. 266) et de ses variations dans Les Chimères fait apparaître le recueil comme un tableau de la mélancolie moderne (« Le sujet lyrique dans l’histoire », 2005). L’ouvrage peut alors se conclure, en point d’orgue, par un très bel essai de comparaison entre Baudelaire et Nerval (« Nerval et Baudelaire, prose et poésie », 2015). Les lignes de tension qui circulent d’un poète à l’autre sont minutieusement analysées pour corroborer in fine « l’appartenance des deux écrivains à une certaine période de crise de la littérature » (p. 280).
C’est là, en somme, un ouvrage très beau et très riche, autant pour la force de sa proposition d’ensemble (resituer la production nervalienne dans un contexte de crise plurielle) que pour l’apport de ses analyses de détail. L’on aurait aimé, peut-être, que les idées maîtresses de chacune des parties de l’ouvrage soient en un point récapitulées, par exemple dans une proposition de conclusion au recueil, afin d’affirmer avec plus de force encore la singularité de l’apport de Gabrielle Chamarat à la critique nervalienne.
Gabrielle Bornancin-Tomasella
Université Grenoble Alpes
UMR Litt&Arts
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Martin Mees, Nerval ou la pensée du poétique, Essai de philosophie à l’œuvre, Paris, Classiques Garnier, 2021, 461 p.
Le postulat selon lequel « l’œuvre d’art pense » anime d’un bout à l’autre l’ouvrage suggestif de Martin Mees. Dans une démarche 403qui allie philosophie et littérature, l’auteur de Nerval ou la pensée du poétique propose au lecteur, en guise de « manifeste de la philosophie à l’œuvre » (p. 11), de regarder le texte nervalien penser. En effet, estimant que Nerval fournit un cas particulièrement riche pour philosopher avec la littérature, Martin Mees décline au fil des trois parties de l’essai la pensée poétique de l’auteur qui, selon les catégories du sublime et de la mélancolie, traverse l’œuvre en vers et en prose.
Très dense, l’introduction offre non seulement un état des lieux des études philosophiques menées jusqu’ici « en régime littéraire » (p. 27), par des croisements entre philosophie et littérature, mais aussi plusieurs explorations notionnelles indispensables à l’épanouissement de la réflexion future (autour, notamment, des concepts de « poésie », de « poétique », ou encore de « sublime »). Formulant l’hypothèse selon laquelle l’œuvre de Nerval placerait au centre de ses enjeux les questions de la « poétisation » et du « poétiser », Martin Mees cherche ensuite dans l’expérience du désenchantement, caractéristique de la génération romantique et qui affleure particulièrement dans les poèmes écrits par Nerval dans sa jeunesse, les origines de cette tendance nervalienne à donner à la littérature une capacité spécifique à philosopher.
Dans la première partie de son étude, intitulée « Faire œuvre, de la mélancolie au sublime », Martin Mees démontre finement combien le « régime mélancolique » dont l’œuvre nervalienne est l’expression se donne à lire avant tout comme recherche de l’origine – ce que le texte du Voyage en Orient surtout laisse deviner. L’attraction vers l’Orient, la peinture d’un amour idéalisé ou encore le désir de puiser dans des modèles illustres une force d’engendrement de l’œuvre nouvelle sont autant de manifestations de la mélancolie nervalienne que Martin Mees analyse dans un premier chapitre. Le critique parvient ainsi à suggérer que la mélancolie, plus qu’une lamentation statique, serait à saisir chez Nerval comme un processus dynamique d’où l’œuvre tirerait sa puissance de création : car le génie créateur nervalien semble destiné à s’épanouir « dans la mélancolie d’un regard en arrière » (p. 140). Il importe cependant de mesurer le rôle singulier joué par le sublime dans son association à la mélancolie : c’est en tant qu’intuition ultime qui parvient à donner forme que le sublime est présenté dans le second chapitre. Le sublime nervalien échappe pourtant lui aussi à l’immobilisme, puisqu’en bien des cas Nerval diffère avec adresse l’achèvement définitif de la forme 404(Un roman à faire, Les Faux Saulniers…). Un tel constat autorise non seulement une réinterprétation lumineuse de la « folie » à l’œuvre dans le texte nervalien, mais encore l’analyse stimulante de certaines saillances de l’œuvre par lesquelles le lecteur accède à « ce mouvement qui amène la poésie nervalienne à réfléchir ses propres puissances poétiques et à en faire l’enjeu même de l’écriture » (p. 170) – le motif des ruines ou la figure d’Orphée font partie de ces lieux privilégiés où ne cesse de se dévoiler l’œuvre en perpétuelle formation.
La seconde partie de l’essai (« Puissances de la littérature, poétisation de la vie ») se donne pour objet d’examiner la manière dont la littérature, sous la plume de Nerval, parvient à mettre en scène l’action de l’art et du poétique sur l’esprit du lecteur, ou encore, parfois, sur le narrateur lui-même. Les textes de Sylvie et d’Aurélia sont les plus étudiés au cours du premier chapitre, qui considère les phénomènes de réflexion de l’imagination au sein de l’œuvre nervalienne : motif du double, duplicité des instances narratives, ou encore faculté du théâtre à incarner le phénomène du dédoublement, tout porte à croire que « rien ne semble animer davantage le poète que de comprendre et faire comprendre sa fantaisie » (p. 237). Au cours du chapitre suivant, l’auteur insiste sur « l’expérience du poétique » que Nerval propose au lecteur en suggérant, par le recours à une écriture de la sensation et de la condensation, que le poétique peut ultimement devenir une véritable forme de vie. Par bien des aspects, les textes de Nerval savent ainsi penser les effets de la création poétique, réflexion qui est mise en abyme par exemple dans le motif alchimique. En découle une poétique fort singulière, que Martin Mees propose de baptiser « poétique de l’expérience ».
Le projet de saisir les figures de la connaissance qui transparaissent chez Nerval sous-tend la troisième partie (« La pensée poétique »). Une place de choix est réservée à l’illusion, qui, loin d’être appréhendée par Nerval de manière péjorative, se dévoile au contraire comme un champ d’accès à la connaissance d’autant plus précieux qu’il est souvent négligé. Selon Martin Mees, c’est au fond une pratique de la pensée qui se manifeste chez Nerval, notamment grâce aux figures et aux formes du double, par lesquelles la littérature trouve l’occasion d’« incarner les concepts dans la singularité de la vie » (p. 359) – d’une vie qui ne cesse de surprendre par la variété de ses formes et des scénarios qu’elle engendre (premier chapitre). L’exploration nervalienne de la déraison, en priorité dans Les 405Illuminés, est alors saisie, à même l’écart qu’elle revendique par rapport aux normes de la logique, comme une voie d’accès supplémentaire à la connaissance (second chapitre).
Transparaît en définitive la « capacité de la littérature à se donner à elle-même les clefs de sa propre épistémologie » (p. 424), capacité que la conclusion ressaisit à travers quatre formes figuratives (les sciences occultes, la chimère, le double, la ruine) par lesquelles la littérature permet à la pensée de descendre en elle-même. Si l’écriture poétique et littéraire, et celle de Nerval en particulier, fait penser, ce n’est donc pas tant en qualité de « double du monde » qu’en tant que « double dans le monde » (p. 434), dans l’infini miroitement de ses formes.
S’il rejoint parfois dans ses analyses de détail des questions déjà soulevées par la critique nervalienne, l’ouvrage de Martin Mees enthousiasme cependant le lecteur par la force et la justesse de sa proposition d’ensemble. L’auteur manie en virtuose le corpus nervalien, et sait à merveille décloisonner l’œuvre de l’écrivain pour ouvrir des pistes critiques fécondes tant pour les études littéraires – la relecture des thèmes de la folie ou de l’illusion en font partie – que pour les études philosophiques. Il s’agit en somme d’une étude pleine de subtilité, dont les assises philosophiques sont d’une solidité irréprochable, et qui a le mérite de proposer une démonstration d’une grande cohérence : le pari d’une philosophie à l’œuvre semble donc largement emporté.
Gabrielle Bornancin-Tomasella
Université Grenoble Alpes
UMR Litt&Arts
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-13096-3
- EAN: 9782406130963
- ISSN: 2554-8948
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-13096-3.p.0399
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-20-2022
- Periodicity: Annual
- Language: French