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- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d'Histoire littéraire de la France
4 – 2022, 122e année, n° 4. varia - Pages: 987 to 1012
- Journal: Journal of French Literary History
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
Les Hébraïsants chrétiens en France au xvie siècle. Textes réunis par Gilbert Dahan et Annie Noblesse-Rocher. Genève, Droz, « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », 2018. Un vol. de 448 p. (Marie-Luce Demonet)
Revue Voltaire no 20, « Voltaire dans le monde germanique ». Paris, Sorbonne Université Presses, 2021. Un vol. de 327 p. (Gérard Laudin)
Casanova à l’écran. Sous la direction de Fabien Gris et Jean-Christophe Igalens. Rennes, PUR, « Cinéma », 2021. Un vol. de 321 p. (Cyril Francès)
Émile Zola et le Naturalisme, en tous genres. Mélanges offerts à Alain Pagès. Sous la direction d’Olivier Lombroso, Jean-Sébastien Macke et Jean-Michel Pottier. Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2019. Un vol. de 391 p. (Noëlle Benhamou)
Le Magasin du xixe siècle, no 8. Cosmopolis. Sous la direction de José-Luis Diaz. Paris, Champ Vallon, 2018. Un vol. de 301 p. (Vital Rambaud)
Une histoire de la phrase française, des Serments de Strasbourg aux écritures numériques. Sous la direction de Gilles Siouffi. Arles, Actes Sud, 2020. Un vol. de 373 p. (Sophie Hache)
Espaces des théâtres de société. Définitions, enjeux, postérité. Sous la direction de Valentina Ponzetto et Jennifer Ruimi. Rennes, PUR, « Le spectaculaire », 2020. Un vol. de 273 p. (Yann Calbérac)
Adeline Desbois-Ientile, Lemaire de Belges, Homère Belgeois. Le mythe troyen à la Renaissance. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de la Renaissance », 2019. Un vol. de 814 p.
Adeline Desbois-Ientile renouvelle profondément dans ce livre, issu du remaniement d’une thèse de doctorat soutenue à l’université Paris-Sorbonne en 2015, 988la lecture des Illustrations de Gaule et singularitez de Troye de Jean Lemaire de Belges (1473-1524), dont elle prépare désormais l’édition critique. Généalogie de Marguerite d’Autriche mais aussi d’Anne de Bretagne, dédicataires respectives du premier et du troisième livre, ouvrage historique qui retrace les origines troyennes des princes européens, cette œuvre en trois volumes, rédigés entre 1504 et 1512 à la cour de Bourgogne puis à la cour de France, et publiés de 1511 à 1513, fait une large place à un récit manifestement fictionnel dans le « roman de Pâris », au cœur duquel est raconté le mythique jugement à l’origine de la guerre de Troie. Ce sont ces rapports singuliers entre histoire et fiction qu’Adeline Desbois-Ientile se propose d’éclairer, sur le plan de la matière aussi bien que de l’écriture.
La première partie, « Histoire d’un mythe et d’un texte », détermine la place charnière des Illustrations dans l’histoire du mythe troyen au Moyen Âge et à la Renaissance, en étudiant les choix que fait Lemaire entre les versions existantes du mythe – des sources poétiques et historiques antiques aux romans médiévaux et aux ouvrages humanistes –, ses propres apports et leur réception. L’analyse des annotations découvertes sur certains exemplaires permet de dégager, dans des pages passionnantes, les attentes de différents lectorats : aux côtés de la lecture encyclopédique des Illustrations, considérées comme « source de savoir, de nature historique, mythologique, morale ou lexicale » (p. 175), des peintres et tapissiers se sont inspirés du livre de Lemaire, qu’ils côtoyaient à la cour de Marguerite d’Autriche. La perspective diachronique adoptée révèle comment Lemaire, d’abord considéré comme une « autorité » par les historiographes de la première moitié du xvie siècle, s’est trouvé critiqué comme historien quand le mythe troyen a été remis en question, mais loué comme auteur ayant « premier illustré et les Gaules et la Langue Françoyse » (Du Bellay, Deffence, II, 2). En montrant comment les Illustrations, d’abord source pour l’histoire des origines, sont devenues un modèle pour une littérature poétique et romanesque, l’ouvrage apporte un éclairage précieux sur l’histoire littéraire.
La deuxième partie, « Poétique de la variation », décrit l’hybridité générique des Illustrations, qui revendiquent, en prose, la vérité de l’histoire tout en s’abandonnant à la mythologie (p. 306). Adeline Desbois-Ientile se confronte méthodiquement à ce paradoxe en adoptant une « approche différentialiste » qui distingue dans les Illustrations ce qui relève de l’historia, de l’argumentum et de la fabula, suivant les catégories de la Rhétorique à Herennius. Si la première partie du livre I et le livre III appartiennent à l’histoire, la partie centrale relève en revanche de la narration vraisemblable, simple récit qui n’affiche plus sa valeur de vérité, voire de la narration fabuleuse, en particulier avec l’épisode du jugement de Pâris dans lequel les divinités de l’Olympe deviennent des acteurs de la diégèse. Les Illustrations présentent ainsi des modes de fonctionnement du mythe différenciés : dans les parties historiques, un système d’explication de la mythologie permet d’intégrer la fable dans l’histoire ; le récit de la vie de Pâris, narration vraisemblable, a une valeur morale – celle d’un miroir du prince – plutôt qu’historique ; enfin, la fable prend son autonomie avec l’épisode du jugement de Pâris, dans lequel les visées esthétiques dépassent les visées didactiques. Toujours attentive à la réception contemporaine de l’œuvre, Adeline Desbois-Ientile montre que si certains lecteurs ont fait une lecture historique des Illustrations, centrée sur le récit des origines, d’autres ont privilégié la lecture fictionnelle portant sur la matière troyenne. C’est cette deuxième lecture, plus durable, qui a fait 989de Lemaire un modèle important des poètes et romanciers jusqu’au début du xviie siècle, comme en témoignent Les amours de la chaste nymphe Pegase, et de Lisandre et Paris, de Jacques Corbin (1600) et Les Amours de Paris et d’Œnone de Michel Guy de Tours (1602).
La troisième partie, sous le titre « Rhétorique registrale » (notion proposée par Claude Thiry pour désigner la « mise en œuvre différenciée de la langue selon les registres »), propose une typologie des différents modèles de prose présents dans les Illustrations en fonction du rattachement du passage à l’historia, à l’argumentum ou à la fabula, afin de dessiner la « roue de Lemaire de Belges », en écho à la « roue de Virgile » qui fait correspondre œuvre, style, type de personnage et type d’action selon le principe de la convenance. Constatant que les Illustrations ne reprennent pas le schéma virgilien d’une association entre style bas, enfance et bucolique dans les passages consacrés au jeune berger Pâris, elle propose une autre polarisation, en distinguant les finalités pragmatiques des différents types de discours : l’historia est associée au docere, l’argumentum au movere et la fabula au delectare. Au terme de cette analyse rhétorique, Adeline Desbois-Ientile précise la définition de la prose historique et de la prose fabuleuse des Illustrations sur le plan stylistique, avec l’ambition de définir la « prose d’art » de Lemaire, « ornée, riche en figures et en tropes, abondante sur le plan lexical et syntaxique » (p. 707-708), mais aussi nourrie de ses relations étroites avec la musique et la peinture, et qui a valu à Lemaire d’être constitué en modèle de la prose « poétique » aux xvie et xviie siècles.
Le copieux ouvrage d’Adeline Desbois-Ientile articule ainsi plusieurs approches pour proposer une réévaluation de la place des Illustrations dans l’histoire littéraire. La lecture intertextuelle, d’abord, met en évidence les nombreuses sources antiques et humanistes revendiquées par Lemaire, mais aussi les modèles médiévaux qu’il passe sous silence, des mises en prose des romans antiques à l’Ovide moralisé. Il s’agit là d’un des apports majeurs de l’ouvrage, qui nous permet d’apprécier la variété de la culture de Lemaire, et par-delà, celle des auteurs des premières années du xvie siècle, et nous invite à ne pas passer directement des textes du xvie siècles à leurs sources antiques les plus ostensibles sans prendre en compte les multiples filtres et médiations médiévaux. Le second apport majeur de l’ouvrage tient à sa lecture poétique, rhétorique et stylistique différentialiste : plutôt que de céder à la facilité de faire des Illustrations une oxymorique « historiographie mythologique » (p. 320), il établit solidement trois modèles de récit – vrai, vraisemblable, fabuleux – et les caractérise avec précision sur le plan du traitement de la mythologie, des sources, des figures, du lexique et de la syntaxe, sans vouloir à toute force chercher une unité des Illustrations – si ce n’est dans son titre, qui souligne la visée encomiastique de l’œuvre. Enfin, troisième apport majeur, la définition d’une prose d’art, dont les caractéristiques sont repérées jusqu’au début du xviie siècle, qui compte encore des imitateurs de Lemaire. Par-delà cette précieuse analyse des Illustrations, dont toute l’importance pour l’histoire de la littérature et de la langue du xvie siècle est magistralement démontrée, l’intérêt du livre tient donc aussi à sa méthode, qui associe approches historique, poétique, rhétorique et stylistique, pour interroger les périodisations de l’histoire littéraire, tant en amont, du côté de la rupture entre Moyen Âge et Renaissance, qu’en aval, entre xvie et xviie siècles.
Sandra Provini
990Robert Garnier, Hippolyte (1573) – La Troade (1579). Édition de Jean-Dominique Beaudin. Paris, Classiques Garnier, « Classiques Jaunes », 2019. Un vol. de 618 p.
Constitué à l’occasion de l’agrégation 2019-2020, ce volume réunit deux tragédies de Robert Garnier, Hippolyte et La Troade, déjà éditées chez Classiques Garnier respectivement en 2009 et 2018 par Jean-Dominique Beaudin. Hormis un court texte de présentation du volume, cette réédition ne présente pas de changement majeur par rapport aux deux éditions antérieures. Les pièces sont présentées l’une à la suite de l’autre, et chacune bénéficie de son propre jeu d’introduction, puis de notes, bibliographie sélective – bien pensée mais qui aurait mérité une actualisation –, ainsi qu’index verborum (ou glossaire) et index nominorum, livrant des éclaircissements sur les référents moins connus.
Outre bien sûr l’opportunité de l’occasion – celle de faire connaître à de futurs enseignants un théâtre trop peu lu, étudié, et joué –, cet assemblage permet d’interroger la cohérence et la diversité du théâtre de Garnier. Comme l’indique le texte de présentation, les deux tragédies tirent leur sujet de légendes grecques et se fondent sur des sources théâtrales antiques – plutôt Sénèque pour Hippolyte (Phaedra), Euripide et Sénèque (Les Troyennes, Hécube et Troades) pour La Troade. Par ailleurs, elles placent toutes deux les femmes sur le devant de la scène, même si le titre d’Hippolyte pourrait en faire douter. Si l’importance de la plainte et certaines figures rhétoriques sont encore des points de rapprochement, des différences apparaissent, notamment autour de la question politique, moins explicitement présente dans Hippolyte, ou encore dans la dramaturgie, plus resserrée dans la première pièce, centrée sur le conflit familial qui oppose Phèdre, son beau-fils dont elle est amoureuse, et son époux qui revient des Enfers, et plus chargée dans La Troade, fondée sur la ruine d’un peuple entier, puisqu’il s’agit d’examiner le destin des vaincus, Hécube, Andromaque et leurs enfants, après la défaite face aux Grecs et la mort des héros.
Pour le reste, cette réédition présente les grandes qualités que manifestaient déjà les éditions individuelles des pièces, fondées sur l’édition collective de 1585, la dernière revue par l’auteur, sans modernisation du texte outre les modifications d’usage. L’édition livre les textes liminaires de chacune des œuvres, ce qui est essentiel puisque les épîtres dédicatoires (notamment celle de La Troade qui insiste sur le rapprochement de la guerre de Troie avec la situation de la France des guerres civiles) peuvent fournir des éléments d’interprétation, que les pièces d’autres auteurs sont les premiers témoins d’une réception contemporaine, ou encore, parce que l’Argument propose une première présentation de l’intrigue, intéressante à confronter au texte lui-même. Jean-Dominique Beaudin ajoute encore à raison l’argument acte par acte fourni par Garnier dans les quatre premières éditions d’Hippolyte, de même que « l’Élégie à Nicolas de Ronsard », poème où le « je » poétique propose une biographie amoureuse, qui disparaît en 1585 et qui peut poser la question de son rapport avec la pièce.
L’apparat scientifique, conséquent mais raisonnable, insiste notamment sur le travail des sources, et fournit à ce titre des outils particulièrement précieux aux chercheurs, mais aussi aux étudiants, puisque la connaissance des hypotextes est un préliminaire indispensable à l’approche de telles œuvres. L’introduction d’Hippolyte offre ainsi un tableau comparatif permettant de saisir en un coup 991d’œil les scènes reprises à Sénèque, celles inventées par Garnier, ou encore les modifications et interversions de passages. Cet outil est complété par les notes, qui font des renvois précis aux sources diverses, voire les commentent. Au-delà du rapport aux sources, l’édition permet d’éclairer de nombreux éléments de compréhension et d’interprétation des pièces. Ainsi, l’introduction d’Hippolyte revient sur les circonstances de l’écriture et de l’impression (l’enjeu étant de saisir la place possible de la Saint-Barthélemy dans la genèse de la pièce), insiste sur la présence des Enfers et sur les effets pathétiques du spectacle, en rappelant que ce théâtre a bien été conçu pour la scène. Elle s’intéresse encore aux manifestations de la mythologie, depuis l’évocation du Minotaure jusqu’à celle du monstre marin envoyé par Neptune pour tuer Hippolyte, dans le cadre d’une réflexion générale sur les passions humaines. Enfin, elle interroge le sens religieux de la pièce, autour de la question de la providence et de ses liens possibles avec le destin à l’antique : l’éditeur propose alors une lecture chrétienne de la pièce, où Phèdre serait une réprouvée et Hippolyte un modèle de sainteté, ce qui, peut-être, mériterait d’être nuancé. L’introduction de La Troade met, quant à elle, l’accent sur la portée politique et morale de cette tragédie, aussi bien pour ses liens avec les guerres civiles que parce que les Troyens sont présentés dans l’épître comme les ancêtres des Francs. Elle montre encore l’importance d’Hécube, figure de premier plan à la destinée emblématique, et dont la plainte funèbre résonne sur scène. Ce ton élégiaque n’empêche pas la vengeance de s’accomplir, puisqu’Hécube incarne non seulement le malheur extrême mais encore « la force de réaction au destin ». Là encore, Jean-Dominique Beaudin insiste sur la théâtralité de la pièce, en mettant en lumière l’importance des gestes, du débat, ou encore de l’énergie du style, que ne contredisent pas les nombreuses sentences. Enfin, il évoque la difficile question religieuse, dans une pièce païenne où les dieux écrasent les hommes, mais où Garnier s’empare d’un chœur de Sénèque niant l’immortalité de l’âme pour en faire « une profession de foi inspirée par un christianisme néo-platonicien ». Insistons encore sur la pertinence des notes : les notes de bas de page signalent les variantes, utiles surtout pour les chercheurs, mais les notes finales proposent, quant à elles, outre les sources donc, de nombreux éclairages qui permettent d’élucider les allusions et références ou de mieux comprendre les termes et éléments syntaxiques aujourd’hui désuets ; les notes livrent encore des citations critiques ou des analyses personnelles à l’éditeur, toujours pertinentes et éclairantes.
Ainsi, cette réédition présente un grand intérêt, au-delà du concours : elle constitue un outil bien moins cher que les éditions précédentes (environ le tiers du prix des deux éditions individuelles réunies), et pourra donc s’adresser à un public d’enseignants et d’étudiants, au-delà de l’agrégation, voire, espérons-le, à des acteurs du spectacle vivant. Le format poche, qui a permis de faire baisser le prix, est également séduisant, et ce d’autant plus qu’il est rare pour ces corpus. Il ne va pas sans inconvénients, notamment parce que la page est souvent trop étroite pour contenir l’ensemble du vers, rejeté sur la fin de la ligne suivante, ce qui n’est pas très commode. Néanmoins, ces désagréments semblent faibles face au plaisir de voir ces textes dans des formats et à des prix plus abordables, dans des versions non modernisées et pourtant destinées à un public élargi, qu’elles sauront sans nul doute atteindre voire convaincre, grâce à la clarté, la pertinence et l’intérêt du travail d’annotation et d’édition.
Nina Hugot
992Sandrine Berrégard, Pratiques de l’argument dans le théâtre français des xvie et xviie siècles. Paris, Classiques Garnier, « Lire le xviie siècle », 2020. Un vol. de 491 p.
L’Argument est un sujet rarement étudié. Aucune enquête de si vaste ampleur – du premier Argument dans le théâtre en français en 1537 avec la traduction d’Électre de Sophocle par Baïf, jusqu’au dernier dans Méléagre de Boursault en 1694 – n’avait encore été menée, et pour cause. L’Argument est pour le moins problématique et fuyant : ses dénominations, ses formes, ses usages varient du xvie au xviie siècle, où il est remis en cause pour sa redondance par rapport à la pièce et pour son altération des effets de surprise. Il a donc pâti de la place secondaire qui lui est accordée, mais aussi de sa labilité de son hybridité : ce n’est pas un texte dramatique, mais il introduit le lecteur dans l’univers fictionnel de la pièce à venir ; il n’est pas nécessairement métatextuel, mais fait partie des seuils paratextuels. Sa présence soulève bien des questions, telles que celle de l’autonomie du texte dramatique, des modes de création et de réception, des spécificités génériques, de la nature du plaisir du spectateur et du lecteur.
Le pluriel du titre rend compte de la diversité de l’écriture et des fonctions des trois familles d’Argument que distingue Sandrine Berrégard – l’« Argument initial » (placé en tête d’édition avec les autres paratextes), les « Arguments successifs » (en tête des actes ou des scènes), les « Arguments scéniques » (publiés généralement dans des livrets décrivant le spectacle des pièces à machine et en musique) – selon les trois grandes périodes de l’histoire de ce procédé (1537-1628, 1629-1648, 1650-1694). Si Sandrine Berrégard, dans une approche empirique, étudie avec finesse ces variations, ce vaste corpus dont la liste figure en fin de volume lui permet de dégager des constantes sans jamais négliger les cas particuliers. Partant des Seuils de Genette, l’étude mobilise de manière très éclairante les apports de la génétique théâtrale, de la narratologie, du formalisme, de la linguistique, de la pragmatique ou encore de l’histoire du livre pour interroger ce type particulier de paratexte, tant dans son mode de production, ses formes, que sa réception, nécessairement différente au xvie, au xviie siècle et aujourd’hui. Sandrine Berrégard en vient ainsi à développer une théorie générale de l’Argument dans une perspective diachronique.
L’ouvrage se compose de trois parties. La première identifie et définit l’Argument. Sandrine Berrégard remonte aux sources théoriques, notamment à Aristote, mais aussi aux pièces antiques et à leurs éditions humanistes, qui soulèvent la question des rapports entre Argument et Prologue. Les écarts sont sensibles entre les archétypes théoriques et les réalisations pratiques. Qu’il ait un rôle matriciel dans la création dramatique ou qu’il soit composé ultérieurement, l’Argument a d’abord une fonction d’information et de reconnaissance : en résumant l’intrigue, il permet au lecteur de prendre connaissance d’« un ensemble d’événements, réels ou fictifs, qui préexiste à la pièce ou se dégage d’elle » (p. 38). Il procure ainsi le plaisir de la remémoration d’une histoire célèbre ou donne une existence à une fiction nouvelle. À la variété des référents du mot argument répondent les différentes dénominations de la chose, autant de difficultés qu’a dû affronter l’enquête, qui s’appuie sur des analyses lexicographiques précises. Si ces dénominations soulignent les incertitudes dont est lesté le procédé, elles révèlent cependant ses constantes et ses fonctions. Sandrine Berrégard examine enfin la porosité entre 993l’Argument et les autres paratextes qui peuvent informer le lecteur sur la pièce à venir. Le glissement du contenu narratif vers un texte préfaciel met le récit au service de considérations esthétiques et dramaturgiques et révèle un changement dans le rapport des auteurs à leur création.
Dans une deuxième partie, Sandrine Berrégard étudie les relations entre l’Argument et la pièce et les écarts inhérents aux modes dramatique et narratif. Elle considère les particularités des trois familles d’Argument, qui se distinguent par leur place, leur rôle, l’origine du procédé, leurs caractéristiques et leurs usages. Le traitement de la temporalité dans l’Argument ou la citation des sources mettent en lumière les spécificités de la tragédie. L’Argument peut chercher à restituer la fable à l’origine de la pièce et constituer alors « une sorte d’archétype » (p. 154) qui dévoile le processus de création du dramaturge, ou au contraire refléter la pièce qui suit, voire privilégier un aspect séduisant. Les affinités entre la tragi-comédie et le roman expliquent la pratique de l’Argument dans ce genre dramatique. Contrairement à l’Argument initial, les Arguments successifs et scéniques retracent à la fois l’inventio et la dispositio de la pièce, parallèlement à celle-ci, et se situent « à la lisière de la narration et de la représentation » (p. 211). Par-delà ces différences, l’étude est attentive aux constantes qui révèlent les traits constitutifs du procédé et aux pratiques individuelles, illustrées par les exemples très éclairants de Molière et de Hardy. Si la comparaison de l’Argument avec la pièce met en évidence les règles et les particularités de ces deux modes d’écriture, elle montre aussi les correspondances qu’entretiennent la composition du récit et celle des discours des personnages. L’Argument n’implique pas une approche seulement littéraire du texte théâtral, mais peut donner accès à un spectacle imaginaire. La complémentarité des deux textes s’illustre dans leurs stratégies d’écriture opposées : à la neutralité narrative de l’Argument répond le primat de l’émotion dans la dramaturgie. En offrant d’emblée au lecteur un regard surplombant, aux niveaux chronologique et causal, l’Argument affine sa compréhension tout en le rendant plus sensible aux mécanismes de construction de l’intrigue, au travail poétique, stylistique et à la charge émotionnelle de la pièce.
Dans sa troisième partie, Sandrine Berrégard pose la double question de l’identité de l’auteur et du narrateur. Par une analyse précise, elle détermine l’attribution de plusieurs Arguments. Si les pratiques communes empêchent souvent l’identification, elles mettent au jour les modèles d’écriture. La question de l’ordre de composition entre la pièce et l’Argument ne peut que rester en suspens, pour autant Sandrine Berrégard examine de manière stimulante les implications de l’une et de l’autre hypothèses. Elle envisage enfin les diverses interprétations de ces paratextes et en dégage les possibles pratiques de lecture. Si les Arguments scéniques favorisent un rapprochement entre l’expérience du spectacle et de la lecture, le lecteur des Arguments initiaux ou successifs peut aussi se faire spectateur, à la faveur de la théâtralité de certains textes. Les fonctions des types d’Arguments et les conditions de leur efficacité sont clairement démontrées. L’Argument vise souvent à informer des faits avec clarté et concision, mais un récit embrouillé peut plutôt viser à établir les fondements d’une esthétique et éclairer de préférence la dramaturgie. Certains Arguments, par leur ampleur et leurs qualités narratives, n’interdisent pas de penser que, loin d’être un faire-valoir de la pièce à venir, ils s’offrent à une lecture autonome. La pièce ne serait dès lors plus « qu’un simple prétexte/pré-texte » (p. 385).
994L’ouvrage de Sandrine Berrégard comble un manque dans le champ des études théâtrales en offrant une enquête riche, complète et nuancée, qui intéresse les spécialistes de théâtre comme des genres narratifs. Cette poétique de l’Argument constitue en outre une défense et illustration du procédé car, en analysant son rôle dans le processus de création et de réception d’une pièce de théâtre, l’étude met en lumière les intérêts de l’Argument pour le lecteur et sa part active dans le plaisir de la lecture.
Céline Fournial
Giorgetto Giorgi, Épopée et roman dans le Grand Siècle. Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2020. Un vol. de 257 p.
Rassemblant vingt articles publiés de la fin du siècle dernier (1997) à nos jours (2019), le livre de Giorgetto Giorgi s’inscrit dans la lignée des nombreux travaux qui, depuis les années 1980, ont mis à l’honneur un genre jusqu’alors considéré comme mineur et peu digne d’intérêt, le roman d’Ancien Régime, sur une période qui va de la parution de L’Astrée d’Honoré d’Urfé (1607) jusqu’aux Aventures de Télémaque de Fénelon (1699). Dans l’introduction, la perspective générale de l’ouvrage est présentée comme relevant de l’herméneutique : rapporter « les œuvres romanesques à l’organisation de la vie sociale dans la période où elles ont fleuri », pour dégager la « signification de leur dimension structurelle » (p. 9). Cette optique se distingue de l’ancienne sociopoétique de Lucien Goldmann en ce qu’elle se penche moins sur les traits idéologiques décelables dans les contenus des œuvres narratives que sur leur composition, analysée à la lumière des structures sociales de l’Ancien Régime. Giorgetto Giorgi pose ainsi une homologie entre, d’une part, la composition foisonnante mais hiérarchisée du roman héroïco-galant (Urfé, Georges et Madeleine de Scudéry, La Calprenède) et la structure féodale qui caractérise encore la société du premier xviie siècle, et, d’autre part, la forme plus compacte du roman classique (La Fayette, Saint-Réal), associée au recentrement du pouvoir autour de la personne du roi dans le contexte de la monarchie absolue. Le retour d’une composition proche du roman héroïco-galant avec Les Aventures de Télémaque de Fénelon s’explique, dans cette perspective, par les convictions politiques de l’auteur, ce dernier se positionnant à plusieurs reprises dans son œuvre en faveur d’un régime aristocratique. Cette politique de la fiction en prose ne s’applique pas de manière univoque à toutes les œuvres étudiées, et met au jour un positionnement idéologique des auteurs de fiction qui n’est guère aligné : on pourra par exemple lire, entre les lignes de Dom Carlos de César Vichard de Saint-Réal, une adhésion à la politique internationale de Louis xiv, et inversement, une critique de celle-ci dans les figures de dirigeants mises en scène chez François de Salignac de La Mothe-Fénelon. De même, les régimes de signification en sont diversifiés : allégorisme modernisé chez Madeleine de Scudéry, prégnance de l’allusion chez Fénelon, dosage des formes de l’ecphrasis chez Madame de La Fayette. On peut regretter que l’intérêt de Giorgetto Giorgi pour la forme et la composition du texte romanesque ne l’ait pas conduit à envisager l’importance des pratiques rhétoriques des romancières et romanciers de ce temps (envisagées cependant, à propos de l’éducation jésuite de Pierre Corneille). Une telle approche a par ailleurs montré tout son fruit dans 995d’autres études récentes, notamment sous la plume de Roberto Romagnino : celles-ci permettent de compléter utilement les perspectives comparatistes de Giorgetto Giorgi (Théorie(s) de l’ecphrasis entre Antiquité et première modernité, Garnier, 2019 ; Décrire dans le roman de l’âge baroque (1585-1660). Formes et enjeux de l’ecphrasis, Garnier, 2019).
Les analyses de Giorgetto Giorgi s’appuient en effet principalement sur la théorie poétique de l’époque, et filent tout au long de l’ouvrage une métaphore architecturale de l’ornement centrifuge ou centripète qui caractérise la composition des fictions de ce temps. Elles présentent l’intérêt majeur de croiser les traités et pratiques antiques (Aristote, Horace, Héliodore), italiens (Giraldi, Pigna, Le Tasse) et français (Amyot, Chapelain, Corneille, Huet, Scudéry, Boileau). L’auteur met ainsi en évidence la dynamique trans-séculaire et internationale d’un genre situé à la croisée des Anciens et des Modernes, et nourri d’une culture narrative européenne. Cette approche permet des trouvailles, comme l’étude d’un manuscrit d’Honoré d’Urfé daté de 1617 portant sur Amedeide de Gabriello Chiabrera, qui offre un nouveau regard sur la place de la vraisemblance dans les conceptions poétiques de l’auteur de L’Astrée. Cette logique comparatiste met en perspective des phénomènes internationaux révélateurs qui jusqu’ici avaient à peine été relevés, comme l’accueil tiède que feront les lecteurs italiens au roman de L’Astrée, non traduit dans leur langue, ce que Giorgetto Giorgi explique par la prédilection de ce public pour les genres lyriques, à la différence de l’engouement français pour la prose.
Le genre romanesque est également abordé dans ses relations avec d’autres formes poétiques, en particulier l’épopée et le théâtre, ce qui met en évidence sa spécificité en même temps que ses points de contact : si le roman baroque offre des sujets rêvés aux auteurs de tragicomédies galantes du premier xviie siècle, leur réécriture pour la scène de théâtre implique une réduction de leur intrigue foisonnante, qui s’accompagne de changements de registres. Les affinités du roman héroïco-galant tel que le pratique Madeleine de Scudéry avec la poétique de l’épopée n’en font pas moins apparaître l’évolution de ce genre transitoire vers le resserrement unitaire de l’intrigue qui caractérisera ensuite plus radicalement la nouvelle historique. Enfin, un parallèle entre l’univers paratactique des Caractères de Jean de La Bruyère, autrefois étudié par Serge Doubrovski puis Marc Escola, et la composition hiérarchisée mais continuiste des fictions héroïques en prose, éclairé par les critiques de La Bruyère contre les bavardages des héros de roman aux tumultueux épisodes, est interprété par Giorgetto Giorgi comme le signe d’une opposition entre l’optimisme monarchiste et anthropologique du roman long et la mise au jour, chez La Bruyère, de fossés creusés entre les milieux sociaux, aussi infranchissables que ceux qui séparent le cœur de l’esprit.
Revenant dans la conclusion sur l’ouvrage testamentaire de Jean Rousset intitulé Dernier regard sur le baroque (1998) où celui-ci regrettait de ne pas s’être assez penché sur le genre romanesque, Giorgetto Giorgi montre combien cette autrefois « Atlantide oubliée » (selon la formule de Raymond Picard) de l’histoire littéraire est aujourd’hui sauvée des eaux ; combien, surtout, elle a été centrale dans la culture fictionnelle et politique européenne de l’Ancien Régime, au point d’alimenter des chapitres importants de la querelle des Anciens et des Modernes, au point aussi d’inspirer certaines visions philosophiques chez des auteurs du xviiie siècle comme Jean Terrasson ou Marie-Joseph Chénier, qui laissent penser 996que d’autres auteurs modernes, René de Chateaubriand, George Sand, gagneraient à être relus dans cette perspective.
Suzanne Duval
Antoine Singlin, Lettres. Édition d’Anne-Claire Volongo. Paris, Classiques Garnier, « Univers Port-Royal », 2020 Un vol. de 556 p.
L’ouvrage est la réédition à l’identique d’un livre paru aux éditions Nolin en 2004 et devenu introuvable, alors qu’il constitue une pièce maîtresse de l’historiographie port-royaliste récente et, plus généralement, un document incomparable s’agissant de l’itinéraire d’un prêtre de la première moitié du xviie siècle, ainsi que de la direction de conscience pendant la période. Cette nouvelle parution représente donc une aubaine que l’analyse de son contenu permet rapidement d’apprécier à sa juste valeur.
Le volume s’ouvre sur une ample « Introduction » de 154 pages. La section dévolue aux lettres d’Antoine Singlin (1607-1664), ensuite, en comprend 381 pour 176 pièces. Un très précieux index de 14 pages complète cet ensemble.
Le terme d’« Introduction » réservé à la première partie de l’ouvrage est trompeur. Il dissimule, en effet, sous une présentation chronologique, une passionnante et unique reconstitution de la vie d’Antoine Singlin, fervent disciple de Saint-Cyran et confesseur des religieuses de Port-Royal, qu’il accompagna dans leurs premières persécutions. Moins brillant que d’autres personnalités du groupe, Antoine Singlin n’a jamais fait l’objet d’aucune monographie, alors qu’il joua un rôle capital auprès des moniales, auprès des amis du monastère et de leurs relations. Ainsi son existence est-elle si étroitement mêlée à celle de Port-Royal, qu’elle en propose un exceptionnel reflet intime. Anne-Claire Volongo offre à propos de l’homme et de ses missions une synthèse pionnière, équilibrée, parfaitement menée, solidement étayée par le recours à de nombreuses autres sources de première main. Ce travail a fait date et permet d’éclairer le parcours d’un homme de lui-même avare de confidences personnelles, que le prince de Guéméné déclarait « parler comme un cheval » (il avait été instruit tardivement), mais raisonner « comme un ange ». De nombreux points d’étape, précis et enlevés, sur « La langue de Saint-Cyran » (p. 42-48), « Les belles amies de Port-Royal » (p. 68-76), la période de la Fronde ou la crise du Formulaire (p. 129-132), par exemple, offrent des entrées lumineuses en terre port-royaliste.
Précédées d’une solide présentation (p. 157-168), les lettres d’Antoine Singlin proposent une collection sans prix, puisqu’elle est totalement inédite et que 165 d’entre elles sur 176 peuvent être datées (les lettres dont la date ne peut être sûrement déterminée sont regroupées à la fin, p. 521-536). Anne-Claire Volongo donne au lecteur le texte de 45 lettres autographes, 121 copies (certaines existant en plusieurs exemplaires), pour seulement 10 lettres qui ne sont connues que d’après une source imprimée. Chaque lettre, publiée selon un ordre chronologique qui va de 1637 à 1664 (la dernière est écrite le 25 février, moins de deux mois avant la mort d’Antoine Singlin le 17 avril) est datée, située, explicitée, de même que l’identité de son ou sa destinataire résumée dans un rapide chapeau facilitant aussi bien une lecture cursive qu’aléatoire. Une annotation exacte, sans surenchère érudite, augmente encore l’aisance du parcours.
997Antoine Singlin n’a cure de joliesses. Il assène sans ambages à la mère Agnès peu après qu’elle a été élue abbesse le 13 avril 1658 : « Il est vrai que votre âge vous rend infirme, mais les âmes ne vieillissent point avec le temps et le nombre des années ». Il ne répugne pas à l’usage de termes rares comme « incarité » (le 23 janvier 1658, à la mère Marie des Anges Suireau, p. 435), qu’emploient uniquement des théologiens contemporains. Son attention scrupuleuse à ses dirigés, son intelligence des âmes, la modestie des informations personnelles qu’il livre à l’occasion, à propos d’un rhume, d’une missive écrite à la dérobée, ou d’une messe qu’il va dire, sitôt sa lettre close, confèrent cependant à l’ensemble un charme prenant et permet de dégager les contours d’un caractère dont la loyauté et l’intensité de l’engagement forcent le respect. Ces lettres sans apprêt rhétorique placent de plain-pied avec leur auteur et font voir à partir de lui ses correspondants, même les plus illustres, à l’instar de la mère Angélique ou de la mère Agnès (72 lettres leur sont adressées, près de la moitié de la collection). Cet angle n’est pas le moins instructif du livre pour le chercheur ou le curieux d’une vie quotidienne ecclésiastique au xviie siècle.
Le travail éditorial d’Anne-Claire Volongo, ancienne élève de l’École des Chartes et Vice-Présidente de la Société des Amis de Port-Royal, est efficace et probe. L’orthographe est modernisée, les abréviations résolues, une ponctuation introduite (les originaux s’en passent largement), mais les conventions syntaxiques de l’époque sont respectées. Faut-il être plus explicite ? Ces Lettres d’Antoine Singlin sont un modèle de ce que des recherches exigeantes et bien menées peuvent encore faire advenir de neuf à propos du xviie siècle et du plus célèbre, peut-être, de ses monastères.
Laurence Plazenet
Claude Fleury, Les Mœurs des Israélites. Édition critique par Volker Kapp. Paris, Honoré Champion, « Sources Classiques », 2018. Un vol. de 356 p.
Claude Fleury (1640-1723), membre du « Petit Concile » depuis 1673, publia en 1681 Les Mœurs des Israëlites. Volker Kapp en donne la première édition critique, remarquablement rigoureuse du point de vue historique et philologique, avec notamment les variantes de l’édition de 1682. L’éditeur y a joint de précieuses annexes : Les Annotations du luthérien Johann Nicolaï, et trois autres textes de Fleury, le Discours sur la poésie et en particulier sur celle des anciens Hébreux, le Discours sur la poésie des Hébreux et enfin le Discours sur l’Écriture sainte. Une longue et précieuse Introduction (p. 11-114) s’efforce de restituer le contexte culturel en multipliant les éclairages érudits ; on ne peut néanmoins s’empêcher de trouver ces pages parfois un peu trop brouillonnes, trop peu méthodiques, et rédigées dans un style assez souvent embarrassé.
On rappellera que Fleury fut précepteur auprès des enfants de la famille royale, confesseur du jeune Louis XV, successeur de La Bruyère à l’Académie française. Fleury fut le maître scientifique et spirituel d’Augustin Calmet (Dom Calmet, 1672-1757), qui écrira plus tard une Histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament, et des Juifs, pour servir d’Introduction à l’Histoire ecclésiastique de 998M. l’Abbé Fleury, 1725). L’ouvrage de Fleury connut un succès européen inattendu, avec de nombreuses rééditions, ainsi que des traductions en de nombreuses langues (anglais, italien, néerlandais, allemand, espagnol, latin, hongrois, suédois, portugais, polonais, grec et arménien).
L’entreprise de Fleury s’inscrit dans la tradition chrétienne hébraïsante, illustrée en particulier en Allemagne par Jean Reuchlin et Johannes Buxtorf (voir Meyer Kayserling, « Les hébraïsants chrétiens du xviie siècle », Revue des études juives, t. 20, no 40, avril-juin 1890, p. 261-268). Il s’agissait de revenir aux sources vétérotestamentaires, et de retrouver les origines juives du christianisme, oblitérées depuis le iie siècle par la tentative de l’hérésiarque Marcion, qui aurait voulu que les Écritures fussent ramenées au seul Nouveau Testament. Le biblicisme chrétien, protestant ou catholique, insiste au contraire sur la profonde osmose substantielle qui unit l’un et l’autre Testaments, en dépit des aléas souvent tragiques de leur histoire commune. L’entreprise de Fleury s’inscrit aussi, par ailleurs, dans la grande tradition patristique française, particulièrement illustrée par les bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur, autour de Dom Mabillon, et par l’école de Port-Royal, dont Le Nain de Tillemont (1637-1698) fut le représentant le plus éminent à travers l’œuvre magistrale de ses Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique des six premiers siècles, justifiés par les citations des auteurs originaux avec une chronologie où l’on fait un abrégé de l’histoire ecclésiastique et avec des notes pour éclaircir les difficultés des faits et de la chronologie (16 volumes, 1693-1712).
Spécialiste enthousiaste des antiquités judaïques, philosémite convaincu, Fleury se tourne donc du côté de l’ancien Israël sous la forme d’une enquête historique, ethnographique, religieuse, politique et culturelle, avec par exemple des chapitres consacrés à la « noblesse » du peuple juif (I, 2), à sa « frugalité » (I, 4), ou à « l’éducation des enfants » (II, 15). Fleury s’attarde sur « l’agriculture » (II, 6 et 7), les habits (II, 10), la nourriture (II, 12), le deuil et les funérailles (II, 18 et 19), « l’état politique » (II, 24) ou la manière de faire la guerre (II, 27). La fin de l’ouvrage évoque plus précisément le destin d’Israël à partir de la captivité de Babylone, et le parcours se termine par un court chapitre consacré aux « vrais Israélites » (III, 35), au seuil de la Révélation évangélique : « ainsi, la grâce de l’Évangile venant sur de si saintes dispositions, il fut aisé de faire des chrétiens parfaits de ces vrais Israélites » (p. 246).
Dans son approbation officielle de l’ouvrage, Bossuet estime que celui-ci « donnera l’idée d’une vie simple, innocente, réglée, ennemie de l’oisiveté et de la mollesse, tranquille quoique agissante, et toujours saintement occupée, par laquelle les particuliers se rendent utiles à eux-mêmes, à leur famille et à leur patrie » (p. 247). Fleury en effet célèbre une simplicité des mœurs qui permit l’éclosion d’une grande civilisation. Il ne cesse à ce propos d’établir des rapports avec la Grèce archaïque, rappelant qu’Homère vivait au temps d’Élie (p. 147), ou que les anciens Hébreux « connaissaient la vraie religion, qui est le fondement de la morale » (I, 1, p. 118), ce qui n’interdit nullement l’auteur de distinguer « ce qui est effectivement blâmable » (ibid.), le cas échéant, dans telle ou telle coutume. Le regard historien adopte une perspective critique et distanciée : « les nations ont leur âge, à proportion, comme les hommes » (p. 119). La perspective comparatiste transforme Homère en témoin fiable et privilégié. Dès les Remarques sur Homère (1665) Fleury écrivait en effet : « c’est un des meilleurs interprètes 999de l’Écriture à ceux qui n’y cherchent que le sens littéral ». Un constat s’impose à propos de ces temps reculés : « cette Antiquité si éloignée n’était pas grossière et ignorante, comme plusieurs s’imaginent » (II, IX, p. 156).
Ainsi se modifie peu à peu le statut accordé à l’Ancien Testament ; il n’est plus seulement un texte figuratif, même s’il le demeure essentiellement, mais également un recueil de témoignages qui possède sa propre autonomie, sa propre valeur spirituelle. De ce point de vue, la pensée de Fleury retrouve certains aspects défendus par Richard Simon dans son Histoire critique du Vieux Testament (1678). Au-delà cependant du pur questionnement exégétique se profilent d’autres préoccupations d’ordre culturel et politique. Fleury extrait, plus ou moins explicitement, ce que Bossuet appellera une « politique tirée de l’Écriture sainte » (1709 ; Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, éd. critique par Jacques Le Brun, Genève, Droz, 1967), dans cet esprit réformiste qui caractérisait précisément le « Petit Concile », et qui souhaitait une profonde réforme de la monarchie. En arrière-plan de toutes les notices ethnographiques qui jalonnent Les Mœurs des Israélites, on perçoit effectivement une certaine fascination pour une époque et un stade culturel encore à l’abri d’un excès de corruption. Ce primitivisme exerce tout son charme sur un écrivain dont on ne peut que louer les talents d’affabulation plus ou moins consciente. L’Antiquité retrouvée est une Antiquité fantasmée, propice à faire éclore les anachronismes les plus suggestifs. En empruntant la terminologie de Michel Foucault, on pourrait affirmer que Fleury confond à escient le « document » et le « monument », passant de l’un à l’autre sans solution de continuité, afin de restituer à l’« archéologie » du savoir biblique toute sa saveur originelle et tout son magnétisme spirituel. Ce parti pris philosophique et esthétique se retrouvera dans le Télémaque de Fénelon, et la même atmosphère rêveuse se répandra sur le Nouveau Monde ou la Louisiane de Chateaubriand (Atala, Les Natchez).
Christian Belin
Michèle Hannoosh, Jules Michelet. Writing Art and History in Nineteenth-Century France. University Park, PA, The Pennsylvania State University Press, 2019. Un vol. de 248 p.
Dans sa production monumentale, Michelet a consacré de longues analyses à des œuvres d’art, qu’il s’agisse d’œuvres littéraires, de tableaux ou de sculptures. De ses premiers cours à l’École Préparatoire, où il interroge l’idée de progrès en art en évoquant la Transfiguration de Raphaël ou les Sabines de David, jusqu’aux envolées lyriques du Collège de France sur Le Radeau de la Méduse de Géricault, l’auteur de l’Histoire de France accorde une place majeure aux arts et tout particulièrement aux « arts visuels » parce qu’il en mesure l’importance dans « l’histoire des cultures et des sociétés ».
Nombreux sont les commentateurs de Michelet qui ont mis en lumière son intérêt pour l’art, de Barthes à Paule Petitier dont la somptueuse édition de l’Histoire de France chez Citadelles & Mazenod (2013), en collaboration avec l’historienne Chantal Morelle, met magnifiquement en regard le texte michelétien avec les œuvres d’art auxquelles il se réfère.
1000Dans l’essai Jules Michelet. Writing art and history in Nineteenth-Century France, Michèle Hannoosh défend une thèse ambitieuse, à savoir que la réflexion sur les arts visuels et la relation vivante avec les œuvres d’art jouent un rôle central dans la formulation et l’élaboration des concepts historiques les plus importants et les plus originaux de Michelet. Pour l’autrice, les arts visuels ne constituent pas de simples « illustrations » de la pensée de l’historien : les œuvres d’art lui ont permis de définir, d’élargir, d’approfondir ses idées et même parfois de les modifier significativement (p. 13). Plus encore que le travail conceptuel ou le contexte politique, l’expérience esthétique constitue la clef interprétative des infléchissements voire des dynamiques de ruptures qui animent la pensée michelétienne. Cet « usage de l’art » ferait de Michelet un pionnier dans la mesure où l’historien anticipe sur toutes « ces pratiques d’historiens ou de théoriciens ultérieurs, de Barthes à Foucault, Certeau et Ankersmit, pour lesquels l’œuvre d’art entretient une relation spéciale avec l’histoire » (p. 13).
L’essai de Michèle Hannoosh se concentre essentiellement sur la période 1830-1850 durant laquelle le rapport de l’historien aux arts visuels a été le plus intense. Le premier chapitre explicite la relation vivante et intime de Michelet aux arts visuels et les quatre chapitres suivants montrent la fécondité de la thèse de l’autrice pour comprendre la formation et l’évolution des concepts fondamentaux de l’historiographie michelétienne, à savoir le drame gothique (chap. 2), la Renaissance (chap. 3), la guerre civile et les guerres de religion (chap. 4), la nation et le peuple (chap. 5).
Tout en suggérant l’idée que Michelet inaugure une tradition intellectuelle qui conduira à Foucault ou à Certeau, l’autrice s’attache dans le premier chapitre à mettre en lumière la spécificité de l’usage michelétien de l’art. Pour l’historien, l’image n’est pas, comme dans le commentaire de Certeau d’une gravure de Théodore Galle dans l’« Avant-Propos » de L’Écriture de l’histoire, « quelque chose de séparé de l’historien qu’il contrôle à distance, ou sur les obscurités duquel il projette son propre moi » (p. 35) ; elle n’est pas non plus, comme dans l’analyse de Foucault des Ménines dans Les Mots et les Choses, un « grand puzzle » dont le théoricien révèle les secrets (p. 35). Pour l’auteur de l’Histoire de France, les œuvres d’art sont à la fois « les produits et les témoins de l’histoire » : ils constituent dans leur présence « des objets réels et légitimes d’expérience historique » (p. 26). Michèle Hannoosh accorde un rôle essentiel au rapport charnel de l’historien aux œuvres d’art, rappelant la remarque de Barthes selon laquelle, pour Michelet, « la masse historique n’est pas un puzzle à reconstituer mais un corps à embrasser ». C’est bien en embrassant dans les œuvres d’art la « corporeality of the past » (p. 35) – la « corporéité du passé » – que l’historien identifie « les forces majeures et les processus souvent inconscients d’une période historique ».
Dans les quatre chapitres suivants, Michèle Hannoosh s’attache à montrer précisément quelles expériences esthétiques ont nourri la pensée de l’historien, voire l’ont conduit à infléchir certaines des conceptions qu’il avait initialement élaborées. Ainsi, dans le deuxième chapitre consacré au « drame gothique », l’autrice considère que la visite de la cathédrale de Strasbourg en 1842 a joué un rôle décisif dans le basculement d’une conception initiale du christianisme comme expression du peuple et des valeurs de liberté à une seconde conception qui voit une contradiction fondamentale entre le christianisme et la Révolution. Avant la polémique de 1843 sur les Jésuites, ce serait la « rencontre » avec les 1001sculptures de la cathédrale alsacienne qui aurait conduit Michelet à considérer que « le Christianisme ne peut pas être une religion d’amour mais seulement de tyrannie, de cruauté et de fanatisme » (p. 58). Les chapitres suivants procèdent de la même manière. Le troisième chapitre montre que le concept historiographique de « Renaissance », dont l’invention par Michelet est souvent reliée à des causes psychologiques, se serait construit lors des voyages en Belgique, en Allemagne ou en Hollande, où l’historien aurait « rencontré » les œuvres de Van Eyck, Dürer et Rubens. Le quatrième chapitre montre que la visite du château de Fontainebleau à l’été 1841 a joué un rôle décisif dans sa lecture des guerres de religion figurant dans le volume de l’Histoire de France publié en 1856. Le cinquième chapitre met en lumière l’importance, au cours de la décennie 1840, du dialogue entre Michelet et Géricault quant à la construction des concepts de peuple, de nation et de révolution : le Radeau de la Méduse, bien sûr, mais aussi le Chasseur chargeant et le Cuirassier blessé, fournissent à l’historien « le cadre dans lequel [ses] réactions changeantes aux événements prennent leur signification » (p. 149).
L’essai d’interprétation proposé par Michèle Hannoosh est très stimulant et ouvre plusieurs pistes de réflexion. S’il est vrai que Michelet a pu faire de la peinture la métaphore de l’écriture de l’histoire, l’historiographie michelétienne ne s’est-elle pas justement constituée contre l’histoire « tableau » ? L’historien considère que « la vraie lumière profonde de l’histoire » est « la causalité » afin de marquer la différence entre l’histoire comme connaissance scientifique et les tableaux historiques du xviiie siècle. Si la référence aux arts visuels éclaire l’historiographie michelétienne, il est important aussi de voir en quoi l’historien s’en affranchit dans la perspective d’élaborer une histoire qui ne se contente pas de « peindre » mais qui s’efforce surtout d’« expliquer ». L’essai de Michèle Hannoosh invite aussi à s’interroger sur le rôle précis à attribuer à l’expérience esthétique dans la dynamique de la pensée michelétienne. Si la relation aux œuvres d’art est partie prenante de la réflexion de Michelet, est-elle pour autant la cause éminente de ses inflexions voire de ses revirements ? Il est indéniable que l’expérience esthétique est au cœur de l’œuvre michelétienne, mais il peut s’avérer problématique de minimiser les raisons politiques et conceptuelles qui justifient, aux yeux de l’historien, de revenir sur certaines conceptions qu’il a pu élaborer auparavant. Ces pistes de réflexions ne font que confirmer la conclusion de l’essai très riche de Michèle Hannoosh, à savoir que « parmi les objets historiques variés qui figurent dans ses œuvres, l’art a toujours été, pour Michelet, un lieu – et un moyen – privilégié pour interroger l’histoire » (p. 158).
Aurélien Aramini
Michel Brix, Nouveaux documents sur Gérard de Nerval. Namur, Presses universitaires de Namur, « Études nervaliennes et romantiques », 2020. Un vol. de 444 p.
Dans un esprit similaire à Nerval, Glanes et miettes de presse (2013), Nouveaux documents sur Gérard de Nerval complète et prolonge les incontournables monuments de la critique nervalienne du même auteur que sont Nerval journaliste (1986), le Manuel bibliographique des œuvres de Gérard de Nerval (1997), le Dictionnaire Nerval (2006) et la Chronologie de la vie et des œuvres de Gérard de Nerval (2017). Ces Nouveaux documents se présentent sous la forme 1002composite d’une série d’études inédites et de reprises d’articles mis à jour et augmentés. La structure de l’ouvrage se partage en trois massifs : un premier ensemble consacré à des études sur les chefs-d’œuvre de la maturité de Nerval (Sylvie, Pandora et Les Nuits d’octobre), un second ensemble rassemblant des études traitant de problèmes plus ponctuels, et un dernier ensemble complétant plus directement la Chronologie de la vie et des œuvres de Gérard de Nerval. Ces Nouveaux documents continuent ainsi l’œuvre critique de cet infatigable nervalien qu’est Michel Brix en faisant la part belle à l’enquête bibliographique, sans pour autant la séparer d’un questionnement exégétique comme l’illustrent notamment ses premiers chapitres.
Le volume débute, en effet, par une mise en bouche qui, tout en contribuant à étayer le lien unissant Sylvie à Aurélia, met au jour combien la nouvelle valoisienne est hantée par le « secret espoir d’échapper au temps » (p. 27) à travers la manière dont la figure du héros-narrateur, emblématique d’un certain romantisme, fait « entrer le monde extérieur dans ses rêves » (p. 37). Mais le plat de résistance de ce premier massif, et peut-être de l’ouvrage, est une ample enquête sur les « mystères » de Pandora, où Michel Brix, digne émule en cela du Nerval des Faux Saulniers, a eu le talent d’associer rigueur de la démarche et plaisir de lecture. Michel Brix s’ingénie à mettre de l’ordre de manière très convaincante dans un dossier peut-être « voué à ne jamais se refermer » (p. 104), en retraçant l’histoire des différentes versions qui aboutiront au texte final incomplet de l’œuvre peut-être la plus difficile de Nerval, en raison des défis qu’elle lance, herméneutiques certes, mais avant tout philologiques. L’enquête permet au critique, entre autres, de reconstituer le texte d’une version intermédiaire du récit, connue sous le nom de « La Pandora », en corrigeant, à partir de manuscrits découverts en 2004, le texte que l’édition de la « Pléiade » en proposait. Cette avancée majeure est suivie de la transcription d’un autre manuscrit permettant de faire l’hypothèse stimulante que Nerval aurait envisagé de placer certains fragments de Pandora dans les rêves d’Aurélia.
Après une étude revenant sur le problème du réalisme dans Les Nuits d’octobre refermant ce premier massif, suit une série d’études plus courtes sur des sujets divers et variés qui, dans le même esprit d’une érudition généreuse, donnent à lire d’autres transcriptions de manuscrits récemment redécouverts, – une version manuscrite inédite de « La Malade », onze lettres inédites de Nerval à Francis Wey, suivies d’autres compléments à la correspondance de l’auteur –, mais aussi reproduisent des textes appartenant à l’intertexte, au sens large du terme, de l’œuvre nervalienne. Après avoir inséré dans le chapitre consacré aux Nuits d’octobre « La Clef de la rue » d’un collaborateur de Dickens, George Augustus Sala, avec lequel elles dialoguent, le volume s’enrichit du reportage, concurrent de celui de Nerval, que Liszt a consacré aux fêtes commémorant en 1850 la mémoire de Herder et de Goethe à Weimar, ou encore d’une évocation passée inaperçue de la clinique du docteur Esprit Blanche par Jacques Arago durant le séjour qu’il y fit avant Nerval.
On nous saura sans doute gré de préserver davantage le plaisir de la découverte en ne dévoilant pas toute la matière de ce second massif ; nous nous contenterons donc de ne mentionner que deux études nous paraissant tout particulièrement accroître l’intérêt de l’ouvrage. L’article que Michel Brix consacre à Towiański, qu’il a eu la patience de lire véritablement, apporte un éclairage aussi précis que précieux sur une série d’articles parus en 1844 où Nerval évoque les doctrines de l’illuminé polonais. Enfin, l’article revenant sur les relations de Nerval et de 1003Liszt permet au critique d’étayer une hypothèse aussi intéressante qu’iconoclaste sur une facette insoupçonnée de la stratégie littéraire nervalienne. Ayant remarqué dans l’enquête portant sur Pandora la tentation que Nerval pouvait avoir de publier des œuvres évoquant ses troubles psychiques en les plaçant « sous l’égide de contemporains illustres, et qui n’ont jamais été soupçonnés de confusion mentale » (p. 91), Michel Brix observe que l’auteur « semblait avoir pour habitude de diffuser des informations plus ou moins confidentielles dans le milieu littéraire parisien, puis d’attendre que tel ou tel de ses collègues les communiquât au public, pour avoir le droit, en quelque sorte, de les reprendre ensuite à son compte sans avoir l’air de commettre des indiscrétions » (p. 181-182).
Le dernier massif, quant à lui, consiste en un abondant complément à la chronologie nervalienne, marqué par le soin constant de rendre accessibles des documents inédits ou peu connus. Si ce dernier massif fait espérer une édition augmentée de la Chronologie de la vie et des œuvres de Gérard de Nerval qui permettrait de mieux mettre en valeur l’apport documentaire certain qu’il représente, on peut toutefois se demander si les informations apportées sur des figures comme Jenny Colon et Marie Pleyel, représentant une part non négligeable de ces compléments, ne se justifieraient pas davantage dans une section distincte, en raison de leur nature peut-être plus adventice.
D’ultimes notules d’érudition referment en guise de post-scriptum l’ensemble avant un index des noms de personnes qui aurait sans doute gagné à être suivi par un index des œuvres de Nerval, même si l’on sait combien ce projet serait fastidieux et délicat à réaliser.
Fidèle à sa méticulosité, Michel Brix met une nouvelle fois dans ce volume ses éminentes capacités de philologue au service de l’œuvre de Nerval et des dix-neuviémistes soucieux de cette voix singulière dans le romantisme européen. De fait, Nouveaux documents sur Gérard de Nerval, destiné à devenir un usuel au même titre que les précédentes sommes du critique, constitue une généreuse mine d’informations s’adressant non seulement à un public de nervaliens, mais aussi de dix-neuviémistes également curieux des proches de l’auteur, au premier rang desquels Théophile Gautier. Michel Brix démontre à nouveau sa capacité à découvrir les territoires inconnus d’une œuvre dont de vastes continents restent encore à arpenter, mais aussi à réinterroger sans complaisance, quitte à heurter, bon gré mal gré, certaines habitudes de lecture, un auteur et une œuvre qui ne cessent de fasciner.
Filip Kekus
George Sand, Œuvres complètes. Théâtre II (1853-1872). Annexe. La Petite Fadette, opéra-comique et comédie-vaudeville. Édition critique par Gretchen van Slyke et Bruce Gustafson. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2018. Un vol. de 326 p.
Parmi les romans champêtres de Sand, La Petite Fadette est celui qui aurait pu aboutir le plus rapidement à une transposition scénique. Son intrigue sentimentale dessinant pour l’adolescence les voies d’une découverte de soi et de l’autre menant au bonheur conjugal et à l’harmonie sociale pouvait s’inscrire dans une 1004veine particulière de l’opéra-comique à laquelle la troupe de la salle Favart revient périodiquement. Ce programme éducatif est un filon continu du genre depuis son apparition dans les années 1760 sous la plume de Michel-Jean Sedaine jusqu’au vérisme fin de siècle et l’on peut penser qu’une adaptation de La Petite Fadette aurait trouvé sa place à l’opéra-comique dès le début des années 1850. Mais tandis que Sand s’implique elle-même dans la production d’une adaptation de François le Champi en 1849, puis qu’elle complète la série de ses « rurodrames » avec Claudie (1851) et Le Pressoir (1853), elle ne paraît pas s’intéresser à porter à la scène sa Petite Fadette avant 1869, date à laquelle l’opéra-comique de Michel Carré et Adolphe de Leuven est créé à la salle Favart avec une musique de Théophile Semet (11 septembre 1869).
Pourtant, l’intérêt des auteurs dramatiques pour l’œuvre de Sand s’était manifesté très tôt. Dès le début de 1850, Jean-François-Alfred Bayard entend rassurer spontanément la romancière sur ses intentions relativement à la parution récente de La Petite Fadette :
J’entends dire que l’on vous a demandé pour moi l’autorisation de mettre à la scène un de vos délicieux romans, la petite Fadette. C’est une erreur sans doute ; mais je désire que vous sachiez que je n’ai chargé personne d’une pareille démarche, et que, dans ce cas, j’aurais tenu à l’honneur de la faire moi-même. / Il est bien vrai qu’on m’a proposé de tirer une comédie de cet ouvrage, comme je l’avais fait d’André et d’Indiana, à une époque où vous ne paraissiez pas songer au théâtre ; mais aujourd’hui que vous demandez vous-même à vos romans un double succès, ce serait, à mon sens, manquer de goût et d’égard que de mettre votre complaisance à une épreuve aussi délicate.
(Lettre de Bayard, s. d., BHVP, G5551, fo 22. L’adaptation d’Indiana par Bayard et Scribe est une comédie-vaudeville en deux actes intitulée Le Gardien, créée au Théâtre du Gymnase dramatique le 11 mars 1833).
L’étude de la correspondance menée par les éditeurs du présent volume, Gretchen van Slyke et Bruce Gustafson, montre que la délicatesse n’inspirait pas uniformément les contemporains et que Sand fit une amère expérience en accordant sans méfiance à Charles Lafont l’autorisation d’écrire et faire jouer un drame tiré du roman (p. 215-219). Sollicitée en novembre 1849, l’autorisation se meut dès le mois de février suivant en une supercherie sur le nom de l’auteur d’une comédie-vaudeville en deux actes, présentée de manière à laisser croire que la romancière a adapté son œuvre elle-même :
Le jour de la représentation venu, mon nom fut mis en grosses lettres sur l’affiche, et celui des auteurs en caractères microscopiques. Même ficelle sur les couvertures de l’ouvrage en vente chez les libraires, et ficelle complète dans toutes les annonces et affiches des théâtres de province où la pièce fut jouée sous le nom de George Sand.
(Réponse de George Sand à une demande d’autorisation en 1857, citée p. 217)
Il semble donc que les contemporains, eux aussi, aient vu dans La Petite Fadette une opportunité pour un succès au théâtre et que Sand ait été prise de vitesse par un milieu très réactif à une époque où elle-même commence à produire pour la scène. Les adaptations étrangères témoignent de cet intérêt (note 1, p. 7), autant que le succès d’un opéra-comique qui a été rapproché du roman dès sa création au Théâtre-Lyrique, Les Dragons de Villars (Joseph Lockroy et Pierre-Estienne Cormon, musique d’Aimé Maillard). Son héroïne, Rose Friquet, est baptisée « petite Fadette des Cévennes » dès le lendemain de la création en 1856, et la reprise de 1005l’ouvrage à l’Opéra-Comique en 1868 suscite encore des parallèles. Le fait qu’alors, Célestine Galli-Marié (1837-1905) ait incarné successivement Rose Friquet lors de cette reprise, puis Fadette l’année suivante, indique quel cousinage relie les deux œuvres. Il faut ajouter que, dans les années 1850-1860, l’incarnation d’une féminité retorse aux formes obligées de la coquetterie ou de la grâce décorative, rebelle au qu’en dira-t-on puis accédant à l’estime publique, est devenue quasiment un emploi du genre opéra-comique. Que Sand, alors, se soit prêtée à peu près à la même supercherie que celle de 1850, étant cette fois parfaitement consentante, procède un peu de la revanche et beaucoup du sens de l’opportunité de ses deux co-auteurs, auteurs véritables en fait du livret de 1869.
La réunion dans un seul volume des deux adaptations – l’opéra-comique de 1869, puis la comédie-vaudeville de 1850 au titre d’« appendice IV » du volume ; dans l’ordre chronologique inverse, donc – est particulièrement savoureuse. Et si elle semble associer deux ouvrages qui n’ont pas le même statut relativement à la qualité d’auteur de Sand, les éditeurs accompagnent le texte d’une enquête approfondie montrant que si, en 1869, la romancière a bien été sollicitée pour corriger le travail de Carré et de Leuven, ses observations n’ont pas été prises en compte. Ils fournissent également deux analyses des transformations apportées au roman pour se plier aux usages de genres dramatiques qui ont pour point commun d’intégrer de la musique – et, qui plus est, deux musiques différentes du même compositeur à presque vingt ans d’écart –, mais aux conventions assez radicalement opposées. Enfin, l’introduction présente sous la forme d’une synthèse passionnante le dossier de la réception dans la presse parisienne pour chacune des adaptations. De la lecture de cet ensemble, on ressort avec le sentiment que La Petite Fadette ne pouvait qu’exciter les amateurs de théâtre et, simultanément, les décevoir : ni la fidélité, ni l’écart ne ravissent autant que la lecture. On comprend aussi que Sand ait à la fois souhaité une incarnation mais qu’elle ait senti le danger de s’y risquer.
Le texte de l’opéra-comique est établi à partir de deux sources principales : le livret imprimé par Michel Lévy en 1869 (exemplaire Yth 13956 de la BnF) et le manuscrit de la censure conservé aux Archives nationales sous la cote F18 698. Un riche appareil critique fait apparaître les passages empruntés au roman (soulignés) et les variantes provenant des diverses sources, y compris celles des partitions. L’édition du livret de l’opéra-comique s’efforce de rendre compte le plus possible de la musique de Théophile Semet, ce qui n’est pas une mince affaire. En l’absence d’une partition d’orchestre, laquelle ne semble pas avoir fait l’objet d’une édition, c’est la réduction pour chant et piano qui est utilisée, d’après les deux exemplaires conservés au département de la musique de la BnF (Vm5 2374 et L. 450). À cette source, les éditeurs ont associé sept éditions partielles témoignant du succès séparé de certains numéros. Par l’utilisation de l’italique pour distinguer toutes les parties du texte qui sont chantées et par le recours à un trait vertical – rappelant l’usage des vaguelettes utilisées par les régisseurs du mélodrame – pour signaler la présence de la musique pendant les dialogues parlés, le lien s’établit aisément entre le texte et les incipit musicaux joints en appendice. Cet appendice III (p. 197-212) est d’un très grand intérêt grâce à la générosité de la gravure musicale qui fournit une indication fine sur le caractère du numéro, du moins en son début, et grâce aux renvois vers les différentes versions éditées de la musique et du livret.
1006La comédie-vaudeville d’Anicet Bourgeois et Charles Lafont est éditée en tirant profit de deux sources complémentaires : d’une part, le livret édité en 1850 dans le « Magasin théâtral » de l’éditeur Barbé, d’après l’exemplaire conservé au Département des Arts du spectacle de la BnF sous la cote 8-RF-34027 ; d’autre part, le matériel d’orchestre manuscrit conservé dans le fonds musical ancien des Archives municipales de Montpellier, sous la cote 1S935 et intitulé « La Petite Fadette / Vaudeville en 2 Actes / Musique de Semet. / Répétiteur ». Le rapprochement des deux sources et le recours à des normes typographiques intelligentes produisent une édition passionnante. Sans surcharger le texte ni compliquer la lecture en aucune manière, les éditeurs donnent accès avec transparence à la distribution de la musique dans la représentation : un trait vertical – comme pour l’opéra-comique – signale la présence de la musique pendant les dialogues parlés et les paroles chantées sont en italique. Par le recours au soulignement, ils mettent en évidence les emprunts textuels au roman auquel les notes en fin de texte renvoient dans l’édition Lévy de 1869. Comme pour le livret d’opéra-comique, ce système ingénieux rend l’édition proposée recommandable en priorité pour toute étude comparative dont l’analyse est, pour ainsi dire, préparée.
Patrick Taïeb
Antoine de Rosny, La Culture classique d’André Suarès. Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2019. Un vol. de 877 p.
André Suarès, Fragments manuscrits relatifs à la culture classique. Édition par Antoine de Rosny. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de littérature du xxe siècle », 2019. Un vol. de 548 p. ; et Vues sur l’Antiquité. Édition par Antoine de Rosny. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2020. Un vol. de 428 p.
La Culture classique d’André Suarès a paru accompagné de deux recueils de textes de Suarès réunis par Antoine de Rosny, Fragments relatifs à la culture classique et Vues sur l’Antiquité. Ces trois ouvrages contribuent grandement à faire connaître l’œuvre de Suarès, mais aussi à la diffuser. Chacun des deux recueils répond à une visée différente. Les Fragments manuscrits mettent à notre disposition, outre des lettres, des plans et projets, des textes constituant une masse invisible du continent suarésien. Cet important recueil constitue un diptyque avec La Culture classique, dont il suit la composition. Vues sur l’Antiquité, conçu comme une anthologie, sélectionne des « textes majeurs » de Suarès. Ce recueil se lit avec le plaisir et la richesse d’impressions que donne toujours la singularité de l’écriture de Suarès. L’organisation et la contextualisation, l’annotation des extraits y sont claires et efficaces. Si Suarès se défendait de l’érudition et voulait saisir la vie dans les œuvres antiques, il n’en suscite pas moins une lecture savante. L’intérêt et la cohérence de ces passages choisis, mais aussi leurs ambivalences, trouvent leur plein et juste éclairage dans La Culture classique d’André Suarès.
Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2016, cet important ouvrage est venu combler un manque dans l’étude d’une génération, après notamment le Péguy et le monde antique de Simone Fraisse (1973), ou le plus récent Paul Valéry et la Grèce 1007de Suzanne Larnaudie (1992). Le corpus suarésien s’imposait, et il est immense : l’Antiquité est omniprésente dans la vie et l’œuvre de Suarès, du plus jeune âge aux années de vieillesse, des œuvres publiées à la masse d’inédits dont une grande partie est conservée à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet. Après Yves-Alain Favre et Frédéric Gagneux (dont le Suarès et le wagnérisme, et Les Premiers écrits viennent d’être réédités aux Classiques Garnier), Antoine de Rosny contribue à la diffusion et à l’interprétation des projets et écrits inédits, Fragments manuscrits, indispensables à la compréhension d’un auteur méconnu.
L’ouvrage ne vise pas seulement à cerner la culture classique d’André Suarès, mais montre à quel point l’écrivain voulut penser et métamorphoser cette culture, matière et esprit, dans une œuvre qui fût véritablement de son temps, vivante, et issue d’un génie personnel. L’entreprise suarésienne aboutit d’abord aux principes d’une poétique rêvée, qui entrava souvent sa création tout en favorisant une intelligence critique vigoureuse. Suarès excellait à révéler le génie créateur d’autrui. Ainsi sa définition du classique, après les extensions de la notion au xixe siècle (Sainte-Beuve, Deschanel, Brunetière), trouva-t-elle son accomplissement dans quelques modèles par excellence de son panthéon européen, Montaigne, Shakespeare, Molière, Goethe. « Cet idéal révolutionnaire d’un classique novateur et universel fonde toute l’esthétique suarésienne », c’est ce qu’Antoine de Rosny s’attache à montrer. Suarès ne voulut être « ni un nouveau Leconte de Lisle, ni un équivalent de Moréas ».
La première partie de l’ouvrage est consacrée à la culture antique de la génération de Suarès et rappelle l’opposition entre l’admiration pour une Grèce éternelle et la dévalorisation d’une Rome impériale à travers les aléas et les violences de l’Histoire. Mais cette opposition ne cessera de se nuancer chez Suarès, d’une part du côté grec avec le retour à Eschyle de la fin du siècle et la réflexion nietzschéenne sur la tragédie, et d’autre part, du côté de Rome, suivant les discussions des historiens sur le moule romain ou les origines germaniques de la nation française. Les réformes de l’enseignement ainsi que les débats sur les humanités classiques inspireront à Suarès une chronique en 1911 (« Latin et Sorbonne » publiée dans La Grande revue) moins idéologique qu’axée sur un imaginaire linguistique et esthétique. Mais les enjeux politiques soulevés par les représentations de la « romanité » classique et de la latinité ne sauraient avoir échappé à Suarès et Antoine de Rosny souligne le paradoxe récurrent (comparable à la position de Péguy) d’une « pensée esthétique » qui semble souvent « correspondre au discours de l’Action française, alors que ses prises de position seront toujours hostiles à Maurras et à son entourage ».
Dans ce contexte, Antoine de Rosny retrace la formation scolaire de Suarès, qui achemine le jeune élève marseillais du Lycée Thiers jusqu’à l’École Normale supérieure où il entre comme un jeune prodige – avant la désillusion (l’ampleur du malentendu n’est pas tant celle que M. Martin du Gard a suggérée : « il ne pensait pas un instant que Normale était surtout une école de professeurs » que celle que fait remarquer Antoine de Rosny : cet élève exceptionnel a été poussé dans la voie qui lui promettait l’École d’Athènes ou de Rome). D’où un autre paradoxe, structurant : « rupture forte, non pas avec la culture classique en tant que telle, mais avec les personnes et les lieux chargés de la véhiculer et de la transmettre » qui fera de Suarès « autant que l’inlassable héraut d’un hellénisme très idéalisé, le pourfendeur vigoureux du conformisme scolaire et de la doxa universitaire ». Antoine de Rosny montre bien l’écart entre la familiarisation avec les langues et 1008littératures grecques, latines et italiennes à la maison – et l’ambition épuisante des années de scolarité, pour un élève anticonformiste. On lit avec beaucoup d’intérêt le cahier (inédit donné dans les Fragments) et l’analyse d’une conférence de Suarès sur Xénophon – dont Le Cloître de la rue d’Ulm ne donnait qu’un aperçu. Réfractaire aux méthodes et à l’esprit de ces études, malheureux à l’oral, Suarès a vécu là un « luxueux égarement, qui a valeur de révélation » pour sa vocation d’écrivain. Elle n’eût pourtant trouvé toute sa richesse et sa cohérence sans une telle formation. Et dans ses recherches approfondies préludant à des œuvres dramatiques, Suarès saura renouer avec ce travail d’approche « presque scolaire ».
Les tout premiers projets d’écriture développent une veine grecque tragique de méditation et de consolation « sous les pins » lors du retour à Marseille. D’emblée, Suarès vise dans la ressource antique non pas l’imitation, mais l’inspiration. D’où le rôle essentiel et initiatique de Shakespeare et de Goethe, dont Antoine de Rosny s’attache à montrer toutes les implications. Le « “modèle grec” wagnérien » séduit aussi l’écrivain doublé d’un musicien : mais Suarès ne tardera pas à déplacer les enjeux musicaux, en refusant d’y voir l’unique expression des passions. À l’inverse, le théâtre shakespearien « est un chant ». La poétique originale du drame suarésien émerge ainsi dans un ambitieux travail de synthèse et de comparaison littéraire, au moment où Claudel donne ses premières pièces. Après Yves-Alain Favre, Antoine de Rosny s’interroge sur le foisonnement des projets et analyse les ébauches de plusieurs ouvrages à sujet mythologique des années 1890-1900 comme Psychée martyre, triptyque symboliste de « sonates » lyriques. La série des sonnets de la Sonate d’Alceste (l’Ermitage, 1901) constitue une réussite parmi tous les poèmes en devenir (Fragments manuscrits). Suarès est à la recherche d’une langue de l’émotion, entre influences savantes et effusion, comme en témoignera son dialogue avec le Claudel des Cinq grandes odes. Mais c’est le genre théâtral qui retient davantage le jeune auteur : Antoine de Rosny oriente fermement sa lecture dans le massif « labyrinthique » des projets (dont l’Antiquité ne fait pas toute la matière), éclairant au seuil de 1900 une pensée du drame qui se noue autour de l’héroïsme, entre mythologie et histoire, mais aussi plus profondément entre individualisme et vocation sacrificielle de l’artiste. La figure d’Antigone inspire un très beau rapprochement avec les relations entre Suarès et son père mourant. Suarès est comme suspendu entre trop de possibles ; son rythme fulgurant de création ne correspond pas au tempo de la composition dramaturgique. La Culture classique et les Fragments s’attardent sur plusieurs projets de pièces dont on voit tout l’intérêt et l’inscription au cœur de préoccupations philosophiques et littéraires, comme pour Érostrate, de Musset au drame antique de Favand et Roy par exemple, et de Schwob, de Sartre, sans oublier les Lettres d’André de Séipse solitaire sur les anarchistes. Dans les pièces romaines apparaît une Rome fin de siècle, entre folie, décadence et réflexion sur le pouvoir, ce qu’illustrent les tentatives divergentes d’un Caligula selon Suarès ou Romain Rolland. Un premier aboutissement est atteint avec la « symphonie mythologique » des Images de la grandeur mal aimées de la critique : elles sont oppressées par une surcharge stylistique. Mais ici judicieusement éclairées par Antoine de Rosny, elles dévoilent un Suarès expérimentant une actualisation personnelle du mythe et se mouvant avec agilité à travers imaginaires et époques comme il le fera dans ses plus brillants essais. L’interprétation des œuvres dramaturgiques de la maturité permet ensuite de cerner la sensibilité antique de Suarès par rapport aux 1009univers de Gide, Claudel, Giraudoux. On peut lire la très belle dernière scène de la Tragédie d’Élektre et Oreste dans les Vues sur l’Antiquité, et l’on comprend que Péguy ait immédiatement publié la pièce. Mais la structure dramatique est régulièrement mise à mal par l’attirance pour le dialogue poétique (platonicien, mais aussi résurgence du dialogue aux Enfers, dans le cas d’Hélène chez Archimède ?) et l’étude de caractères, d’après Suétone, conformément aux goûts profonds de Suarès qui se diffusent jusqu’aux détails scénographiques. Le drame suarésien se libère sous l’influence déterminante de Shakespeare (Cressida, Polyxène) ou se prête au dialogue métaphysique (Hélène chez Archimède, posth. 1949) non sans lien avec Corydon, Eupalinos, ou L’Idée fixe. Il joue aussi avec les limites du théâtre sans nourrir l’actualité théâtrale de l’après-guerre. Enfin, Antoine de Rosny montre comment Minos et Pasiphaé constitue un envers pour les Vues sur l’Europe des années trente dans le questionnement sur le mal. La comparaison avec ses contemporains, notamment avec Hofmannsthal dont il guettait l’Électre, mais surtout avec Claudel, Valéry, Gide, Montherlant et Giraudoux, soulignera encore au terme de l’ouvrage combien Suarès se sentit précurseur d’une lecture inventive des mythes, et malheureux d’être en retrait. La force de son écriture est cependant parfaitement représentée dans les Vues sur l’Antiquité, et non seulement dans les portraits et essais de Suarès les plus diffusés.
La partie de la thèse consacrée aux portraits et essais critiques examine ainsi ce domaine plus connu et valorisé de l’œuvre, tout en mettant en lumière des points encore peu traités : un rapport tout de même contrasté aux Grecs, entre idéalisation du « style de la science » et déception vis-à-vis de Platon, ou l’intérêt pour Suétone et pour l’auteur du Satiricon. L’étonnant portrait de saint Augustin (partiellement reproduit dans les Vues sur l’Antiquité) gagne à être mis en perspective dans La Culture antique, de la satire de la « puérilité » à la fin de l’enfance des Anciens. Ces textes critiques sont aussi les plus intéressants du point de vue de la pensée suarésienne sur le style et notamment sur la prose latine et le rejet des formes conventionnelles de la rhétorique scolaire. Néanmoins certains extraits poétiques donnés dans les Vues (« Le glaive nu » des Airs) donnent eux aussi une représentation frappante de l’écriture.
L’usage des Anciens est examiné dans une avant-dernière partie comparative sur l’interprétation des mythes et le penchant philosophique de Suarès qui y trouve matière à animer ses idées ou à exprimer ses souffrances et ses contradictions (sa démarche étant rarement herméneutique). Les usages des Anciens correspondent aussi à des valeurs qui se projettent sur l’espace et le temps. Dans une géographie littéraire : à travers les inoubliables représentations de Marsiho et de la Provence grecque (passionnément opposée à celle de son contemporain de Martigues). Et plus radicalement, dans le temps, avec l’utilisation de l’histoire romaine et des représentations de la romanité jusqu’au début du xxe siècle pour décrire les traits de la « Romanite » qui sévit en Italie et dans l’Allemagne hitlérienne. Les ambivalences du rapport de Suarès à l’histoire romaine s’en trouvent poussées et irritées dans les années trente jusque dans leurs accents polémiques, satiriques, mais aussi prophétiques.
Cet ensemble d’exposés et d’analyses menées dans La Culture classique confirme leur force et leur cohérence dans la ressaisie finale sur la modernité. Les différentes extensions du classique suarésien y sont élucidées dans leur complexité, et ramenées à ce paradoxe : « Comment expliquer que cohabitent en lui si profondément ce furieux attachement à une Antiquité inlassablement fréquentée, et cette forme 1010de mise à distance, cette conscience moderne de l’insuffisance des Anciens ? ». Une dialectique se met en place entre raison des Anciens et cœur (quasi pascalien) des Modernes, dans une interprétation de la modernité qui diverge de l’amor fati nietzschéen en insistant sur la charité. D’où l’idée de l’enfance et de l’innocence des Anciens, idée sans cesse reprise mais qui trouve ici ses inflexions suarésiennes. Une synthèse se dessine : Suarès substitue l’idée du « creuset grec » à celle du « miracle grec » de Renan ; il ajoute à la latinité classique le « creuset esthétique » de la Vulgate et de la latinité médiévale. De ces conciliations se détache malgré tout l’imaginaire d’un français grec, selon une épithète qui devient l’équivalent de « classique ». Fulgurance de la passion et sagesse d’Athéna doivent se concilier dans l’esthétique de Suarès, et elles apparaissent bien dans une écriture souvent sublime, qui se prête à la publication anthologique.
Depuis, Antoine de Rosny a publié Ports et rivages (Gallimard, Les Cahiers de la NRF, 2021), anthologie de textes de Suarès, Ainsi parlait André Suarès (chez Arfuyen en même temps qu’un Ainsi parlait Pétrarque), ainsi qu’un recueil des articles d’Yves-Alain Favre (André Suarès en pleine lumière, Classiques Garnier, 2022), tandis qu’il codirigeait un colloque sur « André Suarès et la Méditerranée », au sein d’un groupe de recherche animé par Michel Murat autour de l’œuvre du Condottière. Ce travail inlassable, remarquable par sa grande qualité et son utilité, mérite admiration et reconnaissance.
Pauline Bruley
Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, suivi de choix de lettres, de documents et d’esquisses. Édition établie par Philippe Berthier. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2020. Un vol. de 640 p.
Faut-il considérer cette nouvelle édition du Grand Meaulnes dans la collection de prestige de Gallimard comme une manière d’en finir avec un livre encombrant et unique, ou du moins qui occupe une place unique dans la littérature française du xxe siècle, la Pléiade étant « une pierre tombale », suivant le mot de Sartre ? Cette édition préparée par Philippe Berthier constitue en tout cas une forme d’aboutissement. D’un côté, le roman d’Alain-Fournier, dont plusieurs millions d’exemplaires ont été écoulés en librairie en un peu plus d’un siècle, avait déjà fait l’objet d’éditions dotées d’appareils critiques plus ou moins substantiels (notamment, celle de Daniel Leuwers, Alain Rivière et Françoise Touzan aux Classiques Garnier en 1986, ainsi que celle de Marie-Hélène Boblet chez Honoré Champion en 2009). D’un autre côté, l’œuvre a suscité une pléthore de commentaires et de travaux universitaires, dont plusieurs monographies, en particulier celles de Léon Cellier en 1963 aux Lettres modernes Minard, de Robert Baudry en 2006 chez Nizet, de Claude Herzfeld chez Nizet en 1976, d’Alain Buisine aux Puf en 1992, sans compter les articles ou les collectifs comme le volume issu du colloque de Cerisy de 1992. Enfin la genèse de l’œuvre et l’arrière-plan biographique ont pu être éclairés par un certain nombre de documents publiés notamment dans le Bulletin des amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier. L’édition procurée par Philippe Berthier dans ce volume de la Pléiade, avec toute la rigueur et le sérieux comportés par le cahier des charges de la collection, ne renouvelle donc pas 1011fondamentalement l’approche du roman d’Alain-Fournier, mais elle propose un appareil critique particulièrement bien fourni, qui prend en compte tous les acquis de la recherche universitaire et des entreprises éditoriales antérieures.
Ce mince volume (papier bible oblige), au demeurant, apparaît un peu comme une exception au sein des volumes composant la Bibliothèque de la Pléiade, qui se limitent bien parfois à une seule œuvre, à condition toutefois, en règle générale, qu’elle soit volumineuse, ce qui n’est pas le cas ici : s’il est bien entendu qu’Alain-Fournier apparaît comme l’écrivain d’un livre, l’édition se limite au Grand Meaulnes, sans donner les œuvres publiées à titre posthume comme Miracles (1924), l’ébauche théâtrale La Maison dans la forêt (1986), Colombe blanche. Esquisses d’un second roman (2003). En contrepartie, le lecteur pourra bénéficier d’un appareil critique particulièrement imposant et utile, alors même que la collection a souvent imposé de limiter leur part dans différents volumes édités ces dernières années : l’œuvre elle-même ne représente ainsi que 254 pages sur un total de 640 pages, ce qui paraît d’autant plus justifié que l’histoire de ce livre (le contexte biographique, sa réception et sa fortune éditoriale) n’est finalement pas moins intéressante que le roman lui-même. Si la « publication et la réception » font l’objet d’une partie spécifique placée en fin de volume, suivant l’usage de la Pléiade (p. 491-496), l’introduction (p. ix-xlv), très rigoureusement informée, rappelle aussi bien la genèse que les enjeux de cette œuvre dont Philippe Berthier souligne à juste titre l’ambiguïté fondamentale, aussi bien sur le plan de la poétique romanesque (à la fois roman début de siècle à la Boylesve, au charme suranné, et chambre d’écho des productions novatrices de cette avant-guerre) que sur le plan moral (dans la mesure où le roman d’adolescence idyllique doublé d’un roman chrétien révèle au lecteur attentif un sens douloureux de la culpabilité, qui nourrit une réflexion abyssale sur la faute et sur le rachat). C’est aussi – pour ne pas dire : surtout – le « Choix de lettres et documents » (p. 261-450) qui fait tout le prix de cette nouvelle édition. Le choix raisonné de lettres, notamment puisées dans la Correspondance, 1905-1914 entre Rivière et Alain-Fournier (Gallimard, 1948 et 1991) et dans les Lettres à sa famille d’Alain-Fournier éditées par Isabelle Rivière (Plon, 1930 et Fayard, 1991), proposé par Philippe Berthier, éclaire en la retraçant depuis ses origines l’histoire de ce livre directement lié à la vie de son auteur. Parmi les documents de ce « Choix » figurent le « Carnet de Rochefort » (les notes consignées par Henri Fournier au retour de l’entrevue à Rochefort, en 1913, avec Yvonne de Quiévrecourt, inspiratrice d’Yvonne de Galais), aujourd’hui disponible sur le site de la médiathèque de Bourges, ainsi qu’une « Reconstitution, par Isabelle Rivière, des événements des 16-19 mai 1913 d’après le Carnet de Rochefort », qui figurait dans l’ouvrage que la sœur de l’écrivain avait publié en 1963 sous le titre Vie et passion d’Alain-Fournier. Si les matériaux rassemblés dans cette édition n’étaient pas inédits, tous n’étaient pas forcément accessibles de façon aisée et l’intérêt de ce volume est précisément d’avoir su les rassembler, de manière réfléchie et efficace : ce volume élégant, agréable à consulter, constitue donc une édition critique rigoureuse, mais plus encore un « dossier Henri Fournier » ou un « dossier Grand Meaulnes » très complet, appelé à faire référence pour les spécialistes de la littérature de la Belle Époque.
Jean-Michel Wittmann
1012Juliette Carré, Correspondances d’Alain-Fournier, Jacques Rivière et André Lhote. Une École des Lettres à la Belle Époque. Paris, Honoré Champion, « Littérature de Notre Siècle », 2018. Un vol. de 424 p.
Si la correspondance de Jacques Rivière avec Alain-Fournier est bien connue, les lettres qu’ils ont échangées avec André Lhote entre 1907 et 1924, rassemblées dans La Peinture, Le Cœur et l’Esprit (Bordeaux, William Blake and Co., 1986) méritaient d’être mises en lumière, et permettent d’approcher la figure du peintre Lhote, resté proche de Rivière une fois Alain-Fournier disparu. Les correspondances d’Alain-Fournier avec sa famille, avec madame Simone, Péguy et « le petit » Bichet, de même que celles de Rivière avec Gide, Claudel, Larbaud, Jean Schlumberger et François Mauriac et celles de Lhote avec Paulhan et le marchand d’art bordelais Gabriel Frizeau offrent la matière de cette étude, qui relève de l’histoire et de la sociologie culturelles.
D’une part, l’auteur reconstitue la généalogie d’une amitié à deux (de 1903 à 1906, à partir de la fréquentation des classes d’hypokhâgne et de khâgne du lycée Lakanal, dont Juliette Carré établit les rites, les modes et les programmes), puis à trois, à partir de la rencontre de Lhote et Rivière à Bordeaux, en 1907. D’autre part, elle met en perspective cette amitié particulière avec les conceptions antique et classique de l’amitié, renouvelées par la constitution de nouveaux réseaux de sociabilité au xixe siècle. Le pacte amical intime et le pacte épistolaire, qui participent de « l’élaboration adolescente de soi », distinguent le duo Fournier-Rivière de la correspondance à trois, plus tournée vers les questions d’Art.
Pour ce qui est de l’histoire littéraire, le livre dégage une synthèse des informations révélées dans les lettres sur le goût des épistoliers lettrés pour les Symbolistes (Maeterlinck, Verhaeren, Régnier), sur les influences respectives et évolutives de Jammes, Laforgue, Barrès, Gide, Claudel (que Frizeau révèle à Rivière) et Péguy (pour Alain-Fournier) et il resitue le conflit issu de la fin du xixe siècle entre le pari sur la Vie et le pari sur l’Art. Du point de vue littéraire, quelques rappels du « style de l’amitié » appliqués aux textes considérés soulignent leur conformité avec une norme. Néanmoins, leur intérêt réside en leur fonction : les correspondances apparaissent comme le laboratoire de l’écriture poétique d’Alain-Fournier et de l’écriture critique de Rivière. La troisième partie du livre s’intéresse aux traces de l’éthique et de l’esthétique vitalistes, au débat, toujours inachevé, sur la redoutable professionnalisation de l’artiste, et résume les trajets singuliers de chacun. Quand Rivière assure le secrétariat de la NRF de 1911 à 1914 – avant de la diriger à partir de 1919 –, Lhote, autodidacte, y devient critique d’art. Alain-Fournier, décidément plus romancier que poète, commencera Colombe Blanchet sans que la guerre lui permette de l’achever. Même si l’étude, renouant avec la lecture biographique de l’œuvre, manque la spécificité de la transposition littéraire et l’élaboration romanesque d’une intrigue, son ambition informative est indéniable. Sur ce plan, le pari est réussi.
Marie-Hélène Boblet
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-14328-4
- EAN: 9782406143284
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14328-4.p.0219
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-16-2022
- Periodicity: Quarterly
- Language: French