Reviews
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d'Histoire littéraire de la France
3 – 2023, 123e année, n° 3. Proust en son temps - Pages: 697 to 740
- Journal: Journal of French Literary History
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
Femmes et philosophie des Lumières. De l ’ imaginaire à la vie des idées. Sous la direction de Laurence Vanoflen. Paris, Classiques Garnier, « Masculin/féminin dans l’Europe moderne », 2020. Un vol. de 410 p. (Ioana Galleron)
Zola derrière le rideau de fer. Sous la direction d’Aurélie Barjonet et Karl Zieger. Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, « Littératures », 2022. Un vol. de 208 p. (Danielle Risterucci-Roudnicky)
Plotting Poetry. On Mechanically-Enhanced Reading. Édité par Anne-Sophie Bories, Gérald Purnelle, Hugues Marchal. Liège, Presses universitaires de Liège, 2021. Un vol. de 161 p. (Ioana Galleron)
Figurer le terroriste. La Littérature au défi. Sous la direction d’Elara Bertho, Catherine Brun et Xavier Garnier. Paris, Karthala, « Lettres du Sud », 2021. Un vol. de 276 p. (Cécile Brochard)
Jean de Sponde, Poésies complètes. Édition de Christiane Deloince-Louette et Sabine Lardon. Paris, Classiques Garnier, « Textes de la Renaissance », 2022. Un vol. de 304 p.
La présente édition rassemble la totalité des vers de Jean de Sponde connus à ce jour : l’Essay de quelques poemes chrestiens imprimé à la suite des Meditations sur les Pseaumes en 1588 ; les Amours, publiés de manière posthume chez Raphaël Du Petit Val en 1599 dans le Recueil de diverses poésies ; et, sous le titre de « Poésies diverses », les vers français, latins ou grecs conservés (épigrammes, pièces liminaires, traductions), au nombre desquels se détachent les Quatuor Davidis Psalmi latino carmine expressi redécouverts par Sabine Lardon en 2008. Des poèmes d’hommage à l’humaniste érudit et des vers d’éloge posthumes 698complètent ce mince mais riche ensemble. Les variantes et interventions sur les textes de Sponde sont placées en pied de page tandis que de courtes notices et des notes d’éclaircissements/explications des textes sont rassemblées en fin de volume : identification d’amonts et d’échos textuels, déploiement des allusions et rappel d’épisodes historiques ou mythologiques évoqués ; les notes lexicales sont partiellement doublées par un glossaire.
L’introduction et les divers seuils de cette édition synthétisent certains apports de la recherche : le bref parcours biographique de cet érudit calviniste converti au catholicisme en 1594 se double d’un parcours poétique qui s’épanouit à titre posthume dans les recueils collectifs qui, jusqu’en 1619, placent un poète peu soucieux, semble-t-il, de la publication de ses vers au rang des « plus excellens poetes de ce temps ». Aux diverses données bibliographiques et matérielles de publications, où la destinée éditoriale et commerciale des vers se dévoile, s’ajoutent des remarques sur les lectures possibles des deux principaux ensembles poétiques. Les éditrices ont par ailleurs établi la liste détaillée des poèmes de Sponde publiés dans les recueils collectifs qui constituent le principal sinon l’unique moyen de diffusion de ses vers ; elles donnent aussi la composition complète du Recueil des diverses poesies (1599 et 1604) et de l’Academie des modernes poetes françois (1599). Enfin, quelques « Remarques de versification » ne seront pas inutiles aux novices en matière de poésie du xvie siècle.
On regrettera que les vers de Sponde n’aient pas été davantage contextualisés en termes littéraires et replacés, même brièvement, dans une histoire des goûts poétiques : les traductions psalmiques en vers latins publiées en 1584 peuvent ici sembler étrangères au vaste paysage contemporain des traductions et paraphrases latines des Psaumes dans lequel ils s’inscrivent pourtant. De même, et en l’état actuel des connaissances, les vers français qui semblent avoir été principalement lus dans des recueils collectifs, où ils vivent en partie dans une proximité matérielle avec des vers d’autres plumes et donc dans les résonances particulières à toute anthologie, auraient pu suggérer quelques pages introductives supplémentaires : cette proximité, soigneusement détaillée dans sa dimension matérielle, engage en effet à tracer une esquisse littéraire comparative ; mais celle-ci est laissée au lecteur, invité à confronter les vers spondiens avec ceux de « Stances » publiées à leur suite immédiate dans Les Muses françoises ralliées de diverses pars (1599) et reproduites ici. Cette esquisse aurait d’ailleurs pu ne pas se limiter aux poètes rassemblés dans les anthologies auxquelles Sponde doit largement sa survie. La riche bibliographie indique cependant les études qui ont analysé plus largement le paysage poétique au sein duquel Sponde prend place ; il sera possible de s’y reporter.
On ne peut que remercier les éditrices qui, avec ce travail, nous donnent l’occasion de (re)lire des vers dont certains sont d’une singulière beauté.
Bruno Petey-Girard
Anne Teulade, Le Théâtre de l’interprétation. L’histoire immédiate en scène. Paris, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2021. Un vol. de 655 p.
En prenant pour objet d’étude la dramatisation de l’actualité, Anne Teulade lève le voile sur un pan largement méconnu de la production théâtrale européenne de 699la première modernité, qui ne s’est pas seulement intéressée à l’histoire antique ou aux contrées lointaines, mais s’est aussi emparée des troubles du temps (guerres, crises, épidémies, chasse aux sorcières…), résonnant directement dans l’expérience des spectateurs. Son ouvrage est consacré à l’étude du théâtre d’histoire immédiate, qu’il commence par définir avec soin : il s’agit des pièces centrées sur des événements avérés, survenus au cours des cent dernières années, dotés d’une portée collective et représentés sans médiation. Ainsi délimité, le corpus de l’étude est constitué de quatre-vingt-huit pièces (11 italiennes, 20 françaises, 22 anglaises et 35 espagnoles) produites entre 1541 et 1681, qui ne forment pas un genre spécifique, mais se situent au croisement de plusieurs genres dont elles interrogent les liens. Grâce à sa remarquable connaissance du théâtre européen, Anne Teulade relève le défi d’analyser cet ensemble mouvant et protéiforme au fil de quatre parties où alternent efficacement grandes synthèses théoriques et analyses dramaturgiques détaillées. Elle met ainsi en lumière tous les enjeux de cette confrontation directe du théâtre au réel et au présent, sur le plan idéologique comme sur le plan esthétique.
La première partie construit le cadre théorique et décrit le contexte culturel dans lesquels s’inscrit le théâtre d’histoire immédiate, en s’appuyant aussi bien sur les traités de la première modernité que sur les théories contemporaines de la fiction. Les relations étroites entre histoire et fiction y sont explorées à la fois à travers l’évolution des conceptions et des pratiques de l’histoire et à travers les enjeux de la représentation du vrai dans la poétique théâtrale. Face au providentialisme et à l’exemplarité qui dominent dans la vision de l’histoire, la théâtralisation du passé récent met en avant la perception individuelle des événements. Cette partie déploie aussi la perspective comparatiste qui anime l’étude, rapprochant un théâtre italien peu centralisé, où les liens étroits entre princes et auteurs confèrent une visée épidictique à l’écriture, un théâtre espagnol et un théâtre anglais où le contrôle de la censure n’empêche pas la contestation et la polémique, et un théâtre français qui s’éloigne progressivement de la représentation de l’actualité. La part importante occupée par l’Espagne au sein du corpus s’explique notamment par la faible allégeance de ses dramaturges au modèle aristotélicien, qui permet à l’histoire de constituer un sujet de choix pour un théâtre doté de fonctions didactiques et mémorielles.
La deuxième partie propose une première série d’études comparatives de pièces, organisées autour de trois grands thèmes : les guerres et conquêtes, les crises politiques, les destins singuliers. Elle permet de prendre la mesure de la grande richesse du corpus, en nous faisant pénétrer dans les rouages des intrigues de nombreuses pièces, des plus connues aux plus rares. Elle nous révèle ainsi la diversité et la force des sujets abordés : par exemple par Lope de Vega (Arauco domado), qui reconnaît la légitimité de la rébellion indienne contre le conquérant espagnol, par Billard (La Tragédie sur la mort du roi Henri le Grand), qui met en scène la mort d’Henri IV juste après sa survenue, ou par Brome et Heywood (The Late Lancashire Witches), qui documentent les agissements de quatre sorcières dont le procès est encore en cours. À travers la succession des études de cas se dessine l’apport herméneutique du théâtre : les pièces proposent des interprétations, qui vont généralement dans le sens d’une mise en question de la doxa sur le cours de l’histoire politique et religieuse, grâce à la multiplicité des points de vue et à l’articulation entre destins individuels et histoire collective.
La troisième partie poursuit le parcours à travers le corpus qui se trouve ressaisi ici à partir des catégories génériques qu’il convoque et met à l’épreuve : tragédie, drame et comédie. Si de nombreuses pièces se rattachent au genre tragique, dans 700le prolongement des exemples antiques offerts par La Prise de Milet de Phrynicos et LesPerses d’Eschyle, elles en perturbent les principes mimétiques et les mécanismes émotionnels, témoignant ainsi de la plasticité de la tragédie de la première modernité. Plus épiques que tragiques, de nombreuses pièces – produites en particulier en Espagne et en Angleterre, dont les dramaturgies permettent le déploiement d’une vaste matière narrative – relèvent davantage de l’esthétique du drame, tel qu’il est théorisé et pratiqué par Brecht, commenté par Benjamin et Sarrazac. Plus rarement, certaines pièces s’inscrivent dans le genre de la comédie pour interroger les modes d’accès à la vérité et les conditions d’élaboration de la connaissance. Cette partie propose ainsi un nouvel éclairage, qui n’évite pas quelques répétitions, sur les pièces abordées dans la deuxième partie. Pour finir, elle interroge les modalités de leur réception à travers la tension qu’elles instaurent entre référentialité et fictionnalité, à la manière de la « docufiction » ou du théâtre documentaire de la période contemporaine.
Plus brève, la quatrième partie peut apparaître comme une conclusion d’ampleur, qui reprend de la distance avec les textes pour en dégager les principales significations. Pour Anne Teulade, le théâtre d’histoire immédiate a pour effet de mettre en question l’exemplarité et de rendre sensible la fabrique de l’histoire : il donne moins une signification aux événements qu’il n’invite à confronter différentes manières de les interpréter. Il se caractérise donc par une forme de réflexivité, où le théâtre et le réel s’éclairent mutuellement. Au-delà de ces fonctions herméneutique et heuristique, le théâtre d’histoire immédiate peut aussi remplir une fonction compensatoire ou réparatrice, permettant aux spectateurs de surmonter leurs souffrances, en les comprenant et en les jouant.
En proposant un parcours exigeant à travers les textes et les théories, l’ouvrage dense et érudit d’Anne Teulade révèle l’importance du théâtre d’histoire immédiate dans la production dramatique européenne des xvie et xviie siècles, dont il enrichit ainsi la perception, et montre l’actualité de ces expérimentations théâtrales anciennes, qui résonnent avec les questionnements contemporains sur le rapport de la fiction avec l’histoire et avec le réel. Grâce à son approche comparatiste, il démontre aussi avec force la participation du théâtre à l’écriture d’une histoire européenne commune. Le Théâtre de l’interprétation constitue ainsi à la fois un ouvrage de référence et une mine d’informations pour tous ceux qui s’intéressent à l’âge d’or du théâtre européen.
Véronique Lochert
Audrey Gilles,Plaisirs féminins dans la littérature française de la Renaissance. Paris, Classiques Garnier, « Masculin/Féminin dans l’Europe moderne », 2022. Un vol. de 626 p.
Consacré aux représentations des plaisirs féminins dans un corpus d’œuvres littéraires françaises composées entre 1538 (Les Angoisses douloureuses d’Hélisenne de Crenne) et 1599 (les Premières œuvres poétiques de Lasphrise), le livre d’Audrey Gilles commence par situer son objet d’étude dans un cadre historique marqué par un héritage misogyne qui se constitue au carrefour entre les discours antiques et la doctrine chrétienne. Perçu de manière péjorative, le plaisir féminin peut-il se soustraire au regard (masculin) suspicieux qui est posé sur lui ? Caractérisés par 701une volubilité nouvelle en la matière, les textes de la Renaissance font entendre d’autres voix sur les plaisirs des femmes que la vulgateanti-féminine. En se montrant attentive à l’énonciation, à l’éthique et à la portée des multiples discours émanant d’auteurs autant que d’autrices, Audrey Gilles distingue trois espaces « à partir desquels peuvent prendre place des représentations honnêtes du plaisir féminin, en même temps qu’ils en montrent les écueils et les difficultés » (p. 28) : l’espace conjugal, l’espace social et l’espace de soi.
Dans une première partie, intitulée « Plaisir féminin et espace conjugal », Audrey Gilles étudie les discours abordant la volupté féminine, soit qu’elle advienne dans le cadre légitime du mariage, soit qu’elle naisse d’une relation adultère illégitime. La confrontation des discours médicaux composés par des professionnels masculins avec les textes littéraires où s’expriment des autrices ou des voix féminines fait apparaître combien le plaisir sexuel des femmes est un objet d’intenses débats autant qu’une composante essentielle de la génération. Si les textes littéraires et médicaux œuvrent ensemble à créer « un espace possible pour l’évocation honnête du plaisir féminin » (p. 59), ce sont surtout les nouvelles et les contes de la Renaissance qui offrent, par l’intermédiaire de personnages féminins, la possibilité de valoriser la volupté féminine au sein du mariage indépendamment de toute condamnation morale. Lorsque les textes abordent le plaisir sexuel recherché en dehors du cadre légitime du mariage, ils font apparaître combien les notions d’honneur et d’honnêteté peuvent être sujettes à de multiples renégociations, renforçant ainsi leur dimension ambiguë. L’attention portée à la polyphonie des voix qui caractérise plusieurs œuvres narratives du xvie siècle permet à Audrey Gilles de montrer que, loin de faire l’objet d’un traitement univoque, l’adultère sert les ruses propres aux récits enchâssés et déjoue les binarités simplificatrices opposant la condamnation morale aux revendications émancipatrices. Enfin, la masturbation et les relations entre femmes, regroupées sous l’étiquette des « plaisirs déviants » (p. 179), offrent la possibilité de penser une jouissance féminine qui échappe à l’œil et à la main de l’homme. Les pratiques subversives n’en demeurent pas moins dépendantes d’une curiosité toute masculine qui fantasme et façonne des comportements dont les hommes sont pourtant censés être exclus.
Lorsque, dans une deuxième partie (« Plaisir féminin et espace social »), Audrey Gilles inscrit son objet d’étude dans une collectivité élargie, elle repère « une double éthique des plaisirs féminins » (p. 402). La première se fonde sur le service amoureux hérité de la fin’amor médiévale, elle-même revisitée tour à tour par le néo-platonisme et le pétrarquisme. La seconde relève de la culture de Cour et accorde une place importante aux arts du corps et de la parole. Analysant et comparant ces deux éthiques, Audrey Gilles souligne combien l’honneur féminin conserve une place importante dans la tradition courtoise et néo-platonicienne, où il sert à dépasser la dimension purement charnelle de l’union entre l’homme et la femme. Ouvertement sensuelle, la veine pétrarquiste accorde une importance moindre à l’honneur et interroge plutôt la possibilité pour les voix féminines de prendre place dans un univers saturé par la toute-puissance du désir masculin. À l’inverse, l’espace courtisan offre volontiers un lieu d’expression aux plaisirs féminins. Si certains plaisirs du corps comme la danse ou la coquetterie peuvent être tantôt valorisés, tantôt condamnés, les plaisirs de la conversation sont plus que jamais légitimés : « tout en mettant hommes et femmes sur un pied d’égalité » (p. 380), ils garantissent à ces dernières une meilleure connaissance d’elles-mêmes, du monde et de Dieu.
702Dans une dernière partie (« Plaisir féminin et espace de soi »), Audrey Gilles aborde les plaisirs en ce qu’ils engagent une expérience et un « souci de soi », pour reprendre l’expression foucaldienne. Se saisissant de la différence établie par Sénèque entre la voluptas et le gaudium, l’autrice distingue respectivement les plaisirs qui sont certes propices à la connaissance de soi mais intimement liés aux normes sociales et masculines de ceux que les voix féminines reconnaissent elles-mêmes comme propices à l’accomplissement de soi. Les plaisirs extérieurs à soi regroupés sous l’étiquette de la voluptas concernent ainsi ceux que les hommes prêtent aux femmes dans le cadre de la maternité et de la lecture. Si l’enfantement commence par une expérience de la douleur, la maternité est source de plaisir, notamment chez certains auteurs médicaux comme Laurent Joubert qui souligne combien l’allaitement peut s’avérer voluptueux pour la mère. Quant à la lecture, elle se révèle ambivalente elle aussi : si elle est une école de vertu et de savoirs pour les femmes, elle n’en constitue pas moins un danger voluptueux, susceptible d’échauffer l’imagination féminine. À l’inverse, les plaisirs du gaudium que les femmes valorisent sont ceux de l’étude, de la foi et de l’écriture. Permettant aux voix féminines de se libérer des représentations masculines, ces trois domaines offrent une quête du bonheur qui allie l’introspection et le « ravissement hors de soi » (p. 582). Loin d’être dénué de voluptés, le gaudium des femmes permet d’articuler l’accomplissement de soi à la joie d’écrire, au point d’aboutir, chez Hélisenne de Crenne, Louise Labé ou Pernette Du Guillet, à la formulation d’une nouvelle érotique de l’écriture.
Audrey Gilles conclut son ouvrage en montrant combien les plaisirs féminins à la Renaissance ne sauraient être la chasse gardée d’une discipline ou d’un type de discours en particulier mais qu’ils se conçoivent dans un vaste espace de circulation des savoirs. En outre, ils endossent de multiples fonctions dans les œuvres qui les mentionnent : s’ils peuvent être un objet de débat dans bien des ouvrages polyphoniques, ils apparaissent aussi comme un sujet nouveau, attisant la curiosité des auteurs et des autrices, au point de devenir pour certaines d’entre elles un but à atteindre, par l’écriture notamment.
La force majeure de ce travail réside dans l’attention accrue que porte Audrey Gilles aux multiples voix qui révèlent la grande variété des plaisirs féminins renaissants alors même que les discours sur le sujet demeurent, en définitive, assez rares. Si le choix assumé de l’exhaustivité dans les micro-lectures fait parfois courir au propos le risque de l’éparpillement, soulignons toutefois combien la démarche attentive aux « interstices du texte » (p. 67) permet à l’autrice de faire ressortir avec subtilité les diverses manières qu’ont les discours renaissants d’exposer, de questionner voire de promouvoir, sans grand bruit, les délectations féminines. Sensible aux configurations particulières propres à chaque texte, l’étude est aussi une invitation à (re)découvrir des auteurs (Pierre de Cornu, Papillon de Lasphrise) et des autrices (de Marie de Romieu aux dames Des Roches en passant par Gabrielle de Coignard) dont les formulations originales sur les plaisirs des femmes complètent celles, mieux connues, de poétesses ou de romancières comme Louise Labé, Marguerite de Navarre ou Hélisenne de Crenne. L’ouvrage d’Audrey Gilles pourra ainsi être lu avec profit par des littéraires, des historiens et, plus généralement, par les chercheuses et les chercheurs qui se nourrissent des apports considérables des études de genre pour explorer les richesses et les ambiguïtés des textes de la Renaissance.
Jérôme Laubner
703André Tournon, Rire pour comprendre. Études sur Montaigne, Rabelais, Scève, La Fontaine … Textes réunis par Jean-Raymond Fanlo et Daniel Martin. Paris, Classiques Garnier, « Études et essais sur la Renaissance », 2021. Un vol. de 471 p.
Préparé par Jean-Raymond Fanlo et Daniel Martin, ce recueil rend hommage à l’œuvre d’André Tournon (disparu en 2019), auteur de sept ouvrages, dont six consacrés à Montaigne et un à Rabelais, de nombreuses éditions de textes et de plus de deux cents articles, travaux dont le lecteur trouvera la liste impressionnante aux p. 425-459. La diversité des champs de recherche de celui qui fut longtemps professeur à l’Université de Provence se manifeste ici sous la forme d’un échantillon substantiel de 27 articles publiés entre 1980 et 2011, et devenus, pour certains, difficiles d’accès. Pour procéder à cette sélection, les éditeurs ont, sans nul doute, dû faire des choix difficiles. Le volume qui en résulte passionne, car il fait ressortir l’originalité de la méthode élaborée par André Tournon et l’importance de son apport à la critique seiziémiste.
Le recueil s’ouvre ainsi sur une introduction stimulante, dans laquelle les éditeurs situent l’œuvre de Tournon dans les grandes évolutions de la critique de la seconde moitié du xxe siècle. L’approche de Tournon reflète en effet la crise profonde que connaissent, à cette époque, l’histoire littéraire et les lectures biographiques. Pour autant, les articles sélectionnés montrent qu’André Tournon occupe une place singulière parmi les critiques qui se penchent sur « [l’]organisation » des œuvres, « leurs structures, leur poétique » (p. 8). D’une part, dans ses travaux, le contexte historique n’est pas entièrement écarté ; bien au contraire, l’histoire des idées (philosophiques, juridiques, économiques…) et les évolutions de la langue sont constamment mobilisées pour éclairer les textes, par exemple lorsque Montaigne est lu à la lumière de la renaissance du pyrrhonisme ou lorsque la célèbre formule « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » est réinterprétée (dans un article de 1990, « Le grammairien, le jurisconsulte et l’“humaine condition” ») à l’aune du sens juridique du terme latin condicio : loin de renvoyer à une essence immuable, celui-ci désigne une situation instaurée par contrat. S’intéresser à la « condition » humaine, c’est donc considérer que l’identité de l’homme est tissée de traits singuliers et façonnée en grande partie par des événements contingents. D’autre part, les études de textes d’André Tournon ont pour particularité de privilégier les contradictions et les zones de tensions (qu’il s’agisse, pour ne citer que quelques exemples, des éléments dialogiques induits par l’intertextualité, de la présence d’argumentations divergentes ou incompatibles, ou encore des tensions entre forme ludique et portée philosophique) et d’en faire des clés pour l’interprétation. Ce parti pris méthodologique est parfaitement reflété par le titre aux allures d’antithèse choisi par les éditeurs : « Rire pour comprendre » reprend le titre d’un article que Tournon consacre à Rabelais en 2004, dans lequel il postule que le comique et la fantaisie de la fiction ne sont pas un simple enrobage, dont il faudrait faire abstraction pour pouvoir accéder au « plus haut sens ». Dans ses lectures « en sens agile », Tournon affirme en effet que « c’est surtout lorsque la littérature humaniste se fait ludique, et l’avoue sans vergogne », lorsqu’elle semble dire au lecteur « ici, on se moque de toi et du reste », « qu’elle apporte quelque chose à la philosophie : justement, ce que celle-ci ne peut pas envisager » (p. 227, citation tirée de l’article « Le don, la dette et le truand » [2000]). Cette manière 704d’exploiter les contradictions et les étrangetés du texte se manifeste également dans l’attention apportée à l’usage singulier des majuscules dans l’exemplaire de Bordeaux des Essais : alors que la plupart des éditeurs sont embarrassés par ces majuscules introduites au milieu des phrases, et tentés de les escamoter, Tournon montre que Montaigne leur attribue un rôle essentiel, celui de scander le texte et d’accompagner les mouvements de la pensée.
Le volume obéit à une structuration simple et efficace. Dans la continuité de l’introduction des éditeurs, la première partie, qui ne compte qu’un seul article, « L’intertextualité de la Renaissance : Notes sur quelques problèmes de méthode » [1987], s’interroge sur la méthode particulière qu’impose l’intertextualité caractéristique des textes de la Renaissance : loin de gommer les effets d’hétérogénéité qu’elle induit, ce qui reviendrait à « laisser à l’écart des traits spécifiques lourds de sens » (p. 26), l’interprète est invité à s’accommoder de ces effets de rupture et à les interpréter au cas par cas, en se gardant de tout systématisme.
La seconde section est composée de huit articles sur Montaigne. Le premier, déjà évoqué, porte sur le sens que prend chez Montaigne la formule, abondamment glosée par la critique, d’« humaine condition ». Le second, « L’humaine condition. Que sais-je ? Qui suis-je ? » traite également de la manière dont Montaigne pense l’identité, non comme une essence abstraite mais comme un ensemble de possibles et de virtualités, qui donne aux traits distinctifs du sujet un caractère toujours provisoire. C’est ensuite la structure des Essais qui est scrutée dans « Notre liberté volontaire. Le Contre Un en marge des Essais » [1990]. Tournon s’y demande pourquoi Montaigne, après avoir décidé de ne pas publier le Discours de la servitude volontaire au cœur de son œuvre, choisit néanmoins de laisser intactes les phrases qui annonçaient l’insertion de la fameuse declamatio. On trouvera également dans cette section trois articles qui appréhendent l’écriture des Essais à l’aune de la zététique pyrrhonienne, c’est-à-dire une forme de scepticisme qui, loin de conclure que la vérité est inaccessible (ce qui serait revenir à une forme de certitude sur la fragilité du savoir humain), choisit de poursuivre activement la recherche de celle-ci. Ce modèle, sur lequel Tournon fait le point dans « Suspense philosophique et ironie : la zététique de l’essai » [2000], est déjà mobilisé, par exemple, dans un article de 1986, pour interpréter la structure du chapitre « Des boiteux », qui articule deux niveaux de discours sur les procès de sorcellerie, un message de prudence adressé aux juges, et une réflexion plus radicale, qui met en doute l’existence même des phénomènes de sorcellerie. Si cette partie fait la part belle aux Essais, les autres pans de l’œuvre de Montaigne ne sont pas délaissés, comme en témoigne le sixième article, « Un théologien par procuration », qui s’intéresse aux indices par lesquels, dans sa traduction du Liber creaturarum, Montaigne laisse entendre que sa perspective ne coïncide pas avec celle de l’auteur. Enfin, la section rend justice aux découvertes d’André Tournon sur les expérimentations linguistiques auxquelles se livre Montaigne dans l’exemplaire de Bordeaux, en particulier sur l’« énergie du langage coupé », renforcée notamment par les majuscules qui interviennent à l’intérieur des phrases pour relancer le discours.
Les deux autres sections obéissent à un découpage générique. La troisième, intitulée « roman, nouvelles, théâtre », est centrée sur les œuvres de Marguerite de Navarre, Rabelais et Béroalde de Verville. Elle s’ouvre avec une réflexion sur les « doublets et hybrides » de l’Heptaméron : Tournon s’interroge sur les convictions philosophiques et anthropologiques qui peuvent expliquer le choix d’y faire figurer des nouvelles aux intrigues jumelles ou des nouvelles composites, articulant plusieurs 705histoires ou révélant plusieurs faces d’un même personnage. Suit une étude sur La Comédie de Mont-de-Marsan, dont le sens théologique entre en tension avec les paroles déconcertantes qui l’expriment. Le lecteur assiste ensuite à cinq exercices de « lecture en sens agile » de l’œuvre de Rabelais : une étude de l’épisode de la sibylle de Panzoust (où la trivialité vient ostensiblement rencontrer les réalités spirituelles) permet de souligner le goût de Rabelais pour les « croisements signalés » entre deux éléments apparemment incompatibles ; on lira aussi, notamment, des analyses particulièrement brillantes des chapitres consacrés aux « inventions de Gaster » et à l’épisode des noces de Basché, et un article qui montre comment Rabelais détourne les théories et pratiques économiques de son temps. La section se clôt par deux textes sur Le Moyen de parvenir, consacrés respectivement à « l’énigme de la valeur d’échange selon Verville » [1994] et au thème du « change » et de la « piperie ».
Peut-être moins connues, les études réunies dans la quatrième partie rappellent qu’André Tournon a également été un ingénieux interprète des poètes de la Renaissance. Elles témoignent aussi de ses incursions heureuses dans la littérature postérieure à la Renaissance, en particulier les Fables de La Fontaine. Un premier article étudie l’ironie (au sens de distance à soi) qui s’exprime dans les poèmes de L’Adolescence clémentine, présentés par Marot comme ses « coups d’essai » ; cette ironie, qui établit une connivence forte avec le lecteur, est un aspect essentiel de l’articulation – caractéristique de Marot – entre gravité évangélique et « élégant badinage ». Le deuxième article est consacré à une série de dizains de Scève (d. 424-446), unifiée par la présence d’un même hypotexte, le Dialogo d’Amore de Speroni. Tournon montre les altérations introduites dans le schéma platonicien dérivé de ce texte, en particulier dans les emblèmes. Suit, dans l’article « Limbes », une étude du dizain 133 : en isolant cette « échappée vers la joie » dans un recueil dominé par la plainte et la douleur, Tournon met en évidence ce qui différencie Scève du schéma ascensionnel de l’amour platonicien : bien résumée dans la formule « souffrir non souffrir », sa poétique ne se donne pas pour fin « la plénitude de la contemplation » (p. 339), et les éclaircies portent toujours en germe la souffrance. Suivant dans l’ordre chronologique, Du Bellay se voit consacrer un article, qui s’intéresse aux « vestiges textuels » disséminés dans son œuvre, et aux effets qu’ils produisent. Puis interviennent deux contributions sur Agrippa d’Aubigné. La première fait de deux célèbres épisodes autobiographiques narrés dans Sa vie à ses enfants les emblèmes des tiraillements du poète, partagé entre obéissance et devoir de rébellion. La seconde s’interroge sur les significations de la forme des « tableaux célestes » adoptée dans les Fers, qui creusent l’écart entre la vision divine et la vision humaine de l’Histoire. Particulièrement stimulants, deux articles sur La Fontaine constituent les dernières contributions sur la littérature d’Ancien Régime. Le premier, intitulé « Les fables du Crétois », en référence à la figure du poète Épiménide (qui disait que tous les poètes sont menteurs), remarque que le livre IX des Fables se caractérise par « une poétique du mensonge avoué » et une revendication des droits de la fiction. Dans le second, Tournon montre que la fable « Les pigeons » perturbe la morale traditionnelle, notamment en célébrant les plaisirs de l’amour. Le dernier article (qui est aussi le premier écrit, puisqu’il date de 1980) offre une belle incursion dans la littérature romantique, à travers l’étude des permutations de textes dans les Chimères et la manière dont elles éclairent la poétique de Nerval.
On ne peut donc que saluer le très beau geste de Jean-Raymond Fanlo et Daniel Martin qui, par leurs choix judicieux, montrent qu’André Tournon fut non 706seulement un grand seiziémiste, mais aussi un véritable théoricien de la littérature et de l’interprétation littéraire : l’étude des textes se double, chez lui, d’un recul réflexif sur sa propre méthode, qui ne sépare jamais « la forme du fond ». Elle postule en effet que, si le langage littéraire dérégule le langage ordinaire et heurte ses lois de clarté et de cohérence, c’est pour « penser autrement », « déjouer la convention, défamiliariser, briser les agencements didactiques » (p. 10), déstabiliser. Une définition de la littérature qui pourra alimenter les réflexions actuelles sur l’utilité de la fiction et des études littéraires.
Alice Vintenon
Hubert Bost, Bayle calviniste libertin. Paris, Honoré Champion, « Vie des Huguenots », 2021. Un vol. de 456 p.
Bayle, calviniste ou libertin ? L’opposition entre un Bayle protestant sincère et le philosophe libre penseur, voire l’athée dissimulé, structure le champ des études bayliennes. Hubert Bost, l’un des grands spécialistes actuels de Bayle, a lui-même largement contribué par ses écrits à ces effets de polarisation. On appréciera d’autant mieux ici de voir sa lecture du « philosophe de Rotterdam » rassemblée en un volume cohérent d’inédits et d’articles parus depuis 2007. Hubert Bost choisit une lecture « en tension » (p. 12) d’un philosophe qui échappe d’autant mieux aux catégorisations qu’il peut à la fois s’engager dans la défense des huguenots persécutés et critiquer les dérives orangistes du Refuge, défendre les droits de la conscience errante et déployer une pensée critique à l’égard de la religion. Le chapitre 8 intitulé « Un “protestant compliqué” » a valeur de manifeste de ce point de vue : pour sortir de « l’impasse herméneutique », Hubert Bost renvoie « dos à dos les interprétations exclusivement rationalistes ou fidéistes » de la pensée de Bayle (p. 168), ce qui ne peut se faire qu’en variant les approches et en tenant compte des spécificités de la démarche baylienne. Or Bayle préfère « la dissension » au consensus (p. 188), écrit « de manière réactive ou contextuelle » (p. 171) et manie volontiers l’argument ad hominem, c’est-à-dire qu’à chaque fois qu’il discute une thèse, il part des prémisses de son adversaire – ce qu’il appelle « battre les gens jusques sur leur propre fumier » (p. 212). Prenant position dans le débat critique sur le statut des contradictions au sein du corpus baylien, au chapitre 11, Hubert Bost fait « l’hypothèse d’une différence de plans », chaque fois qu’il y a contradiction apparente (p. 210). Plutôt que de recourir à l’hypothèse de la dissimulation et à une lecture straussienne, il propose de rechercher « le cadre épistémologique dans lequel raisonne le philosophe » (p. 171). L’intérêt de cette approche tient à l’attention accordée aux spécificités disciplinaires d’une réflexion qui emprunte tour à tour son arsenal conceptuel à la théologie, à l’histoire et à la philosophie.
L’ensemble des chapitres s’organise autour de quatre axes d’analyse : le registre de la foi et de la croyance dans leur rapport à la superstition, celui de la raison et de la critique, articulé à la question de la liberté de conscience, celui de la « logique intellectuelle » et des rapports entre les disciplines, enfin celui de la réflexion politique, entre patriotisme et méditation sur la tyrannie (p. 13). Les quatre premiers chapitres dessinent les contours de l’identité « huguenote » de Bayle, à partir de sa correspondance avec ses frères et ses coreligionnaires, progressivement élargie aux réseaux épistolaires du citoyen de la République des Lettres. Ils prennent aussi en 707compte son expérience de pédagogue ou encore ses engagements de journaliste. Le plan biographique (voir Hubert Bost, Pierre Bayle, Paris, Fayard, 2006) n’est jamais détaché d’enjeux historiques et politiques d’une part, d’enjeux théologiques et moraux d’autre part. Les chapitres suivants, sur les articles « Adam » et « Ève », et « Calvin », du Dictionnaire historique et critique, explicitent le travail de démontage des erreurs auquel s’astreint Bayle, qu’il s’agisse d’écarter les spéculations douteuses sur la libido du couple adamique (chap. 5) ou de proposer une synthèse biographique sur Calvin débarrassée de ses excès polémiques (chap. 6). Le chapitre 7, consacré aux reliques, passe d’un pôle de l’identité baylienne à l’autre. Bayle utilise cette question attendue sous la plume d’un protestant français de cette époque pour « jeter les bases d’une réflexion anthropologique » originale sur « la crédulité, le besoin de croire et d’enclore la croyance » qui n’épargne nullement ses coreligionnaires (p. 155). Les chapitres 8, 9 et 11 abordent les grandes questions qui divisent l’historiographie baylienne : le rapport entre foi et raison, la question de la vérité religieuse, l’existence du mal, la prédestination. Ils exposent aussi de la manière la plus claire le positionnement de Hubert Bost dans le champ de la critique, notamment ce que son « parti pris historique » (p. 206) peut apporter au débat. D’autres chapitres permettent d’illustrer sur la base d’un renversement des attendus ce que cette lecture apporte. Ainsi le chapitre 10 croise une approche biographique (l’ennui éprouvé par Bayle au sermon) et l’étude des traités d’homilétique pour éviter toute assimilation hâtive de ce trait biographique à la posture de l’esprit fort. Oui, Bayle s’ennuie, et il est bien dommage que le café ne tienne pas ses promesses, car « on ne voit pas que, depuis que l’usage en est devenu si frequent, on dorme moins au Sermon » (p. 200). Mais à qui la faute ? Le chapitre 12, le seul rédigé en anglais, interroge le rapport de Bayle à la censure, à partir notamment de ses démêlés avec le consistoire de l’Église wallonne (réformée) de Rotterdam. La mise à distance de la lecture straussienne s’appuie à la fois sur l’étude de cas du Dictionnaire historique et critique et sur une réflexion plus générale sur la tolérance, que viennent illustrer les « Réflexions sur la tolerance des livres héretiques », publiées dans les Nouvelles de la République des Lettres de juillet 1685. À partir du chapitre 13, la réflexion s’oriente sur le politique, plus particulièrement sur les rapports entre appartenance confessionnelle et identité civile, autorité royale et tolérance. À un moment de « retournement axiologique de la notion de tolérance » (p. 261), Bayle prend ses distances à l’égard du discours militant de ses coreligionnaires qui remet en question l’autorité royale, mais il affirme dans le même temps la liberté de conscience : « la légitimité de l’autorité royale étant indiscutable, quelles sont les limites de son intervention dans le domaine des croyances ? » (p. 262) Un pouvoir fort limite l’ingérence des autorités religieuses dans la sphère civile, en revanche, il n’a pas de prise sur les âmes, c’est pourquoi le philosophe affirme avec force les droits de « la conscience errante » (chap. 15). Cette position philosophique, Hubert Bost choisit d’en rendre compte sous l’étiquette de « patriote » quand il aborde le dossier controversé de l’Avis aux réfugiés (chap. 18), à un moment particulièrement mouvementé de la vie politique néerlandaise, et quand il réfléchit à la manière dont Bayle pense la tyrannie (chap. 21). Le chapitre 19 réinscrit le propos dans le contexte de la « crise de la conscience européenne » en proposant les dix thèses de Bayle qui ont pu contribuer à ce bouleversement intellectuel : toutes aboutissent à mettre en question « la doxa structurant le champ politico-religieux » (p. 360) sur fond de pessimisme anthropologique. Faut-il pour autant faire de Bayle un « précurseur de la laïcité » ? Le chapitre 20 modélise « la contribution du Refuge huguenot aux linéaments de la laïcité » (p. 388) à partir de l’opposition entre le loyalisme monarchique 708baylien et le contractualisme revendiqué par Jurieu. Quelques chapitres de cette dernière partie du volume fournissent en contrepoint une réflexion méthodologique sur les spécificités de l’écriture baylienne, qu’il s’agisse de sa pratique de l’histoire distincte de l’histoire savante promue par Mabillon (chap. 16), ou de son rapport à la philosophie (chap. 17). L’intérêt de Bayle pour la « méta-histoire » (p. 319), la conscience qu’il a des spécificités des disciplines historique et philosophique par rapport à la théologie, trouvent à s’actualiser dans la réflexion menée par Hubert Bost sur la posture de l’historien et son rapport au passé de la discipline. L’ultime chapitre, intitulé « Pierre Bayle et la liberté de conscience », conclut un parcours riche et stimulant sur l’importance des images et des « historiettes » qui émaillent l’écriture de Bayle et tiennent « en éveil » son lecteur (p. 434). On ne saurait trop recommander la lecture de cet ensemble d’essais.
Isabelle Moreau
Florence Dujour-Pelletier, Le Fil de Marianne. Narrer au féminin, de Villedieu à Diderot. Préface d’Arlette Farge. Paris, Classiques Garnier, « Europe des Lumières », 2021, Un vol. de 590 p.
La fin du xviie siècle connaît une explosion des formes personnelles du récit qui délèguent la narration à des personnages de femmes ; qu’ils soient écrits réellement par une femme ou qu’ils le soient par un homme, ces discours nous projettent une représentation de la féminité ornée d’humour et de légèreté, d’un je-ne-sais-quoi plaisant pour le public. Tout le xviiie siècle sera marqué de cette nouvelle façon de raconter et de sentir : mais dans cette période c’est surtout l’homme qui écrit la femme, et cela de Marivaux à Sade en passant par Rousseau et Diderot. Florence Dujour-Pelletier, dans son ouvrage issu d’une thèse dirigée par René Démoris puis par Christophe Martin, analyse les lectures possibles de ces multiples voix féminines, ce qu’elles permettent de dire, et de quelle manière. Avec un développement très convaincant, l’auteure va disséquer la construction et l’évolution de ce parler féminin en littérature, et les problèmes profonds qu’il soulève.
Dans une introduction, riche et claire, l’essai nous présente une enquête ambitieuse mais qui va se montrer convaincante. Le corpus, qui se révèle particulièrement large, s’ouvre au xviie siècle avec les épistolières « réelles » comme Madame de Sevigné ou fictives comme la religieuse des Lettres Portugaises, puis l’auteure s’intéresse à l’humour et à la légèreté des contes de fées (Madame d’Aulnoy, Perrault, Catherine Bernard, Mlle de Lhéritier de Villandon, Charlotte-Rose de Caumont La Force, Madame de Murat), au portrait de l’éthos aristocratique présenté dans les romans mondains (Les Petits Soupers de l’été de l’année 1699 ou aventures galantes avec l’origine des fées de Madame Durand, ainsi que Le Voyage de campagne et Les Lutins du château de Kernosy de Madame de Murat) et finalement aux traits scandaleux des romans-mémoires (avec Les Mémoires de la vie d’Henriette-Sylvie de Molière sous la plume de Madame de Villedieu mais aussi ceux de Murat et d’Aulnoy). Le corpus du xviiie siècle se concentre sur les « paroles d’hommes depuis des corps de femmes », premièrement avec Montesquieu et Crébillon, puis suit le fil de ce labyrinthe féminin : Marivaux et son roman inachevé La Vie deMarianne, ou les aventures de Madame la comtesse de ***, et, de là, à Rousseau avec Julie ou La Nouvelle Héloïse et à Diderot avec 709La Religieuse. Les voix de la Madame de Merteuil laclosienne et de la Juliette sadienne seront évoquées également dans les conclusions en guise d’ouverture vers une nouvelle forme de la voix féminine dans le roman ; comme le signale à juste titre Florence Dujour-Pelletier, leur essence trompeuse et scélérate est bien loin du badinage gai de Marianne, « pivot » de cette étude. Olympe de Gouges fera également partie de ces voix de la fin du siècle, avec ses paroles politiques bien éloignées de l’aristocratie et imprégnées de harangues révolutionnaires.
L’étude s’articule en deux parties. La première remonte donc aux genres féminins du xviie siècle pour tracer « L’Héritage » et récupérer les voix des épistolières, des conteuses et des romancières. Décelant les principes fondamentaux de chacune d’elles (spontanéité, naturel, négligence, gaité, mondanité, humour, ironie mais aussi tendance au scandale et goût du badinage), Florence Dujour-Pelletier ouvre la porte aux Lumières, à des lueurs couvertes de rocailles. Particulièrement stimulante, la deuxième partie, consacrée à « L’Usage de la voix féminine au xviiie siècle. Écrire comme une femme », fait de Marianne un phare de la voix pseudo-féminine qui marque un tournant décisif. Une nouvelle introduction nous accompagne dans ce passage du siècle pour nous aider à comprendre la disparition (ou diminution) des écrivaines, et l’apparition des narratrices nées des plumes masculines. Le premier chapitre offre une transition vers la nouvelle réalité et nous révèle les multiples « Métamorphoses » qui se sont opérées à travers les plumes de Montesquieu, Crébillon ou Diderot. Comme on pouvait l’imaginer, les idées pertinentes et suggestives ne manquent pas dans le chapitre consacré à la voix marivaudienne, où l’on trouve un clin d’œil au style rococo, intimement liée à cette polyphonie des paroles féminines. Deux autres chapitres se succèdent pour conforter cette idée de la réinvention de la voix féminine par les hommes des Lumières : le premier centré sur les Julie et Claire de Rousseau, et le deuxième, sur la Suzanne de Diderot. Un dernier chapitre clôt cette partie, confrontant les deux dernières héroïnes, Julie et Suzanne, et annonçant un ciel qui s’assombrit. La conclusion vient confirmer cette mort du badinage et de la coquetterie et le retour de la voix victimaire.
En soulignant la cohérence de l’œuvre, Florence Dujour-Pelletier n’ignore pas les différences entre auteurs et auteures, la diversité des questions soulevées, et l’impossibilité de proposer des réponses définitives. Mais son travail montre les tendances, les changements importants qui s’opèrent dans cette chorale féminine, ou plutôt pseudo-féminine. Elle met ainsi en évidence la gravité cachée derrière la délicatesse, derrière le fard et les mouches. Nous réalisons alors l’importance du sentiment, le poids de la légèreté, la gravité du rococo qui cache parfois plus de philosophie qu’on ne le pense. L’essai nous montre comment, dans l’écriture de Marivaux, mais dans la voix d’une femme, nous découvrons la pensée qui naît de l’écriture, l’union de l’esprit et du cœur : la femme du xviiie siècle s’offre ainsi à nous pleine d’intelligence. Elle est capable de raisonner mais aussi d’embellir la vie par son imagination et son humour ; elle devient ainsi aimable, émouvante, divertissante mais surtout réflexive. Ce trait disparaîtra par la suite dans les textes des héritières de Marianne, qui privilégieront le sentiment, probablement encouragées par l’air du temps. Même la Julie de Rousseau, malgré des débuts de réflexion profonde de « théoricienne », se laissera emporter par la passion à la fin de l’œuvre. Le siècle des Lumières aurait perdu, dans la sinuosité des boudoirs et des folies, les grâces du génie et de l’humour féminins.
Juan Manuel Ibeas-Altamira
710L ’ Enfant rêvé. Anthologie des théâtres d ’ éducation du xviii e siècle. Sous la direction de Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2022. Deux vol. de 1856 p.
Il convient de saluer la sortie de cette volumineuse anthologie dirigée par Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, spécialiste des théâtres d’éducation et de société, à laquelle ont participé des dix-huitiémistes dont les recherches portent sur le théâtre, l’éducation et/ou l’histoire des idées. Vingt-six pièces d’éducation, choisies parmi les œuvres de dix-huit auteurs et autrices, jouées entre 1700 et 1799, sont présentées chronologiquement. Une double introduction, sur l’auteur et sur le texte, étayée d’une bibliographie, précède chaque édition critique. Cette anthologie suscite l’intérêt à plus d’un titre. D’une part, elle met à disposition du public des pièces peu connues et difficiles d’accès, des manuscrits édités pour la première fois, des pièces traduites depuis le latin, des imprimés à faible tirage. D’autre part, elle fournit une mine bibliographique de références récentes, une multitude d’informations sur les auteurs et leur production littéraire, un catalogage de leurs pièces fondé sur les éditions successives, y compris à l’étranger, et sur le référencement des manuscrits. Le double index des noms de personnes et des œuvres théâtrales en fait un outil particulièrement efficace. Pour finir, soulignons que sont réunies des pièces issues de sphères éducatives différentes – le théâtre scolaire et le théâtre des familles – sous l’appellation au pluriel de « théâtres d’éducation » pour afficher l’unité derrière la diversité, selon un point de vue transversal qui témoigne d’une approche originale.
La copieuse introduction de cinquante pages de Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, suivie de treize pages bibliographiques, offre une synthèse précise qui justifie les choix méthodologiques en posant clairement les difficultés liées à la délimitation d’un corpus aux frontières poreuses. La sélection repose sur cette définition du théâtre d’éducation : « toute pièce de théâtre qui prend comme personnage central un individu jeune, voire très jeune, qui est l’objet ou le héros d’une épreuve ou d’une expérience éducative au sens large du terme, dont le dénouement coïncide avec un gain moral » (p. 10). Au-delà de la diversité des formes qui dépendent de l’époque et du contexte éducatif, sont signalés d’importants changements au xviiie siècle tels que la proportion croissante des femmes et des laïcs qui conçoivent des pièces jusqu’alors réservées aux collèges gérés par les congrégations religieuses, la publication de recueils a contrario des pièces scolaires souvent restées manuscrites, la place accordée à ce théâtre qui dépasse sa seule portée pédagogique. Cette évolution se traduit par le traitement de thématiques du quotidien, par des implications politiques dans une montée de la laïcisation, par une multiplicité des genres sous l’influence notamment de la comédie sensible et du drame bourgeois. M.-E. Plagnol-Diéval souligne le phénomène de société que représentent ces pièces qui ne cessent de circuler, autorisant une approche sérielle, visible à l’échelle des auteurs et autrices mais aussi à l’échelle historique et européenne, via les traductions et diffusions au-delà des frontières françaises. Ces « transferts culturels » témoignent de l’effervescence de ce théâtre et d’« une réelle communauté d’idées » (p. 52).
Le lecteur appréciera l’érudition des introductions qui contextualisent les pièces, mentionnant les échos au théâtre contemporain, les représentations publiques ou privées, les modalités de réception à l’appui des journaux et correspondances. Si la plupart des auteurs sont connus des chercheurs, d’autres sont en revanche plus confidentiels ; ce qui renforce l’intérêt de ce travail collectif qui vient compléter les connaissances.
711Du côté du théâtre des collèges, sont retenues les pièces d’auteurs jésuites jouées sur la scène de Louis-le-Grand. Le choix de comédies et de tragédies offre un panorama significatif de la variété des représentations scolaires et soulève la question de la langue. Deux éditions bilingues sont proposées : la comédie latine de Crésus du P. Le Jay est traduite pour la première fois par Patricia Ehl et sa collaboratrice Marie-Odile Harter ; la version latine de Pézophile ou le joueur du P. Porée publiée en 1749 est mise en regard de l’édition française de 1835 vérifiée et corrigée par Nicolas Brucker. Parmi les singularités, P. Ehl établit le texte de Grégoire, comédie également intitulée Les Incommodités de la grandeur, à partir d’un manuscrit de 1701 du P. Du Cerceau. De même, N. Brucker réattribue au P. Arthuys disparu en 1721, la tragédie en trois actes de Benjamin ou Reconnaissance de Joseph, publiée anonymement en 1749 et exhume Le Dissipateur de Nicolas Papillon du Rivet, comédie française représentée en 1746 et en 1761 qui donne lieu à une véritable enquête historique pour identifier les jeunes acteurs (p. 735-738).
Du côté des recueils de la fin du siècle, M.-E. Plagnol-Diéval reprend trois comédies de Mme de Genlis dont Agar dans le désert qui atteste la rémanence des sujets bibliques. De Mme de La Fite, autrice du Refuge protestant à la renommée européenne, Jeanne Chiron édite Le Fils reconnaissant, comédie en un acte. Le « demi-drame » de Saint-Marc publié à la même époque, en 1778, La Vanité corrigée, résulte de la collaboration d’Andréane Audy-Trottier et de M.-E. Plagnol-Diéval. Berquin est présenté dans une riche introduction de Florence Boulerie qui précise les sources allemandes de deux petits drames de L’Ami des enfants et de Charles Second de L’Ami de l’adolescence. L’analyse du drame en cinq actes, comparé à l’hypotexte de Stephanie, met en relief une interprétation nouvelle révélatrice des idées de Berquin. M.-E. Plagnol-Diéval sélectionne dans un autre périodique, Le Courrier des enfants de Jauffret, L’École de l’humanité ainsi que trois pièces découvertes dans des livres d’étrennes : Le Sacrifice d’Abraham de Villemain d’Abancourt, Le Mauvais fils de Jean-Roger d’Orléans, enseignant de littérature latine et française, et Le Jeune Héros du Champ-de-Mars ou le triomphe de l’amour filial, pièce anonyme inspirée d’un fait historique de la période révolutionnaire. Dans un dialogue avec Voltaire que suggère N. Brucker, deux pièces de Nougaret sont extraites du recueil atypique de 1789 pour les collèges, écoles militaires et pensions : la pièce de martyre Simphorien qui résonne de manière ambiguë et la comédie de Gulliver chez les liliputiens. Quant au théâtre des filles, il est illustré par une comédie de Mme Campan, Cécilia, ou la pension de Londres, que choisit A. Audy-Trottier.
Entre théâtre de société et théâtre d’éducation, on trouve plusieurs proverbes de portée pédagogique. La sélection de Valentina Ponzetto porte sur trois textes de Moissy, à commencer par La Poupée, conformément à la répartition de l’auteur par classes d’âges ; celle de M.-E. Plagnol-Diéval sur La Bourse de Louis de Garnier qui traite des inégalités sociales ; celle de J. Chiron sur La Bonne Mère de Mme de Laisse dont les ariettes renouvellent le genre. Autre pièce originale que Mme de Graffigny aurait destinée aux enfants de la Cour de Vienne, la comédie de L’Ignorant présomptueux est éditée pour la première fois par Charlotte Simonin à partir de deux copies manuscrites.
Loin d’être isolées, ces pièces témoignent d’échos, de jeux d’influence, de thèmes qui évoluent selon l’actualité, de valeurs ancrées dans un monde en cours de sécularisation. Elles révèlent les mouvements qui s’opèrent dans l’éducation et dans les mentalités au siècle des Lumières. Elles laissent deviner le foisonnement de ces « théâtres d’éducation » dont participent aussi les pièces du P. Brumoy par 712exemple, les pastorales, le théâtre des doctrinaires, des oratoriens et d’autres congrégations religieuses, le théâtre scolaire des jeunes filles (en dehors de Saint-Cyr), etc. Gageons que cette anthologie ouvrira la voie à de nouveaux chantiers éditoriaux et qu’elle nourrira de nombreux travaux à venir, suscitant la curiosité des étudiants comme des chercheurs plus confirmés.
Béatrice Ferrier
Voltaire, Les Œuvres complètes de Voltaire , vol. 147. Sous la direction de John Renwicket al. Oxford, Voltaire Foundation, 2022. Un vol. de xliv et 416 p.
Le présent volume, le dernier publié des Œuvres complètes de Voltaire, réunit comme son titre complet l’indique, des « Textes [en prose] attribués à Voltaire », textes de nature et de qualité diverses, auxquels Voltaire a plus ou moins contribué. Ils sont au nombre de treize. Organisés chronologiquement « en fonction de leur date de “composition substantielle” » (p. xx), comme l’ensemble de l’édition qui compte 205 volumes, ils couvrent un large empan chronologique, des jeunes années de Voltaire (La Chronique véritable du preux chevalier dom Philippes d’Orelie) à La prière du curé de Frêne (1773). Un frontispice (illustration en couleur reproduisant un portrait de Voltaire par Jean Huber) et un texte majestueusement intitulé « À l’immortalité de Voltaire », par l’académicien et docteur ès lettres Xavier Darcos – qui, fort de son expérience de professeur de classes préparatoires, donna, dans les années 1990, un Candide et un Zadig en édition scolaire – ouvrent ce dernier volume (p. vii-xiv), suivis par un « Avant-propos » que signe Nicholas Cronk, directeur de cette aventure éditoriale durant vingt ans (p. xv-xxii). Bref bilan d’une entreprise d’un demi-siècle à laquelle plus de deux cents chercheurs de divers pays ont collaboré, « première édition complète [des] œuvres [de Voltaire] à retourner aux sources fondamentales » (p. xvii), le propos s’emploie à justifier le recueil composite qu’est ce volume 147. Rappelant l’originalité des Œuvres complètes qui accueillent les marginalias de Voltaire, N. Cronk n’en questionne pas moins l’intégrité du corpus du volume qu’il préface. En 1974, déjà, Besterman reconnaissait impossible l’établissement exhaustif et certain d’une « bibliographie complète de Voltaire » (« Voltaire bibliography : the impossible dream », SVEC 120, 1974 ; cité p. xviii). N. Cronk renchérit : « savoir ce qui doit être inclus ou non est une question épineuse » (p. xvii) ; dans l’« impossibilité de définir le corpus voltairien avec une certitude absolue, nous avons inclus dans la présente édition un large éventail de textes qui ont de temps à autre été attribués à Voltaire ; dans de tels cas nous avons estimé qu’il était préférable de présenter à nos lecteurs le pour et le contre, puis de leur laisser tout loisir de décider eux-mêmes » (p. xvii). C’est à John Renwick que revient le soin de présenter véritablement ce volume et ses enjeux. Il y a collaboré de manière significative, le dirigeant et signant plus de la moitié des éditions recueillies ici. Il remplit avec clarté sa mission en présentant les différents types de textes réunis, après les précautions d’usage en matière si délicate : « le jeu complexe des attributions _ si parfois définitivement résolu _ n’est jamais terminé » (p. xxviii). On trouve donc dans ce volume des textes qui ont intégré un temps le corpus des œuvres de Voltaire, puis en ont été exclus. Ainsi de La Sibylle, de La Prière du curé de Frêne, de L’Académie bénédictine ; 713« ces trois textes […] figurent de nouveau dans ce volume, comme des documents qui, en toute probabilité, sont en effet sortis de Ferney. Le lecteur décidera. » (p. xl) _ trois textes où la nature de l’intervention voltairienne varie toutefois. Sans doute est-ce dans cette catégorie qu’il aurait fallu mentionner la Prière universelle, texte revendiqué par Morellet mais plausiblement retouché par Voltaire éditeur des Facéties parisiennes. Deuxième cas de figure de ce volume, celui des textes qui avaient disparu, notamment car ils n’avaient jamais été signés ; c’est la série des préfaces à différentes éditions que donne J. Renwick (1745 ou 1746, et 1752 : Walther, Dresde). Le troisième ensemble est celui des « bonnes intuitions » (p. xli). Il réunit La Chronique véritable (éd. Richard Cooper), La Moïsade (éd. Antony McKenna), le Compte rendu de l’Essai de philosophie morale par M. de Maupertuis (éd. Marie Susana Seguin), les Observations sur le recueil des Œuvres de Maupertuis (même éditrice), l’Avis de l’éditeur (réponse aux vers précédents) qu’édite Édouard Langille, enfin le Mémoire de Robert Covelle (15 mars 1764). Un dernier texte relève à l’inverse de la catégorie des « moins bonnes intuitions », Le Médiateur d’une grande querelle (éd. J. Renwick). Ailleurs, le rédacteur précise l’un des objectifs de ce recueil, consolider des éléments épars dans différents volumes des Œuvres complètes de Voltaire (p. 239). Le lecteur n’en est pas moins dérouté, même s’il retrouve les paratextes critiques en usage dans cette édition (contextualisation historique et argumentaire d’attribution ou de participation dans les introductions qui précèdent chaque texte ; manuscrits et éditions ; choix et traitement du texte de base). Il ne perçoit pas l’intérêt de certains des textes édités, La Chronique par exemple qui s’apparente à une longue table des matières dépourvue des notes nécessaires pour clarifier cette allégorie (le système de renvois vers l’introduction n’est pas opérant ; la part de la contribution voltairienne reste vague). Il s’interroge sur le geste véritable (et vérifiable) de Voltaire en lisant La Sibylle ou La Prière du curé de Frêne et souscrit aux réticences de Nicolas Morel, éditeur de ce dernier texte : « éditer dans les Œuvres complètes de Voltaire un texte qui n’est pas de Voltaire pose d’emblée la question de la légitimité d’une telle publication » (p. 368), à savoir celle d’un document qui est le texte d’un autre et s’avère, « au mieux », être « une pièce de travail » (p. 377). Les argumentaires s’avèrent inégaux. Alors qu’il se montre convaincant, J. Renwick multiplie les modalisations à propos du Mémoire de Robert Covelle sur la génuflexion présenté le 15 mars 1764 : il cherche « à déterminer le degré de probabilité de l’implication de Voltaire dans cette affaire » (p. 350) ; « sans aller jusqu’à reconnaître infailliblement, dans le style de ce document, la griffe du Maître, nous dirions […] que, pour plusieurs raisons, il invite à soupçonner que sa présence en coulisse est tout à fait probable » (p. 352-353). Le lecteur apprécie en revanche l’effort de synthèse des arguments d’attribution (par exemple, p. 58, à propos de La Moïsade, ou p. 355 s’agissant du Mémoire de Robert Covelle). De même, il trouve dans certaines introductions d’assez stimulantes reconstitutions de réseaux intertextuels et de judicieuses mises en perspective des idées philosophiques de Voltaire quand celles-ci sont convoquées pour justifier ou pour invalider une attribution. Les arguments stylistiques avancés n’ont pas toujours la même pertinence.
Ce dernier volume, assez hétéroclite, excède (comme d’autres de cette édition) le corpus référencé dans la table de 1984, conçue comme « provisoire ». Faut-il voir dans ces additions une ultime précaution des éditeurs justifiés par l’orientation philologique ainsi réaffirmée (il ne s’agit pas d’offrir un monument en mémoire du grand homme), ou la mise en pratique du titre d’un article récent du directeur 714de cette collection : « réimaginer le corpus voltairien » ? Car un volume recueillant des textes en prose prêtés à Voltaire à l’exclusion d’autres qui ont pu lui être aussi attribués (par exemple le Dialogue de Périclès avec un Grec moderne, publié dans « l’encadrée » mais écarté de Kehl) est aussi le fruit d’un choix.
Stéphanie Géhanne Gavoty
Sophie Audidière, Passions de l’intérêt. Matérialisme et anthropologie chez Helvétius et Diderot. Paris, Honoré Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2022. Un vol. de 478 p.
Depuis la publication posthume de la Réfutation d’Helvétius de Diderot en 1875, le nom de l’auteurde L’Esprit et de L’Homme est intimement lié à celui de son détracteur, ou plutôt contradicteur, car à y regarder de plus près, les deux philosophes sont loin d’adopter des points de vue irréconciliables concernant leurs visions matérialistes respectives sur l’homme et le monde. Cinquante ans plus tôt, Victor Cousin le premier a relevé, dans son Cours d’histoire de la philosophie (1829), dans la position fondamentale du concept d’intérêt la source d’un certain lien entre la théorie de la connaissance, la morale et la politique. S’il est exact que la théorie empiriste de la connaissance est indissociable, dans la France des Lumières, de la politique et de la morale, la filiation philosophique Locke-Condillac-Helvétius établie par Cousin est cependant absurde pour au moins deux raisons : premièrement, parce que le livre De l’esprit, dont une première version était prête dès 1745, n’a en rien été influencé par Condillac, et deuxièmement parce que cette réécriture de l’histoire de la philosophie réduit l’importance du matérialisme qui devient une sous-espèce de traditions sensualistes et empiristes. En suivant le fil conducteur de l’intérêt et sa formulation par Helvétius comme point de départ, Sophie Audidière, la meilleure spécialiste actuelle de la philosophie d’Helvétius, apporte dans son livre les éléments pour une révision de l’histoire de la philosophie des Lumières. L’analyse des objections que la philosophie d’Helvétius a soulevées de la part de Diderot, ainsi que celle de la circulation des thèmes de l’intérêt et de l’utilité entre leurs œuvres et quelques autres, permet de relire la philosophie française de la seconde moitié du xviiie siècle en la soustrayant aux oppositions reçues dans l’histoire du matérialisme, pour la placer plutôt dans l’histoire de l’anthropologie française.
L’examen du couple sentir/juger constitue le point de départ de son investigation. Sophie Audidière observe les effets qu’ont produits dans la philosophie des deux penseurs la lecture de Condillac qui, le premier, a procédé à une réduction du jugement à la sensation. Pour Diderot et pour Helvétius, la sensation causée par un objet extérieur est distinctement un plaisir ou une peine : l’objet me plaît ou me déplaît, en d’autres termes, sentir est déjà juger. À partir de ces prémisses, Diderot développe une philosophie du jugement qui se présente sous le double aspect d’une théorie de la « perception des rapports » et d’une « anatomie métaphysique », tandis qu’Helvétius s’efforce de défendre la capacité de l’esprit à progresser par des facteurs de nature exclusivement physique, mais qui ne sont ni les sens ni la sensation elle-même : c’est la théorie des passions et de leur origine sociale qui prend la place de celle de l’organisation. Ce point précis marque le passage à ce qui est spécificiquement la philosophie d’Helvétius, le moment où apparaît le plus clairement la nécessité du concept d’intérêt : il s’agit d’intégrer le monde matériel 715extérieur tout entier dans la genèse et les progrès de l’être pensant. Sophie Audidière souligne non sans raison que le matérialisme d’Helvétius ne visait pas de prime abord le « fatalisme moderne » : alors que De l’esprit critique la théorie du climat popularisée par Montesquieu pour défendre l’égalité des esprits, De l’homme s’oppose à Rousseau suivant lequel la physionomie morale et intellectuelle de l’homme dépend entièrement de son organisation biologique. Il n’en reste pas moins que Diderot et d’Holbach pouvaient sans effort se reconnaître dans la réfutation de Rousseau qui occupe la section V de L’Homme, et c’est bien Diderot qui prit la mouche et rédigea une volumineuse réfutationdans laquelle il ridiculisa ce qu’il percevait comme les principales thèses de l’auteur, en particulier sa doctrine de l’égalité des aptitudes. Helvétius, qui fréquentait Diderot et était même très lié à d’Holbach, n’ignorait rien de la philosophie fataliste de ses amis avant même la publication du Système de la nature et de la Politique naturelle.
Comment expliquer la genèse de la pensée à partir de la pure sensation ? Pour Helvétius comme pour Diderot, la théorie de la connaissance a besoin d’être enchâssée dans une anthropologie de l’intérêt qui prend ses racines dans la lecture conjointe de Hobbes et de Leibniz : dans l’homme tout est subordonné à la recherche du plaisir et à la fuite de la douleur. Chez Diderot, les sensations remontent vers un centre, qui est la tête douée de mémoire. Déroulé dans l’histoire, ce mouvement propre à l’espèce humaine donne naissance au moi. La recherche du plaisir prend chez l’homme la forme particulière du désir du moi d’être heureux. Même chose pour Helvétius, pour qui le principe d’intérêt est au monde moral ce que le mouvement est au monde physique. À travers ses différentes passions, l’homme recherche son bonheur et non sa survie : son désir d’être heureux est même plus puissant que son désir d’être. Pour Diderot et pour Helvétius, la mise en place de la notion d’intérêt personnel au fondement même de l’anthropologie n’empêche nullement la possibilité d’ériger des normes communes légitimes, dans la morale et dans la politique.
Dans la troisième partie, Sophie Audidière montre que la philosophie de l’intérêt, loin de conduire à un émiettement immoraliste des bonheurs singuliers, parvient à joindre l’utilité personnelle et l’utile propre à l’homme social. L’athée vertueux n’est pas désintéressé lorsqu’il fait le bien, il jouit le plus pleinement des plaisirs qui lui sont les plus propres en tant qu’homme. Diderot et Helvétius postulent que l’intérêt bien entendu concilie intérêt personnel et intérêt public. Il y a, malgré les divergences des intérêts particuliers, un utile propre à l’homme, l’accord de l’intérêt personnel et de l’intérêt public est politiquement réalisable, et c’est la réforme des lois et la progression générale des Lumières qui l’amèneront. La théorie des passions dans l’anthropologie de l’intérêt démontre qu’il ne saurait y avoir de « régime » de la raison sous la forme du despote éclairé ou du philosophe roi. Mais comme les hommes sont essentiellement des êtres passionnés, c’est-à-dire intéressés, il est également chimérique de s’en remettre à une économie comme libre jeu des intérêts particuliers ; la politique, autrement dit le réglage constant de rapports de force, est toujours nécessaire. Sophie Audidière glisse un peu rapidement sur la doctrine diderotienne, héritée de Locke, selon laquelle c’est la propriété qui fonde le juste et l’injuste : loin de se résumer à son « respect » (p. 333), la justice en tire son origine et sa légitimité. Diderot défend le mode d’appropriation bourgeois par le travail et même, horresco referens, le principe de colonisation. Sans faire de Diderot le partisan d’un néolibéralisme honni, on peut se demander si, à l’instar de celle d’Helvétius, sa pensée politique est essentiellement égalitaire. Quoi qu’il en soit, les deux philosophes prétendent réaliser une morale dont les prescriptions sont 716tirées d’une théorie de la nature humaine intéressée exclusivement à son bonheur. En ce sens, ils font apparaître qu’au xviiie siècle, le recours à l’intérêt comme principe anthropologique possède une dimension politique essentiellement démocratique.
Gerhardt Stenger
Chateaubriand, Études ou discours historiques. Volume 1. Édition critique dirigée par François Hartog avec la collaboration de Laurent Avezou, Aude Déruelle, Jacob Lachat et Alain Rauwel. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2022. Un vol. de 1072 p.
François-René de Chateaubriand nourrissait de longue date le projet d’écrire une Histoire de France qui aurait retracé la généalogie des pouvoirs de l’Empire romain jusqu’à la Révolution de 1789. L’ambitieuse entreprise, fruit d’années de recherche et de tâtonnements, voit finalement le jour en avril 1831 après maints annonces et reports. Les Études ou Discours historiques composés d’une Préface, de six Discours et de l’Analyse raisonnée de l’histoire de France, paraissent enfin dans la série éditoriale des Œuvres complètes lancée en 1826 chez Ladvocat. La publication en 2022 de ces volumes dans les Œuvres complètes dirigées par Béatrice Didier aux Éditions Honoré Champion, offre la première édition savante de l’intégralité de cette œuvre depuis 1831. Si la Préface avait pu retenir l’intérêt de la critique et faire l’objet d’une réédition par Michel Brix avec une introduction de Michel Crépu (Bartillat, 2011), tel n’était pas le cas du texte même des Études historiques.
Ce n’est pas là le moindre intérêt du remarquable travail collectif coordonné par François Hartog. Une solide équipe pluridisciplinaire rassemblant littéraires et historiens a su rendre plus accessible cette œuvre largement méconnue et oubliée de Chateaubriand, et donner au lecteur toutes les clés pour mieux la situer et l’appréhender dans sa globalité et sa complexité.
Marqué par la disparate et l’absence d’unité, ce « monument inachevé » (p. 10) laisse une impression de « bricolage » ou, pour reprendre la métaphore architecturale convoquée par Chateaubriand, ressemble à un « échafaudage » (p. 11). Les éditeurs ont su trouver le juste équilibre pour conserver un accès fluide et aisé au texte sans le surcharger de notes. Jacob Lachat et Alain Rauwel ont ainsi judicieusement choisi de ne pas faire des Discours, déjà largement annotés par Chateaubriand, une œuvre d’érudition avec une identification systématique des références ou un appareil critique développé sur la Rome chrétienne et la Gaule franque. Laurent Avezou et Aude Déruelle, éditeurs de l’Analyse raisonnée de l’histoire de France, sont en revanche davantage intervenus pour pallier les lacunes de cette partie. Outre la richesse et la rigueur de cet éclairage pluridisciplinaire, il faut saluer les outils commodes et inédits élaborés pour cette édition, enrichie d’une table des références bibliographiques (p. 559-567) et d’un dossier de presse sur la réception des Études historiques en 1831 (p. 955-1024).
Les Études ou Discours historiques constituent l’une des premières histoires de l’histoire et permettent de mesurer les innovations en matière d’historiographie au début du xixe siècle. La Préface livre en effet une cartographie critique des travaux historiques qu’elle répertorie et classe en systèmes et écoles, autour de la fracture que constitue la Révolution française. Cette « brèche du temps » (F. Hartog, Régimes d’historicité, Paris, Seuil, 2012, p. 115-116) inaugurant une scission entre l’ancien 717et le nouveau, illustre la situation même de Chateaubriand, né entre deux siècles et pris entre « deux conceptions différentes de l’histoire », entre « deux régimes d’historicité ». Lui qui publie – trop tard – son œuvre au moment où la Révolution de Juillet rebat les cartes, entend montrer qu’il occupe une place à part, lui permettant de s’ériger en juge de la nouvelle génération et de produire une histoire à la fois « traditionnelle et révolutionnée » (p. 581). Cette position d’exception le conduit à lire l’histoire tel un palimpseste, où les événements se répètent et se répondent à travers les âges. Les traces du passé sont autant de moyens de penser le présent, son présent. Et c’est à partir de ruines et de débris que Chateaubriand va composer son récit qui apparaît comme une méditation sur « une double mémoire, religieuse et politique, à un moment charnière pour l’écriture de cette mémoire » (p. 35) et un « “tombeau” littéraire de la défunte monarchie » (p. 578). L’emprunt constitue un principe systématique de l’écriture, l’auteur se livrant à « un pillage en règle » (p. 142). « Chroniqueur par mimétisme » (p. 138), Chateaubriand recourt à une « érudition de seconde main » (p. 137), et dans certains cas plus rares – Guerre de Cent Ans, Ligue – à des chroniques contemporaines. Ses sources transparaissent dans les notes abondantes des Discours mais demeurent assez peu apparentes dans l’Analyse raisonnée, Chateaubriand faisant montre parfois d’une certaine légèreté envers les normes érudites. Le jeu d’emprunts et de citations s’étend à l’œuvre de l’écrivain lui-même qui n’hésite pas à reprendre des extraits antérieurement publiés de ses propres textes.
Les Études ou Discours historiques offrent ainsi un éclairage sur la façon dont Chateaubriand a travaillé en historien, s’est positionné par rapport à l’historiographie de son temps et a pensé son époque. Quoiqu’inégal, cet « adieu à l’histoire » (p. 7) reste traversé de fulgurances annonciatrices des Mémoires d’outre-tombe où il pourra, à bon droit, proclamer : « J’ai fait de l’histoire, et je la pouvais écrire » (édition de J.-C. Berchet, Paris, Livre de Poche, 2004, tome 2, Livre 42, chap. 17, p. 1027).
Anne-Sophie Morel
Xavier Bourdonnet, L’Écriture de l’Histoire chez Mérimée. L’archive et l’archè. Paris, Classiques Garnier, « Études Romantiques et Dix-Neuviémistes », 2022. Un vol. de 752 p.
La somme de Xavier Bourdenet fera date dans les études mériméennes. Aborder Mérimée sous l’angle de l’Histoire, c’est se montrer fidèle à un xixe siècle où la bourgeoisie, qui vient de faire l’Histoire en faisant la Révolution, se met à faire de l’Histoire, afin de recouvrer son passé roturier, d’élucider son présent, et de se projeter dans l’avenir. Ce choix permet à Xavier Bourdenet d’embrasser, sur fond de l’Histoire politique mouvementée et de l’Histoire littéraire conflictuelle du xixe siècle, l’ensemble d’une œuvre où se côtoient histoires fictionnelles et historiographie, et de baliser le parcours d’un écrivain resté, dans son glissement du libéralisme au conservatisme, remarquablement constant dans ses questionnements et ses obsessions.
L’investigation historienne s’appuie sur une archive, traces documentaires, matérielles ou écrites, dont Mérimée fait état en préfaces, en notes, en pièces justificatives, et que brandissent les personnages de professeurs et de savants qui peuplent sa fiction. Il peut ainsi appréhender les mœurs de jadis, à la faveur de 718détails et d’anecdotes qu’il ne s’agit pas d’accumuler pour « faire vrai », à la manière naturaliste, mais d’élire pour leur valeur caractéristique, dans un attachement au « particulier » qui trahit la méfiance du penseur pour les généralisations et les systèmes. Cela, sans fétichisation du vestige, sans empathie pour les défunts, sans vœu de « résurrection » de l’autrefois, à la Michelet : Mérimée maintient le passé dans son altérité, sans se départir de son relativisme, de son scepticisme, de son ironie.
Toutefois, la focalisation sur l’archive n’empêche pas l’évocation d’une violence, d’une pulsion originaire de vie et surtout de mort, universel psychologique et anthropologique qui confère à l’œuvre sa dimension mythique, et qu’à la suite d’Antonia Fonyi, Xavier Bourdenet appelle l’archè. L’archè, fermentation génératrice, mais aussi force destructrice, se manifeste notamment à l’occasion des insurrections ou des guerres, épiphanies meurtrières où « la civilisation [est] confrontée à son avant et à son envers sauvage » (p. 15) ; « l’événement historique est la situation de crise permettant le surgissement du primitif, de l’archè. Une archè dite de loin, jamais totalement figurable » (p. 339), qui tout à la fois attire et repousse, fascine et terrifie.
La première partie de l’essai porte sur les « scènes historiques » publiées par Mérimée dans les années 1820, dans la voie ouverte par Ludovic Vitet. Cette section, l’une des plus originales du livre, éclaire un genre qui, antérieurement aux grands drames de Hugo et Dumas, met certains épisodes saisissants de l’Histoire de France en « actions », dans une perspective libérale ; genre bâtard, ni classique ni romantique, qui combine démarquage érudit et invention, et subordonne le pittoresque à une vraisemblance réfractaire aux règles et aux unités conventionnelles. Xavier Bourdenet propose une passionnante lecture de La Jacquerie, ancrée dans un Moyen Âge à la mode ; Mérimée profite de la pénurie de documentation pour donner une voix aux masses serves muselées par la chronique officielle, démystifier les autorités traditionnelles ou improvisées, souligner les tensions entre idéal fraternitaire et instincts de prédation et de vengeance, dans une Histoire matérialiste mais anti-dialectique, piétinant dans la répétition des mêmes appétits et des mêmes excès.
La deuxième partie est consacrée à La Chronique du règne de Charles IX (1829), replacée dans la vogue contemporaine du roman « walterscotté », et dans l’intérêt que suscitent les guerres de religion autour de 1830. Xavier Bourdenet suit les tissages et les replis de l’intrigue, qui nous fait passer de la fraternité au fratricide. Il examine le rôle de la religion, ferment de dissensions, et la désymbolisation de ses images. Il traque la « part du diable » dans une Histoire au fond impénétrable. Et il se penche sur une « poétique de l’esquive » (p. 172), marquée par la métalepse, les interpellations du lecteur, le jeu épigraphique, le décalage du texte et de son paratexte, la duplicité et la goguenardise de la voix narrative.
C’est sous le titre « L’Histoire par morceaux » que Xavier Bourdenet commente la production de Mérimée nouvelliste. Il scrute le statut du témoignage historique à propos de la Vision de Charles XI, où l’archive, authentique et support du fantastique, est un faux, puis de L’Enlèvement de la redoute, où le compte rendu oral, fictif, est rendu indécidable par le trauma de l’horreur. Après avoir inventorié avec précision la carrière et les principes de Mérimée, Inspecteur des Monuments historiques de 1834 à 1853, Xavier Bourdenet explore, dans les fictions archéologiques La Vénus d’Ille et Carmen, les histoires des narrateurs, archéologues doublés d’ethnologues dont la compétence contraste avec la pédanterie des « antiquaires » de province, et les histoires des personnages, qui, incultes, affrontent directement l’archè sous la forme de la statue antique et de la Bohémienne, jaillies d’un passé inassignable 719pour dévitaliser le présent de leur étreinte castratrice. Sautant deux décennies, il se tourne vers Lokis, nouvelle dans laquelle Mérimée, « archéologue de lui-même » (p. 434), hyperbolise, avec la métaphore de l’homme-ours, les fantasmes archaïques précédemment délinéés. Et il nous livre de stimulantes réflexions sur la philologie mériméenne et son attrait pour des langues-mères, romani dans Carmen, jmoude dans Lokis.
Enfin, et c’est une autre originalité de l’essai, Xavier Bourdenet nous fait minutieusement découvrir le corpus érudit auquel Mérimée, délaissant provisoirement la littérature, se dédie de 1846 à 1866, corpus qui, alliant altérité chronologique et altérité géographique, se concentre sur la Rome antique, l’Espagne de la fin du Moyen Âge, la Russie des xviie et xviiie siècles. Pour Mérimée, positiviste avant la lettre, l’historiographie, ayant affaire à des passés nébuleux, des sources lacunaires ou altérées, un sens élusif, est un exercice herméneutique qui a pour vocation d’« expliquer », fût-ce de façon conjecturale, et pas seulement, comme chez les romantiques, de raconter, même si l’auteur prodigue drames, symboles et hypotyposes ; soigneusement argumentée, elle est orientée vers une thèse, voire un jugement (ainsi, que le souverain, Pèdre Ier ou Pierre le Grand, est contraint de faire preuve de cruauté pour réformer et civiliser).
Xavier Bourdenet repère chez Mérimée, allergique aux systèmes en un siècle qui en fut friand, une philosophie insciente de l’Histoire. Cette dernière repose, romantiquement, sur deux piliers, les mœurs collectives, reflétées dans les légendes populaires, et les grands individus. Pleine du bruit et de la fureur de l’archè, elle est travaillée d’antagonismes et de convulsions, ce qui justifie une approche événementielle, soucieuse d’enchaînements causals. Loin d’obéir à une évolution linéaire, si elle comporte des lois, ce sont celles d’un dynamisme répétitif, cyclique, où le progrès n’est jamais que de courte durée. Enfin, s’y note une perpétuelle tension entre l’élément, centrifuge, et le tout. D’où la préférence de Mérimée, surtout après 1848, pour un pouvoir fort, monarchie contre aristocratie, centralisation contre fédéralisme, Napoléon III contre une populace aveugle et aisément déchaînée, seul le grand homme étant à même de maîtriser en lui la frénésie de l’archè. Si, dans ces décennies, la fiction subsiste sous la plume de Mérimée, c’est « en marge » de l’Histoire – dans des traductions du russe –, « greffée » sur elle – dans des pièces de théâtre qui comblent les lacunes des archives en soutenant la thèse de l’érudit –, ou encore « entrelacée » à elle, à la faveur de légendes qui l’illustrent.
« L’Histoire chez Mérimée s’écrit donc en tous genres » (p. 693), que l’auteur plonge directement dans l’autrefois ou qu’il en traque la rémanence dans l’aujourd’hui. Histoire habitée par une archè seule capable d’enclencher, contre la déperdition d’énergie de la modernité, une « régénération ontologique » (p. 695), mais dont la menace doit être contenue par le rempart de l’archive, et, dans l’écriture, par une impersonnalité qui frise la sècheresse dans les traités, et flirte avec l’ironie dans la fiction.
Xavier Bourdenet se réclame d’une sociocritique, « attentive à l’historicité des œuvres à travers la textualisation de l’Histoire » (p. 51). De fait, il excelle dans le déchiffrement des historicités et de leurs multiples échos. Et ses analyses textuelles, exploitant avec ingéniosité les résultats de la critique antérieure, combinent magistralement savoir, rigueur et perspicacité. On ne saurait lui reprocher de n’avoir accordé que peu de pages à certaines nouvelles où l’historique reste au second plan. S’il problématise judicieusement les notions de vraisemblance, de témoignage ou de traduction, on aurait pu souhaiter une théorisation plus poussée des concepts 720d’archè – épistémologiquement chargé, de la pensée grecque, sensible à sa double acception de commencement/commandement, primitivité/primauté, à sa reprise psychanalytique, en lien avec l’inconscient et le maternel – et d’« archive » au singulier – autre émanation du passé investie d’autorité, et interrogée tant par les historiens (Arlette Farge) que par les philosophes (Foucault, Derrida). Il est vrai que Xavier Bourdenet se sert surtout de ce binôme comme d’un instrument herméneutique efficace, dans cette somme qui ne lasse pas le lecteur ; car si la thèse est une, les illustrations sont variées, les interprétations, subtiles, l’invocation du contexte et des auteurs contemporains, riche et convaincante, la démarche, exemplairement pédagogique, l’écriture, limpide et élégante.
Claudie Bernard
Théophile Gautier, Œuvres complètes. Poésies 1. Édition de Peter Whyte et François Brunet, avec la collaboration d’Alain Montandon. Paris, Honoré Champion, « Testes de littérature moderne et contemporaine », 2022. Un vol. de 836 p.
La présente édition des Poésies de Théophile Gautier (tome 1) s’inscrit dans la vaste entreprise de publication des Œuvres complètes aux éditions Honoré Champion, engagée depuis le début des années 2000, qui a déjà permis de mesurer l’incomparable richesse de la production de cet écrivain, souvent mal connue. La poésie de Gautier n’échappe pas à la règle : si Émaux et Camées a fait l’objet d’un certain nombre d’éditions au cours du xxe siècle, force est de constater que l’ensemble de son œuvre poétique reste ignoré du public, y compris universitaire. Deux éditions des Poésies complètes seulement ont paru aux xxe et xxie siècles : la première en 1932 par René Jasinski (aujourd’hui épuisée), la deuxième en 2004, par Michel Brix chez l’éditeur Bartillat. C’est pour combler un peu cette méconnaissance que la Société Théophile Gautier a choisi de consacrer à la poésie un numéro spécial de son Bulletin en 2021. C’est dire combien la publication savante de Peter Whyte et de François Brunet était attendue. Le volume de plus de 800 pages se présente comme un ouvrage de référence, destiné aux chercheurs mais aussi aux amateurs de poésie.
Dans une brève introduction, Peter Whyte apporte des précisions d’ordre méthodologique sur des questions éditoriales (choix d’édition, histoire des textes du vivant de l’auteur, annotations). Conformément aux règles fixées par Champion, le texte retenu est le dernier état revu par l’auteur : en l’occurrence, le premier tome reprend le recueil intitulé Premières poésies, dans l’édition Charpentier de 1866, qui reprenait déjà celui des Poésies complètes publiées en 1845 chez le même éditeur, et qui regroupait Albertus (incluant Poésies de 1830 et La Comédie de la mort de 1838), les Poésies diverses, les Pièces diverses et España. Or, ce choix n’est pas anodin : comparée aux éditions antérieures, celle de 1845 apparaît édulcorée : Gautier y abandonne les épigraphes, élimine les titres et répartit les poèmes sous des rubriques assez vagues, ce qui contribue à supprimer une grande partie de son pittoresque. Contrairement à leurs prédécesseurs Maurice Dreyfous et René Jasinski qui avaient réinséré les épigraphes et les titres, produisant de ce fait un texte hybride, Peter Whyte et François Brunet, résolus à intervenir le 721moins possible sur le texte (y compris dans sa graphie), font le choix de la rigueur scientifique, comme Michel Brix l’a fait avant eux.
Le parti de publier en deux tomes les poésies complètes leur offre un cadre très confortable pour approfondir leurs mises en contexte, par le biais d’introductions aux différents recueils ou de notices présentant chaque poème. Ces préliminaires permettent aux éditeurs scientifiques de faire un point consciencieux sur l’histoire du texte, sur les sources, les sujets abordés, les questions de réception, voire d’influence, les choix formels et prosodiques, les éléments biographiques, le devenir des poèmes (notamment quand ces derniers ont été mis en musique). L’appareil critique, également très soigneux, est composé de trois types d’informations : les variantes qui concernent aussi bien les manuscrits, les éditions pré-originales que les modifications opérées au fil des éditions, les références à l’Histoire des œuvresde Théophile Gautier de Lovenjoul, et les notes proprement dites. Ces dernières, principalement référentielles, visent à l’efficacité : elles éclairent le texte sans noyer le lecteur dans des détails biographiques ou des rapprochements inutiles.
Le bénéfice de cet impressionnant travail est triple. Tout d’abord, le lecteur a accès à un corpus poétique exhaustif, incluant les poèmes supprimés et les différents états des textes. Grâce à un tableau de correspondance des éditions de 1832 et de 1845, un récapitulatif chronologique des publications pour España et à 7 pages d’« Index des noms », le lecteur est invité à puiser dans ce matériau pour y faire ses propres recherches. Ensuite et surtout, les éditeurs font profiter le lecteur de leur connaissance approfondie de l’œuvre de Gautier. Ils entendent corriger tout d’abord un certain nombre d’erreurs véhiculées par René Jasinski touchant par exemple des rapprochements immotivés ou des considérations erronées sur des questions de composition. Plus encore, ils reviennent sur certaines idées reçues qui courent sur Gautier, qu’il avait lui-même contribué à propager, telles que l’aisance rédactionnelle ou l’impersonnalité de l’écrivain. François Brunet confirme ainsi à propos d’España ce que Marie-Hélène Girard a déjà montré dans son édition du Voyage en Italie, à savoir que le poète n’hésite pas à corriger ses manuscrits. La récurrence de certains thèmes témoigne des obsessions du poète ainsi que de son pessimisme croissant, loin de l’impassibilité retenue par l’histoire littéraire qui a tiré la poésie de Gautier vers une esthétique parnassienne au prix d’un certain anachronisme. Enfin, autre enseignement, sa pratique de la poésie témoigne, quant à elle, d’un désir d’innovation et d’une certaine ouverture à des formes poétiques variées.
Face à ce travail remarquable et dont l’expression est très soignée (on n’a guère repéré de coquilles dans les notices et l’appareil critique), on exprimera un regret : la bibliographie aurait, selon nous, mérité une meilleure harmonisation entre les deux éditeurs, ainsi qu’une actualisation plus poussée des références. Certains travaux consacrés à la poésie de Gautier, notamment aux poèmes « Albertus », à « La Comédie de la mort » ou encore au poème « Les Vendeurs du temple » auraient trouvé pleinement leur place dans cet ensemble extrêmement riche, et auraient contribué à l’éclairer sous un autre jour (nous pensons en particulier aux lectures de ce dernier poème faites sous l’angle de l’antisémitisme – voir Martine Lavaud, Maurice Samuels – auxquelles il n’est pas fait référence). Mais ce défaut reste, il faut bien le dire, de peu de poids au regard de l’ensemble du travail réalisé qui met en lumière la beauté, la force et l’originalité de la poésie de Gautier.
Anne Geisler-Szmulewicz
722Céline Léger,Jules Vallès, la fabrique médiatique de l’événement (1857-1870). Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, « Le xixe siècle en représentation(s) », 2021. Un vol. de 481 p.
« Le peuple ne doit pas être “victime du livre” mais acteur de la réalité » (p. 195) : l’ouvrage de Céline Léger explore la polysémie de l’« événement » sous la plume de Jules Vallès, terme qu’il a lui-même interrogé dans ses œuvres, entre 1857 et 1870. D’emblée, cette étude apparaît comme originale en proposant une autre période que celle à laquelle la recherche se cantonne le plus souvent, à savoir la Commune. En se situant en amont, elle retrace l’évolution de l’écrivain-journaliste et les multiples révolutions, non seulement historiques mais aussi journalistiques, qui caractérisent cette seconde moitié du xixe siècle. En effet, outre le champ historiographique largement abordé à propos de l’écrivain insurgé, la chercheuse présente d’autres domaines transversaux (sociologique, anthropologique, économique, artistique, linguistique, littéraire, etc.) qui s’entrecroisent, permettant ainsi de rendre justice à la complexité et à la richesse de l’écriture de Vallès, qui refuse les cadres tant politiques que disciplinaires et institutionnels.
Sensible au pouvoir des mots, l’écrivain prône la distance critique à l’égard du support journalistique qui, loin de se faire démocratique, peut constituer une « fabrique médiatique de l’événement » manipulant le lectorat de masse. Marquée par la censure, la période du Second Empire en favorise l’emprise selon Vallès, même dans les événements les plus anodins que peuvent représenter les fêtes annuelles. À défaut de faire une révolution effective dans « La Rue » – pour reprendre le titre de son propre journal (1867) – l’écrivain exalté et révolté valorise alors dans ses écrits l’éveil des sens et des consciences, afin de préserver l’autonomie et « la liberté sans rivages » (p. 96) des plus démunis. Céline Léger s’appuie sur un large corpus varié et inédit permettant dès lors de (re)découvrir des articles et des feuilletons jusqu’alors inexploités. Sa réflexion s’articule autour de trois axes majeurs.
Tout d’abord, elle souligne combien Vallès refuse « le fardeau du haut fait » (p. 43), que ce soit par un culte des monuments de pierre (les édifices) ou de chair (les grands hommes). Souhaitant agir dans le présent en privilégiant le mouvement en tant qu’élan transformateur pour un avenir plus juste, il s’oppose à toute stagnation et régression dans le passé. Le modèle antique et toutes formes d’héroïsmes sont ainsi désacralisés, car ceux-ci subliment voire légitiment une violence sanglante qui victimise le peuple. De même, en tant que témoin durablement affecté par les révolutions avortées de Juillet, l’écrivain les considère comme un faux événement, jouant alors de la tonalité ironique et comique pour tourner en dérision l’abus du registre épique aussi légendaire que mensonger. Prenant de la hauteur sur la grande Histoire et sur la frénésie de l’actualité qu’il démythifie, Vallès s’éloigne de tout élitisme et conservatisme, quel que soit le domaine, d’où son retrait à l’égard du romantisme et son recul en tant que critique de théâtre. L’incitation à la rébellion passe d’abord par la remise en question de l’événement historique et médiatique. Aussi, même lorsque les contraintes matérielles l’incitent à aller à l’encontre de ses valeurs, comme à ses débuts avec des chroniques proches de la mondanité, il parvient à s’en détacher par l’usage de l’autodérision et du métadiscours.
Ensuite, au-delà de l’« événement » en tant que fait au caractère exceptionnel, la chercheuse s’intéresse à l’effet produit auprès du public. La plume de Vallès, fondamentalement performative, n’incite pas à la contemplation mais à l’action, 723que ce soit dans ses écrits fictionnels ou informationnels. Les thèmes de l’espace urbain, notamment de la capitale, ainsi que du voyage, contre l’ennui et l’immobilité, entraînent symboliquement le mouvement (révolutionnaire). De plus, la posture ambivalente de Vallès à l’égard de la violence se résout partiellement par l’invitation, non pas à l’insurrection, mais au dépassement physique déployé dans l’événement sportif averti et le goût de l’aventure. Au fil du temps, l’écrivain affiche un ethos de plus en plus progressiste et polémique, n’hésitant pas à « faire le coup de feu » (p. 196) à la une du journal pour lutter contre les injustices sociales. Ainsi, « le “mot à mot” se substitue au corps à “corps” » (p. 198), usant de l’art comme une arme privilégiant l’encre qui coule plutôt que le sang qui découle de boucheries absurdes. Vallès souhaite ainsi rassembler les lecteurs en les touchant par l’émotion, que ce soit par le rire ou les larmes, sans négliger la portée réaliste de la « chose vue », retranscrite rigoureusement. La littérarité participe aussi pleinement à la subversion par des « secousses stylistiques » (p. 217) et des jeux typographiques à l’échelle de la page journalistique qui sont autant d’éclats médiatiques qui captent l’attention de l’auditoire. En effet, l’oralité du « franc-parleur » – titre donné par Roger Bellet à un recueil d’articles de Vallès – qu’incarne le journaliste militant sonne comme un « cri » dont l’écho retentit depuis les tribunes des rubriques pour haranguer la foule de lecteurs.
Enfin, l’étude développe l’importance de l’événement en tant qu’expérience humaine, comme le soutient Ricœur pour qui la véracité résulte de l’équilibre entre objectivité et subjectivité. En effet, l’histoire ne peut s’écrire qu’à travers sa mémoire personnelle, d’où selon Vallès la force du roman – et particulièrement de l’autobiographie – qui permet le mieux d’articuler le temps intime et collectif, selon « une définition affective de l’événement » (p. 294). Le romancier lui-même assommé par le traumatisme v(éc)u de 1848, file la métaphore du « coup de maillet » et redonne vie et voix aux opprimés à travers un « je » qui se (con)fond en un « nous » solidaire impliquant le lecteur autour d’une « conception collaborative de l’écriture » (p. 362), afin de faire corps. Dans un élan fraternel et émotionnel, il appelle à l’espoir via la participation aux fêtes calendaires et à la charité solidaire. Cette dernière partie sonne alors comme un hymne à l’artiste, incarné en la figure du saltimbanque ou de l’anonyme peintre Vigneron qu’il redore. Vallès édifie également son parcours personnel en tant qu’écrivain, depuis sa dure enfance transmutée en une résilience qui motive tout son parcours du combattant contre l’injustice, jusqu’à son expérience de reporter engagé. L’immersion à laquelle se livre ce dernier n’amplifie que mieux la « puissance compassionnelle » (p. 357) du militantisme social envers « les réfractaires ».
Loin de surinvestir le caractère exceptionnel de « l’homme d’action », Céline Léger veille à nuancer la portée inédite des engagements de Vallès, en le resituant dans une généalogie artistique et socio-historique contextualisée. Soutenues par de fines analyses stylistiques et médiapoétiques, les œuvres de l’écrivain-journaliste apparaissent dans toute leur grandeur, incisives et persuasives. Cet ouvrage, enrichissant à maints égards, apporte un nouveau regard sur les études vallésiennes. « Il laisse, d’une voix sereine, tomber des mots qui tranchent et qui font sillon de lumière dans [la recherche] » (J. Vallès, L’Insurgé, chap. 19, Paris, Charpentier, 1908, p. 200).
Leïla De Vicente
724Charles Garand, Georges le Mulâtre, drame en cinq actes et huit tableaux (1878). Présentation de Barbara T. Cooper. Paris, L’Harmattan, « Autrement mêmes », 2021. Un vol. de 220 p.
En 1843, un an avant Les trois Mousquetaires et Le Comte de Monte-Cristo, un roman signé Alexandre Dumas et intitulé Georges paraît chez Dumont. À cette date, Dumas est plus connu comme dramaturge, critique ou comme auteur de récits de voyage que comme romancier. Georges ne reçoit donc qu’un accueil discret, malgré d’indéniables qualités : il cultive le goût du public pour l’exotisme avec une action dans l’Île de France (dénommée ensuite île Maurice) ; il inaugure la série des grand héros dumasiens, dont Monte-Cristo sera la forme la plus accomplie ; enfin, mettant en scène un mulâtre, il établit un lien fort entre l’écrivain et son personnage.
Alors que l’Île de France de Bernardin de Saint-Pierre servait de décor à une idylle enfantine, sans réflexion de fond sur la question raciale, Georges aborde frontalement ce thème, traitant d’une révolte menée par un sang-mêlé. Le riche mulâtre Pierre Munier et ses fils Georges et Jacques sont humiliés par les Malmédie, des propriétaires créoles qui refusent leur aide pour défendre l’île contre les Anglais en 1810, ce qui provoque la défaite de la France. Quatorze ans plus tard, l’antagonisme n’a fait que croître. Bravant le préjugé de couleur, Georges aime Sara, la cousine d’Henri de Malmédie. Devant l’humiliation que lui fait subir la famille, il prend la tête de la révolte des Noirs ; condamné à mort après l’échec du soulèvement, il est sauvé in extremis par son père et son frère, et fuit l’île avec sa bien-aimée.
Tel un nouvel Antony, Georges est l’incarnation parfaite du héros romantique combattant une société sclérosée. Mais si le choix d’un héros mulâtre se signale par sa hardiesse, le roman n’en cultive pas moins une forte ambiguïté ; certes, l’orgueil et les préjugés des créoles sont nettement condamnés, mais moins par principe que parce qu’ils s’attaquent à un individu d’exception, dont la supériorité vient à la fois de ses dispositions naturelles et de l’ascèse à laquelle il s’est plié. Les motifs qui déterminent Georges à conduire la révolte, d’ordre personnel et privé, s’expliquent plus par sa haine des Malmédie que par une quelconque sympathie pour les esclaves. Cette révolte échoue à cause de la défection des Noirs, présentés comme incapables de se prendre en charge et de mener ensemble une action concertée ; leur peinture se cantonne à des clichés simplistes, ce qui n’enlève rien à la valeur du roman, mais relativise sa portée émancipatrice. Dans des œuvres ultérieures, Dumas portera le même jugement sur le peuple français et son incapacité à faire triompher une révolution fructueuse. Éludant la question de l’abolition, Georges plaide essentiellement la cause de l’individu supérieur sur lequel ne doit peser aucun déterminisme.
En 1878, au Théâtre du Château-d’Eau, Charles Garand donne de ce roman une version théâtrale, intitulée Georges le Mulâtre, dont Barbara T. Copper nous offre une réédition très bienvenue. Spécialiste de la littérature antillaise et du théâtre français du xixe siècle, elle s’est donné pour mission de ressusciter un corpus aujourd’hui bien oublié dont elle a publié une vingtaine de titres. Georges le Mulâtre est intéressant à double titre, comme exemple de cette production dramatique et surtout comme adaptation du roman d’un auteur célèbre. Prenant en compte le changement de l’opinion en trente ans, et la généralisation de la condamnation de l’esclavage, Garand donne à son drame une tonalité plus progressiste, mais aussi plus simpliste, occultant ainsi la complexité du roman de Dumas. Atténuant l’individualisme (et le dandysme) du 725héros, il en fait un libérateur qui se donne pour mission de « sauver un peuple », aidé par Sara et sa gouvernante anglaise qui relaient toutes deux un discours humanitaire. Le monde des esclaves reste évoqué sous un angle simplificateur. Alors que le roman insistait sur la diversité de l’île et les différences entre les communautés (Malais, Anjuanais, Africains de l’ouest et de l’est), le drame, comme le note B. Cooper, « réduit le caractère multiethnique et multiculturel à la seule opposition entre Blancs, Noirs et métis ». Si l’Anjuanais Laïza incarne la possibilité d’un héroïsme « noir », les autres esclaves, mis en scène dans des ballets chantés (aujourd’hui inaudibles), reflètent une optique encore plus paternaliste que celle du roman.
Le but du spectacle est aussi de susciter dans le public des émotions accentuées et contrastées ; rire, indignation, émotion, tension. Dans le quatrième tableau, des scènes ajoutées tournent en ridicule la société créole et ses futilités. Le rire cède ensuite la place à l’indignation devant l’évocation du supplice de la poire d’angoisse (épisode absent du roman), dont B. Cooper souligne la portée hautement symbolique : l’instrument rend muet l’autre pour l’empêcher de défendre son droit. La représentation de la révolte subit un changement très marquant : tout en supprimant l’épisode peu valorisant de l’ivresse collective des Noirs, elle occulte son caractère politique et privilégie le pathos, marqué notamment par le supplice et la mort du fidèle esclave Télémaque. Privilégiant le rythme et l’action, le classique tableau de la prison s’enrichit d’éléments « spectaculaires » à base de travestissement : costumé en greffier, Henri de Malmédie s’offre la jouissance de lire à Georges son arrêt de mort, tandis que Jacques, sous un déguisement de moine, l’approche pour préparer son exfiltration. Tous ces éléments orientent l’attention du spectateur sur les péripéties à venir, cultivant un suspens fort. Le dénouement, enfin, obéit à la logique restauratrice du mélodrame qui punit les méchants et récompense les bons. Dans le roman, Georges et ses proches, sauvés, affrontent victorieusement une bataille navale avec le gouverneur anglais, qui donne lieu à une surenchère de bravoure et d’héroïsme ; la mort de sir W. Murrey l’adversaire loyal, conclut l’histoire en demi-teinte. Imperméable à ces nuances, la pièce privilégie une logique de vengeance en montrant le châtiment d’Henri de Malmédie, le rival maudit, qui subit à son tour le supplice de la poire d’angoisse et doit assister au bonheur du jeune couple, avant de se jeter à la mer.
La présentation de Barbara T. Cooper remet en contexte la réception de la pièce, à une époque qui enregistre l’importance croissante de la thématique anti-esclavagiste, popularisée entre autres par La Case de l’Oncle Tom, de H. Becher Stowe (1852), qui a connu de nombreuses adaptations théâtrales. Cette concurrence peut expliquer le sort mitigé du drame de Garand, qui sombrera dans l’oubli malgré le bon accueil de la critique et du public (45 représentations), dont témoigne une éclairante revue de presse. B. Cooper fournit également, à côté d’une riche bibliographie, un éclairage intéressant sur le problème de la paternité littéraire, qui a d’abord touché le roman, attribué sans preuves à Félicien Mallefille, puis s’est étendu au drame. Des lettres inédites exhumées par l’éditrice font état d’une adaptation antérieure, probablement datée de 1861, qu’auraient écrite Dumas lui-même, l’éditeur Charlieu et l’écrivain Paul Avenel, et que Charles Garand se serait contenté de remanier avec l’aval d’A. Dumas fils. L’absence de trace de cette première version empêche de trancher dans un sens ou dans l’autre. Bien qu’elle ait perdu aujourd’hui son caractère explosif, cette question a néanmoins l’intérêt de mettre en lumière le caractère collectif de l’écriture dramatique et la complexité des relations entre collaborateurs et héritiers.
Anne-Marie Callet-Bianco
726Adrien Cavallaro, Rimbaud et le rimbaldisme. Paris, Hermann, « Savoir Lettres », 2019. Un vol. de 496 p.
Issu d’une thèse soutenue en Sorbonne sous la direction de Michel Jarrety, le livre d’Adrien Cavallaro marque un renouveau significatif des études rimbaldiennes, après une longue période dominée par la dispute entre « textualistes » et « politiques » autour de l’interprétation du corpus. Il réarticule non seulement la vie et l’œuvre, selon les requisits anciens de l’histoire littéraire, mais l’œuvre et sa réception, en mettant en lumière leur interdépendance. Ce qu’il étudie sous le nom historiquement attesté de rimbaldisme pourrait être aussi appelé la destinée littéraire de Rimbaud, ou son devenir-littérature. Car le « mythe » autrefois condamné par Étiemble n’est rien d’autre qu’une littérature dont Rimbaud est à la fois la source, l’objet, la méthode et la langue ; une littérature dont l’ensemble des lecteurs et commentateurs, agrégé au fil des ans, est l’auteur, et qui est la continuation de l’entreprise du poète – une manière « fervente » de s’en saisir, pour reprendre les mots de « Vagabonds » (et user derechef du texte de Rimbaud comme langue critique).
Tout en laissant la sociologie des lettres en dehors de son propos, cette entreprise se substitue avantageusement aux compilations conclues par une vague synthèse que l’on voit trop souvent paraître sous le nom d’études de réception. L’attention portée à la transmission littéraire justifie le bornage d’une période marquée principalement par la critique des écrivains, et dont le centenaire de 1954 marque le terme – Flagrant délit offrant, à partir du prétexte de la fausse Chasse spirituelle, une majestueuse conclusion. Certes le Rimbaud « fragmentaire » d’André Guyaux et le Rimbaud « communard » de Steve Murphy pourraient être considérés comme de nouveaux épisodes du rimbaldisme, plutôt que comme une rupture avec celui-ci. Mais traiter du développement de la critique universitaire après cette date aurait entraîné trop loin. Le seul vrai regret concerne le livre de Bonnefoy, qui vient peu après (1961), et dont certains aspects confirment les hypothèses ici exposées.
Une telle démarche repose nécessairement sur un geste critique. Le livre d’Adrien Cavallaro apporte un démenti frontal non pas au travail d’Étiemble, dont les acquis sont intelligemment mis à profit, mais à ses postulats. Étiemble, le paladin positiviste de « l’hygiène des lettres », est obsédé par la falsification cléricale que Rimbaud (comme disent les surréalistes) a « permise » ; il s’agit toujours d’écraser l’infâme. À juste titre, car de Claudel à Rolland de Renéville, c’est bien l’interprétation métaphysique de l’œuvre qui domine dans cette fin des années 1930 où il prend la plume. Adrien Cavallaro réintègre dans la lecture de l’œuvre la dimension « mythique » – fictionnelle, imaginaire, légendaire – dont Étiemble avait fait l’inventaire parce qu’il estimait qu’elle en faussait le sens et qu’elle devait en être écartée. Il conserve ses droits à l’érudition empirique, en particulier lorsqu’il s’agit d’identifier les entreprises délibérées de falsification. Mais il conclut, contrairement à Étiemble, que l’invalidation de ce que Claudel – pour prendre un exemple-clé – regarde comme des preuves factuelles (la « lettre de la conversion ») ne diminue pas la valeur de son interprétation. Claudel pense Rimbaud à partir du texte de Rimbaud et procède par agencement de citations : une formule comme « mystique à l’état sauvage » s’autorise d’être écrite dans la langue même de Rimbaud, et avec des métaphores (la « source qui ressort d’un sol saturé ») qui sans être exactement les siennes leur sont consonantes, et pour 727l’invention desquelles la lecture de Rimbaud a joué un rôle « séminal ». La part de la polémique reste limitée : une fois posé ce geste inaugural, l’auteur du Mythe de Rimbaud est relativement peu présent dans un ouvrage qui fait parfois état de convergences critiques (jusqu’à y renvoyer, par exemple, pour une recension des erreurs qui émaillent le livre de Renéville, Rimbaud le Voyant).
Le livre d’Adrien Cavallaro n’est pas érudit, et le spécialiste de Rimbaud n’y fera pas de découverte. Il se consacre aux textes qui ont marqué la réception : avant tout Verlaine, Mallarmé, Fénéon, Segalen, Max Jacob, Claudel, Rivière, Aragon, Breton, Sartre, Gracq, ainsi qu’aux premières entreprises éditoriales. Mais ces textes connus sont mis en relation avec les données herméneutiques et biographiques contenues dans l’œuvre même et dans la trajectoire de l’auteur, marquée par la césure entre une vie littéraire et une vie « rendue à la réalité rugueuse ». La signification de l’œuvre, sa chronologie et sa construction éditoriale (pour l’essentiel exogène) sont tributaires des connaissances disponibles et de la manière dont on les fait signifier. La perspective globale adoptée est particulièrement féconde dans le chapitre consacré à la « légende éditoriale ». Considérant Alchimie du verbe comme la « première édition, endogène et critique, de l’œuvre versifiée », Adrien Cavallaro montre que l’œuvre remodelée se trouve prise dans une fiction forgeant une légende personnelle. Il resitue très pertinemment, l’une par rapport à l’autre, la contribution de Mallarmé et celle(s) de Verlaine ; il montre le rôle joué par la lettre du 10 juin 1871 à Demeny dans la structuration par « saisons » coupées de crises successives ; il éclaire l’apparition progressive d’une téléologie formelle qui conforte le statut de la Saison comme œuvre ultime.
Le livre dégage les traits dominants et les corpus électifs de la réception symboliste, dominée par le « contemporain in absentia », puis ceux du « double Rimbaud » de Segalen (avec ses prolongements chez Blanchot). Il souligne la marginalité du petit groupe de La Vogue dans cette phase de réception ; en 1891 encore, dans l’enquête de Jules Huret, Rimbaud est presque absent, et Kahn le mentionne comme « un très grand poète qu’on a oublié ». Le parallèle dressé dans la suite de ce parcours entre les deux grandes études de Claudel et de Rivière est passionnant. Adrien Cavallaro souligne l’idiosyncrasie de la position de Claudel, qui lit Rimbaud dans un rapport intime avec sa propre conversion ; que celle-ci ait été l’aboutissement d’un processus long et par moments chaotique rend Claudel sensible aux divagations de la Saison, et en particulier au point de bascule de L’Impossible. Rivière quant à lui hérite de ce schéma herméneutique, mais sans la téléologie de la conversion, si bien que l’œuvre accède au statut de révélation « métaphysique » plutôt que religieuse, ce qui entraîne une réorganisation du corpus, ici polarisé entre la lettre du 15 mai et les Illuminations. Quant au surréalisme, il se concentre lui aussi sur la trajectoire perçue comme œuvre, liant indissociablement la vie et la poésie : c’est en effet « dans les domaines avoisinant la littérature et l’art », dit Breton, que la vie « tend à son véritable accomplissement ».
La seconde partie du livre montre comment les propriétés formulaires de l’écriture de Rimbaud se prêtent à de multiples (re)combinaisons qui forment l’armature de la langue critique dans laquelle va se définir la poésie moderne. Elle ouvre pour cela une seconde séquence d’historicisation, passant par Max Jacob, et revenant sur Claudel et Rivière. La réinterprétation par Claudel de la période du voyant est analysée comme l’articulation d’une herméneutique de la révélation et d’une poétique de la formule (à la conjonction de celles-ci se dégage le « lieu » comme « Eden » à retrouver). Rivière quant à lui procède par la construction de 728« super-formules » (certaines fabriquées, comme « théorie du voyant » ou « alchimiste du verbe », d’autres citées comme « la musique savante ») ainsi que par un mimétisme du style critique (avec un remarquable passage, resté inédit, sur la phrase). C’est néanmoins chez les surréalistes que les formules rimbaldiennes ont vraiment servi de dictionnaire de la modernité. Adrien Cavallaro montre comment Alchimie du verbe leur fournit les bases d’une pensée de la poésie moderne (et avec les « peintures idiotes », d’une esthétique) ; il dresse un éclairant parallèle entre la structure narrative du texte de la Saison et le récit des expériences de l’automatisme dans Une vague de rêves. Il relève l’absence du mot d’ordre « absolument moderne », dont l’ambiguïté contraste avec la possibilité d’adhésion que suscite une formule comme « changer la vie », cela indépendamment de leur contexte d’origine (à la fin du Manifeste Breton disait : « ce monde moderne, enfin, que voulez-vous que j’y fasse ? ») Après 1930 le couplage entre « changer la vie » et « transformer le monde », devenu progressivement lieu commun, structure le langage de l’engagement politique surréaliste, tandis que les injonctions de la lettre du 15 mai, avec l’usage du futur utopique, leur donnent leur syntaxe.
Le livre se termine par une étude du « légendaire » de Rimbaud, c’est-à-dire des éléments fictionnels contenus dans l’œuvre et élaborés à partir de celle-ci. Le premier aspect se limite à une étude des « Poètes de sept ans » envisagé comme matrice « anabiographique » (un terme introduit par Jean-Luc Steinmetz) ; d’autres seraient possibles, à commencer par les deux versions de « Mémoire ». La contribution la plus remarquable concerne Aragon, très présent au long du livre, et dont « Pour expliquer ce que j’étais » (1943) est présenté comme une clé d’interprétation. La « Légende de Mercadier » dans Les Voyageurs de l’impériale, offre le modèle d’une construction fictionnelle méta-rimbaldienne qui pourrait utilement servir à analyser certains développements plus récents, comme le rimbaldisme d’Alain Borer. Le premier chapitre d’Anicet est remis à sa juste place, et éclairé par la confrontation avec l’étude de Rivière, avec de fines analyses de l’épisode de la « banquette » et de la trilogie des amours. C’est sur ce dernier point que le déport romanesque du texte d’Aragon est le plus sensible, signe de l’importance que revêtait pour l’auteur d’Anicet le premier des deux Délires, avec sa mise en scène du couple homosexuel.
Que Rimbaud ait fourni à la poésie moderne son langage critique, voilà ce qui ressort avec force du livre d’Adrien Cavallaro. Certes Rimbaud n’est pas seul : la poésie moderne a parlé aussi le langage de Baudelaire, puis, à travers Valéry, celui de Mallarmé, qui allait s’imposer dans la période suivante ; mais jamais avec le même degré d’innutrition. Pendant un demi-siècle, l’idée de la poésie et la possibilité de donner forme à cette idée se sont cristallisées autour d’Alchimie du verbe et des lettres de mai 1871. Le fait est d’autant plus remarquable que sur un autre plan, Rimbaud n’a pas fait école : la postérité poétique de Rimbaud ne se confond pas avec le rimbaldisme, et même on peut estimer qu’elle n’en fait pas partie. L’influence de Rimbaud s’est exercée dans d’autres cadres, dont le plus important est l’histoire des formes. Les vers de 1872 ont été déterminants pour le devenir du vers français, en partie directement, en partie via Apollinaire. L’histoire du poème en prose est tributaire de la réception des Illuminations, entre la querelle Reverdy-Max Jacob et la poétisation du genre par Char dans Fureur et mystère. C’est dans ce genre qu’on trouve, chez les surréalistes des années 1930 et alentour, des héritiers de la manière rimbaldienne : chez Maurice Blanchard, Mandiargues (Hedera), puis Jean-Pierre Duprey et le Gracq de Liberté grande. En réunissant les deux points de vue, on est en droit de conclure que Rimbaud et 729le rimbaldisme forment un des axes principaux d’une histoire de la poésie française définie comme un romantisme au long cours, allant de Novalis à Blanchot – plutôt que d’une histoire de la poésie moderne, où il faudrait faire entrer dada et les interventions conceptuelles de Duchamp. Il devient en tout cas impossible, une fois ce très bon livre refermé, de continuer d’affirmer que Rimbaud se situe « hors de toute littérature ».
Michel Murat
Émile Zola , Une Page d ’ amour. Œuvres complètes Les Rougon-Macquart – VIII . Édition deVéronique Cnockaert. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2021. Un vol. de 439 p.
Depuis 2013, Garnier publie dans sa « Bibliothèque du xixe siècle » une nouvelle édition critique des Œuvres complètes de Zola, qui fait le pari scientifique de tenir sa place entre, d’une part, les éditions existantes, généticiennes et poéticiennes (celles des Rougon-Macquart dans « La Pléiade » ou dans la collection « Bouquins », des Œuvres complètes au « Cercle du Livre précieux »), plus chronologiques et synchroniques (comme celle qu’a fait paraître Nouveau monde éditions dans les années 2000) et, d’autre part, les éditions de poche de chacun des opus zoliens, à l’appareil critique de plus en plus élaboré. De fait, il s’agit ici d’une publication de l’ensemble du corpus mais titre par titre et chacun de ces Classiques Garnier tend à être pensé comme la monographie de référence, puisqu’une large place est accordée à la description du texte et de ses variantes, à sa genèse et à sa réception critique, à sa contextualisation historique et littéraire.
Une page d ’ amour, tel qu’édité par Véronique Cnockaert, ne déroge pas à ce cahier des charges. Le texte du huitième des Rougon-Macquart, publié chez Charpentier au printemps 1878, présente de très nombreuses différences avec celui qui paraît d’abord en feuilletons dans le journal Le Bien public de décembre de 1877 à avril 1878 : dans cette nouvelle parution, l’essentiel de ces variantes est listé dès après la dernière page du roman. « Le dossier documentaire » qui suit comporte, quant à lui, quelques pages du Dossier préparatoire d’Une page d’amour (les fiches des personnages, les notes topographiques prises par Zola pour construire ses fameuses « vues » de Paris), la Lettre-Préface qu’il rédige pour la 1re édition illustrée par Édouard Dantan (parue dans La Librairie des bibliophiles en 1884), les principaux jugements des contemporains et des extraits de la correspondance reçue ou écrite par l’auteur portant sur l’écriture et les lectures du roman. Le volume se clôt sur une bibliographie et un index nominum. Ce matériau, passionnant, Véronique Cnockaert l’exploite pour l’essentiel dans son Introduction. Eu égard aux objectifs que s’est donnés cette nouvelle édition, on aurait pu attendre peut-être davantage de « documents » : des extraits de l’Ébauche, les croquis de la main de Zola (rues de Passy, appartement d’Hélène Grandjean), les Plans, quelques illustrations de Dantan, des « écrits sur l’art » mettant en perspective les descriptions de la capitale (on pense par exemple aux chroniques de Zola sur le peintre Jongkind).
Mais tout cela peut se trouver dans les éditions antérieures ; en revanche ce qui ne s’y trouvera pas c’est la belle analyse que nous livre Véronique Cnockaert dans l’Introduction de 32 pages, faisant le choix, avec raison, d’entrer résolument dans l’interprétation d’un roman bien moins étudié que d’autres (comme le prouve la 730bibliographie) et dont elle nous montre tout l’intérêt. Une lecture déclinée en cinq moments (cinq comme les cinq parties divisées chacune en cinq chapitres et close par une grande « vue » de Paris, soit comme les actes ou les mouvements – ponctués de retours et de résonances – d’un drame ou d’une pièce musicale auxquels on compare souvent ce récit paradoxal, tout à la fois « coup de passion » et « roman d’honneur » d’une bourgeoise honnête : Anatomie de la passion / Une dormeuse éveillée / Le fil de la douleur / Huis clos et réverbérations / Les amours mortes. L’autrice ne manque pas de faire la synthèse des études critiques précédentes en revenant sur la fabrique de ce roman de la passion « grise », « sous la chair », écrit entre deux autres romans ostensiblement sexuels, L’Assommoir et Nana, mais finalement tout aussi « sulfureux » – voir dans le dossier documentaire la lettre qu’adresse Flaubert à Zola –, l’inédit du triangle amoureux où le jaloux est l’enfant malade de la mère veuve et l’amant le médecin marié, la critique de l’hypocrisie bourgeoise et son « rapport défectueux au désir » (Alain Corbin). Mais Véronique Cnockaert les prolonge magistralement sur les terrains qui sont les siens, la psychanalyse et l’anthropologie, où les savoirs médicaux croisent les modèles culturels : l’éveil du désir d’Hélène et sa conscience lucide, l’amour tyrannique de Jeanne pour sa mère et la chloro-anémie pubertaire qui l’affecte, lus en termes d’hystérie, d’« états de femme » tout aussi physiologiques que symboliques (le corps de l’une, la très jeune fille, comme le baromètre du corps de l’autre, la « belle endormie » qu’est et restera, malgré la « chute », la mère) et de Passion christique (car la passion ici est plus encore celle de l’enfant, qui en mourra). Si l’on peut penser que le fil « initiatique » aurait pu être posé plus explicitement encore (c’est bien le « devenir femme », au sens socio-anthropologique de l’expression, que le roman explore, ou plutôt ses multiples revers et détours dans la société bourgeoise du xixe siècle qui font des héroïnes zoliennes des mal initiées, des femmes sur le seuil, des « liminaires » en somme), l’étude qui nous est proposée des réverbérations et des miroitements – des états, des lieux, des affects – est passionnante, comme l’est celle du sentiment d’étouffement qui prend les personnages tout autant que les lecteurs et lectrices de ce roman des huis-clos, de l’« intime claustration » et que rien, pas même les fameuses descriptions de Paris, ne parvient à ouvrir. La jeune fille meurt ; la mère se remarie, avec un autre ; la page du désir est tournée sans laisser de trace ni de culpabilité. Le temps mesuré retrouve son emprise. « De ce point de vue, le veuvage pour Hélène aura été l’occasion d’expérimenter une autonomie imprévue, hors du temps. Ni “sainte veuve” ni “veuve joyeuse”, Hélène s’autorise une échappée pour rencontrer son désir […]. Le choc est d’importance à une époque où, pour les femmes, le désir est davantage un point aveugle qu’une boussole. » Une page d’amour est un grand roman du féminin et cette nouvelle édition en illustre finement toute la subtilité, la complexité et la modernité.
Marie Scarpa
Alice de Georges, Poétique du naturalisme spiritualiste dans l’œuvre de Joris-Karl Huysmans. Une trilogie de la conversion esthétique. Paris, Hermann, « Savoir lettres », 2022. Un vol. de 348 p.
Le livre d’Alice de Georges a l’originalité d’aborder la question des dernières œuvres de Huysmans et de sa conversion par le biais de l’esthétique plutôt que de 731la religion. Dès l’introduction (p. 25), le but de l’entreprise est clairement posé : « Plutôt que d’exposer les substrats théoriques ou théologiques du spiritualisme, nous tentons de reconnaître la manière dont le spiritualisme travaille le naturalisme dans les romans. » La trilogie évoquée dans le sous-titre est constituée non pas d’En route, La Cathédrale et L’Oblat, mais d’En rade, Là-bas et En route, car ceux-ci représentent, pour Alice de Georges, les différentes étapes de la mutation de l’écriture huysmansienne.
L’essai est structuré de manière très claire en deux grandes parties. La première revient sur l’« errance » de Huysmans dans le spiritualisme, de l’occultisme à la mystique en passant par le satanisme, et pose les bases d’une poétique du naturalisme spiritualiste avec un « invariant naturaliste » et des « variables spiritualistes ». Le naturalisme spiritualiste se présente donc comme une écriture mouvante, ce que tend à montrer la tripartition de la seconde partie, plus spécifiquement consacrée à la poétique huysmansienne : « incarnations », « transsubstantiations » et « transmutations réciproques ». L’idée est de suivre le cheminement de Huysmans, moins dans la progression de sa foi que dans sa recherche d’une écriture neuve, qui sache s’ouvrir à l’au-delà. Les trois chapitres de cette seconde partie ne sont malgré tout pas à prendre comme trois étapes mais plutôt comme trois formes que peut revêtir cette recherche poétique (ce qui explique les analyses d’ouverture de deux œuvres postérieures à la « trilogie » étudiée par Alice de Georges, Sainte Lydwine de Schiedam et Les Foules de Lourdes).
La question que tente de résoudre l’auteur, une fois posé ce « croisement du pôle naturaliste et du pôle spiritualiste », est celle de la jointure de ces deux composantes, voire parfois de leur confusion. L’étude passe donc de la « co-présence de la chair et de l’esprit » au « changement de nature des substances » puis à la « conversion d’une matière dans une autre ». Les scènes de rêves, de visions et les descriptions donnent lieu, notamment, à des analyses fines et précises. L’on peut regretter, néanmoins, le manque de place donnée aux questions de poétique romanesque, complexes il est vrai dans le cas de Huysmans. Alice de Georges note bien que le « naturalisme spiritualiste » s’inscrit « clairement au cœur du genre roman » (p. 31), mais elle en vient tout de suite aux « descriptions », qui ne sont pas propres, justement, au « genre roman », et qui souvent minent de l’intérieur, par leur extension, le romanesque. Le naturalisme spiritualiste affecte-t-il les formes du récit et de l’histoire ? Peut-on noter une évolution de Huysmans dans le traitement de la durée, de la chronologie, du point de vue, et même dans celui des noyaux narratifs et des personnages ? Il y a sans doute, en ce domaine, plus de continuité que de rupture, mais ce constat même serait intéressant puisqu’il faut déterminer ici ce qui est de l’ordre de l’« invariant » ou du « variable ».
Alice de Georges nous propose – et c’est l’une des qualités de son essai – une typologie de la « conversion esthétique ». Pour bâtir ses différentes catégories, elle emprunte abondamment au discours théologique. L’on comprend bien qu’« incarnation » et « transsubstantiation » sont à prendre dans un sens métaphorique, mais ces termes étaient-ils absolument nécessaires puisque l’auteur vise la conversion esthétique et non religieuse ? Leur justification est peut-être ce qu’il y a de moins convaincant dans l’ouvrage, alors même que les analyses des différents passages de la « trilogie » nous éclairent grandement sur la manière de Huysmans. En quoi, par exemple, l’intégration de scènes diurnes dans les rêves (En rade) ferait montre d’une quelconque incarnation – ne serait-ce pas plutôt l’inverse ? Et le terme de « transsubstantiation » peut-il vraiment s’appliquer aux paysages hallucinés vus par 732les personnages ? La distinction ne semble d’ailleurs pas toujours claire entre les deux symétriques que sont la « transsubstantiation » et la « transfiguration » (voir, à ce propos, p. 192 et 227). L’auteur soutient que la métaphore se ferait elle-même « transsubstantiation, […] présence du signe et du référent » (p. 188). Cela voudrait dire que l’image deviendrait réellement la chose qu’elle désigne ; or l’image textuelle reste du langage et l’image paysagère du paysage (et non telle scène de torture qui se superpose à lui dans l’esprit de Durtal ou de Gilles de Rais). La transsubstantiation n’a lieu, à la rigueur, que pour le personnage (et c’est la question du point de vue évoquée p. 185 qu’il faudrait développer) ou le lecteur (et c’est alors la question de l’horizon culturel, construit en partie par le texte, qui se pose : les analogies emboîtées, étudiées p. 190, imitent des procédés figuraux de l’Ancien et du Nouveau Testament et invitent le lecteur à entrer dans un certain système de référence). Les mêmes interrogations peuvent se présenter au sujet des ekphraseis et des hypotyposes où se « manifester[ait] la “présence réelle” du divin » (p. 195).
Ces quelques difficultés naissent, semble-t-il, en grande partie, de la terminologie choisie. La linguistique et la rhétorique offrent des termes plus neutres et tout aussi efficaces : l’on peut analyser notamment aux processus de « substitution » ou de « permutation », très utiles pour analyser l’œuvre huysmansienne, aux niveaux microstructural et macrostructural. Cela mettrait sans doute en valeur, avant tout, les permanences de l’écriture, et laisserait une plus grande place à un roman comme À rebours, peu évoqué finalement, alors qu’il semble, de l’aveu même de Huysmans, irriguer toute l’œuvre jusqu’à La Cathédrale. Les effets de substitutions, les visions, hallucinations, ekphraseis, hypotyposes, mises en abyme abondent dans les romans de Huysmans, et pas seulement dans En rade, Là-bas et En route. Ce qui change au fil des ans tient moins aux « formes de l’expression » (pour reprendre la terminologie de Hjelmslev) qu’aux « formes du contenu ». Peut-être faudrait-il l’expliciter pour mieux rendre justice à Alice de Georges de s’intéresser avant tout aux « objets », aux « thèmes », aux « isotopies » et au contenu sémique des métaphores : c’est là, véritablement, que la conversion (au sens esthétique et au sens religieux) se laisse entr’apercevoir.
Poétique du naturalisme spiritualiste dans l ’ œuvre de Joris-Karl Huysmans est un livre stimulant, qui invite à la réflexion, parce qu’il ne rechigne pas à bousculer les attentes et les idées reçues sur l’œuvre de Huysmans. Il montre aussi la vigueur des études actuelles sur un auteur qui ne laisse pas de fasciner par sa vie et par son écriture.
Bernard Gendrel
Jean Lorrain, Lettres à Jérôme Doucet. Édition établie et annotée par Évanghélia Stead et Éric Walbecq. Tusson, Du Lérot, 2022. Un vol. de 191 p.
Les lettres de Jean Lorrain à Jérôme Doucet présentées dans ce volume sont inédites. Elles proviennent pour la plupart de collections privées. De 1897 à 1906, les deux hommes échangent une correspondance régulière, amicale et professionnelle. Depuis 1897, Jérôme Doucet est secrétaire de rédaction de la Revue illustrée, dirigée par René Baschet et à laquelle Jean Lorrain collabore régulièrement. Leur amitié est nourrie par leur goût commun du beau livre, par leurs promenades parisiennes dont Lorrain rend compte dans certains de ses textes, qui figurent en 733annexe du livre. Après sa mort, Jérôme Doucet lui rendra hommage avec une édition de luxe de Narkiss, illustrée par Xavier Lesueur. Les lettres offertes ici au lecteur présentent donc une forte unité thématique, autour du livre et de l’illustration. Jean Lorrain écrit à son correspondant son rêve du beau livre et son dégoût de l’édition commerciale moderne, sa lassitude de la vie parisienne, ses problèmes de santé. Leurs échanges prennent parfois un tour plus professionnel autour des textes de Lorrain parus dans La Revue illustrée ou de projets éditoriaux.
Évanghélia Stead et Eric Walbecq proposent une édition très documentée de la correspondance entre les deux écrivains. Dans son introduction, Évanghélia Stead revient sur l’importance des images dans l’esthétique de Jean Lorrain, sur les pratiques éditoriales de l’époque entre revues et livres, et sur la figure peu connue de Jérôme Doucet, écrivain, animateur de revues et bibliophile. Quelques lettres viennent compléter et éclairer les échanges entre les deux correspondants, notamment après la mort de Lorrain autour de l’édition posthume de Narkiss. L’ouvrage contient de nombreuses annexes : textes de Jérôme Doucet dédiés à Jean Lorrain ou comptes rendus de ses œuvres dans la Revue illustrée, textes de Jean Lorrain inspirés par Jérôme Doucet parus dans Le Journal, dossier de presse autour des œuvres de Lorrain citées dans les lettres. Enfin, l’édition est enrichie de très belles reproductions des œuvres illustrées des deux écrivains. Une bibliographie vient compléter le livre.
La publication de cette collection de lettres de Lorrain, outre son intérêt documentaire, permet de mettre au jour trois problématiques importantes pour la fin-de-siècle. Tout d’abord, la place de l’illustration dans l’esthétique de Jean Lorrain (voir sur cette question les travaux d’Évanghélia Stead : « De la revue au livre : Jean Lorrain et ses illustrateurs dans la Revue illustrée », dans Les Périodiques illustrés (1890-1940) : Écrivains, artistes, photographes, dir. Ph. Kaenel, Lausanne, Gollion, « Infolio », 2011, p. 157-193, et La Chair du livre : matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle, Paris, PUPS, « Histoire de l’imprimé », 2012). Le projet des sept contes – sept princesses – illustrés par Manuel Orazi, parus dans la Revue illustrée mais jamais édités en volume comme le souhaitait Jean Lorrain, montre le caractère indissociable pour l’écrivain du texte et de l’image. Ce projet apporte également un éclairage sur les pratiques éditoriales de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle : les revues apparaissent comme un espace d’expérimentation qui trouve son prolongement dans le livre, mais qui existe également de façon autonome. Les textes circulent d’un périodique à l’autre, de la revue au livre, mais aussi parfois du livre à la revue. La pratique des tirés-à-part et des éditions de luxe font du support revue un objet à part entière, complexe et hybride. Dans cette perspective, la figure de Jean Doucet est intéressante à plus d’un titre. Le rôle qu’il a joué au sein de la Revue illustrée souligne la dimension expérimentale propre à la revue. Jean Doucet, en véritable artisan du livre, propose des mises en page travaillées et tente de dépasser les pratiques traditionnelles de l’édition de luxe. Autour de lui gravitent des illustrateurs comme Henri-Patrice Dillon, André Cahard, Xavier Lesueur ou František Kupka.
Cette édition très soignée de la correspondance entre deux personnalités de la fin-de-siècle met ainsi en avant tout un univers éditorial dans lequel le rêve du beau livre est confronté à la réalité des contraintes économiques du métier, mais conduit à des réalisations originales, et surtout à des collaborations qui illustrent la richesse des liens entre écrivains et éditeurs.
Alexia Kalantzis
734Marcel Proust, Essais. Édition publiée sous la direction d’Antoine Compagnon, avec la collaboration de Christophe Pradeau et Matthieu Vernet. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2022. Un vol. de 1982 p.
Lorsqu’on demandera à son libraire les Essais dans la collection de la Pléiade, il faudra désormais préciser s’il s’agit de ceux de Proust ou de Montaigne. La préface d’Antoine Compagnon justifie le titre choisi pour ce volume. Proust a lui-même qualifié d’« essais », dans les années 1890, des pages destinées à des journaux ou à des revues ; proposant en 1895 plusieurs textes à La Revue hebdomadaire, dont une étude sur Chardin et Rembrandt, il avertit qu’il « essaye de montrer » dans « ce genre d’essai » l’influence des grands peintres sur notre vie quotidienne ; « Sur la lecture » (1906), préface à Sésame et les lys de Ruskin plutôt lue aujourd’hui comme une préface d’À la recherche du temps perdu, fut présentée dans La Renaissance latine comme « une sorte d’essai purement personnel ». Quand paraît Du côté de chez Swann en 1913, Proust définit comme un « essai d’une suite de “Romans de l’Inconscient” » ce volume qui a, pour Jacques-Émile Blanche, « la saveur d’une autobiographie et d’un essai ». À la recherche du temps perdu illustrera dans son entier ce que Roland Barthes appelle une « tierce forme » ou un « troisième genre ». Après avoir longtemps mobilisé ses forces au service de son grand œuvre, Proust va revenir, à la fin de sa vie, à des études monographiques dont il s’était détourné. Celles qu’il consacre à Flaubert et à Baudelaire sont les plus nourries. Mais il élude la demande que lui a faite Gaston Gallimard d’un « essai sur Dostoïevsky » : « J’admire passionnément le grand Russe, mais le connais imparfaitement. Il faudrait le relire, le lire, et mon ouvrage serait interrompu pour des mois » (lettre du 27 septembre 1921). À quelle tâche se serait-il livré s’il n’était mort prématurément, une fois son roman complètement publié ? s’interroge Antoine Compagnon, qui ne le voit pas s’attelant, à l’instar de George Sand ou d’autres écrivains, à un nouveau roman. Alors que Molière ou Balzac auraient sans doute poursuivi, s’ils n’étaient eux aussi disparus à cinquante et un ans, leur peinture de la comédie humaine, Proust avait quasiment bouclé l’œuvre de sa vie. On l’imagine volontiers, selon Antoine Compagnon, s’adonnant dès lors à loisir à la critique littéraire et artistique, non celle de la presse ou des professeurs, mais celle des écrivains.
Le précédent volume de la Pléiade intitulé Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles (édition établie par Pierre Clarac avec la collaboration d’Yves Sandre, 1971) offrait un Contre Sainte-Beuve réduit à sa partie critique, c’est-à-dire délesté des développements romanesques retenus par Bernard de Fallois dans la première édition (1954) ; Pastiches et mélanges y reproduisait le volume qui avait été publié sous ce titre en 1919 en même temps que Du côté de chez Swann (réédition chez Gallimard)et qu’À l’ombre des jeunes filles en fleurs ; Essais et articles, enfin,groupait tous les autres textes de critique de Proust, de ses années d’écolier jusqu’à sa disparition. L’originalité la plus marquante de ce nouveau volume d’Essais est la substitution au Contre Sainte-Beuve d’un « Dossier du Contre Sainte-Beuve ». Ce livre n’a, en effet, jamais existé. Le projet que Proust désigne dans sa correspondance comme son « essai sur Sainte-Beuve », « Sainte-Beuve », « quelque chose sur Sainte-Beuve » ou rarement « Contre Sainte-Beuve », ébauché vers la fin de 1908, se fondra vers la fin de 1909 dans le grand roman. Les dix cahiers de brouillon appelés Cahiers Sainte-Beuve 735se concluent par le récit d’une « soirée chez la princesse de Guermantes » qui, devenue « matinée », servira de dénouement à la Recherche. Gros de 456 pages (contre cent une pour le Contre Sainte-Beuve de Pierre Clarac), le « dossier » offert par Antoine Compagnon est une nébuleuse étendue à quelques lettres de la même époque et englobant les textes que les éditeurs précédents avaient cru pouvoir isoler comme une « Préface » ou des « Projets de préface ». Y est abolie la séparation entre textes critiques et romanesques (les fragments d’une conversation avec Maman conduisent à des considérations sur Balzac aussi bien qu’à une ébauche de l’univers de Combray ou à une rêverie sur Venise). Plusieurs textes, enfin, reprennent des « esquisses » déjà publiées dans la Pléiade d’À la recherche du temps perdu (édition de Jean-Yves Tadié, 4 vol., 1987-1989), l’« Index des personnages de la Recherche »signalant l’abondance, au sein de ce volume, des amorces ou des développements romanesques du projet Sainte-Beuve.Les Soixante-quinze feuillets publiés chez Gallimard en 2021 (voir RHLF, mars 2023, p. 222-224) étaient-ils trop uniment narratifs pour trouver ici leur place ? On les adjoindra aux Essais pour apprécier dans toute son étendue la naissance et la formation de la Recherche.
Il serait erroné de croire que, en abandonnant le projet d’un Contre Sainte-Beuve au profit de la Recherche, Proust a troqué la plume de l’essayiste pour celle du romancier. À l’époque de Jean Santeuil déjà, il s’interrogeait : « Puis-je appeler ce livre un roman ? C’est peut-être moins et bien plus, l’essence même de ma vie… ». Une fois qu’il l’a délaissé, c’est vers un nouveau roman qu’il s’oriente quand il écrit vers l’automne de 1907 des pages narratives où sont programmés les deux « côtés », puis ces « soixante-quinze feuillets » de caractère largement autobiographique. Du moment où il songe à une étude sur Sainte-Beuve (« un essai sur Sainte-Beuve et Flaubert », annonce-t-il aussi en mai 1908), il se trouve à un carrefour. À la suite d’une méditation sur la résurrection du passé, il note en effet : « Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suis-je un romancier ? ». Composant de surcroît une série de pastiches, il « jette ses filets tous azimuts » (A. Compagnon), il hésite au bord du roman, ses projets se chevauchent et celui d’un Contre Sainte-Beuve lui sert de « diversion ». Alors même que seront dissociés dans son esprit l’essai critique et le roman, il ne renoncera pas au premier. « Mais mon roman bouche tout », écrit-il en novembre 1912 à Mme Straus. La réflexion critique va se diffuser dans la Recherche. Le plus souvent souterraine ou implicite, il arrive qu’elle affleure. Si Proust recule devant l’idée de composer un essai en règle sur Dostoïevski, la leçon faite par son héros à Albertine sur le romancier russe dans La Prisonnière en apparaît comme l’ébauche. Certains développements de ses cahiers de brouillon doivent, il est vrai, se lire comme des réflexions parallèles ou des notes de régie plutôt que comme des phrases destinées au roman. Pour le moins a-t-il tenté de se soumettre à l’axiome du Temps retrouvé : « Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. » Ainsi, alors que son rejet d’un art populaire est illustré dans les brouillons par un long développement sur Romain Rolland (voir Essais, p. 1101-1104), celui-ci ne sera nommé qu’une fois dans toute la Recherche. Enfin, postérieure à l’abandon du Contre Sainte-Beuve, mais non incluse dans le roman, la réflexion sur « une génération d’écrivains » porte curieusement une ultime trace de la conversation avec Maman (p. 1105).
Le « Dossier du Contre Sainte-Beuve » constitue la troisième partie de ce volume, qui en compte quatre. L’ensemble de la première, « Écrits antérieurs à 1911 », est largement amplifié par rapport à l’édition de P. Clarac et Y. Sandre de 7361971. Plusieurs textes ont été découverts depuis cette date, d’autres sont complétés par des pages qui avaient été détachées du manuscrit. Parmi les nouveautés, un « Questionnaire » daté du 25 juin 1887 et mis en vente en 2018 commence ainsi : « Quelle est la couleur que vous préférez ? – Celle des yeux de la personne que j’aime ». Dans l’un des deux que contenait l’édition précédente, on lisait : « For what fault have you most toleration ? – Pour la vie des génies ». C’est à un enfant « de treize à quatorze ans » que P. Clarac et Y. Sandre attribuaient cette réponse. La nouvelle édition la date du 4 septembre 1887. Il est déjà beau que Proust ait eu dès seize ans cette pensée qui contient en germe l’inspiration du « Contre Sainte-Beuve ». Les dates de publication de certains textes ont mis à l’épreuve le respect de la chronologie. Ainsi les éditeurs signalent-ils par un simple « témoin », à sa date d’écriture (1907), l’article « Sentiments filiaux d’un parricide » qui se lira au sein de la deuxième partie, composée de Pastiches et mélanges et de leurs nombreux appendices. Outre les huit pastiches de 1908-1909 y figure celui de Saint-Simon, écrit après la guerre. Si on n’avait scrupule à dépecer les œuvres, le long pastiche des Goncourt inclus dans Le Temps retrouvé prétendrait tout autant au statut d’« essai ». On pourrait, à ce compte, isoler du roman des pastiches d’Anatole France, de la langue diplomatique, de la pratique de la dissertation… L’exercice serait sans fin. Pour le moins ce volume d’Essais offre-t-il, en ajoutant à Pastiches et mélanges plusieurs extraits de la correspondance de Proust, un bel échantillon de son talent de pasticheur.
Font suite au « Dossier du Contre Sainte-Beuve », en quatrième partie, les « Écrits postérieurs à 1911 », date qui se prêtait à une articulation commode : s’investissant plus que jamais dans son roman (« J’en fais transcrire et j’en publierai une partie qui sera tout de même un tout de 800 pages ! », confie-t-il en août 1911 à Georges de Lauris), Proust s’abstient durant une année d’écrire le moindre « essai ». En ouverture de cette dernière partie se lisent quatre textes narratifs publiés en 1912 et 1913 dans LeFigaro (« Épines blanches, épines roses », « Rayon de soleil sur le balcon », « L’église de village » et « Vacances de Pâques »), sorte de « bonnes feuilles » de Du côté de chez Swann, publié en novembre 1913. Si ces textes sont inclus parmi les Essais, c’est, explique Antoine Compagnon, d’une part parce qu’ils figureront dans le volume posthume des Chroniques (1927), d’autre part parce que, à l’orée du grand roman, ils ont fait office pour Proust de ballon d’essai. Les études sur Flaubert et sur Baudelaire, d’autres articles, trois préfaces dont celle de Tendres stocks, de Paul Morand, témoignent que Proust a ralenti, mais non abandonné son activité de critique avant le jour où il écrit, au printemps de 1922, le mot « Fin » au bas de son manuscrit, bien qu’Albertine disparue et Le Temps retrouvé soient encore promis à des réaménagements. S’est toutefois éloigné à jamais ce « Contre Sainte-Beuve » auquel il n’avait pas tout à fait renoncé en 1912, quand son grand œuvre lui « bouchait » l’horizon. En montrant comment un jeune homme frivole et mondain est promis à devenir un écrivain génial, À la recherche du temps perdu va, mieux que ne l’eût fait un essai critique, réfuter l’erreur dont Sainte-Beuve se rendait coupable en confondant le moi social avec celui du créateur.
Pierre-Louis Rey
737William C. Carter, Proust in love. Une biographie érotique et sentimentale. Préfacé par Antoine Compagnon, traduit de l’anglais (États-Unis) par Côme de la Bouillerie. Paris, Armand Colin, 2022. Un vol. de 287 p.
Auteur en 2000 d’une biographie de Proust de près de mille pages aux Presses universitaires de Yale, et d’une édition anglaise annotée d’À la recherche du temps perdu aux mêmes éditions, William Carter avait publié en 2006 ce Proust in love, livré ici aux lecteurs français dans la traduction de Côme de la Bouillerie, qui en reproduit l’allant et l’élégance. Henri Bonnet (1904-1988) avait méthodiquement ouvert la voie en 1985 dans Les Amours et la sexualité de Marcel Proust (Paris, Nizet), et cette nouvelle enquête bénéficie de multiples informations et documents mis au jour depuis, comme (entre autres) l’édition annotée par Carter du journal d’un valet de chambre de Proust, Ernest Forssgren (Yale University Press, 2006). Il en résulte une fine approche du sujet, nourrie notamment de beaucoup de formules, dans l’abondante correspondance de l’écrivain, insuffisamment remarquées jusqu’ici.
L’ouvrage se divise en onze chapitres. « Déviances du désir » analyse les avances que faisait à ses camarades le lycéen de Condorcet : ces échecs répétés pourraient conditionner l’attitude ultérieure de Proust vis-à-vis de son homosexualité. Le chapitre suivant met au jour un fil conducteur du livre, à savoir la présence très diversifiée dans toute l’œuvre de l’hermaphroditisme, de l’androgynie : même l’église Saint-Hilaire à Combray reçoit son nom d’une femme, nom transformé à la faveur de modifications morphologiques en nom d’homme (p. 260). « Mon cœur ne bat que pour vous » détaille la passion pour Reynaldo Hahn, qui met en place le désir impossible d’une possession totale, ce que confirme le chapitre suivant, « Jalousie », consacré à la passion pour Lucien Daudet, et notamment au duel contre Jean Lorrain, la figure de Reynaldo Hahn demeurant toujours présente. Nous quittons les années 1895 pour aborder à 1907, date à laquelle Alfred Agostinelli entre dans la vie de Proust. L’accent est ce faisant mis sur les relations avec les jeunes gens de Cabourg (à signaler qu’une ode aux « jeunes gens en fleurs » a été entre-temps retrouvée dans les papiers de Bernard de Fallois, publiée avec Le Mystérieux Correspondant, rééd. Classiques Garnier, 2022, p. 114-116), et un éclairage est apporté sur le scandale autour d’Oscar Wilde (p. 131-137) ; l’anecdote selon laquelle l’écrivain britannique se serait exclamé en entrant chez Proust : « Comme c’est laid chez vous » est vraisemblablement controuvée (p. 134). Le chapitre « Un de ces lieux où foisonnent les belles inconnues » étudie le mode de transposition des modèles masculins en jeunes filles et la présence parallèle de modèles féminins, le problème dans la Recherche de l’homosexuel viril et de la bisexualité. Il est certain que les chapitres « La maladie d’amour » et « De la souffrance du deuil à l’oubli », consacrés au drame d’Agostinelli, évoquent des interrogations qui ont été depuis résolues par Jean-Marc Quaranta (Un amour de Proust. Alfred Agostinelli [1888-1914]) publié en novembre 2021, même si la lecture croisée des lettres et du roman dégage ici des consonances montrant la psychologie possessive de Proust et la genèse du personnage d’Albertine. « Rôdeur nocturne » fait apparaître l’ample source d’information sociologique qu’apportent au romancier tout le personnel de la domesticité et notamment Olivier Dabescat et Albert Le Cuziat et analyse la fréquentation des maisons de rendez-vous qui seront condensées dans la séquence du Temps retrouvé sur l’hôtel de Jupien. « Les garçons du Ritz » réunit un grand nombre d’éléments, parfois peu connus, sur le long séjour chez Proust d’Henri 738Rochat, s’adonnant à la peinture. Ces années de la vie de Proust pourraient peut-être donner un jour la clef du mystérieux épisode relaté par Gilles Desmons dans L’Énigmatique Secrétaire de Marcel Proust (L’Harmattan, 2021). Le chapitre final, « L’amour est divin », contient un éclairage sur Proust et Einstein (p. 265-266).
Si l’androgynie semble à William Carter dominer la conception que se fait Proust de l’amour, c’est selon ce principe dominant, dans la doctrine du romancier : « on est naturellement en quête de ce qui manque dans sa propre nature sexuelle » (p. 51). L’intérêt de l’ouvrage est de puiser dans des ressources peu visitées par les commentateurs français de Proust (Wallace Fowlie, Harold Bloom, John D. Erickson, les Mémoires d’Ernest Forssgren, mais aussi le Journal inutile de Paul Morand). Ne pouvant rendre compte des nombreux éclairages de l’œuvre grâce à des formules de la correspondance, on s’arrêtera à cette seule réflexion sur les raisons, mal élucidées encore, pour lesquelles Proust dans ses lettres dit je en parlant pourtant de son héros fictif : « Quand Proust écrivait à ses amis, il parlait presque toujours du Narrateur en disant “jeˮ. Il ne présentait pas le Narrateur comme l’image fidèle du véritable Marcel Proust, mais dans les propos qu’il tenait à d’autres au sujet de son livre, il reprenait souvent à son compte les mots de son héros. Ce n’est pas tant le Narrateur qui ressemble de façon croissante à son auteur que Proust qui, vivant de plus en plus dans le monde qu’il était en train d’inventer, se mit à incarner le Narrateur » (p. 242). Les « notes de régie », où dans ses cahiers Proust se parle à lui-même, confirmeraient ce fin jugement.
Luc Fraisse
Jacques Lemarchand, Journal 1954-1960. Édition établie, introduite et annotée par Véronique Hoffmann-Martinot. Paris, Éditions Claire Paulhan, 2020. Un vol. de 471 p.
Ce troisième tome du Journal de Jacques Lemarchand, comme les deux précédents, fait la part belle (et crue) à la libido débridée de son auteur. On préfèrera s’intéresser à l’homme de lettres. Un constat s’impose : l’actualité politique ne le préoccupe guère. La guerre d’Algérie est absente. Lemarchand cumule les positions de pouvoir. Il appartient au comité de lecture des éditions Gallimard depuis 1943. Son Journal donne un état – incomplet – des manuscrits qu’il lit mais peu d’informations sur les « conférences ». La « bagarre au sommet » fait l’objet d’une page en 1958 (p. 240-241). Il n’en est plus question ensuite. Il ne s’en mêle pas. Parmi les révélations, on signalera celles-ci : Jean Paulhan a présenté puis retiré sa candidature à l’Académie Goncourt en 1958. Gaston Gallimard aurait aimé que lui-même y postulât un fauteuil. L’année suivante, Malraux lui demande son avis sur la direction de la Comédie-Française (p. 305-306). En 1954, Lemarchand a fondé une collection, « Le Manteau d’Arlequin » qui accueille des pièces des nouveaux auteurs. Audiberti, dont il a vu cinq fois La Hobereaute, Georges Schéhadé, Jean Vauthier et surtout Eugène Ionesco, dont il a été le maïeute attentif et patient lui doivent beaucoup. Il est aussi et surtout un grand critique. Alors qu’il officie déjà au Figaro littéraire, il donne également une chronique mensuelle à la Nouvelle NRF. Il ne va pas tous les soirs au théâtre et dédaigne délibérément les « foutaises » du Boulevard, d’Achard et Deval, que prise son confrère Jean-Jacques Gautier. Il lui arrive de « filer à l’entracte ». Ce critique exigeant s’intéresse, en revanche, 739au Théâtre des nations et soutient les grandes entreprises de la décentralisation, d’Avignon à Villeurbanne en passant par Strasbourg. Son aura est immense dans le milieu théâtral. Le Journal montre sa proximité non seulement avec les auteurs mais aussi avec les metteurs en scène et acteurs. Mais il propose en vain à Vilar de créer Boulevard Durand de Salacrou.
Le Journal donne un état précis des spectacles vus. Au retour d’une première, Lemarchand y inscrit une mention lapidaire : « excellent », « agréable », « emmerdant », « connerie ». C’est ensuite qu’opérant une sélection, il rédige ses articles et « vitrinettes ». Il lui arrive d’être alors moins catégorique. Sa défense et illustration du nouveau théâtre l’amène à polémiquer avec ses confrères conservateurs. Un intérêt de l’ouvrage est dans les nombreuses et substantielles notes infrapaginales. Les historiens de la littérature y trouveront des extraits de comptes rendus et de lettres reçues qui figurent dans le fonds Lemarchand déposé à l’IMEC.
Jeanyves Guérin
Bruno Viard, Enseigner la littérature par temps mauvais. Lormont, Le Bord de l’eau, 2019. Un vol. de 168 p.
Si la France est appelée une « Nation littéraire », tant est vivante sa littérature, tant est grand son intérêt pour la littérature, l’enseignement littéraire traverse, selon Bruno Viard, une crise majeure. Dans son essai Enseigner la littérature par vent mauvais, Bruno Viard part en effet d’un constat : les difficultés majeures que connaîtraient les études de Lettres et leur désaffection effective. L’essai s’ouvre sur un bilan assez sombre : baisse des effectifs dans les filières littéraires, baisse du nombre de candidats aux concours de recrutement, baisse de l’intérêt porté à la discipline, et surtout aux textes littéraires.
Un constat d’un autre type est aussi au point de départ de l’ouvrage, celui d’une double carence : le défaut de perspective historique et le défaut de perspective psychologique. Bruno Viard établit alors une corrélation directe entre les deux phénomènes constatés dont il entreprend de faire l’historique. Perte du sens, formalisme, oubli de l’histoire et manque d’attractivité des études littéraires.
Trois épistémé – rhétorique, histoire de la littérature et structuralisme – se sont succédé, et cela à la suite de ruptures provoquées, selon l’auteur, par deux figures tutélaires : Gustave Lanson, pour la première, par son action à l’encontre de la rhétorique, et Roland Barthes, pour la deuxième, par son rejet de l’histoire littéraire. La mise à l’écart de l’Histoire et de la Psychologie s’explique, selon Bruno Viard, par le structuralisme des années 60.
L’ouvrage s’organise en trois parties autour des relations que la littérature entretient avec la vie, avec l’histoire et avec la psychologie.
Le premier chapitre s’intéresse à ce passage théorique qui aboutit à la rupture du lien entre la littérature et la vie. Lien pourtant puissant et manifeste puisque faits historiques et psychiques existent avant et en dehors des textes littéraires et s’y incarnent. C’est au profit de la dimension textuelle que cette dimension référentielle de la littérature a été contestée par le structuralisme dans les années soixante puis par ce qu’on a appelé la théorie littéraire. Alors que la littérature est une fenêtre ouverte sur l’histoire comme sur la psyché, qui permet de descendre dans l’intimité des hommes de tous les temps, la doxa textualiste a constitué, 740selon l’auteur, un plafond de verre, isolant les études littéraires de la vraie vie. La transitivité a ainsi été oubliée et la rupture entre la littérature et la vie semble consommée depuis lors : cet isolement et cette rupture ont engendré une perte de sens dommageable pour la littérature et les études littéraires.
Bruno Viard consacre le chapitre deux aux principaux fondateurs de l’histoire littéraire que sont pour lui Germaine de Staël, Pierre Leroux et Gustave Lanson. Germaine de Staël, à l’opposé d’une conception autotélique de la littérature, place les œuvres dans leur cadre national, qu’elle inscrit dans l’histoire. Sortant la littérature du cadre figé de l’imitation, de la rhétorique et du classicisme, elle a remis la littérature en mouvement et se place du côté des Modernes. Pierre Leroux considère la littérature sous le triple rapport des idées, des sentiments et de la forme, triptyque dérivé de l’ontologie ternaire que les saint-simoniens opposaient au dualisme catholique. L’homme serait triple : sensations/sentiments/connaissance, cette triade s’incarnant dans la littérature. La forme est du côté de la sensation, sans être séparée des idées et des sentiments. Il est nécessaire, pour Bruno Viard, de reprendre la lecture de Gustave Lanson, interrompue par le coup d’arrêt donné par Barthes et Foucault à l’encontre de l’histoire littéraire. L’intérêt de Lanson et de son action réside dans le lien qu’il entretient avec la République, rompant ainsi avec l’immobilisme qui prévalait dans les études littéraires. Cette action menée avec d’autres républicains (Monod, Seignobos, Langlois, Brunot, Durkheim) contre la tradition représentée par Nisard, Faguet et Brunetière conduit Lanson à participer aux réformes institutionnelles et à la refondation de l’histoire littéraire. Lanson reprend en particulier l’idée de Germaine de Staël et de Pierre Leroux d’étudier la littérature dans ses relations avec les institutions nationales.
Reste à revoir la psychologie traditionnelle, en la revivifiant par la théorie de l’amour-propre : tel est l’objet du troisième chapitre qui envisage les conséquences théoriques de la mort de l’humanisme (Althusser), de celle de l’auteur (Barthes) et de celle de l’homme (Foucault). Après le déclin de la psychologie et de la psychanalyse, Bruno Viard propose un retour à une théorie des passions venue de la tradition moraliste de Montaigne, Pascal et Rousseau : il met ainsi la théorie de l’amour-propre au centre de sa réflexion pour que soit prise en compte l’importance du besoin de reconnaissance. Amour-propre et esprit républicain permettent de redonner chair et sens aux textes littéraires. Si l’on replace la littérature à l’articulation des sciences sociales et des arts, on lui rend ce qu’elle seule peut faire, l’équilibre entre les trois capacités humaines décrites par Leroux, « la sensualité, l’affectivité et l’intelligence ». L’ouvrage, de plus, propose des pistes de solutions afin de tenter la résolution de cette crise, pour l’enseignement supérieur essentiellement.
La dénonciation d’une crise de l’enseignement littéraire n’est certes pas nouvelle et les arguments avancés rejoignent souvent ceux qui, depuis des décennies, déplorent cette crise. Revenir sur cette histoire est néanmoins utile et un ouvrage qui signale le problème que pose toute forme de formalisme est bienvenu. Si la perte de sens peut expliquer le manque d’attractivité des études littéraires, il conviendrait sans doute de ne pas s’en tenir à une cause unique.
Martine Jey
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-15175-3
- EAN: 9782406151753
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15175-3.p.0185
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-23-2023
- Periodicity: Quarterly
- Language: French