In memoriam Bernard Beugnot (1932-2023)
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
3 – 2023, 123e année, n° 3. Proust en son temps - Auteur : Dandrey (Patrick)
- Pages : 741 à 745
- Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
In Memoriam
BERNARD BEUGNOT (1932-2023)
Patrick Dandrey
Bernard Beugnot nous a quittés le 7 mars 2023. Il était, entre bien d’autres titres, décorations, distinctions et appartenances académiques de grand prestige, membre d’honneur de la Société d’Histoire littéraire de la France. On peine à concevoir sa disparition, tant la jeunesse de son esprit, quoique balancée par un pessimisme croissant sur notre monde tel qu’il va, semblait lui promettre, à plus de quatre-vingt-dix ans, et surtout nous promettre, en prolongement d’une œuvre pourtant si considérable, la perpétuation d’une pensée et d’une écriture qui, sans une ride ni une redite, avaient pleinement conservé, à la veille encore de sa disparition, la même fécondité assortie d’une sobriété incisive qui furent sa marque durant sa longue vie de professeur, de chercheur et d’auteur. Ces qualités identifiantes nous frappent une dernière fois dans la sélection de plusieurs de ses comptes rendus qu’il avait récemment réunis en volume : l’anthologie de ces recensions couvrant soixante années de recherche en histoire littéraire ne fait pas que jalonner l’avancée patiente de la connaissance. « Chapitre oublié et parent pauvre de l’histoire littéraire, écrivait-il en ouverture de cet ouvrage testamentaire, l’exercice de la recension appelle […] un “regard rétrospectif” dont le présent recueil, nostalgique lamento, mémorial ou ossuaire, se veut à la fois la défense et l’illustration. » Ce volume tout consacré à autrui constitue aussi, comme il le sentait, comme il le voulait, la coda d’une vie de chercheur et son legs ultime. Le recenseur y manifeste dans chacune de ses analyses une attention à la fois éclairée et lumineuse, qui fait saillir les armatures, prolonge les intuitions fortes, dialogue avec les hypothèses, extrait et distille la pensée avec cette intelligence des choses à la fois acérée et généreuse où on le reconnaît. « Mon admiration, lui disais-je lors d’une cérémonie officielle à Ottawa en 2005, avait précédé notre accointance : on ne la soupçonnera donc pas 742d’avoir été orientée ou exagérée par l’amitié. La familiarité qui m’a rapproché de vous m’a permis d’en éclairer l’origine : outre le don de l’intelligence et la passion du travail, qui vont presque de soi, outre l’alliance de la rigueur et de l’intrépidité intellectuelles, vous emportez l’estime par ce que j’appellerais une morale de l’intelligence, où l’exigence fait loi. Vous êtes du petit nombre de ceux qui enseignent par l’exemple à leurs cadets que l’excellence s’acquiert par le renoncement aux concessions ; étant entendu que cette éthique autorise en récompense la plus généreuse ouverture aux découvertes de l’esprit et aux enthousiasmes du goût. » De cela témoignent tout uniment la vie intellectuelle, la carrière universitaire et l’œuvre académique de Bernard Beugnot, ou pour le dire autrement, la façon dont il métamorphosa le trajet d’une vie, le déroulé d’un magistère et le tracé d’une œuvre en un itinéraire intellectuel et euristique.
Car il y a du voyage, et pas seulement en esprit, dans cette vie de chercheur qui, de l’École normale supérieure et de la Sorbonne où il avait soutenu sous le direction de René Pintard un diplôme consacré à la présence de Montaigne dans les fables de La Fontaine, s’était attelé, dès l’agrégation obtenue, à un doctorat d’État portant sur une belle idée curieusement négligée : celle de la retraite dans la littérature et la pensée du xviie siècle. Mais une bifurcation décida de son destin : loin de la Sorbonne de ces années-là, un peu trop figée et conformiste à son goût où entrait aussi une part de discrète fantaisie qu’il ne renia jamais, l’attrait de l’Université de Montréal, libre et ouverte, s’exerça sur le nouveau chercheur qui l’avait découverte à l’occasion d’une année de césure dans son parcours de normalien. Il allait entre 1962 et 1999 y faire rayonner le département de littérature française par la réputation de son enseignement, l’éclat de ses travaux et la qualité de ses disciples. Et par son dévouement, aussi, à la gestion de cette collectivité dont il refonda les principes et les méthodes de fonctionnement, sans ménager son loisir ni ses efforts, tout en menant une carrière internationale qui lui offrit, pour des invitations ponctuelles, l’accès à de prestigieuses chaires universitaires. La leçon inaugurale de son poste de professeur, en 1971, offrait, sous le titre « Habiter la littérature », un programme d’exigence fervente et une déclaration d’amour à la recherche qu’il vivait comme le prolongement naturel du plaisir de la lecture : c’est un texte que l’on devrait mettre aujourd’hui encore (et surtout) entre les mains de tous les étudiants en Lettres. Cela se passait voici un demi-siècle, mais la voix qu’on y entend vibrer d’émotion réfléchie et passionnée n’a pas vieilli.
Le jeune maître avait soutenu deux ans plus tôt sa thèse qu’on n’ose dire « complémentaire », car l’édition savante des Entretiens de Guez de Balzac qui en constituait le sujet s’imposa dès sa parution (1972) comme un monument éditorial, depuis son socle jusqu’à son faîte : une solidité philologique digne d’un chartiste, y compris dans la description matérielle des volumes, y révèle déjà en lui le bibliophile dont la collection privée réunirait un jour l’ensemble des volumes originaux des ana publiés à l’âge classique ; et puis, couronnant l’entreprise, l’ampleur des perspectives offertes par l’apparat critique désigna 743d’emblée l’auteur, en communion fraternelle avec son ami Roger Zuber, comme l’un plus éminents redécouvreurs du premier xviie siècle, de sa pensée critique et de sa langue souplement normée. Cette exploration fut prolongée par une bibliographie générale des œuvres de Balzac (1979), monde touffu et fuyant, avec ses trois suppléments parus au fil des décennies et son aboutissement dans un volume refondu pour les éditions Memini en 2001. Cet aboutissement qui ne fut pas une fin allait servir le tremplin à un double rebond.
D’abord, l’étude d’un théoricien des Lettres et praticien de la lettre durant le second quart du Grand Siècle allait mener son éditeur et bibliographe à élargir ses perspectives scientifiques et chronologiques : d’où sortira un volume d’Essais de poétique classique surtitré La Mémoire du texte (1994), qui est devenu, de fait, un classique des études dix-septiémistes et plus largement des études d’esthétique et de poétique du texte littéraire. Ici encore, l’ouvrage fut bientôt assorti de son complément bibliographique : un Essai de bibliographie poétique et rhétorique intitulé Les Muses classiques (1996), qui tient lieu à la fois de pendant et d’arc-boutant à La Mémoire du texte. Et puis une édition, celle des Entretiens d’Ariste et d’Eugène (avec G. Declercq), vint en 2003 parachever cet édifice bien ordonné d’histoire de l’écriture, de l’art et du goût littéraires au Grand Siècle. Tout cela est bien sûr assorti d’une corolle d’articles et de collectifs par dizaines, tous suggestifs et fécondants, tantôt ouvrant des perspectives, offrant tantôt des mises au point définitives dans les domaines variés de l’épistolaire, du récit de voyage, des académies, de la critique, ou autour des notions de florilège, de clefs, de citations ou d’imitation, et encore à propos de genres fuyants comme l’entretien, de passions fureteuses comme la curiosité ou l’érudition, ou tout simplement des principes qui doivent gouverner un travail d’édition scientifique. On y prélèvera arbitrairement l’article devenu indispensable sur les conditions requises pour qu’une filiation puisse être définie comme une source, modèle de démonstration et indispensable outil herméneutique.
Mais cela n’en supposait pas moins un regard prospectif du chercheur toujours à l’affût de plus longues chaînes d’influences ou d’accointances. Son éminente compétence de poéticien et son goût de lecteur à toutes mains le projeta aussi vers le siècle qui naguère encore était le nôtre. Parmi les fils souterrains qui faisaient périodiquement résurgence dans une pensée en perpétuelle quête de renouvellement à la faveur de son approfondissement et de son élargissement fureteurs, on voyait ainsi surgir dès 1977 un volume au sujet inattendu : Les critiques de notre temps et Anouilh ; ou encore, en 1982, une édition des 60 exemplaires autographiés de La Table de Francis Ponge (avec R. Mélançon). Ces incursions se rattachaient, fût-ce d’une vue oblique, à son itinéraire de dix-septiémiste : l’une élargissait son intérêt pour les moralistes, fussent-ils dramaturges ; l’autre flattait son goût pour l’exploration de la poétique, fût-elle contemporaine. Mais rien ne prédisait dans cet itinéraire l’escale critique de cinq volumes de la « Bibliothèque de la Pléiade », trois consacrés à Ponge, puis 744deux à Anouilh, qui allaient s’égrener entre 1999 et 2007. Colossale, l’édition de l’œuvre complète de Ponge étoffe le tableau d’une troisième dimension, celle de la genèse des textes à travers le relief de leurs innombrables esquisses, variantes et variations démultipliant chaque texte. Ici encore, le travail philologique, éclairé par les apports de la critique génétique et par les travaux de l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM) de l’École normale, était associé à un essai critique sur la Poétique de Francis Ponge. Le Palais diaphane (1990), qui révélait dans cette œuvre une résurgence vivifiante de la vieille allégorie, cette « figure de rhétorique qui englobe toutes les autres et qui bénéficie d’une présence éclatée sans doute, mais toujours visible. Elle règne sur l’invention textuelle dont elle détermine aussi bien le vocabulaire que les modes d’organisation et préside à la décision d’abandon ou d’achèvement d’un texte », de sorte que, chez Ponge, la « poétique tend à se confondre avec une génétique ». De la notion de source passant insensiblement à celle de genèse, et de la genèse du français épuré et stabilisé par Guez de Balzac à son démontage fécondant en « objeu » par un orfèvre moderne du langage, ainsi Bernard Beugnot avait-il ouvert un passage du Nord-Ouest qui fondait en histoire de la poétique, mais aussi du travail et de l’imaginaire poétiques, le lien revendiqué de Ponge avec Malherbe et son siècle — notamment le lien que tissent les pièces ou les proèmes pongiens avec la fable de La Fontaine : l’analyse de ce lien aura d’ailleurs fait l’objet de la toute dernière publication de l’A., parue en juin 2023 dans Le Fablier.
Présent en filigrane de ses travaux depuis son lointain diplôme de Sorbonne, le fabuliste lui a d’ailleurs fourni le magnifique surtitre (« Loin du monde et du bruit ») de son grand œuvre, celui qu’il aura porté pendant un presque demi-siècle : à la faveur de cette maturation, sensible à travers des résurgences périodiques sous forme de publications qui jalonnèrent toute sa carrière, c’est un volume sobrement réduit à 300 pages qui, sous le titre non moins sobre de Discours de la retraite au xviie siècle, embrasse et décante la leçon peut-être majeure du chercheur et du penseur que fut Bernard Beugnot. Cet ouvrage limpide constitue un condensé fourmillant d’analyses esquissées et de prolongements suggérés sur ce phénomène central de la culture classique : l’appel au retrait méditatif loin de la cohue du présent et du commun, dont l’inventaire des formes multiples, dans leur diversité jusqu’à l’infime, éblouit par la puissance synthétique d’une pensée qui court depuis une introduction intitulée « Dissémination, contrastes, ambivalences : un lieu problématique » jusqu’à une conclusion dont le titre seul : « Archétype, culture, histoire » certifie la fécondité analytique et synthétique du parcours. Ce Discours de la retraire est aussi, pour tout historien de la littérature, un discours de la méthode. À partir d’un écrivain et penseur qui se nommait lui-même « l’ermite de la Charente », la pensée et l’écriture de Bernard Beugnot auront ainsi mûri en lui, pendant plusieurs décennies, cette immense somme discrètement condensée dont le sujet, au fil de l’étude, s’élargit en un fait de civilisation total : y convergent, 745comme l’écrit l’A., « l’imaginaire poétique et romanesque, la méditation des moralistes et des mémorialistes, la dévotion à laquelle convient les auteurs spirituels », jusqu’à constituer un chapitre fondamental de « l’histoire sociale, de la pensée et de la sensibilité […] puisqu’en ses avatars se raffine la conversation, s’affirment l’espace privé et la vie intérieure, s’affine et prend conscience d’elle-même la notion de littérature ». Chaque page de ce livre lentement mûri et médité appelle du lecteur le dépliement des suggestions et des intuitions qu’il recèle, pour une lecture qui devient participation active, déduite et induite, à la pensée fécondante de son auteur. D’autant que celui-ci se devine malgré lui en filigrane de son ouvrage, non pour s’exhiber, car la pudeur de Bernard Beugnot était farouche, mais parce que son ouvrage, pour solitaire et secret qu’en fût le sujet, réellement l’habita : il avoue en l’introduisant que ce sujet rencontre toujours en lui l’écho sensible et nostalgique de longues vacances solitaires dans un domaine auvergnat où il en fit rencontre. Il est des livres, même savants, qui embrassent une vie.
De l’homme qui se révèle ainsi à travers l’œuvre, on peut dire qu’il assortissait dans son personnage d’universitaire la générosité d’un maître, la fécondité d’un penseur, l’érudition d’un savant et l’élégance d’un classique. Roger Zuber, auquel le lia une longue amitié, s’employait à la concision, aspirant à ce que La Fontaine appelait « les grâces lacédémoniennes » ; Marc Fumaroli, un autre de leurs contemporains récemment disparu lui aussi, gouvernait avec une maîtrise souveraine la profusion ornée de l’éloquence ancienne ; à mi-distance de ces deux maîtres qui nous manquent tant, Bernard Beugnot incarnait, lui, avec le plus simple naturel et la plus seyante retenue, la perfection attique. Elle luit dans son œuvre comme elle imprégnait sa personne, sans rien de réservé non plus que de commis. Elle lui promet cette pérennité qui ne nous console pas de son absence.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-15175-3
- EAN : 9782406151753
- ISSN : 2105-2689
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15175-3.p.0229
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/08/2023
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français