Foreword
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d'Histoire littéraire de la France
3 – 2023, 123e année, n° 3. Proust en son temps - Author: Rey (Pierre-Louis)
- Pages: 519 to 522
- Journal: Journal of French Literary History
Avant-propos
Pierre-Louis Rey1
« Peut-on parler de Proust sans l’avoir lu2 ? » La réponse est évidemment oui. On n’a pas attendu le centième anniversaire de sa mort pour qualifier de « petite madeleine » le moindre souvenir d’enfance, ou pour que notre mémoire découvre à tout coup un « temps retrouvé ». L’important reste, aux yeux de tous, de lui gagner des lecteurs. À la recherche du temps perdu passant pour un roman d’une longueur décourageante, composé par un monsieur qui vivait couché, on apprivoise désormais le public en faisant de son auteur un « écrivain très simple3 », recommandable au premier chef par son génie comique. Proust savait être un joyeux luron – l’illustre cette photo où il joue de la guitare sur une raquette de tennis aux pieds de Jeanne Pouquet et de jeunes gens hilares. Teintée d’un bout à l’autre d’un humour qui s’exerce en priorité aux dépens de son héros, Àla recherche du temps perdu offre des passages d’une drôlerie irrésistible, mais ce comique se mérite au sein d’une œuvre compliquée dont les phrases exigent une attention soutenue.
Selon une autre idée trop répandue, on a le droit, si on est effrayé par les trois mille pages du roman, d’en choisir au hasard tel ou tel épisode. Cette option de lecture a été autorisée par Paul Valéry. Invité à participer au volume composé par la Nouvelle Revue française au lendemain de la mort de Proust, Valéry s’acquitta curieusement de cet exercice. Avouant qu’il avait lu « un seul tome » de son œuvre, quand quatre avaient déjà paru, et annonçant d’emblée que l’art du roman lui était « presque inconcevable », il prétendit que, en raison de « l’activité propre du tissu même de son texte », « on peut ouvrir le livre où l’on veut4 », 520alors que la Recherche a été conçue comme une quête du Graal où les épisodes, obéissant à une succession calculée, se dirigent vers un dénouement qui a valeur de révélation. Pour user de la comparaison consacrée, on visite une cathédrale en admirant son porche, avant de progresser dans la nef et ses bas-côtés jusqu’à y découvrir le chœur. C’est lorsqu’on y retourne, un jour ou un an plus tard, qu’on y pénètre par un portail latéral pour aller droit à telle chapelle ou telle sculpture jugée émouvante ou regardée trop distraitement. On ne doit, je pense, butiner dans la Recherche qu’après en avoir franchi les étapes selon l’ordre du récit, même si, je le concède, mieux vaut encore y butiner au gré de sa fantaisieplutôt que l’ignorer tout à fait.
Cette exigence a dû être présente à l’esprit de la commission qui a retenu Le Temps retrouvé pour le programme de l’agrégation de lettres de 2023. Ayant jadis, au sein de cette commission, proposé qu’on inscrivît une partie de la Recherche au programme de la session de 2001, j’en avais exclu Du côté de chez Swann parce que ce premier volume s’achève sur une conclusion nostalgique contredite in fine par les illuminations du Temps retrouvé. Arrêter sa lecture à Du côté de Swann, c’est prendre de l’esthétique du roman une idée non seulement incomplète, mais fausse. D’autres membres de la commission avaient écarté Le Temps retrouvé sous prétexte que ce choix obligerait les candidats à lire toute la Recherche. Il faut croire qu’on prête aux agrégatifs d’aujourd’hui un appétit plus solide que celui de leurs aînés, de leurs parents peut-être. Mais il était tout aussi nécessaire d’avoir lu l’ensemble du romanpour comprendre l’épisode intermédiaire de Sodome et Gomorrhe, qui avait été finalement retenu, ou celui d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, choisi dix-sept ans plus tôt.
La « vérité proustienne » est « hors du temps tel que nous le mesurons, et des contingences », écrivait Jacques-Émile Blanche5, prenant en apparence le contrepied de l’intitulé « Proust en son temps » que Luc Fraisse et moi avons proposé pour ce colloque. Le célèbre portrait où Blanche a représenté le visage de Proust comme celui d’un Pierrot lunaire favorise cette approche. Mais, ajoutait-il, c’est à partir d’une observation aiguë des réalités contemporaines que Proust a accédé à ce « hors du temps », démentant la boutade de Maurice Barrès : « Un conteur arabe dans la loge de la portière ! Peu importe le canevas sur lequel Proust brode ses arabesques, tout ressemble aux fleurs, aux oiseaux des boîtes de rahat-loukoum6 ». Conteur arabe, l’expression n’aurait pas déplu à Proust qui donne les Mille et une Nuits pour un modèle de son roman, mais loin de se tenir confiné dans sa loge de portière, il a visité les étages de l’immeuble (les étages nobles, il est vrai, de préférence aux chambres de bonne) et s’est montré curieux des modes de son époque, jusqu’à passer auprès 521de ses contemporains pour un esprit superficiel. Cette réputation fut en partie responsable du refus opposé par Gallimard au manuscrit de Du côté de chez Swann. L’image d’un Proust habitué des soirées mondaines et auteur dans Le Figaro de chroniques frivolesne s’accordait guère avec le classicisme plutôt austère de la maison dominée par André Gide. Il y était jugé de son temps, en un sens péjoratif de l’expression.
De son temps, il le fut autrement, par son intérêt pour le téléphone, déjà présent dans un Jean Santeuil alors inconnu, ou pour l’automobile, célébrée dès 1907 dans un article intitulé « Impressions de route en automobile ». Grâce à ces inventions sont modulés plusieurs sujets d’inspiration majeurs de son œuvre : le téléphone met magiquement en « communication immédiate7 » avec l’être cher dont on est séparé, tandis que la vitesse de l’automobile impose une vision inattendue de l’espace et des objets qui le composent. En 1909, une représentation de La Walkyrie l’a fait songer à l’« armature de métal » des avions « se frayant dans l’air des routes aussi résistantes que le sol8 », anticipation du vol d’hélicoptères sur l’air de la célèbre chevauchée de Wagner dans Apocalypse now, le film de Francis Ford Coppola, avant queles anges de Giotto ne soient représentés exécutant des loopings à la manière d’élèves de Roland Garros9. Alfred Agostinelli ayant manifesté pour l’aviation une passion qui lui sera fatale, une discrète allusion est faite, dans la Recherche, à l’instrument que le jeune homme avait choisi pour se changer, irrémédiablement, en être de fuite10.
À l’instar de Jacques-Émile Blanche, François Mauriac a expliqué comment il avait fallu que Proust fût « en son temps » pour se placer hors du temps.
Si Proust, comme d’autres de ses contemporains, avait invoqué les intérêts supérieurs de la littérature et s’était désintéressé de la bataille pour Dreyfus, il n’eût pas été capable […] de créer les Guermantes et les Verdurin. Ni Swann, ni Bloch, ni Saint-Loup n’eussent pu sortir de lui. Le désengagement créateur, à un tournant de sa vie, ne l’a été que grâce à l’engagement des années durant lesquelles il engrangea toutes les passions de son époque […]11.
Sans doute Mauriac exagère-t-il la coupure de sa vie en deux. S’il passa en effet dans sa chambre la plupart de ses heures du moment où, vers 1908, il se mit à composer son roman, il en sortait plus souvent qu’on ne l’imagine parfois12 et il eut la force, juste avant de s’éteindre, d’évoquer à propos de l’écrivain Bergotte « cette incroyable frivolité des mourants13 ». Il s’intéressa au cubisme, au futurisme et aux divers emplois de la dissonance, même s’il 522s’abstint d’introduire fébrilement ces nouveautés dans l’éducation de son héros, dont la culture ne va guère au-delà des derniers impressionnistes ou du Pelléas et Mélisande de Debussy. Il poursuivit enfin, comme à l’époque de sa vie mondaine ou de l’affaire Dreyfus, la lecture quotidienne de journaux qui le tenaient informé de l’actualité politique, des variations de la Bourse et plus gravement des développements de la Grande Guerre dont se lit l’écho dans LeTemps retrouvé. On se rappelle pourtant la mise en garde de Charles Swann, au début du roman :
Ce que je reproche aux journaux c’est de nous faire faire attention tous les jours à des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles14.
Passer une partie de son temps (le perdre, peut-être) à lire des journaux et des magazines, ou le consacrer tout entier à relire les œuvres qui élèvent l’âme et l’esprit, est un dilemme familier à ceux qui aspirent à la culture. Ce n’en était pas un aux yeux de Proust, attentif jusqu’à ses derniers jours à ces « choses insignifiantes » dont il nourrissait son roman. Swann, homme de goût, n’est pas un créateur. Avec de l’éphémère, Prousta su faire de l’éternel.
1. Université Sorbonne nouvelle (CRP 19).
2. Titre d’une émission de France Culture du 7 juin 2022.
3. Selon Charles Dantzig, sur Europe 1, le 28 septembre 2022. Voir son Proust océan,Paris, Grasset, 2022.
4. Hommage à Marcel Proust (1871-1922), La Nouvelle Revue française, 1er janvier 1923, p. 120.
5. Mes modèles. Souvenirs littéraires (1928), Paris, Stock, 1984, p. 122.
6. Propos cité de mémoire par J.-É. Blanche, ibid.,p. 121.
7. JS, p. 359.
8. Esquisses du Temps retrouvé, RTP IV, p. 776.
9. Voir Albertine disparue, ibid., p. 227.
10. Voir Sodome et Gomorrhe, RTP III, p. 417.
11. Le Nouveau Bloc-Notes. 1961-1964 (juillet 1962), Paris, Flammarion, 1968, p. 170.
12. Durant l’année 1917, il sort deux ou trois soirs par semaine (voir Jean-Yves Tadié, Marcel Proust,Paris, Gallimard, « Biographies », 1996, p. 767).
13. La Prisonnière (ajout), RTP III, p. 1739. Commenté par Luc Fraisse, Proust au miroir de sa correspondance, Paris, SEDES, 1996, p. 163-164.
14. Du côté de chez Swann, RTP I, p. 25-26.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-15175-3
- EAN: 9782406151753
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15175-3.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-23-2023
- Periodicity: Quarterly
- Language: French