Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire littéraire de la France
3 – 2020, 120e année, n° 3. Formations d'écrivains au xixe siècle. Écoles, sociabilités, autodidaxies - Auteurs : Vintenon (Alice), Vialleton (Jean-Yves), Moreau-Viltard (Isabelle), Sermain (Jean-Paul), Marie (Laurence), Ritz (Olivier), Gengembre (Gérard), Orset (Anne), Benoteau-Alexandre (Marie-Ève), Saminadayar-Perrin (Corinne)
- Pages : 719 à 738
- Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
La Langue de Jacques Amyot. Sous la direction de Françoise Frazier et Olivier Guerrier. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2018. Un vol. de 232 p. (Suzanne Duval)
Études rabelaisiennes, tome LVIII. « Ces belles billevesées ». Études sur le Gargantua. Sous la direction de Stéphan Geonget.Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2019. Un vol. de 144 p. (Nicolas Le Cadet)
Sodalitas litteratorum. Études à la mémoire de / Studies in memory of Philip Ford. Éd. Ingrid A.R. De Smet et Paul White, avec la collaboration de Richard Cooper, Michel Magnien, John O’Brien et George Hugo Tucker. Genève, Droz, 2019. Un vol. de 318 p. (Loris Petris)
Le Mépris de la cour : la littérature anti-aulique en Europe ( xvi e - xvii e siècles). Sous la direction de NathaliePeyrebonne, AlexandreTarrête et Marie-ClaireThomine. Paris, PUPS, « Cahiers V. L. Saulnier », no 35, 2018. Un vol. de 332 p. (Françoise Poulet)
Balthasar Baro. Textes réunis par Bénédicte Louvat-Molozay et Pierre Pasquier. Rennes, PUR, « La Licorne », no 132, 2018. Un vol. de 208 p. (Tristan Alonge)
Nouvelles Formes du discours journalistique au xviii e siècle. Lettres au rédacteur, nécrologies, querelles médiatiques. Sous la direction de Samuel Baudry et Denis Reynaud. Lyon, Presses universitaires de Lyon, « Littérature et idéologies », 2018. Un vol. de 266 p. (Sébastien Drouin)
Violence des sentiments, violence de l ’ histoire. Le roman français à l ’ orée du xix e siècle. Sous la direction de Silvia Lorusso. Pise, Edizioni ETS, 2019. Un vol. de 154 p. (Jean-Christophe Igalens)
Le Roman de mœurs. Un genre roturier à l ’ âge démocratique. Sous la direction de Philippe Dufour, Bernard Gendrel et Guy Laroux. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2019. Un vol. de 372 p. (Myriam Kohnen)
720Récits de spectateurs. Raconter le spectacle, modéliser l ’ expérience ( xvii e - xx e siècle). Sous la direction de Fabien Cavaillé et Claire Lechevalier. Rennes, PUR, « Le Spectaculaire », 2017. Un vol. de 245 p. (Sylvie Humbert-Mougin)
Les Voyageuses dans l ’ océan Indien. xix e -première moitié du xx e siècle. Identité et altérités. Sous la direction d’Évelyne Combeau-Mari. Rennes, PUR, « Histoire », 2019. Un vol. de 274 p. (Andreas Pfersmann)
L ’ imaginaire raciologique en France et en Russie, xix e - xx e siècles. Sous la direction de Sarga Moussa et Serge Zenkine. Lyon, Presses universitaires de Lyon, « Littératures et idéologies », 2018. Un vol. de 208 p. (Françoise Genevray)
Anne Debrosse, La Souvenance et le désir – La réception des poétesses grecques, Paris, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2018. Un vol. de 529 p.
Par son titre, La Souvenance et le désir, l’ouvrage d’Anne Debrosse rend hommage au travail pionnier de Joan DeJean, Les Fictions du désir, 1546-1937 (Paris, Hachette, 1994), consacré à la réception de l’œuvre de Sappho et à la façon dont cette figure a été réimaginée au fil des siècles, au point de devenir, à la faveur de ses appropriations successives, un véritable personnage de fiction. Si Sappho reste centrale dans le présent ouvrage, il renouvelle profondément la perspective en étudiant les poétesses grecques comme un groupe. Ce choix permet de sortir de l’ombre de Sappho des figures de poétesses largement oubliées, et dont les textes sont, pour la plupart, perdus. Mais il est aussi imposé par les textes étudiés : aux xvie et xviie siècles, qu’Anne Debrosse prend pour objet d’étude parce qu’ils « ont fondé notre propre perception des poétesses puisqu’ils ont été les premiers à les redécouvrir » (p. 19), les poétesses grecques sont généralement appréhendées en groupe.
En étudiant cette réception collective, Anne Debrosse soulève des questionnements très actuels : les auteurs et les éditeurs qui réunissent les poétesses et compilent leurs œuvres ne contribuent-ils pas, sous couvert de les mettre en lumière, à les assigner à leur condition biologique ? Bien avant que la critique ne s’interroge sur l’existence d’une « écriture-femme » (Béatrice Didier), le regroupement des poétesses préfigure en effet l’idée selon laquelle le sexe des autrices se reflèterait, d’une manière ou d’une autre, dans leurs écrits, et qu’il y aurait une spécificité de l’écriture féminine. Mais n’a-t-il pas eu pour conséquence de gommer les particularités de chaque poétesse ? Si la plupart écrivent de la poésie lyrique, leurs œuvres s’inscrivent dans des contextes différents, et présentent des traits stylistiques et formels variés. Anne Debrosse souligne que le regroupement des poétesses s’explique en partie par l’instrumentalisation dont elles font l’objet : à l’heure de la querelle des femmes, les listes de femmes illustres ont pu aussi bien être utilisées par le camp philogyne, désireux de promouvoir l’éducation féminine, que par les adversaires des femmes, prompts à fustiger les mœurs de Sappho ou à souligner la rareté des textes des poétesses afin de maintenir les femmes dans leur situation d’infériorité. Anne Debrosse éclaire donc dans leur diversité les enjeux d’une réception qui repose non seulement sur la transmission des textes, mais également sur des projections idéologiques qui se déploient d’autant plus librement que les textes conservés sont rares et dispersés. Menée dans une perspective comparatiste, l’étude part des relais antiques des textes des poétesses pour, ensuite, se concentrer sur l’époque de leur redécouverte, les xvie et xviie siècles. Elle se concentre, judicieusement, sur la France et l’Italie, où l’activité 721philologique autour des poétesses est particulièrement intense. Le corpus considéré impressionne, tant par son large empan chronologique que par sa diversité : outre les éditions et travaux philologiques dont font l’objet les poétesses, Anne Debrosse s’intéresse à la place que leur réservent les textes polémiques (notamment dans le cadre de la querelle des femmes), les compilations et encyclopédies, mais aussi à l’utilisation qu’en font les auteurs eux-mêmes, des poétesses de la Renaissance (comme Louise Labé) aux romans de Madeleine de Scudéry.
Dans sa première partie, l’ouvrage étudie les modalités de la réception des poétesses grecques. Il montre que la connaissance des poétesses repose moins sur les textes que sur des testimonia laudatifs ou péjoratifs. Ces derniers contribuent à forger des images légendaires qui faciliteront, aux xvie et xviie siècles, l’instrumentalisation des poétesses. Le premier chapitre passe en revue les ouvrages qui assurent, depuis l’Antiquité, la transmission des textes des poétesses grecques, en particulier l’Anthologie grecque, mais aussi les traités techniques et les traités littéraires (comme le Traité du sublime). En analysant méticuleusement la disponibilité de chacun de ces textes antiques à la Renaissance, ce tour d’horizon permet d’établir que les érudits de la Renaissance possèdent un grand nombre de sources, et qu’aucune d’entre elles ne regroupe les textes des poétesses en fonction de leur sexe. Le chapitre se penche ensuite sur les testimonia. Dus, pour certains, à des auteurs célèbres (Plutarque, Aristote…), ils peuvent être « individualisants », comme ceux que Plutarque consacre à Cléobulina et à Télésilla, connue pour sa valeur guerrière, ou ceux qui confrontent et comparent une poétesse à un poète. D’autres témoignages traitent les poétesses comme un groupe, tantôt pour les tourner en dérision (par exemple dans la comédie), tantôt pour célébrer leur art. Parmi les « testimonia regroupants laudateurs », Anne Debrosse souligne l’importance du canon qu’établissent, dans l’Anthologie grecque, les épigrammes élogieuses de Méléagre et Antipater, dont la sélection sera largement reprise à la Renaissance, en particulier celle d’Antipater, qui cite neuf poétesses, et suggère ainsi un parallèle avec les Muses. Le second chapitre étudie en détail les Carmina novem illustrium feminarum, publiés en 1568 par l’homme d’église Fulvio Orsini : véritable travail de recherche, qui réunit les poèmes éparpillés dans les textes antiques, il regroupe, dans ses neuf premiers chapitres, les œuvres des neuf poétesses grecques du canon, et les rend ainsi accessibles au public helléniste. L’intéressant troisième chapitre évoque la manière dont les auteurs des xvie et xviie siècles ont interprété la rareté des textes de poétesses : si, dans certains cas, elle est mise sur le compte de l’oralité de leur production, certains « champions des femmes », comme L’Arioste ou Castiglione, imaginent qu’elles ont pu être victimes d’un « tri historique sexiste » (p. 200) de la part des Anciens, surtout préoccupés de voir passer à la postérité les poètes masculins. Anne Debrosse émet d’ailleurs l’hypothèse que ce tri pourrait avoir été encore plus drastique dans le cas d’autres écrits de femmes (par exemple, ceux des femmes philosophes ou mathématiciennes), jugés encore moins conformes à leur sexe que ne le sont les vers lyriques. Quoi qu’il en soit, la rareté des textes de femmes ne signifierait donc pas qu’ils seraient de moindres qualités, comme le prétendent les adversaires des femmes, mais s’expliquerait plutôt par la discrimination que leur font subir ceux qui leur refusent l’accès à l’éducation et défendent les privilèges masculins. Le quatrième chapitre passe en revue les outils disponibles à l’époque moderne pour connaître les poétesses grecques, notamment les dictionnaires et les manuels. Cette enquête révèle la précocité de leur présence dans la littérature pédagogique italienne, tandis qu’en 722France, il faut attendre la seconde moitié du xvie siècle pour voir apparaître dans les manuels d’autres noms que celui de Sappho.
La seconde partie, « Les poétesses grecques comme enjeux », forme une enquête passionnante sur la manière dont les poétesses grecques ont été citées et utilisées, dans l’Antiquité et à l’époque moderne, notamment pour promouvoir l’écriture et l’éducation féminines. Le premier chapitre montre comment les poétesses grecques ont elles-mêmes cherché à s’inscrire dans une filiation littéraire féminine, et souligne l’ambivalence du geste consistant à mettre en évidence des lignées de poétesses : outre qu’il estompe les spécificités de chacune, n’empêche-t-il pas les femmes de se mesurer à leurs homologues masculins ? Ces questionnements se prolongent, comme le montre le deuxième chapitre, à l’époque moderne, lorsque les poétesses grecques (en particulier Sappho, saluée pour ses inventions formelles) sont placées, sous la plume de poètes masculins comme Jodelle, au point d’origine d’une lignée poétique prolongée par la Pléiade. Les deux chapitres suivants abordent les problèmes que posent les poétesses aux modernes qui seraient tentés de s’en réclamer : si la rareté des textes conservés peut rendre contre-productive la référence à leur modèle, c’est surtout l’immoralité supposée de certaines figures qui fait difficulté. Comment, par exemple, faire de Sappho une figure exemplaire, alors que sa vie amoureuse est, à en croire certains testimonia, contraire à la morale chrétienne ? Anne Debrosse analyse finement les stratégies mises en œuvre pour réhabiliter les poétesses controversées. Certaines entrent en résonance avec l’actualité des mouvements féministes, par exemple lorsque des autrices de la Renaissance plaident pour la constitution de cénacles littéraires « non-mixtes », qui permettraient selon elles de combattre la censure masculine et de promouvoir les productions des femmes. Anne Debrosse se garde cependant de tout anachronisme, en expliquant avec finesse les problèmes que pose l’application aux stratégies féminines de l’époque moderne du concept de féminisme : à ce terme, qui désigne une « volonté commune d’améliorer les droits des femmes » (p. 349), Anne Debrosse préfère celui de « féminocentrisme » (p. 350). Ce dernier renvoie, tout en signalant leurs limites, au caractère revendicatif de certaines utilisations des poétesses grecques, par exemple chez Mademoiselle de Scudéry, qui met en cause le mariage et plaide pour l’éducation des filles. Dans le dernier chapitre, Anne Debrosse montre que le sort réservé aux poétesses grecques est emblématique de la « ghettoïsation » subie par les textes féminins : s’il représente, de la part des éditeurs, une stratégie commerciale fructueuse (par exemple dans l’édition posthume des poèmes de Pernette du Guillet), le rapprochement avec des poétesses grecques ne correspond pas toujours à la volonté des autrices modernes, qui ne souhaitent pas nécessairement être enfermées dans leur condition biologique.
Ce très beau livre allie la rigueur philologique à la finesse de l’analyse. Toujours stimulants, clairs et argumentés, ses questionnements pourront intéresser aussi bien les hellénistes que les spécialistes des littératures de la Renaissance et du xviie siècle. Mais bien au-delà, ils pourront nourrir les débats très actuels sur la sous-représentation des autrices dans les cursus scolaires et universitaires, et sur les différentes manières de promouvoir l’écriture féminine. Si quelques coquilles sont à déplorer (p. 141, 288, 341…), l’ouvrage se distingue par l’élégance de son écriture.
Alice Vintenon
723Jean-Pierre van Eslande, L’Âge des enfants (xvie-xviie siècles). Genève, Droz, « Les seuils de la modernité », 2019. Un vol. de 260 p.
L’ouvrage est dédié à Michel Jeanneret (1940-2019). Il s’agit là d’un hommage à un grand spécialiste de la culture française des xvie et xviie siècles récemment disparu, mais on peut y voir aussi la revendication d’une filiation intellectuelle. Le livre de Jean-Pierre van Eslande, professeur ordinaire à l’université de Neuchâtel, peut en effet s’inscrire dans la tradition de cette « école suisse », à laquelle on doit tant d’ouvrages qui ont renouvelé l’approche de la littérature française en la relisant à la lumière de questions nouvelles, en alliant lectures fines des textes et large vision d’ensemble, et en conciliant érudition et agrément.
Le livre se propose en dix chapitres d’étudier les personnages d’enfants dans les grands textes de la littérature française des xvie et xviie siècles, de Marot à Charles Perrault, en passant par Rabelais, Montaigne, les mémorialistes, le roman comique, le théâtre classique, les moralistes, La Fontaine. Deux chapitres consacrés non à des auteurs français, mais à des humanistes écrivant en latin, Érasme et Thomas More, encadrent le chapitre sur Rabelais. Certains chapitres portent sur un seul auteur, d’autres en regroupent plusieurs. Le chapitre sur les mémorialistes (chap. vi, « Faire l’histoire, faire son histoire : les mémorialistes enfants ») aborde la Vie d’Agrippa d’Aubigné et les mémoires du cardinal de Retz, mais aussi des textes moins fréquentés (mémoires de Nicolas Goulas édités par Noémie Hepp, Champion, 1995 ; mémoires de l’anthologie d’Alain Niderst, Les Français vus par eux-mêmes, Robert Laffont, « Bouquins », 1997). Celui sur les romans comiques (chap. vii, « Enfants déchaînés et turbulences romanesques ») analyse successivement l’Histoire comique de Francion de Charles Sorel et Le Page disgracié de Tristan L’Hermite. Celui sur le théâtre classique (chap. viii, « Sous les feux de la rampe ») se penche sur des pièces de Corneille, de Racine et de Molière (l’Agnès de L’École des femmes et la petite Louison du Malade imaginaire). Les textes commentés sont précisément présentés et largement cités.
L’introduction et la conclusion du livre explicitent la thèse qui donne son unité à cette promenade littéraire. Aujourd’hui, et depuis Rousseau, l’enfant renvoie à « un état originel d’autant plus valorisé qu’il est étranger au développement politique et culturel des sociétés » (p. 230), il figure « la nature humaine préservée du vice », de la « corruption du monde des adultes » (p. 231). C’est ce que l’auteur appelle « le temps de l’enfance », et qu’il oppose à l’époque antérieure, « l’âge des enfants » du titre. Les analyses littéraires du livre essaient de montrer que les textes de l’« âge des enfants » « traitent les enfants comme des sujets dynamiques, d’emblée différenciés, dont les faits et gestes ne renvoient ni à des principes universels, ni à une faiblesse quelconque » (p. 8) et en font les « porteurs d’une espérance collective suscitée par le sentiment partagé d’assister à l’éclosion d’un monde nouveau » (p. 230). La thèse donne lieu à des remarques éclairantes, sinon bien sûr toujours complètement nouvelles : c’est par exemple cette ancienne conception de l’enfant qui ferait que les mémorialistes anciens ne seraient pas tentés par « l’évocation nostalgique de leur enfance » et préféreraient « l’action vécue précocement et relatée sur un mode dynamique » (p. 121). Mais on trouve aussi dans l’ouvrage des interprétations peut-être forcées par le souci d’étayer la thèse. L’épisode des chevaux de bois dans Gargantua, qui relève d’abord de ce que Leo Spitzer appelait le « grotesque » de Rabelais, montrerait que ce dernier « revisite l’imaginaire de la formation pour mieux en écarter tout risque de formatage en matière d’expression langagière et de maintien corporel » (p. 71). La double fin du « Petit Poucet » devrait être lue 724non simplement comme un clin d’œil au lecteur mêlant humour et satire, mais comme une preuve qu’à l’âge des enfants « le dynamisme enfantin ne saurait tenir dans les bornes d’une histoire aboutissant à une conclusion définitive » (p. 226).
L’ambition du livre est de retracer une histoire des représentations. Est-il sérieux de le faire avec un corpus de textes ne constituant pas une série homogène et surtout appartenant presque exclusivement à ce que les Anglo-Saxons appellent le « canon » littéraire ? L’auteur semble répondre à cette objection en suggérant qu’il s’intéresse aux textes en tant que ceux-ci instituent des « modes de subjectivation » et non en tant que documents sur les réalités (comme ont pu le faire les historiens, Philippe Ariès en premier, dans son grand livre de 1960 sur L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime). En effet, l’expression mode de subjectivation, empruntée sans doute à Michel Foucault, même si elle n’est pas définie dans l’ouvrage, y revient comme un fil rouge (notamment pages 9, 79, 98, 179, quatrième de couverture). L’opposition tranchée entre deux « âges » séparés par un « renversement de perspective » (p. 230) apporte à l’ouvrage une « mise en intrigue » frappante et un pathos, selon un procédé lui aussi probablement hérité de Michel Foucault.
Jean-Yves Vialleton
Élodie Argaud, Épicurisme et augustinisme dans la pensée de Pierre Bayle. Une affinité paradoxale. Paris, Honoré Champion, « Vie des Huguenots », 2019. Un vol. de 674 p.
Que signifie l’adjectif « épicurien » lorsqu’il se trouve appliqué à Pascal ou Malebranche ? Quel rapport entre l’augustinisme et l’épicurisme, entre une pensée « rigoriste » et une philosophie antique décriée ? On attendrait, en bonne logique, un rapport d’exclusion. Selon Élodie Argaud, il n’en est rien. Cet ouvrage, issu d’un travail de thèse, montre que les rapports de l’épicurisme et de l’augustinisme sont en réalité d’une indéniable pertinence pour les penseurs de la seconde moitié du xviie siècle. Le point commun, c’est le « plaisir », que Pierre Bayle place au cœur des anthropologies augustiniennes et épicuriennes et qu’il décline sous différentes formes dans la quasi-totalité de son œuvre. Élodie Argaud utilise ainsi le « plaisir » comme un révélateur, à la fois pour se repérer dans le dédale de la pensée de Pierre Bayle et pour lire les interprétations que suscitent les textes d’Augustin, chez des penseurs aussi différents que Pierre Jurieu, Nicole ou Fénelon. Si le plaisir sert de fil rouge, l’architecture d’ensemble de l’ouvrage s’explique par l’intérêt accordé au cycle des Pensées diverses : un parti pris de lecture qui a pour avantage d’embrasser la totalité de l’empan chronologique de l’œuvre de Bayle, mais qui explique aussi que certains développements se voient relégués en annexe. L’ouvrage est en effet structuré en quatre grandes parties d’inégales longueurs.
La première partie s’ouvre sur une analyse de la querelle sur le malebranchisme, où Bayle prend publiquement position contre Arnauld et en faveur de l’« épicurisme » de la philosophie morale de Malebranche. Au cœur de cette querelle, un énoncé, « Tout plaisir est un bien », qu’Arnaud refuse d’ériger en principe, là où Bayle l’estime au contraire proportionné à notre état : « étant donné l’homme tel qu’il est, il faut reconnaître que tout plaisir rend heureux. » (p. 110) Un deuxième chapitre permet de préciser l’arrière-plan anthropologique de la querelle sur le 725plaisir, à l’aide de deux traités augustiniens de dévotion : le Traité de la dévotion de Pierre Jurieu et les Essais de morale de Nicole.
La deuxième partie concerne le rapport entre plaisir et morale, tel qu’il s’énonce dans le cycle des Pensées diverses. L’hypothèse de lecture avancée par Élodie Argaud est que « Bayle tient déjà, en 1682, dans les Pensées diverses sur la comète, l’application morale épicurienne de l’anthropologie augustinienne de Malebranche » (p. 173). L’attention accordée à l’énonciation et à la « construction littéraire » dans les Pensées diverses lui permet, à la fois d’expliquer la part de caricature dans l’exemple de l’athée Vanini (l’exemple a valeur de « rétorsion ») et de nuancer l’importance du paradoxe de l’athée vertueux dans l’économie de l’œuvre (ce serait un « trompe-l’œil argumentatif », p. 189). L’analyse trouve son prolongement dans la Continuation des pensées diverses, à travers l’application baylienne du pari de Pascal, compris comme « une économie morale épicurienne » (p. 277). L’épicurisme serait la seule morale adaptée à notre nature.
La troisième partie, intitulée « spiritualité du plaisir », déplace doublement le propos, en privilégiant le « contexte épicurien » de la rédaction du Commentaire philosophique, et en s’intéressant d’abord au zèle religieux plutôt qu’à la tolérance. Élodie Argaud démontre l’importance du plaisir au sein de la spiritualité de Jurieu, mais aussi du zèle comme signe de Dieu et pierre d’achoppement entre plaisir divin et plaisir concupiscent. Or le zèle et le sentiment de certitude qu’il inspire sont également au cœur des analyses du Commentaire philosophique. Les ambiguïtés de ce traité, notamment relevées par G. Mori (Bayle philosophe, 1999), sont ici relues à la lumière de l’adhésion de Bayle à « l’anthropologie gassendiste de Malebranche » (p. 393). La suite de la troisième partie explore les répercussions de cette critique du zèle de Dieu sur l’écriture de Bayle et fait l’hypothèse que « l’honnêteté est l’exact envers du zèle » (p. 411). On appréciera tout particulièrement l’analyse du réinvestissement du « sonnet d’Uranie », de Voiture, pour rendre compte de « la force du tempérament contre la raison » (p. 424).
La quatrième partie, plus courte, est centrée sur la Continuation des Pensées diverses, présentée comme le lieu d’une dispute entre les principes d’Épicure et ceux d’Augustin. Le paragraphe 102, sur lequel se concentre l’analyse, est vu comme « un laboratoire pour comprendre le fonctionnement de l’écriture baylienne » (p. 463).
Des annexes complètent une analyse déjà très dense. Un développement à portée historiographique sur le « panhédonisme » de H. Brémond, évoqué en introduction, permet de préciser l’originalité de la position de Fénelon dans la querelle sur le malebranchisme. L’histoire d’un vers de Virgile, « trahit sua quemque voluptas », est l’occasion de revenir sur la définition de la grâce chez Augustin. La prise en compte de l’importance du zèle chez Nicole fait dialoguer Pascal et Nicole sur le divertissement, le désir et le plaisir.
On voit ici qu’Élodie Argaud navigue avec une relative aisance entre un corpus strictement baylien et un corpus plus large. Le recours aux annexes (qui auraient pu faire l’objet de publications séparées) permet peut-être de concilier la cohérence de la démonstration, centrée sur Bayle, avec la nécessité méthodologique de lire Bayle « à l’intérieur des constellations intellectuelles dans lesquelles il se place » (p. 17). De ce point de vue, Élodie Argaud hérite à la fois de l’injonction de Quentin Skinner, dans le champ de l’histoire des idées, d’étudier les textes philosophiques du passé « comme des interventions concrètes dans des situations historiques concrètes », et des travaux sur les querelles comme activités structurantes de la République des Lettres, notamment développés au sein de l’Institut d’Histoire des Représentations 726et des Idées dans les Modernités. L’intérêt de l’approche d’Élodie Argaud tient à ce qu’elle dépasse l’aporie « fidéiste », sans pour autant retomber sur l’alternative (structurante des études bayliennes) qui fait de Bayle soit un calviniste méconnu, soit un sceptique et un athée masqué. On sera ainsi particulièrement sensible à la promotion critique de la notion rhétorique d’« application » : « appliquer un texte, c’est savoir lui donner un nouveau contexte pertinent », c’est un « art d’écrire » qui nécessite une véritable inventio (p. 29-30). Si le recours à Max Weber pour rendre compte de l’« affinité élective » entre augustinisme et épicurisme (p. 31) ne nous convainc pas, en revanche, l’application nous paraît une notion endogène pertinente pour décrire le fonctionnement de l’écriture baylienne. Dès lors les rapprochements entre augustinisme et épicurisme, sous la plume de Bayle, ne sont pas seulement paradoxaux ou polémiques. Ils ne témoignent pas, non plus, de la labilité de notions qui changeraient de sens selon le contexte. Ils témoignent bien plutôt d’une véritable démarche critique qui revient à pousser un système de pensée dans ses ultimes retranchements. La pratique de l’application, que Bayle défend à la remarque E de l’article « Épicure » du Dictionnaire historique et critique, permet d’allier les talents de polémistes de Bayle, à son métier de nouvelliste, à un côté plus expérimental de sa pensée. Bayle ne se contente pas de rapprocher des systèmes de pensée hétérogènes, ces rapprochements ne sont pas qu’un jeu intellectuel, mais ils ne se réduisent pas non plus à cet art de la rétorsion dans lequel Bayle est passé maître. Les débats sont lancés à partir de l’actualité philosophique, comme autant de mises à l’épreuve des idées débattues. On soulignera, pour finir, la grande rigueur et la qualité de ce travail de thèse qui relève pleinement de l’histoire des idées.
Isabelle Moreau
Françoise Gevrey, Modèles et fiction à l’âge classique et au siècle des Lumières. Avant-propos de Jean-Louis Haquette. Paris, Honoré Champion, « Les Dix-huitièmes siècles », 2019. Un vol. de 444 p.
Françoise Gevrey nous offre une sélection de vingt-six articles sur la centaine qu’elle a publiée. Ils portent sur les genres fictionnels des xviie et xviiie siècles, à trois exceptions près, l’une concernant le théâtre de La Motte, l’autre les Rêveries de Rousseau, la dernière la relation des Goncourt à La Bruyère. Ce recueil vient compléter heureusement les deux livres déjà assez anciens de Françoise Gevrey (un troisième ayant une ambition didactique et portant sur les Journaux de Marivaux). Le premier, L’Illusion et ses procédés, paru chez Corti en 1988, portait sur « la création du personnage » et décrivait par quels moyens l’auteur parvient à l’imposer à l’imagination du lecteur. Le second, paru chez SEDES en 1998, L’Esthétique de Mme de La Fayette, rend compte des effets que cherche à produire l’auteur et ainsi des émotions que ses romans éveillent. Dans son dernier ouvrage, Françoise Gevrey ne porte aucun regard rétrospectif sur les travaux qu’elle édite, ne les accompagne d’aucune réflexion générale, n’explique pas ce qu’elle entend par « modèle » et se contente d’annoncer les cinq domaines dans lesquels se partagent ses articles : la nouvelle du xviie siècle, le roman du xviiie siècle, le conte, les lecteurs du xixe siècle, et une dernière partie un peu composite et partiellement annoncée « Réflexions sur les genres ». Elle a laissé le soin d’introduire son livre à son ami Jean-Louis Haquette qui, par discrétion, se contente de reprendre le découpage du livre et de résumer ses cinq parties.
727Françoise Gevrey entend en effet prolonger par d’autres voies ce qu’elle a entrepris dans ses travaux d’édition considérables comme dans de nombreux ensembles collectifs qu’elle a conçus, organisés, édités : faire connaître et apprécier les textes littéraires du classicisme et des Lumières. Elle a ainsi attiré l’attention sur les œuvres méconnues ou oubliées de Cazotte et de l’abbé Pluche, elle s’est penchée sur Marivaux et l’imagination. Elle a publié l’ensemble des textes de réflexion littéraire de La Motte, qui sont parmi les plus riches du siècle avec ceux de Voltaire, de Diderot, de Marmontel. Elle a exhumé un nombre important de contes de fées de la dernière partie du xviiie siècle, qu’on croyait à tort avoir abandonné ce genre. Dans son ultime ouvrage elle nous présente des textes peu connus ou peu lus, ainsi Eléonore d’Yvrée de Catherine Bernard, « une nouvelle inconnue de Courtils de Sandras, Les Apparences trompeuses ou les amours du duc de Nemours et de la marquise de Poyanne », les Nouvelles françaises d’Ussieux, les réécritures par Florian des romans médiévaux, la Brochure nouvelle de Gautier de Montdorge. Pour autant elle s’occupe majoritairement des grands textes de Mme de La Fayette, de Challe, de Lesage, de Montesquieu, de Marivaux, de Crébillon, de Diderot, de Rousseau, de Laclos, de Stendhal, de Flaubert. De façon générale, elle aborde leurs œuvres en examinant leur mode de représentation singulière (ainsi « la vie abstraite » chez Catherine Bernard, « le personnage introuvable » dans Gil Blas, « le comique dans Les Égarements du cœur et de l’esprit », « le conte dans Les Liaisons dangereuses »), parfois un thème (« l’enfance du héros dans la nouvelle classique », « la peur du temps dans les contes du xviiie siècle » – titre un peu trompeur). Est particulièrement fécond l’examen d’une notion qui se prête aussi bien à une réflexion théorique qu’à son utilisation dans la représentation, comme « l’imagination de Marianne et ‘l’écorce des choses’ », « l’obscur » dans La Vie de Marianne, ou « rêverie et religion chez Rousseau ». Françoise Gevrey aime particulièrement lire un texte à partir d’un autre, se servir de l’un pour lire l’autre (mais pas à rebours, dans un sens anachronique). C’est évidemment le principe des enquêtes qui portent sur des corpus élargis, comme « Discours sur la réécriture dans les romans de la seconde moitié du xviie siècle », « l’enfance du héros dans la nouvelle classique ». Elle se contente parfois de mettre en regard deux œuvres : Clélie et La Princesse de Clèves, les deux héros de Voltaire et de Prévost, l’Ingénu et le philosophe anglais, Les Lettres persanes et Lucien Leuwen, Paul et Virginie et Un Cœur simple. Elle retient parfois un thème commun : « les deux amis dans la tempête » de Saint Lambert à Diderot. Elle s’engage personnellement dans ses rapprochements parfois déroutants : c’est son interprétation qu’elle présente. Elle envisage aussi l’incidence d’une modalité d’écriture à l’intérieur des fictions narratives, comme dans « souvenirs de théâtre dans Les Illustres françaises », « la théâtralité dans les Nouvelles françaises de Louis d’Ussieux », « le conte et la fable dans Jeannot et Colin », « le conte dans Les Liaisons dangereuses ». Dans ces exercices de rapprochement, Françoise Gevrey cherche à mettre en évidence les « échos thématiques » (p. 381), le rôle de « modèle » du texte premier (p. 81), son « influence » (p. 45), les « emprunts » (p. 87). Elle entend ainsi construire, à partir des textes, une histoire littéraire qui privilégie les continuités plutôt que les ruptures, qui l’obligeraient à ces vues générales qu’elle craint.
Dans cette perspective, elle s’intéresse à la manière dont un texte fait volontairement écho à un autre, à tous les phénomènes de reprise et de citation, ainsi de Florian réécrivant les fictions médiévales, des parodies des pièces de La Motte ou du « discours de la réécriture dans les romans de la seconde moitié du xviiie siècle ». Ce dernier article et son titre (là encore un peu inexact) pourraient déconcerter parce que Françoise Gevrey met sur le même plan sans les articuler la reprise du 728« modèle » de L’Astrée par Segrais, la répétition d’un comportement des personnages de Clélie dans La Promenade de Versailles, l’imitation calculée que font les personnages de héros historiques ou romanesques, les références explicites à un autre texte, les emprunts dissimulés à des œuvres antérieures, « la confrontation de deux histoires ». En effet, ce qu’elle veut mettre à jour c’est le sentiment qu’a le lecteur d’une mémoire littéraire, l’impression globale qu’une œuvre s’écrit en regard d’une autre qui l’a précédée et que cela vaut pour tous les niveaux du texte et de l’univers fictionnel. Les choix de cet article nous font bien voir l’intention commune à l’ensemble qui s’étend de 1980 (pour l’article d’ouverture) à 2012, les textes les plus récents étant écartés comme plus facilement accessibles, et un seul étant « inédit » (sur les théories poétiques de la fable chez La Motte) : Françoise Gevrey veut nous faire partage une expérience de lecture, expérience singulière, expérience sensible, expérience lettrée. Elle est en cela parfaitement fidèle aux cultures littéraires des xviie, xviiie et xixe siècles qu’elle convoque, quand la participation à l’histoire racontée, la réaction aux personnages, la réponse aux questions existentielles, morales et politiques posées, passent par la conscience des choix de l’écrivain, de ses décisions poétiques, de ses inclinations esthétiques, de ses positions historiques. Françoise Gevrey veut nous aider à dégager les intentions de l’écrivain en relevant comment il les a mises en œuvre, et cela ne se révèle que dans le contact personnel avec des textes aisément maîtrisables dans une attention ponctuelle.
Jean-Paul Sermain
Yann Robert, Dramatic Justice : Trial by Theater in the Age of the French Revolution. Philadelphia, Pennsylvania University Press, 2019. Un vol. de 331 p.
Yann Robert est professeur associé à l’université de Chicago et auteur d’une édition de L’Ami des lois (1793) de Jean-Louis Laya. Pour son excellent premier livre(dont le titre en français serait La Justice dramatique : le procès par le théâtre au moment de la Révolution française), Yann Robert a dépouillé une vaste collection de pamphlets écrits pendant la Révolution française, rassemblés à la bibliothèque Newberry de Chicago. S’appuyant sur une approche interdisciplinaire qui mêle le droit, l’analyse littéraire et les arts du spectacle, son ouvrage se donne pour ambition de proposer une nouvelle interprétation des événements les plus importants de la période révolutionnaire (en particulier le procès de Louis XIV et la Terreur), en mettant en lumière comment ces moments-pivots ont été façonnés par la relation ambivalente que la période a entretenue avec le théâtre.
Dans cet objectif, Yann Robert analyse la double évolution qui s’est selon lui produite dans les domaines judiciaire et théâtral au cours de la seconde moitié du xviiie siècle. Au xviie siècle et au début du xviiie siècle, les pièces françaises, soumises à la doctrine classique et à la censure royale, ne pouvaient ni rejouer, ni même commenter, les affaires judiciaires et politiques en cours. Au même moment, les procès criminels étaient fort peu théâtralisés : ils se tenaient à huis clos, à l’abri du regard des spectateurs ; suspects et témoins étaient interrogés séparément, sans confrontation collective ni intervention de grands avocats maîtres en art oratoire.
Or, d’après Yann Robert, ce double état de fait a changé entre 1750 et 1800, des évolutions parallèles rapprochant le théâtre et la justice pour les transformer durablement l’un et l’autre. Pour lui, cette fusion progressive des modes judiciaire 729et théâtral a été longtemps occultée par la critique parce qu’elle bat en brèche deux idées fausses et pourtant communément admises : d’abord l’idée selon laquelle le théâtre français de la seconde moitié du xviiie siècle se serait peu à peu orienté vers le pur divertissement ; ensuite celle selon laquelle la justice française aurait délaissé un modèle spectaculaire, centré sur la figure du roi, en faveur d’un modèle textuel, focalisé sur les textes de loi. À l’aide d’une démonstration rigoureuse et convaincante, Yann Robert s’attache à expliquer que c’est précisément l’inverse qui est vrai.
Dans la première partie du livre (« Le théâtre comme justice »), Yann Robert réexamine le Fils naturel de Diderot, puis des textes de Palissot, Mercier, Rousseau et Rétif à la lumière de leurs relations diverses au théâtre d’Aristophane. Il retrace ainsi les origines d’un théâtre « judiciaire », fondé sur le fait de reconstituer et de rejouer des événements, fictifs ou réels, en vue de représenter les vices et leurs conséquences sur scène.
La deuxième partie (« La justice comme théâtre ») raconte, à partir d’une grande variété de sources, comment les procès en sont venus à imiter la dramaturgie des représentations dramatiques, les avocats étant incités à prendre des leçons particulières auprès des acteurs et à considérer l’effet suscité par les procès sur le modèle du théâtre. Ce rapprochement entre les spectacles théâtraux et judiciaires a suscité des débats qui témoignent d’une anxiété grandissante à l’égard des risques inhérents à la théâtralisation des procès et à la libéralisation de la magistrature, en particulier la moralité des avocats, l’impartialité des juges et le jugement versatile des spectateurs.
Dans la troisième partie (« La représentation révolutionnaire de la justice »), Yann Robert détaille le développement de ce qu’il appelle « le théâtre de tribunal » : inauguré par Calas, ou Le Fanatisme (décembre 1790) de Lemierre d’Argy, ce nouveau genre théâtral rejoue des procès récents ou en cours, allant jusqu’à dénoncer les criminels par leur nom. Analysant la manière dont la pièce à scandale de Laya, L’Ami des lois, rejoue le procès de Louis XVI, puis examinant le procès du roi lui-même, Yann Robert souligne comment la méfiance des Jacobins vis-à-vis du spectacle les conduit à vouloir dé-théâtraliser la justice : le tribunal révolutionnaire revient alors au modèle dépassé de justice inquisitoriale contre lequel les révolutionnaires avaient pris fait et cause. Dans le même temps, le public révolutionnaire délaisse progressivement le théâtre judiciaire au profit du répertoire classique, utilisé pour lutter contre ce qui est désormais considéré comme le signe d’une dégénérescence de l’art dramatique.
Dans ce livre passionnant, Yann Robert montre bien combien les arguments utilisés contre cette conception nouvelle de la justice qui naît au moment de la Révolution sont réinvestis aujourd’hui par les commentateurs déplorant l’américanisation de la justice française, dégradée par une culture des grands procès spectaculaires menés par des juges et des avocats rompus aux médias.
Laurence Marie
Caroline Julliot, Le Sphinx rouge. Un duel entre le génie romantique et Richelieu. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2019. Un vol. de 244 p.
Pourquoi consacrer une étude à la présence de Richelieu dans la littérature du xixe siècle ? D’abord parce que cette présence est massive : l’ouvrage de Caroline Julliot met en évidence un corpus important, depuis Richelieu ou la Journée des 730dupes de Népomucène Lemercier (1804) jusqu’au Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand (1897), en passant notamment par le drame Marion de Lorme (Hugo, 1829), par les romans Cinq-Mars (Vigny, 1826), Les Trois Mousquetaires (Dumas, 1844) et Les Beaux Messieurs de Bois-Doré (Sand, 1858), par l’Histoire de France de Michelet ou encore par les Mémoires de Richelieu lui-même, publiés en 1823. Cet ensemble de textes a déjà fait l’objet de plusieurs études, en particulier la thèse de Laurent Avezou (La Légende de Richelieu, 2004), les travaux de Françoise Hildesheimer (Relectures de Richelieu, 2000) et ceux de Christian Jouhaud (La Main de Richelieu ou le pouvoir cardinal, 1991). Caroline Julliot propose une lecture stimulante de ce double corpus qu’elle inscrit dans un cadre de réflexion plus général, en s’appuyant sur les réflexions de Claude Millet sur le légendaire, de Christian Jouhaud sur le savoir de la littérature et de Marcel Gauchet sur l’État.
La figure de Richelieu intéresse par ce qu’elle a d’énigmatique. Le mystère qui entoure « le sphinx à robe rouge » (Michelet) et les méchants rôles que lui font jouer les auteurs romantiques pourraient inviter à le voir comme un personnage diabolique. Caroline Julliot montre au contraire que l’ambiguïté de Richelieu naît de la distance qui le sépare d’une vision du monde ancienne. Le vice et le goût du mal caractérisent les personnages qu’il utilise pour accomplir ses desseins (le Père Joseph, Milady de Winter…) beaucoup plus que le cardinal lui-même. L’affaire des possédés de Loudun, « derniers feux d’un monde régi par les puissances surnaturelles », met en évidence l’instrumentalisation de la religion par le pouvoir. Richelieu n’est pas le diable. Son mystère vient de son rôle d’homme d’État, parce qu’il « figure la transition entre deux logiques politiques ».
Par la mise en scène ou en récit de cette autorité politique nouvelle, les romantiques interrogent l’État moderne. Richelieu contrôle le pouvoir royal, mais ne peut exister sans lui. Comme le chat, autre figure du sphinx, il travaille à paraître doux et soumis alors qu’il est un fauve. La raison d’État le conduit à prendre des mesures exceptionnelles, jusqu’à la mort. Il concentre le pouvoir autour de lui et réserve à l’État le monopole de la justice en interdisant les duels. À la fin de Marion de Lorme, on ne voit de lui que sa litière portée par vingt-quatre hommes, emblème monstrueux de l’État moderne. Les époques se superposent : l’érudition inspire les romantiques, mais le sens donné aux faits historiques naît du présent comme d’un passé plus proche. Richelieu appartient autant au xixe qu’au xviie siècle puisque son rôle historique est réinterprété à partir de la Révolution française et en particulier de la « Terreur ». S’il incarne toujours le pouvoir, Caroline Julliot remarque une évolution dans la manière dont il est traité, de la rébellion contre l’autorité à l’affirmation de sa légitimité.
La troisième partie du livre (« le spectre vaincu par l’esprit ») confronte le pouvoir politique de Richelieu à un autre pouvoir : celui de l’écriture ou, pour reprendre un mot du sous-titre choisi par Caroline Julliot, du « génie ». Les romantiques représentent la concurrence des deux pouvoirs quand ils opposent Corneille à Richelieu. Par sa volonté d’être un écrivain, Richelieu reconnaît la supériorité de l’écriture sur le pouvoir politique. Le pouvoir de l’écriture consiste à construire la cohérence du passé, à rendre la couleur d’une époque et même à révéler une vérité de nature divine. La sacralisation de l’art garantit la victoire de l’écriture face à un pouvoir d’État sécularisé.
Caroline Julliot conclut cependant son ouvrage par une précision importante : pour les romantiques, la puissance tient du collectif, si bien que le pouvoir de l’écriture romantique est un pouvoir partagé. Deux cas étudiés dans les dernières pages illustrent cette idée par l’effet de contraste qu’ils produisent. En 1895, le ministre des Affaires étrangères, Gabriel Hanotaux, se prend pour Richelieu. Il 731va jusqu’à organiser une exhumation de sa tête, depuis peu dans la chapelle de la Sorbonne, espérant y apparaître comme un héritier du grand homme. Le ridicule le dispute à l’horreur macabre et le ministre apparaît particulièrement isolé. Deux ans plus tard au contraire, Edmond Rostand rencontre un immense succès populaire avec Cyrano de Bergerac : Richelieu y incarne un pouvoir protecteur et indulgent pour un personnage dont le dévouement – à Roxanne et à la patrie – est total. La légende de Richelieu est désormais intégrée au mythe national.
Olivier Ritz
Pierre Laforgue, Le Roi est mort. Fictions du politique au temps du romantisme (1814-1836). Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2019. Un vol. de 787 p.
Pierre Laforgue s’est imposé comme l’un des plus brillants représentants de la sociocritique appliquée aux œuvres du xixe siècle, particulièrement celles de la période romantique. Chacune de ses publications constitue un événement et propose quantité d’analyses, de perspectives, de réflexions toutes plus séduisantes et stimulantes les unes que les autres. Ce gros ouvrage le confirme superbement.
Pour justifier les bornes chronologiques de son enquête, l’auteur part d’un double constat sur la période considérée : « en un espace d’une vingtaine d’années se donnent à voir, pour la dernière fois dans l’histoire, des fictions centrées sur la figure du roi » (p. 17), « littérature et politique se trouvent alors associées plus qu’elles ne l’ont jamais été, sauf peut-être à l’époque du classicisme louis-quatorzien » (p. 18). Il se donne comme programme d’étudier la « relation critique » que la littérature entretient avec la politique (p. 19). Pierre Laforgue rappelle que la sociocritique « s’attache à leur textualité, en étudiant aussi bien les énoncés que leur inscription dans le texte » (p. 22). Inutile peut-être – qui sait ? –, ce rappel lui permet d’insister clairement sur un point essentiel : il s’agit de s’intéresser à « l’inscription elle-même, le travail du texte », lequel « passe essentiellement par la métaphore […] élément capital de la poétique du romantisme, […] configuration de sens à travers laquelle la réalité est appréhendée, pensée, représentée, [offrant] une image [qui] résulte d’une distorsion ». Dès lors, la sociocritique entend « mettre au jour les modalités et les effets de la distorsion, en [en] interrogeant du même coup les raisons » (p. 23). Le propos est donc celui-ci : lire les lectures que font les écrivains de ces « extraordinaires » et « étranges » années 1814-1836 (p. 36).
À cette annonce programmatique s’ajoute le choix du corpus : Chateaubriand, Hugo, Balzac, auteurs qui se sont le plus occupés de la question royale dans leurs ouvrages de la période délimitée, sans exclure les autres écrivains qui, durant ces mêmes années, se sont interrogés sur la royauté : Vigny, Mérimée, Musset, Stendhal, Dumas, Delavigne.
Adoptant une organisation chronologique, qui s’imposait, de la première Restauration à 1836, année de la mort de Charles X, identifiant ainsi royauté et légitimité (Louis-Philippe est en effet un roi d’une tout autre nature), Pierre Laforgue justifie les écarts qu’il a dû ménager avec une stricte continuité temporelle, au bénéfice de la cohérence. Il importait d’éviter émiettement et simple scansion de monographies, écueil redoutable qui menace toute entreprise où auteurs et œuvres sont examinés comparativement dans leur rapport à une conjoncture historico-politique.
732L’ensemble est structuré en sept parties. « Mythes » traite des pamphlets politiques de Chateaubriand (1814 et 1816) – rectifions ici une petite erreur de date p. 42 : De Buonaparte et des Bourbons fut publié le 5 avril 1814 et non le 30 mars – ; « Fables » se consacre au Hugo de 1822-1824, et ajoute Le Roi est mort : vive le Roi ! de Chateaubriand ; « Sacres » (1825-1827) évoque les poèmes de Hugo et Lamartine, Le Voyage à Reims de Rossini, Bug-Jargal, Cinq-Mars et Cromwell ; « Détronisations » (1828-1830) rassemble Les Quatre Stuarts, Chronique du règne de Charles IX, Le Dernier Jour d’un condamné, Les Orientales, Henri III et sa cour, Marino Faliero, Marion de Lorme, Hernani, Le Bal de Sceaux ; « Révolutions » (1830-1831) réunit Le Rouge et le Noir, Notre-Dame de Paris, La Peau de chagrin. « Carnaval » (1832-1836) va du Roi s’amuse à Lucien Leuwen en passant notamment par Lorenzaccio, Le Père Goriotou L’Interdiction ; « Légendes » revient sur les pages des Mémoires d’Outre-Tombe relatant le voyage à Prague et culmine avec Le Lys dans la vallée.
Un corpus impressionnant donc, parfaitement maîtrisé et donnant lieu à des considérations éclairantes. Si tel point de détail peut soulever quelque réserve (ainsi la signification attribuée à la formule bonaldienne, « la littérature est l’expression de la société », nous semble trop limitée, p. 18), l’intelligente manière avec laquelle Pierre Laforgue met au jour dans chacune des œuvres examinées l’inscription de la question royale et de la figure du roi est exemplaire. Montrant par exemple que Les Feuilles d’automne sont un « recueil poétique révolutionnaire » (p. 487), ou que la « chimère » politique de Marino Faliero est le signe de la confusion politique où se trouve la France de 1829 (p. 340), que dans Les Quatre Stuarts se donne à lire une « sorte loi de l’histoire […] : exécution-inhumation-exhumation » (p. 274) ou encore que Balzac fonde une « phénoménologie de l’histoire » en repensant la Restauration (p. 608), Pierre Laforgue régale son lecteur. Dans leur succession, les analyses restent constamment reliées à la ligne générale de l’ouvrage. Tantôt minutieuses, tantôt panoramiques, tantôt ponctuelles, les démonstrations se suivent tout en respectant la spécificité de chaque texte et de son contexte précis. Dès lors, le livre se lit aussi bien dans la continuité de son parcours que par sélection de l’étude de telle ou telle œuvre abordée.
Outre l’intérêt que présentent les analyses, le livre se distingue par une écriture dynamique, plaisante, avec de réjouissantes trouvailles, exempte à la fois d’inutile jargon et de lourdeur didactique. On ne relève que de très rares coquilles. Pointons seulement un « ne » à effacer p. 466 et l’accent superflu accordé p. 442 à saint Remi.
Avec ce passionnant ouvrage, Pierre Laforgue renouvelle l’approche d’un sujet pourtant très largement défriché, les rapports entre le fictionnel et le politique au temps du romantisme. On a bien affaire à une importante contribution dont on ne saurait trop conseiller la lecture et l’utilisation. Page 38, P. Laforgue annonce un second volume, où il aborderait « par-delà le romantisme, la postérité dix-neuviémiste de la représentation de la royauté ». Nous attendons déjà avec impatience ces Royautés imaginaires.
Gérard Gengembre
Littérature et sciences au xix e siècle. Une anthologie. Sous la direction de NicolasWanlin. Paris, Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2019. Un vol. de 973 p.
Cette anthologie est le fruit de recherches comparatistes menées dans le cadre du projet ANR « HC19 », consacré aux histoires croisées de la littérature et des sciences 733au xixe siècle. S’attachant à déconstruire le choc des deux cultures qui imprègne aujourd’hui encore notre société, elle s’efforce de faire à nouveau résonner, par textes interposés, le concert polyphonique de théories, de pratiques, de positionnements et d’oscillations idéologiques joué par les écrivains et les savants de l’époque.
Il serait bien sûr impossible de rendre compte ici de l’extrême variété et de la prodigieuse luxuriance de cette œuvre monumentale. Riche de plus de deux-cent-cinquante textes, l’ouvrage puise sa matière au cercle oublié des minores aussi bien qu’au panthéon glorieux des grands hommes. Essentiellement consacré au corpus français, il élargit ponctuellement son horizon à quelques auteurs européens centraux pour enrichir la compréhension du débat qui opposa la science et la littérature. Esquissant un parcours transgénérique et transdisciplinaire du long xixe siècle, il repose par ailleurs sur une structuration en huit parties, composée chacune d’une introduction contextuelle et d’un florilège textuel.
L’anthologie s’ouvre de façon provocatrice sur un aperçu des déclarations de guerre que se sont mutuellement adressées la science et la littérature tout au long du xixe siècle. Après avoir montré que le conflit idéologique recoupa successivement l’opposition entre spiritualisme et matérialisme, aristocratie et démocratie, beauté et utilité, Nicolas Wanlin met au jour diverses trêves ménagées par les deux camps : polymathie, analogies méthodologiques, complémentarité des sujets, communauté de valeurs, tous ces « modèles d’interdisciplinarité » s’opposent aux tentatives d’annexion et d’élimination fomentées par classifications interposées.
La deuxième partie retrace, à travers divers extraits de manuels et de textes théoriques, la façon dont la littérature et la science se sont progressivement constituées comme disciplines autonomes. Prenant pour appui la publication, en 1798, du Lycée ou cours de littérature, de La Harpe, ainsi que la « bifurcation » des baccalauréats imposée en 1852 par le ministre Fortoul, Anne-Gaëlle Weber interroge le rapport de ces deux branches du savoir à leur propre histoire. Plusieurs scénarios historiographiques sont ainsi envisagés, de la progression solidaire à l’absorption unilatérale, en passant par l’évolution parallèle. Dans les trois cas, les auteurs des deux camps de méfient de la « greffe méthodologique » à laquelle les contraint leur mise en récit chronologique : tandis que la science reproche à l’histoire de la compromettre par la fiction, la littérature refuse de se soumettre par elle au seul empire de la raison.
Principalement centrée sur des portraits, parce que le débat doit également s’incarner – ou plutôt « s’envisager », selon la formule de Bertrand Marquer – la troisième partie s’attaque quant à elle au problème de la représentation. Territoire à défendre, face à préserver, éthos à assumer, les identités scientifique et littéraire sont soumises à des normes sociales qui les assignent idéologiquement à résidence (observation et vérité d’un côté, imagination et beauté de l’autre).
Faisant basculer le lecteur de l’autre côté du miroir médiatique, Stéphane Zékian s’intéresse ensuite aux acteurs institutionnels (académies, ministères et universités) en présence sur la scène du conflit, révélant l’irénisme illusoire de leurs discours programmatiques ainsi que la réalité polémique de leurs affrontements rhétoriques. À travers l’histoire mouvementée des réformes des Instituts et de l’Instruction, on perçoit bien les disharmonieuses fautes d’accord que produit régulièrement la question de la suprématie des humanités classiques puis des sciences dans l’enseignement.
À l’issue de ce vaste tour d’horizon théorique et critique, Nicolas Wanlin se tourne vers les textes d’imagination. Qu’elle emprunte à la pédagogie sa forme dialoguée au travers de causeries, qu’elle oscille entre méditations poétiques et leçons philosophiques, ou bien qu’elle investisse la fiction romanesque et théâtrale, 734la vulgarisation scientifique concourt à sa manière au renouvellement des genres littéraires.
Or Caroline De Mulder montre dans la sixième partie que c’est justement afin de réduire l’empire de l’imagination sur l’esprit que la science, et derrière elle, la littérature d’obédience positiviste, se sont revendiquées de l’observation. Régulièrement suspecté d’obscénité et de passivité, ce mode d’appréhension du réel a pourtant progressivement été supplanté par l’expérimentation (chez les savants) ou par la spéculation (du côté des poètes et des philosophes). Par ailleurs, si le début du siècle a défendu la complémentarité intellectuelle de l’analyse et de la synthèse, qui fait la part belle à la raison, les penseurs de la fin du xixe siècle mettent à l’honneur l’hypothèse et l’analogie, heuristiquement plus productives.
Qu’elle le déplore ou qu’elle s’en accommode, la science doit quoi qu’il en soit faire siennes la rhétorique et la linguistique, si elle veut espérer exposer clairement ses idées, et concurrencer la littérature sur son propre terrain. Faisant remonter le débat à l’invention des taxinomies (arbitraires ou naturelles), Anne-Gaëlle Weber restitue ainsi les dilemmes formels (lexique à inventer ou à redéfinir, style à développer ou à épurer) auxquels les deux camps sont confrontés.
Initiée par l’exposé d’une violente confrontation, l’anthologie s’achève sur l’esquisse d’une coalition apaisée, que Claire Barel-Moisan et Hugues Marchal qualifient d’« innutrition ». Activant la « valeur factuelle » de la littérature, les savants usent des textes comme sources documentaires pour leurs enquêtes archéologiques, psychologiques ou statistiques. Les écrivains, quant à eux, s’approprient les grands débats épistémologiques pour alimenter leurs satires, quand ils ne mettent pas les découvertes scientifiques au service de véritables innovations littéraires.
Soigneusement documentée (brèves notices biographiques des savants cités, index des domaines scientifiques, paragraphes contextuels introduisant chaque extrait), cette somme encyclopédique s’adresse aussi bien à l’épistémologue aguerri qu’au lecteur novice désireux de découvrir le continent trop souvent ignoré de l’interdisciplinarité. Mettant la recherche scientifique au service d’une meilleure compréhension des textes, cette anthologie concourt ainsi concrètement au rétablissement d’une féconde et harmonieuse unité culturelle.
Anne Orset
Dominique Millet-Gérard, Le Verbe et la Voix, vingt-cinq études en hommage à Paul Claudel.Paris, Classiques Garnier, « Confluences », 2018. Un vol. de 568 p.
2005, année du cinquantenaire de la mort de Claudel, avait vu la parution de La Prose transfigurée, vingt études en hommage à Paul Claudel (PUPS). 2018 constituait un autre anniversaire, celui du cent-cinquantenaire de la naissance du poète. C’est l’occasion qu’a saisie Dominique Millet-Gérard pour prolonger l’entreprise commencée dans La Prose transfigurée avec un nouveau volume rassemblant cette fois vingt-cinq articles sous le titre Le Verbe et la Voix. Le titre, à lui seul, révèle la parenté qui unit les deux ouvrages : alors que celui de 2005 gravitait autour de l’idée d’une transfiguration de l’écriture, sur un double fondement littéraire et théologique, le nouvel opus se greffe sur une citation de Claudel : « ce qui était la voix est devenu le verbe ». L’écriture est remplacée par la parole, mais la double polarité, littéraire et sacrée, est bien toujours présente.
735La composition du recueil est également similaire : à nouveau, l’ordre chronologique est récusé au profit d’une composition thématique, en trois volets, où apparaissent d’abord les « Rencontres » – prolongeant les « Compagnonnages » de 2005 – pour se refermer sur une section intitulée « Rhétorique, esthétique, herméneutique », qui n’est pas sans rappeler la section « Esthétique théologique » qui concluait La Prose transfigurée. Si le volet central, « Théâtre », n’a pas son correspondant dans le précédent volume, c’est que celui-ci avait choisi de mettre en avant, comme tels, des travaux comparatistes (D’Annunzio, Wagner, Dante, mais aussi saint Ignace et saint Grégoire le Grand) qui auraient pu tout aussi bien être rangés sous le premier ou le troisième des volets du triptyque.
On retrouve également un certain nombre de figures tutélaires : Dante, Hans Urs von Balthasar, ou encore saint Thomas, mais aussi la prédilection affichée pour Le Soulier de satin, auquel trois études sont ici consacrées. Enfin, si treize années séparent ces deux publications, la très large majorité des articles rassemblés a connu une première publication avant 2009 (dont deux, sur Dante et sur Schlumberger, avant même la publication de La Prose transfigurée). Entre les deux volumes, le sentiment de continuité est grand, traduisant la permanence et l’identité du regard porté sur Claudel.
Par bien des aspects cependant, Le Verbe et la Voix ne se contente pas de prolonger La Prose transfigurée. Ainsi, si la section « Rencontres » continue de mettre au jour les grands inspirateurs de Claudel (ici Dante, à nouveau, mais également Bossuet), ou d’explorer les relations de Claudel avec ses contemporains, Francis Jammes, Piero Jahier ou Jean Schlumberger (comme naguère Mauriac, Rouveyre ou le père Maydieu), s’attachant dans un dernier texte à situer Claudel au sein des « familles spirituelles » de son temps, elle s’affranchit cependant de ces relations d’influence ou strictement contemporaines pour explorer la réception plus tardive qui put être faite de Claudel par Balthasar, Henry Bauchau ou François Cheng. Et tandis que Balthasar fait figure de vieux compagnon de route pour Dominique Millet-Gérard, Bauchau et Cheng (à qui un second texte est consacré dans la dernière section de l’ouvrage) sont des rencontres plus récentes qui reflètent l’émergence (ou le retour) de deux champs d’investigation privilégiés.
Le premier est celui que constitue Tête d’Or qui, s’il n’a jamais été absent de la réflexion de Dominique Millet-Gérard, trouve cependant dans ce volume une place singulière puisque trois articles lui sont consacrés (dont celui qui porte sur la comparaison avec le Gengis Kahn de Bauchau). Ici comme dans le choix des personnalités mises en avant dans la section « Rencontres », l’aléa des circonstances – en l’occurrence l’inscription de Tête d’Or au programme de l’agrégation en 2006 – joue un rôle considérable. Mais plus fondamentalement – et le texte de 2014 intitulé « Tête d’Or et Hercule sur l’Œta. Du phénix stoïcien au phénix orphico-chrétien » en est le témoin – il s’agit là du retour à certaines thématiques qui avaient trouvé une place importante dans Anima et la Sagesse. C’est également ainsi qu’on peut lire le retour à Rimbaud dans « Poétique claudélienne. ‘‘Cartouche’’ biblique et ‘‘coagulation’’ du sens ».
Le deuxième champ est celui de l’Extrême-Orient, qui était entièrement absent de La Prose transfigurée. « De Claudel à François Cheng. L’intuition chinoise dans les poèmes de Hankéou » forme ainsi le volet chinois d’une réflexion sur le paysage que viennent poursuivre, dans la troisième section du volume, « Saisons, paysages. Le palimpseste biblique au Japon » et « Le premier Japon de Claudel. Étude de ‘‘Ça et là’’ », tandis que « Poésie et peinture. Cheng et Claudel » trouve un écho dans les deux articles consacrés aux formes poétiques japonaises, « ‘‘Fragile merveille’’. 736Claudel, Suarès et le Haïku » et « Fidélité au Japon, dix, vingt ans après. Dodoitzu, ‘‘syllabes nostalgiques’’». Il n’est pas jusqu’au texte consacré à l’influence du ludus paschalis, vu à Prague, sur L’Annonce faite à Marie (« Claudel et le ludus paschalis du couvent d’Emmaüs. Jeu liturgique et synthèse baroque »), qui ne conclue à l’affinité entre le baroque praguois et l’esthétique chinoise et extrême-orientale.
Les rapprochements thématiques que nous esquissons, d’une section à l’autre, montrent la fragilité – inévitable – de la répartition des textes dans les trois grandes rubriques qui structurent l’ouvrage. Plus fondamentalement, ils permettent de souligner l’unité d’une démarche qui, toujours assise sur une vaste érudition et fournissant des apports considérables à l’histoire littéraire, s’intéresse aux formes qu’adopte la voix pour devenir pleinement verbe et s’imposer comme tel – et c’est bien le point commun des hommes réunis dans la section « Rencontres » que cette fascination pour le moment où la voix devient verbe (ou Verbe), qu’il s’agisse ou non de la voix claudélienne. Ces formes peuvent être strictement littéraires (genres et figures de l’ancienne rhétorique : la prosopopée, l’ode ; ou de diverses poétiques : haïku, dodoitzu). Elles peuvent être scripturaires, notamment au travers de l’herméneutique sacrée (sens littéral ou coagulation du sens). Mais elles sont également scéniques, tant dans le théâtre proprement dit (notamment dans les trois beaux textes consacrés au Soulier de satin qui se penchent sur les limites de l’incarnation théâtrales de figures comme l’Ombre double, la Lune ou Musique) que dans la dimension liturgique de ce même théâtre (dans Tête d’Or comme dans L’Annonce faite à Marie) – ou plastiques, à travers peinture (« Poésie et peinture. Cheng et Claudel ») et tapisseries (« Lecture claudélienne des tapisseries de Charles Quint »). Même alors, elles sont reconduites à une « écriture » (p. 474), sinon à une voix.
L’on pourrait se demander, pour finir, comment doivent s’articuler la voix et l’écriture que le titre de La Prose transfigurée mettait en avant. Si certains textes insistent en effet sur le paradigme vocal (notamment « ‘‘Dieu dit’’. La figure de la prosopopée dans l’exégèse claudélienne », mais également « Ode, cantique. Modèle biblique, jaillissement poétique » ou « Fidélité au Japon, dix, vingt ans après » qui rappelle les dodoitzu mis en voix par Louise, la fille de Claudel), c’est malgré tout à une écriture qu’est ramené le lecteur à plusieurs reprises – au point qu’est rappelé le caractère problématique du transfert à la scène du théâtre de Claudel, qu’il s’agisse de Tête d’Or (écrit « plus pour être lu que pour être vu », p. 212) ou du Soulier de satin (voir par exemple p. 316). Est-ce à dire que pour devenir verbe la voix doive s’incarner en écriture ?
Marie-Ève Benoteau-Alexandre
Marie-Ève Thérenty, Femmes de presse, femmes de lettres. De Delphine de Girardin à Florence Aubenas. Paris, CNRS Éditions, 2019. Un vol. de 400 p.
Le mot « journaliste » est épicène : notre histoire culturelle ne l’est pas. Dès le xixe siècle, nombre de femmes de lettres se sont imposées dans la presse, parfois comme des figures de premier plan ; elles ont été pour la plupart effacées de notre mémoire patrimoniale, et leur œuvre, pour ce qui en subsiste, s’est trouvée à la fois minorée et tronquée. C’est dire l’importance du livre de Marie-Ève Thérenty : loin de proposer seulement une histoire de la presse « au féminin », alternative et décalée, l’ouvrage rétablit les perspectives en analysant la place des femmes 737dans l’espace médiatique professionnel, ainsi que les pratiques, les postures et les poétiques qu’elles inaugurent ou reconfigurent – l’évolution d’un certain nombre de genres journalistiques, entre les années 1830 et la seconde guerre mondiale, est largement tributaire de ce travail d’appropriation et de réinvention.
Le positionnement théorique adopté par Marie-Ève Thérenty refuse à la fois l’essentialisme et l’hagiographie. Il n’existe pas d’« écriture féminine » en soi, pas plus dans le journalisme que dans le domaine de la littérature-livre ; si la neutralisation du genre dans l’écriture reste extrêmement difficile, ce phénomène est la conséquence de la situation sociale, intellectuelle et économique imposée aux femmes dans la période considérée : subissant une éducation et une socialisation spécifiques, assignées à une galerie d’images stéréotypées du féminin, confinées à un statut d’éternelles mineures par le code Napoléon, les femmes journalistes développent un rapport au monde nécessairement différent de leurs confrères masculins ; cet écart est particulièrement sensible dans la sphère médiatique, qui participe largement d’un espace public et politique dont les femmes sont exclues. Le genre construit et détermine le point de vue, donc la conception et la pratique du journalisme au féminin.
Le considérable corpus choisi impressionne par sa richesse et sa diversité ; il permet d’analyser avec lucidité les conséquences des écarts dus aux logiques genrées. Alors que chercheuses et chercheurs se sont souvent intéressés aux périodiques féminins ou féministes qui ont milité pour imposer leur présence aux marges du champ, Marie-Ève Thérenty, quoiqu’elle consacre des analyses très convaincantes à La Fronde, centre son étude sur la grande presse généraliste, ce milieu professionnel mixte (quoique très éloigné de toute forme de parité) permettant d’envisager plus efficacement les stratégies de positionnement et de conquête adoptées par les femmes journalistes. La périodisation étendue permet de mettre au jour des évolutions et des dynamiques sensibles sur la longue durée, mais aussi des rémanences et des résistances parfois inattendues ; l’ouvrage permet notamment de comprendre comment, jusque dans la première moitié du xxe siècle, le travail spécifique des femmes sur la poétique des genres journalistiques a renforcé puis maintenu la littérarité spécifique à la presse française.
Croisant les approches sociologiques, historiques et littéraires, Marie-Ève Thérenty rend sensibles les logiques et les contraintes qui sous-tendent la trajectoire des femmes journalistes. Travailler dans le monde de la presse reste longtemps un choix déviant, voire scandaleux, un manquement provocant à la place traditionnellement réservée aux femmes : la sphère restreinte de l’intime et de la famille – d’où la récurrence significative des portraits de ces journalistes comme des hybrides sexuels, des lesbiennes et/ou des prostituées. À cet égard, il est significatif que la biographie des femmes de lettres, parfois de mère en fille, laisse percevoir des indices de marginalité : une éducation intellectuellement plus aboutie que la moyenne, un engagement précoce dans le monde de la littérature et de la culture, une vie amoureuse aventureuse où la séparation, le divorce et/ou le célibat sont fréquents.
Le soupçon systématique qui pèse sur elles oblige les femmes journalistes à se construire (par le texte et l’image) un ethos qui légitime leur écriture : la surexposition du corps sensible, la pratique de l’immersion, l’autoportrait en aventurière (du quotidien ou des confins) sont autant de postures dont l’influence dépasse de beaucoup le seul domaine féminin. La galerie de portraits et de photos de presse qui complète l’ouvrage est passionnante à cet égard.
L’importance du sujet, à tous les sens du terme, posait de redoutables défis. Le plan adopté par Marie-Ève Thérenty impressionne par l’efficacité que révèle sa trompeuse 738simplicité. Plutôt que de proposer une galerie chronologique de portraits, ce qui risquait l’émiettement dans le biographique voire l’anecdotique, plutôt que d’élaborer une typologie raide autant qu’insensible aux évolutions chronologiques, l’ouvrage choisit de mettre en valeur les figures mythologiques qui ont servi de modèles et de paradigmes aux différentes générations de femmes journalistes évoquées.
Dans la lignée de Delphine de Girardin, les Pénélope s’illustrent dans la chronique : mêlant fiction, écriture ironique, style conversationnel et penchant pour l’intime, ce genre très littéraire devient rapidement le lieu d’un discours oppositionnel oblique, fondé sur la polyphonie et le dialogisme. La promotion de la chronique sous le second Empire amène beaucoup d’hommes à investir ce domaine, souvent sous pseudonyme féminin – évolution significative.
Si la pratique féminine de la chronique, souvent réputée futile ou frivole, peut se légitimer par d’illustres antécédents (Mme de Sévigné…), il en va tout autrement quand, à l’image de Cassandre, George Sand ou Marie d’Agoult se jettent dans la bataille médiatique pour débattre de questions sociales ou idéologiques. Cet engagement intellectuel et ouvertement politique se fonde sur une revendication d’autorité appuyée sur une stratégie de réseaux (notamment les salons).
Au contraire, à l’instar de Séverine ou de l’équipe de La Fronde, les journalistes Bradamante pratiquent audacieusement un journalisme de terrain qui met en valeur des qualités dites « féminines » : la netteté de la vision, l’attention aux détails, l’empathie émotionnelle, en somme « l’intérêt humain » des sujets abordés. Dès la première guerre mondiale, on envoie des journalistes comme Andrée Viollis ou Colette jusque sur le front.
Quant aux aventurières, modernes Amazones, elles parcourent le monde dans une perspective ethnologique : les voyages fascinants d’Isabelle Eberhart ou d’Alexandra David-Néel inaugurent un journalisme des lointains, non sans un désir de transgression qu’une Titaÿna infléchit vers le spectaculaire de l’aventure – on peut voir là une archéologie médiatique du documentaire.
Le premier xxe siècle voit se multiplier les rédactrices professionnelles, qu’on qualifie volontiers de Sappho. Celles-ci font carrière dans la presse en cultivant la polyvalence : elles pratiquent, comme Colette, la chronique, la fiction ou le reportage de proximité. La pratique de l’immersion mobilise des spécificités considérées alors (et maintenant encore) comme féminines : attention aux gens ordinaires, solidarité avec les écrasés, sensibilité aux souffrances d’autrui.
Ces pratiques très appréciées du public permettent à certaines audacieuses Dalila de conquérir le domaine traditionnellement masculin du grand reportage d’investigation : en Europe comme dans l’Empire colonial, Simone Téry ou Andrée Viollis s’imposent comme de dignes émules d’Albert Londres, et inventent la poétique d’un reportage genré dont nous sommes, à maints égards, les héritiers.
Alerte et piquant, remarquablement informé, le passionnant livre de Marie-Ève Thérenty écrit le « roman vrai » des femmes journalistes – on songe au personnage de Jo March dans le récent film de Greta Gerwig. Notre histoire littéraire et médiatique s’en trouve considérablement renouvelée : voilà un ouvrage qui fera date, et s’impose d’ores et déjà comme une référence irremplaçable.
Corinne Saminadayar-Perrin
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10744-6
- EAN : 9782406107446
- ISSN : 2105-2689
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10744-6.p.0207
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/08/2020
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français